35.

Pendant quatre-vingt-douze ans, huit mois et vingt-six jours, depuis que le dernier autobus avait gravi la montagne, les âmes de la Première Colonie avaient vécu de cette façon :

Sous les lumières.

Selon la Loi unique.

Suivant la coutume.

D'instinct.

Au jour le jour.

Avec elles seules pour compagnie, et celles issues d'elles-mêmes.

Sous la protection de la Garde.

Sous l'autorité de la Maisonnée.

Sans l'Armée.

Sans mémoire.

Sans le monde.

Sans les étoiles.

Pour Tantine, seule dans sa maison au milieu de la clairière, la nuit – la nuit des Couteaux et des Étoiles – commença comme tant de nuits avant celle-ci : assise à la table de sa cuisine saturée de buée, elle écrivait dans son livre. Cet après-midi-là, elle avait décroché de sa corde à linge un lot de pages, toutes raidies par le soleil – elles lui faisaient toujours penser à des carrés de lumière prisonnière – et elle avait passé le restant de jour à les préparer : couper les bords sur sa planche, rouvrir la reliure recouverte de peau d'agneau tannée, défaire soigneusement la piqûre qui maintenait les pages, et coudre les nouvelles avec le fil et l'aiguille. C'était un travail long, lent mais satisfaisant, comme tout ce qui exigeait du temps et de la concentration. Elle finissait lorsque les lumières s'allumèrent.

C'était drôle, tout le monde pensait qu'elle n'avait qu'un livre.

Le volume dans lequel elle écrivait, d'après ses souvenirs, était le vingt-septième. Elle avait l'impression que chaque fois qu'elle ouvrait un tiroir, rangeait des tasses dans un placard ou balayait sous le lit, elle en dénichait un. Elle pensait que c'était pour ça qu'elle les semait un peu partout, au lieu de les ranger bien en ordre sur une étagère où elle aurait pu les voir : chaque fois qu'elle en trouvait un, elle avait l'impression de tomber sur un vieil ami.

La plupart racontaient les mêmes histoires. Ses souvenirs du monde tel qu'il était. De temps en temps, un petit bout de quelque chose revenait de nulle part, une réminiscence de son enfance oubliée, comme ces bêtises qu'elle regardait à la télévision – sa lueur vacillante, bleutée, et la voix de son papa : « Ida, éteins cette saleté, ça te ramollit la cervelle ! » Parfois, il y avait un déclencheur, la façon dont un rayon de soleil éclaboussait une feuille, ou la brise qui apportait une certaine odeur, et les sentiments commençaient à l'envahir comme des fantômes du passé : un jour, dans un parc, en automne, la lumière de l'après-midi qui irisait une fontaine murmurante, métamorphosant son crachin en une immense fleur pétillante ; son amie Sharise, qui habitait au coin de la rue, assise à côté d'elle sur une marche, lui montrant dans le creux de sa main une dent encore ensanglantée qu'elle avait perdue – « Je sais bien que la petite souris n'existe pas, mais elle m'apporte toujours un dollar » ; sa maman qui pliait le linge dans la cuisine, portant sa robe d'été préférée, vert pâle, et le parfum des serviettes qu'elle faisait claquer pour les détendre avant de les replier sur sa poitrine. Dans ces cas-là, Tantine savait que ce serait une bonne nuit d'écriture, des souvenirs convoquant d'autres souvenirs, comme si son esprit arpentait un couloir sur lequel s'ouvraient des portes donnant sur d'autres portes, et ça l'occupait jusqu'au matin, jusqu'à ce que le soleil brille derrière les fenêtres.

Mais pas ce soir, pensa Tantine en lissant la page avec sa main avant de plonger sa plume dans l'encrier. Ce n'était pas une nuit pour ces vieilles histoires. C'est à Peter qu'elle voulait écrire. Elle pensait qu'il allait venir tout droit chez elle, le garçon avec les étoiles en lui.

Les choses lui venaient à leur gré. Peut-être parce qu'elle avait vécu tellement longtemps que c'était comme si elle était elle-même un livre d'années. Elle se souvenait de la nuit où Prudence Jaxon avait frappé à sa porte. Elle était malade, un cancer très avancé, et elle allait partir bien avant son temps. Debout là, sur le seuil, serrant la boîte sur sa poitrine, si frêle et si chétive qu'un coup de vent aurait pu l'emporter. Tantine avait vu ça si souvent dans sa vie, cette mauvaise chose dans les os ; il n'y avait rien de bien utile à faire, à part écouter et faire ce que la personne demandait, et c'est ce que Tantine avait fait pour Prudence Jaxon, cette nuit-là. Elle avait pris la boîte, elle l'avait mise en sûreté, et un mois plus tard, Prudence Jaxon était morte.

« Il faut que ça vienne de lui », c'est ce que Prudence avait dit à Tantine, et elle avait raison. Il en allait de même pour toutes les choses de la vie. Elles arrivaient en leur temps, comme un train qu'on devait attraper. Il y avait des moments où c'était facile, on n'avait qu'à monter dedans, le train était cossu, confortable, plein de gens qui vous souriaient sans rien dire, le contrôleur poinçonnait votre billet et vous ébouriffait les cheveux avec sa grande main en disant : Qu'est-ce que tu es mignonne, toi, t'es la plus jolie des petites filles, une petite veinarde qui fait un grand voyage en train avec son papa, et vous vous enfonciez dans la douceur rêveuse de votre siège en buvant une canette de soda tout en regardant le monde flotter dans un silence magique derrière les vitres, les grands bâtiments de la ville baignés par la lumière fraîche d'automne, l'arrière des maisons, avec le linge qui séchait, les barrières d'un passage à niveau, un garçon à bicyclette qui faisait des grands signes, et puis les champs et les bois, et une unique vache qui paissait.

Peter, pensa-t-elle ; ce n'était pas à propos du train mais de Peter qu'elle voulait écrire. (Sauf que, où allaient-ils ? se demandait Tantine. Pour où avaient-ils pris le train, cette fois-là, son papa, Monroe Jaxon, et elle ? Ils allaient voir sa grand-mère et ses cousins, se rappela Tantine, dans un endroit qu'il appelait Danlsud.) Peter et le train. Parce qu'il y avait des fois où c'était à sens unique, facile, et d'autres fois où c'était le contraire : les choses de votre vie fonçaient vers vous en rugissant, et tout ce que vous pouviez faire, c'était vous cramponner et tenir bon. Votre ancienne vie finissait, le train vous emmenait vers une autre vie, et le coup d'après, vous vous retrouviez debout dans la poussière avec des hélicoptères et des soldats tout autour, et tout ce que vous aviez pour vous souvenir des gens, c'était la photo que vous découvriez dans la poche de votre manteau, celle que votre maman avait glissée là quand elle vous avait embrassée à la porte, votre maman que vous ne reverriez plus jamais de tous les jours de votre vie.

Lorsque Tantine entendit frapper, la porte moustiquaire s'ouvrir et retomber derrière la personne qui venait d'entrer, elle avait presque fini ses stupides vieilles pleurnicheries. Elle s'était juré de ne plus le faire. Ida, s'était-elle dit, arrête de pleurer sur des choses auxquelles tu ne peux rien. Mais voilà, après toutes ces années enfuies, elle arrivait encore à se mettre dans des états pareils chaque fois qu'elle pensait à sa maman en train de lui mettre cette photo dans la poche, sachant que quand Ida la trouverait, ils seraient morts tous les deux.

— Tantine ?

Elle s'attendait à voir Peter, Peter avec ses questions sur la fille, mais ce n'était pas lui. Elle ne reconnut pas le visage qui flottait dans le brouillard de sa vision. Un visage d'homme étroit, comme écrasé entre deux planches, ou comme s'il avait été coincé dans une porte.

— C'est Jimmy, Tantine. Jimmy Molyneau.

Jimmy Molyneau ? Ça ne collait pas. Jimmy Molyneau était mort, non ?

— Tantine, vous pleurez ?

— Ben ouais, je pleure. J'ai une poussière dans l'œil, c'est tout.

Il se glissa sur la chaise en face d'elle. Maintenant qu'elle avait trouvé les bonnes lunettes dans l'écheveau qu'elle avait autour du cou, elle vit qu'il était bien, comme il le prétendait, un Molyneau. Pas doute, c'était le nez Molyneau.

— Alors, qu'est-ce que tu veux ? Tu es venu pour la Marcheuse ?

— Vous êtes au courant, Tantine ?

— Un coureur est passé ce matin. Il paraît qu'ils ont trouvé une fille.

Elle ne voyait pas vraiment ce qu'il voulait. Il y avait quelque chose de triste en lui, comme défait. D'habitude, Tantine était contente d'avoir un peu de compagnie, mais alors que le silence se prolongeait, cet étrange homme morne dont elle ne se souvenait que vaguement, assis en face d'elle avec sa mine de chien battu, commençait à l'énerver. On ne débarquait pas sans raison comme ça chez les gens.

— Je ne sais vraiment pas pourquoi je suis venu. Il y avait quelque chose que je croyais devoir vous dire.

Il poussa un lourd soupir et se passa la main sur le visage.

— Je devrais vraiment être sur le Mur, vous savez.

— Si tu le dis.

— Ouais, enfin, c'est là que le premier capitaine devrait être, hein, sur le Mur ?

Il ne la regardait pas ; il regardait ses mains. Il secouait la tête comme si le Mur était le dernier endroit de la terre où il avait envie d'être.

— C'est quelque chose, hein ? Moi, premier capitaine.

Tantine n'avait rien à répondre. Quoi que cet homme ait en tête, elle n'était pas concernée. Il y avait des fois où on ne pouvait pas recoller ce qui était cassé avec des mots, et là ça paraissait être le cas.

— Vous croyez que je pourrais avoir une tasse de tisane, Tantine ?

— Si tu veux, je peux t'en faire.

— Si ça ne vous ennuie pas.

Bien sûr que ça l'ennuyait, mais elle ne voyait pas comment y couper. Elle se leva et mit la bouilloire sur le feu. Pendant tout ce temps, l'homme, Jimmy Molyneau, resta assis sans dire un mot, à regarder ses mains. Quand l'eau commença son martèlement dans la bouilloire, elle la versa à travers la passoire dans deux tasses et remit la bouilloire sur le réchaud.

— Doucement. C'est chaud.

Il goûta prudemment la décoction. Il semblait avoir perdu tout intérêt pour la conversation. Ce qui lui convenait, à elle, tout bien considéré. Les gens venaient de temps en temps lui raconter leurs problèmes, leurs affaires personnelles, se disant sans doute que puisqu'elle vivait toute seule ainsi, et ne voyait presque personne, ça ne sortirait pas de là. Généralement, c'étaient des femmes qui venaient lui parler de leur mari, mais pas toujours. Peut-être que ce Jimmy Molyneau avait un problème avec sa femme.

— Vous savez ce que les gens disent de votre tisane, Tantine ?

Il regardait dans sa chope en fronçant les sourcils comme si la réponse qu'il cherchait pouvait flotter dedans.

— Allons bon, qu'est-ce que c'est encore ?

— Que c'est la raison de votre longévité.

De longues minutes passèrent, un silence pesant s'installa. Finalement, il avala une dernière gorgée de tisane, fit la grimace et reposa la tasse sur la table.

— Merci, Tantine.

Il se leva avec lassitude.

— Je crois que je ferais mieux d'y aller. C'était bien agréable de vous parler.

— Y a pas de dérangement.

Il s'arrêta à la porte, une main sur le chambranle.

— C'est Jimmy, dit-il. Jimmy Molyneau.

— Je sais qui tu es.

— Juste au cas où, dit-il. Au cas où quelqu'un le demanderait.

Les événements qui devaient s'enchaîner à partir de la visite de Jimmy chez Tantine étaient voués à être mal mémorisés, à commencer par leur nom, la nuit des Couteaux et des Étoiles désignant en réalité trois nuits distinctes, séparées par deux journées. C'est que lorsqu'il s'agit d'événements que l'on relatera non seulement pendant plusieurs jours après, mais pendant de nombreuses années par la suite, le temps paraît se contracter. La mémoire commet fréquemment l'erreur d'imposer à de tels épisodes la cohérence d'une narration concentrée, à commencer par la détermination d'une durée spécifique. Cette saison-là. Telle année. La nuit des Couteaux et des Étoiles.

L'erreur devait être amplifiée par le fait que les événements de la nuit du soixante-cinquième jour de l'été, d'où tout le reste découlerait, se déroulèrent en une série d'épisodes distincts, chronologiquement superposés, les acteurs d'une séquence isolée n'ayant pleinement conscience d'aucune des autres. Des choses arrivaient partout. Par exemple, pendant que le Vieux Chou quittait le lit qu'il partageait avec sa jeune femme, Constance, pour aller, poussé par une mystérieuse impulsion, à l'Entrepôt, à l'autre bout de la Colonie, Walter Fisher avait la même idée. Mais il était trop ivre pour se lever et lacer ses chaussures, ce qui retarderait de vingt-quatre heures sa visite à l'Entrepôt, et la découverte de ce qui s'y trouvait. Ces deux hommes avaient en commun d'avoir tous les deux vu la fille, la Fille de nulle part, quand la Maisonnée s'était rendue à l'Infirmerie dès les premières lueurs du jour ; d'un autre côté, tous ceux qui l'avaient vue n'avaient pas eu cette réaction. Dana Curtis, notamment, n'était absolument pas affectée, de même que Michael Fisher. La fille n'était pas une source mais un canal, un chemin qui permettait à un certain ressenti – le ressenti des âmes perdues – d'entrer dans l'esprit des individus les plus susceptibles. Certains, comme Alicia, ne seraient pas du tout affectés, jamais. Ce n'était pas le cas de Sara Fisher et de Peter Jaxon, qui avaient fait, à leur façon, l'expérience du pouvoir de la fille. Mais dans leur cas, la rencontre avait pris une forme plus bénigne, bien qu'encore troublante : un moment de communion avec leurs morts bien-aimés.

Le premier capitaine Jimmy Molyneau, qui rôdait dans l'ombre devant chez lui, au bord de la clairière – il ne s'était pas montré sur la passerelle, ce qui avait provoqué une confusion considérable dans la Garde et la nomination précipitée de Ian, le neveu de Sanjay, au rang de premier capitaine pro tempore –, s'efforçait de décider s'il devait ou non aller au Transfo tuer ceux qu'il y trouverait et éteindre les lumières. La pulsion de commettre un acte aussi grave et définitif était montée en lui toute la journée, mais ce n'est qu'après avoir plongé le regard au fond de sa tasse, dans l'étuve qu'était la cuisine de Tantine, que l'idée avait pris une forme définie dans son esprit, et si quelqu'un était tombé sur lui et lui avait demandé ce qu'il faisait là, il n'aurait pas su quoi répondre. Il n'aurait pas pu expliquer cette pulsion, qui semblait à la fois issue du fond de lui et ne pas être complètement la sienne. Dans sa maison dormaient ses filles, Alice et Avery, et sa femme, Karen. Il y avait eu des moments, des années entières, depuis qu'ils étaient mariés, où Jimmy n'avait pas aimé Karen comme il aurait dû (il était secrètement amoureux de Soo Ramirez), mais il n'avait jamais douté de l'amour qu'elle lui portait, qui semblait infini, immuable, et trouvait son expression physique dans leurs deux filles, portraits crachés de Karen. Alice avait onze ans, Avery neuf. Devant leurs doux yeux, leur petit visage attendrissant, en forme de cœur, et leur caractère doucement mélancolique – elles étaient réputées pour fondre en larmes à la moindre occasion –, Jimmy avait toujours ressenti la force rassurante du continuum historique, et quand ces idées noires l'envahissaient, ce qu'elles faisaient parfois, une marée ténébreuse qui lui donnait l'impression de se noyer en dedans, c'était toujours la pensée de ses filles qui le sortait de son enfer intérieur.

Et pourtant, plus il restait là, à ruminer dans l'ombre, plus la pulsion d'éteindre les lumières semblait rigoureusement sans rapport avec l'idée de sa famille endormie, et donc hors de portée. Il se sentait étranger à lui-même, complètement étranger, comme si sa vision s'effondrait. Il s'éloigna de chez lui, et lorsqu'il arriva au pied du Mur, il savait ce qu'il avait à faire. Il était incroyablement soulagé, comme après un bon bain, lorsqu'il grimpa l'échelle qui menait à la plateforme de tir Neuf. La plateforme de tir Neuf était connue comme le « poste tout seul » ; à cause de sa situation, au-dessus de la Percée, une anfractuosité pratiquée dans le Mur pour laisser passer le câble d'alimentation, elle n'était visible d'aucun des postes adjacents. C'était le poste le pire, le plus solitaire, et c'est là que Soo Ramirez serait ce soir-là, Jimmy le savait.

Soo aussi s'était sentie troublée toute la soirée. Elle n'éprouvait rien de précis, juste une vague menace. Ses émotions ne s'étaient pas encore cristallisées. Et cette impression que quelque chose allait vaguement de travers était parasitée par des griefs plus personnels : l'éventail de déceptions provoquées par le fait d'avoir été démise du poste de premier capitaine. Ainsi qu'elle l'avait découvert au cours des heures qui avaient suivi l'enquête, ce n'était pas complètement désastreux – les responsabilités commençaient à lui peser –, et elle aurait été obligée de se désister en fin de compte. Mais se faire fiche dehors, ce n'était pas du tout comme ça qu'elle voulait que ça se passe. Elle était rentrée chez elle et avait pleuré pendant deux bonnes heures, assise dans sa cuisine. Quarante-trois ans, aucune perspective, que des nuits sur la passerelle et un repas de temps à autre, par devoir, avec Cort, qui était bien intentionné, mais qui n'avait plus rien à lui dire depuis près d'un millier d'années. La Garde était tout ce qu'elle avait. Cort était à l'écurie, comme toujours, et pendant une minute ou deux, elle avait regretté qu'il ne soit pas à la maison, même si c'était aussi bien, parce qu'il serait probablement resté là, les bras ballants, incapable du moindre geste de réconfort, ce genre d'attitude étant rigoureusement hors de ses moyens d'expression. (Trois bébés morts dans son ventre – trois ! – et il n'avait jamais su quoi lui dire, même dans ces moments-là. Enfin, ça faisait des années.)

Elle n'avait qu'à s'en prendre à elle-même. C'était ce qu'il y avait de pire. Tout ça à cause de ces stupides livres ! Soo était tombée dessus à la Part équitable, en fouillant distraitement dans les bacs où Walter gardait les choses dont personne ne voulait. Ces stupides livres ! Parce que, une fois, elle avait ouvert le premier – en fait, elle s'était assise par terre, pour lire, les jambes repliées sous elle comme faisaient les Petits quand ils s'asseyaient en rond –, et elle s'était sentie aspirée dedans, comme de l'eau dans un tuyau : « “Eh bien, mais c'est Mr Talbot Carver !” s'exclama Charlene DeFleur en descendant l'escalier dans sa longue robe de bal crissante, les yeux écarquillés, tous les sens en alarme à la vue de l'homme de haute taille, large d'épaules, debout dans le couloir, le tissu de son pantalon de cheval poussiéreux tendu sur ses formes viriles. “Quelles étaient vos intentions en venant ici, pendant que mon père avait le dos tourné ?” » (Belle du bal, par Jordana Mixon Passionate Press, Irvington, New York, 2014). Il y avait une photo de l'auteur, sur le rabat de couverture : une femme souriante, alanguie sur des coussins de dentelle, son opulente chevelure noire cascadant sur ses épaules. Elle avait la gorge et les bras nus, et sur sa tête était perché un curieux chapeau en forme de disque, même pas assez grand pour la protéger de la pluie.

Lorsque Walter Fisher s'était pointé près du bac, Soo en était au chapitre trois ; le son de sa voix constituait une telle intrusion, tellement étrangère à ce que lui faisaient vivre les mots sur les pages, qu'elle avait littéralement sauté en l'air. « Tu as trouvé quelque chose de bien ? avait demandé Walter avec un haussement de sourcils interrogateur. Tu as l'air bien intéressée. Parce que c'est toi, avait-il ajouté, je pourrais te laisser toute la boîte pour un huitième. » Soo aurait dû marchander, il fallait toujours marchander avec Walter Fisher, le prix n'était jamais le prix ; mais dans son cœur, elle les avait déjà achetés. « D'accord. Ça marche », avait-elle dit, et elle avait ramassé la boîte.

L'Amante du lieutenant, Fille du Sud, La Fiancée otage, Enfin femme : jamais, de toute sa vie, Soo n'avait rien lu de pareil. Quand Soo pensait au temps d'Avant, elle imaginait toujours des machines, des voitures, des moteurs, des téléviseurs, des cuisinières et toutes sortes de choses en métal, bardées de fils électriques, qu'elle avait vues à Banning, et dont elle ignorait l'usage. Elle supposait aussi que c'était un monde où il y avait toutes sortes de gens, qui vaquaient à leurs occupations au jour le jour. Et puis ces gens étaient partis, ne laissant derrière eux que les machines qu'ils avaient fabriquées, et c'est aux machines qu'elle pensait. Pourtant, le monde qu'elle trouvait entre les pages de ces livres ne paraissait pas très différent du sien. Les gens montaient à cheval, se chauffaient au bois, s'éclairaient à la bougie, et cette similitude matérielle l'avait surprise tout en ouvrant son esprit aux histoires, des histoires d'amour qui finissaient bien. Il y avait du sexe, aussi, beaucoup de sexe, rien à voir avec le genre de sexe auquel elle avait droit avec Cort. C'était fébrile et passionné, et elle avait parfois envie de tourner très vite les pages pour arriver à la prochaine scène, sauf qu'elle voulait faire durer le plaisir.

Elle n'aurait jamais dû en apporter un au Mur, cette nuit-là, la nuit où la fille était apparue. Ç'avait été sa grande erreur. Elle ne l'avait pas fait exprès, pas vraiment ; elle avait eu le livre avec elle, dans sa besace, toute la journée, espérant avoir une minute de liberté, et elle l'avait oublié. Enfin, peut-être pas complètement oublié, mais elle n'avait sûrement pas prévu la façon dont les choses tourneraient, qu'elle irait faire un petit tour à l'Armurerie – où, seule, au calme, sans personne pour la voir, elle le tirerait de son sac et se mettrait à lire. Le livre qu'elle avait apporté était Belle du bal (elle les avait tous lus, mais elle les relisait), et tombant pour la deuxième fois sur le début – l'impétueuse Charlene qui descendait l'escalier et tombait sur l'arrogant Talbot Carver, le rival de son père, avec ses rouflaquettes, qu'elle aimait et haïssait en même temps –, Soo avait instantanément retrouvé le plaisir de sa première lecture, un sentiment magnifié par le fait de savoir que Charlene et Talbot, après pas mal de rebondissements, finiraient par tomber dans les bras l'un de l'autre. C'était ce qu'il y avait de mieux dans ces livres : ça finissait toujours bien.

Voilà ce que se disait Soo quand, vingt-quatre heures plus tard, ayant été virée de son poste de premier capitaine, Belle du bal toujours fourré dans sa besace (pourquoi n'avait-elle pas été foutue de laisser ce satané truc chez elle ?), elle entendit des pas monter derrière elle et vu, par-dessus son épaule, Jimmy Molyneau déboucher de l'échelle sur la plateforme de tir Neuf. Évidemment que c'était Jimmy. Il était probablement venu frimer, ou s'excuser, ou faire les deux, maladroitement. Sauf qu'il n'avait pas intérêt à la ramener, pensa amèrement Soo, lui qui ne s'était pas montré à la première cloche.

— Jimmy ? demanda-t-elle. Bon sang, où étais-tu passé ?

La nuit était peuplée de rêves, dans les maisons et les chambrées, au Sanctuaire et à l'Infirmerie, les rêves animaient le sommeil des âmes de la Première Colonie, tels des esprits à la dérive se posant çà et là.

Certains, comme Sanjay Patal, avaient un rêve secret, qu'ils avaient caressé toute leur vie. Ils en avaient parfois conscience, parfois non ; le rêve était pareil à un fleuve souterrain, il coulait sans trêve ni relâche, pouvait remonter à la surface, s'insinuer brièvement dans leur quotidien, et c'était comme s'ils marchaient dans deux mondes en même temps. Il y en avait qui rêvaient d'une femme dans sa cuisine, qui respirait de la fumée. D'autres, comme le Colonel, rêvaient d'une fille, seule dans le noir. Certains de ces rêves tournaient aux cauchemars – ce dont Sanjay ne se souvenait pas, ne s'était jamais souvenu, c'était la partie du rêve qui impliquait un couteau –, et parfois le rêve n'était pas du tout un rêve, il était plus réel que la réalité, et envoyait le rêveur tituber aveuglément dans la nuit.

D'où venaient-ils ? De quoi étaient-ils faits ? Étaient-ce des rêves, ou quelque chose de plus, des signes révélateurs d'une réalité cachée, d'un plan d'existence invisible qui ne se dévoilait que la nuit ? Pourquoi avaient-ils la consistance des souvenirs, mais pas de simples souvenirs, ceux de quelqu'un d'autre ? Et pourquoi, cette nuit-là, toute la population de la Première Colonie semblait-elle sombrer dans ce monde de rêveurs ?

Au Sanctuaire, l'une des trois J, la Petite Jane Ramirez, la fille de Belle et Rey Ramirez – le Rey Ramirez qui, s'étant soudain retrouvé terriblement seul et terrifié à la Centrale, et troublé par de noires pulsions qu'il ne pouvait ni contenir ni exprimer, était, en ce moment même, en train de griller comme une saucisse sur la barrière électrifiée –, Jane, donc, rêvait d'un ours. Elle venait d'avoir quatre ans. Les ours qu'elle connaissait étaient ceux des livres et des histoires que Maîtresse leur racontait – de grosses bonnes bêtes de la forêt dont la masse velue et le doux museau étaient l'incarnation d'une sagesse animale bienveillante –, et l'ours de son rêve était comme eux, au moins au début. Jane n'avait jamais vu un vrai ours, mais elle avait vu un virul. Elle faisait partie des Petits du Sanctuaire qui avaient bel et bien vu, de leurs yeux vu, le virul Arlo Wilson. Elle s'était levée de son lit de camp, qui se trouvait dans la dernière rangée, la plus éloignée de la porte – elle avait soif et allait demander un verre d'eau à Maîtresse –, quand il avait fait irruption par la fenêtre dans un grand bruit de verre, de métal et de bois fracassés, et s'était pratiquement jeté sur elle. Elle avait d'abord cru que c'était un homme parce que ça y ressemblait, ça en avait la taille et ça bougeait comme un homme. Mais il ne portait pas de vêtements, et il avait quelque chose de différent, surtout les yeux et la bouche, en plus il avait l'air de luire. Et puis il la regardait si tristement – sa tristesse paraissait évoquer celle d'un ours – que Jane était sur le point de lui demander ce qui n'allait pas, et pourquoi il brillait comme ça, quand elle avait entendu un cri derrière elle. Elle s'était retournée, et elle avait vu Maîtresse foncer vers eux. Elle était passée au-dessus de Jane comme un nuage, la main tendue, crispée sur le couteau qu'elle cachait dans un fourreau sous ses grandes jupes, un bras levé au-dessus de la tête pour l'abattre sur lui comme un marteau. La suite, Jane ne l'avait pas vue – elle s'était laissée tomber par terre et commençait à s'éloigner à quatre pattes –, mais elle avait entendu un cri assez doux, un bruit de déchirure et le choc sourd d'une masse qui tombait. Ensuite, il y avait eu d'autres cris – « Par ici ! disait quelqu'un. Regardez par ici ! » –, et puis encore des cris, des hurlements et un vacarme général d'adultes, de mères et de pères qui entraient et sortaient, et tout ce que Jane avait compris, après, c'est qu'on la tirait de sous son lit de camp et qu'une femme en pleurs la faisait monter, avec tous les Petits à l'étage. (Elle avait réalisé plus tard que cette femme était sa mère.)

Personne ne lui avait expliqué ces événements bouleversants, et Jane n'avait parlé à personne de ce qu'elle avait vu. Maîtresse était introuvable ; certains des Petits – Fanny Chou, Bowow Greenberg et Bart Fisher – murmuraient qu'elle était morte. Mais Jane ne le pensait pas. Être mort, c'était être couché et dormir pour toujours, et la femme dont elle avait vu le bond aérien n'avait pas l'air fatiguée du tout. Tout au contraire : à ce moment-là, Maîtresse semblait merveilleusement, puissamment vivante, animée par une grâce et une force comme Jane n'en avait jamais vu – qui même maintenant, toute une nuit plus tard, l'excitaient et la gênaient. Son existence était un univers compact, fait de mouvements compacts, d'ordre, de sécurité et de routine silencieuse. Il y avait les querelles et les vexations habituelles, et des jours où Maîtresse semblait de mauvaise humeur du début à la fin, mais d'une façon générale, le monde que Jane connaissait baignait dans une douceur fondamentale. Maîtresse était la source de ce sentiment ; il irradiait de sa personne comme une aura de chaleur maternelle, de la même façon que les rayons du soleil chauffaient l'air et la terre. Mais à présent, dans les suites énigmatiques des événements de la nuit, Jane sentait qu'elle avait surpris un secret au sujet de cette femme qui s'occupait d'eux tous avec un tel altruisme.

Et puis il lui vint à l'esprit que ce qu'elle avait vu était de l'amour. Ça ne pouvait être que ça : c'était la force de l'amour qui avait soulevé Maîtresse en l'air, dans les bras de l'homme-ours luisant qui l'attendait, dont la lumière était une splendeur royale. C'était un prince-ours qui était venu l'emmener dans son château dans la forêt. Et peut-être que c'était là que Maîtresse était partie, maintenant, et que c'était pour ça que tous les Petits avaient été envoyés en haut : pour l'attendre. Quand elle reviendrait auprès d'eux, sa véritable identité de reine de la forêt révélée, on les ferait redescendre au rez-de-chaussée, dans la grand-salle, pour l'accueillir et célébrer son retour en faisant une grande fête.

Telles étaient les histoires que Jane se racontait en s'endormant dans une pièce avec quinze autre Petits endormis, qui rêvaient tous leurs rêves. Dans celui de Jane, qui commençait comme une réécriture des événements des nuits précédentes, elle sautait sur son lit dans la grand-salle quand elle avait vu entrer l'ours. Cette fois, il n'entrait pas par la fenêtre, mais par la porte, qui paraissait loin, et petite, et il n'était pas comme la nuit de la veille, gros et laineux, comme les ours des livres, il s'avançait vers elle à quatre pattes, de sa démarche pesante, sage et amicale. Arrivé au pied du lit de Jane, il s'asseyait sur son derrière et se redressait peu à peu, révélant le tapis pelucheux de son grand ventre doux, son immense tête d'ours, ses yeux d'ours humides et ses énormes pattes fourrées. C'était une chose merveilleuse à voir, étrange et en même temps attendue, comme un cadeau dont Jane avait toujours cru qu'il viendrait, et son cœur de quatre ans était soulevé par une vague d'admiration pour ce grand être noble. Il restait un moment ainsi, à l'observer d'un air pensif, et puis il disait à Jane, qui n'avait pas cessé de bondir joyeusement, il lui disait de ce ton riche, masculin, qui était celui des forêts d'où il venait : Salut, Petite Jane. Je suis monsieur Ours. Je suis venu te manger.

Ce qui lui paraissait drôle – Jane éprouvait un chatouillis au creux de l'estomac qui était le commencement d'un rire, mais l'ours ne réagissait pas, et alors que le moment se prolongeait, elle remarquait que sa personne comportait d'autres aspects, dérangeants ceux-là : ses griffes, qui sortaient comme des croissants blancs de ses pattes pareilles à des moufles ; ses grandes mâchoires puissantes ; ses yeux qui ne paraissaient plus amicaux ou sages, mais assombris par un dessein inconcevable. Où étaient les autres Petits ? Pourquoi Jane était-elle toute seule dans la grand-salle ? Mais elle n'était pas toute seule ; Maîtresse était maintenant aussi dans le rêve, debout à côté du lit. Elle avait le même air que d'habitude, sauf que ses traits avaient quelque chose de flou, comme si elle portait un masque de gaze. Allez, Jane, viens, maintenant, dit-elle d'un ton pressant. Il a déjà mangé tous les autres Petits. Sois gentille et arrête de sauter, que M. Ours puisse te manger. Et Jane répondait : Mais-je-ne-veux-pas, en continuant à sauter, parce qu'elle ne voulait pas être mangée – exigence qui paraissait plus stupide que terrifiante, mais quand même. Je-ne-veux-pas, répétait-elle. Je ne plaisante pas, l'avertissait Maîtresse en élevant la voix. Je te le demande gentiment, Petite Jane. Je vais compter jusqu'à trois. Et Jane répétait encore : Je-ne-veux-pas, en rebondissant avec la plus grande vigueur possible, par défi. Vous voyez ? faisait Maîtresse en se tournant vers l'ours, qui montait toujours sa garde vigilante, debout au pied du lit. Elle levait ses bras pâles dans une attitude exaspérée. Vous voyez, maintenant ? Voilà ce que je dois supporter toute la journée. Ça suffirait à rendre fou n'importe qui. D'accord, Jane, disait-elle, si c'est comme ça. Tu ne diras pas que je ne t'avais pas prévenue.

C'est alors que le rêve effectuait un dernier et sinistre virage dans le royaume du cauchemar. Maîtresse attrapait Jane par les poignets et la forçait à se coucher sur le lit. De près, Jane voyait qu'un bout du cou de Maîtresse manquait, comme une pomme dont on aurait mordu une bouchée, et il y avait des espèces de filasses qui pendaient là, des tas de tendons et de tubes qui pendouillaient, humides, luisants, répugnants. Alors seulement Jane comprenait que les autres Petits avaient bel et bien été mangés, comme l'avait dit Maîtresse : ils avaient tous été mangés par M. Ours, bouchée après bouchée, à part que ce n'était plus M. Ours, c'était l'homme luisant. Je ne veux pas ! hurlait Jane. Je ne veux pas ! Mais elle n'avait pas la force de résister, et elle regardait avec une terreur impuissante d'abord son pied, puis sa cheville, puis toute sa jambe disparaître dans la sombre caverne de sa bouche.

Les rêves traduisaient un éventail de préoccupations, d'influences, de goûts. Il y avait autant de rêves qu'il y avait de rêveurs. Gloria Patal rêvait d'un énorme essaim d'abeilles qui couvrait son corps. Elle comprenait plus ou moins que ces abeilles étaient symboliques ; chaque abeille qui rampait sur sa peau était un souci qu'elle avait eu dans la vie. De petits soucis – par exemple, allait-il pleuvoir ou non alors qu'elle avait prévu de travailler dehors, ou bien est-ce que Mimi, la veuve de Raj, sa seule véritable amie, lui en avait voulu ou non une certaine fois où elle avait oublié d'aller la voir –, mais de plus gros aussi. Le souci qu'elle se faisait pour Sanjay et Mausami. Ou pour son mal aux reins et la toux qu'elle avait parfois qui présageaient peut-être quelque chose de plus grave. Et dans ce catalogue de soucis il y avait les tourments d'amour qu'elle avait éprouvés pour chacun des bébés qu'elle n'avait pas réussi à mener à terme, le nœud d'angoisse qui se resserrait au creux de son estomac, chaque jour, à la cloche du soir, et plus généralement parce qu'elle... parce que tous ici auraient tous aussi bien pu être déjà morts pour les chances qu'ils avaient. Car on ne pouvait pas faire autrement que d'y penser, on faisait aller, tant bien que mal (c'est ce que Gloria avait dit à sa fille le jour où elle était venue lui annoncer qu'elle allait épouser Galen, en pleurant toutes les larmes de son corps sur Theo Jaxon : « Il faut bien faire aller »), mais les faits étaient les faits : ces lumières finiraient bien par s'éteindre. Alors peut-être que le plus grand de tous les soucis était qu'un jour on se rende compte que tous les soucis de sa vie se résumaient à un seul : arrêter simplement de s'en faire.

C'était ça, les abeilles, des soucis, grands et petits, et dans le rêve ils rampaient partout sur elle, ses bras, ses jambes, son visage, ses yeux, et même dans ses oreilles. Le décor du rêve se raccordait à ses derniers moments de lucidité ; après avoir vainement essayé de réveiller son mari, puis éconduit Jimmy, Ian, Ben et les autres qui étaient venus chercher conseil auprès de lui – la question du garçon, Caleb, restait en suspens –, Gloria s'était, bien malgré elle, endormie à la table de la cuisine, la tête renversée en arrière, la bouche ouverte, un petit ronflement montant des profondeurs de ses sinus. Tout ça était réel dans le rêve (son ronflement était le bruit que faisaient les abeilles), avec l'ajout singulier de l'essaim qui était, pour des raisons pas tout à fait claires, entré dans la cuisine pour se poser d'une masse sur elle, comme une grande couverture frémissante. C'était le genre de chose que les abeilles faisaient, ça paraissait évident maintenant ; pourquoi ne s'était-elle pas protégée contre cette éventualité ? Gloria sentait le gratouillis picotant de leurs petites pattes sur sa peau, la vibration de leurs ailes papillotantes. Elle savait que le moindre mouvement, que sa seule respiration provoquerait chez elles une fureur mortelle de piqûres simultanées. Elle demeura dans cette stase épouvantablement pénible – c'était un rêve d'immobilité –, et quand elle entendit le bruit des pas de Sanjay qui descendait l'escalier, quand elle sentit sa présence dans la pièce, puis son départ sans un mot et le claquement de la porte moustiquaire comme il sortait de la maison, l'esprit de Gloria s'embrasa d'un cri silencieux qui la ramena brutalement à la conscience, effaçant tout souvenir de ce qui s'était passé : elle se réveilla en oubliant non seulement les abeilles, mais aussi Sanjay.

De l'autre côté de la Colonie, allongé sur son lit de camp, environné de sa propre odeur, l'homme connu sous le nom d'Elton, grand rêveur d'envolées érotiques splendidement enjolivées, faisait un beau rêve. Ce rêve – le rêve du foin – était son préféré, parce qu'il était réel, une tranche de sa vraie vie. Michael ne le croyait pas – qui aurait pu le croire ? Elton était bien obligé d'en convenir –, et pourtant il y avait eu une époque, il y avait très longtemps, où Elton, qui avait alors vingt ans, avait joui des faveurs d'une femme inconnue qui l'avait choisi apparemment parce que sa cécité garantissait son silence. S'il ne savait pas qui était cette femme – elle ne lui avait jamais parlé –, il ne pourrait rien dire, ce qui laissait supposer qu'elle était mariée. Peut-être qu'elle voulait un enfant alors que son mari était stérile, ou qu'elle cherchait simplement autre chose dans la vie. (Dans ses moments d'apitoiement sur lui-même, Elton se demandait si elle ne l'avait pas fait par défi.) De toute façon, ça n'avait pas vraiment d'importance ; ces visites, toujours nocturnes, étaient les bienvenues. Il se réveillait parfois en pleine action, dans les sensations distinctes de leurs ébats, comme si la réalité avait été suscitée par le rêve, auquel il reviendrait, peuplant les nuits vides à venir. D'autres fois, la femme venait à lui, le prenait sans rien dire par la main, et l'emmenait ailleurs. Le rêve du foin se déroulait dans la grange, parmi les hennissements des chevaux et l'odeur douceâtre de l'herbe fraîchement coupée. La femme ne disait rien ; les seuls bruits qu'elle faisait étaient ceux de l'amour, et ça finissait beaucoup trop tôt, sur un dernier soupir vibrant ; une masse de cheveux caressait ses joues, la femme se redressait et s'éloignait sans un mot. Il rêvait toujours la scène exactement telle qu'elle s'était déroulée, dans tous ses pleins et ses déliés tactiles, jusqu'au moment où, allongé seul sur le sol de la grange, regrettant de ne pas avoir vu la femme, de ne pas l'avoir entendue prononcer son nom, il sentait un goût salé sur ses lèvres, et il savait qu'il pleurait.

Mais pas ce soir. Ce soir, alors que le rêve prenait fin, elle se pencha sur son visage et lui murmura à l'oreille :

— Elton, il y a quelqu'un au Transfo.

À l'Infirmerie, Sara Fisher ne rêvait pas, contrairement à la fille, apparemment. Assise sur l'un des lits vides, se sentant vivement, presque péniblement éveillée, Sara regardait les yeux de la fille bouger derrière ses paupières comme s'ils se promenaient sur un paysage invisible. Sara avait plus ou moins réussi à convaincre Dale de ne rien dire, en lui promettant de mettre la Maisonnée au courant le lendemain matin ; pour l'instant, la fille avait besoin de dormir. Comme pour confirmer ses dires, c'était exactement ce qu'elle faisait, roulée en boule sur le lit selon son habitude, comme pour se protéger, pendant que Sara la regardait en se demandant ce qu'était ce truc qu'elle avait dans le cou – ce que Michael allait découvrir –, et pourquoi, quand elle la regardait, Sara pensait qu'elle rêvait de neige.

Il y en avait d'autres, un certain nombre, qui ne dormaient pas non plus. La nuit grouillait d'âmes éveillées. Galen Strauss, par exemple : debout à son poste, sur le Mur nord – la plateforme de tir Dix –, les yeux plissés sous le déluge de lumière, Galen se disait pour la centième fois de la journée qu'il n'était pas complètement idiot. Ce besoin de se le répéter – il s'était bel et bien surpris à marmotter ces paroles tout bas – voulait dire, bien sûr, qu'il l'était. Même lui le savait. Il était complètement idiot. Idiot d'avoir cru pouvoir amener Mausami à l'aimer comme il l'aimait ; idiot de l'avoir épousée alors que tout le monde savait qu'elle était amoureuse de Theo Jaxon ; idiot parce que quand elle lui avait parlé du bébé, lui débitant ce mensonge débile sur le nombre de mois de grossesse où elle en était, il avait ravalé son orgueil, s'était affiché un sourire idiot sur la figure et avait simplement dit : « Un bébé. Ouaouh. Eh ben, dis donc. »

Il savait très bien de qui était le bébé. L'une des Clés à molette, Finn Darrell, lui avait parlé de cette nuit-là, à la Centrale. Il s'était relevé pour aller pisser quand il avait entendu du bruit dans l'une des salles d'entreposage, et il était allé voir de quoi il retournait. La porte était fermée, lui avait expliqué Finn, mais il n'avait pas besoin de l'ouvrir pour savoir ce qui se passait de l'autre côté. Finn était le genre de type qui prenait un peu trop de plaisir à vous révéler ce qu'il pensait que vous deviez savoir ; à la façon dont il lui avait raconté ça, Galen avait deviné qu'il était resté derrière la porte beaucoup plus longtemps que nécessaire. « Crénom, avait dit Finn, elle fait toujours des bruits comme ça ? »

Saloperie de Finn Darrell. Saloperie de Theo Jaxon.

Et pourtant, pendant un moment d'espoir, Galen avait entretenu l'idée qu'un bébé arrangerait peut-être les choses entre eux. Une idée débile, mais il y avait tout de même cru. Sauf qu'évidemment, ça n'avait fait que les envenimer. Si Theo était revenu de cette chevauchée en bas de la montagne, ils lui en auraient probablement parlé, à ce moment-là. Galen voyait assez bien la scène : On est désolés, Galen, ou aurait dû te le dire. C'est juste... arrivé comme ça. Humiliant, mais au moins maintenant ce serait fini. Vu la façon dont les choses avaient tourné, Maus et lui allaient devoir vivre avec ce mensonge entre eux jusqu'à la fin de leurs jours. Ils finiraient probablement par se mépriser, si ce n'était déjà fait.

Il ruminait tout ça en attendant avec angoisse le lendemain matin, où il était censé partir pour la Centrale. L'ordre émanait de Ian, mais Galen avait l'impression que ce n'était pas son idée, qu'elle venait de quelqu'un d'autre – probablement Jimmy, ou alors Sanjay. Il pouvait emmener un coureur avec lui, mais c'était tout ; pas question qu'ils se séparent de quelqu'un d'autre. « Tu t'enfermes bien et tu attends la prochaine équipe de relève, avait dit Ian. Trois jours maxi. D'accord, Galen ? Tu peux faire ça ? » Et bien sûr, il avait dit qu'il pouvait, aucun souci à avoir. Il s'était même senti un peu flatté. Mais au fur et à mesure que les heures passaient, il avait commencé à regretter cet accord un peu précipité. Il n'était descendu de la montagne que quelques fois avant, et ç'avait été terrible – tous ces bâtiments vides et ces skels rôtis dans leurs bagnoles –, mais ce n'était pas le problème, pas vraiment ; le problème, c'était que Galen avait peur. Il avait peur tout le temps, maintenant, et de plus en plus, jour après jour, alors que le monde autour de lui se dissolvait lentement dans la brume. Les gens ne savaient pas à quel point il avait une mauvaise vue, même pas Maus. Ils ne savaient pas à quel point, tous les jours, ça paraissait empirer. Son champ de vision s'était tellement réduit qu'il n'y voyait pas à plus de deux mètres ; tout, au-delà, se fondait rapidement en une blancheur brumeuse, faite de formes sautillantes, de couleurs chaotiques et de halos lumineux. Il avait essayé toutes les sortes de lunettes de l'Entrepôt, mais rien n'avait l'air de l'aider ; tout ce qu'il récoltait pour sa peine, c'était des maux de tête qui lui donnaient l'impression qu'on lui enfonçait une lame dans la tempe, alors il avait depuis longtemps arrêté. Il reconnaissait assez bien les voix, et il arrivait généralement à tourner la tête dans la bonne direction, mais beaucoup de choses lui échappaient, et il savait que ça le faisait paraître lent et débile, ce qu'il n'était pas. Il était juste en train de devenir aveugle.

Voilà comment Galen Strauss, second capitaine de la Garde, partirait pour descendre, ce matin-là, de la montagne à cheval afin de sécuriser la Centrale. Une expédition qui, au vu de ce qui était arrivé à Zander et Arlo, tenait plus ou moins de la mission suicide. Il espérait avoir l'occasion d'en parler à Jimmy, peut-être de le ramener à la raison, mais jusque-là, le type ne s'était pas montré.

D'ailleurs, où était Jimmy ? Soo était dehors, quelque part, comme Dana Curtis ; Arlo et Theo ayant disparu, et Alicia ayant été éjectée de la Garde, Dana était remontée des fosses d'entraînement pour garder le Mur comme tout le monde. Galen s'entendait bien avec Dana, et il se disait que maintenant qu'elle était de la Maisonnée, ça pourrait lui faciliter l'accès à Jimmy. Peut-être qu'ils pourraient parler tous les deux d'aller ou non à la Centrale. Soo était sur la Neuf, Dana sur la Huit. En faisant vite, Galen pourrait être de retour à son poste en quelques minutes. Tiens, le bruit qu'il entendait – un bruit de voix, tout près, mais les voix portaient loin, la nuit –, on aurait dit Soo Ramirez, non ? Et l'autre, n'était-ce pas Jimmy ? Si Galen pouvait dénicher Dana aussi, il lui suffirait peut-être de trouver les mots qu'il fallait pour faire changer d'avis Jimmy ? Peut-être obtenir de Soo ou de Dana qu'elles disent : Mais oui, bien sûr, je peux aller à la Centrale, je ne vois pas pourquoi ce serait à Galen d'y aller ?

C'était l'affaire de quelques minutes, pensa Galen, et prenant son arbalète, il commença à descendre de la passerelle.

Au même moment, cachés dans la vieille caravane de la FEMA abandonnée par les Bâtisseurs, Peter et Alicia jouaient à la pioche. Dans la maigre lumière des spots, le jeu était un peu hasardeux, mais il y avait longtemps qu'ils ne se préoccupaient plus de savoir qui gagnait, s'ils s'en étaient jamais souciés. Peter essayait de déterminer ce qu'il devait dire à Alicia à propos de ce qui s'était passé à l'Infirmerie, la voix qu'il avait dans la tête, mais à chaque minute qui passait, il avait plus de mal à s'imaginer le faire, comment s'expliquer. Il avait entendu des mots dans sa tête. Il manquait à sa mère. Je dois rêver, se disait-il, et quand Alicia interrompit ses pensées en levant impatiemment son jeu, il se contenta de secouer la tête.

— Ce n'est rien, lui dit-il. Allez, à toi de jouer.

Tout aussi réveillé à cette heure – une heure après la mi-nuit sur le journal de la Garde –, Sam Chou n'aspirait qu'à son lit douillet et aux bras affectueux de sa femme. Mais Sandy dormait au Sanctuaire – elle s'était portée volontaire pour remplacer April jusqu'à ce qu'on trouve quelqu'un d'autre –, il souffrait de cette rupture dans sa routine et il se retrouvait tout seul, à contempler le plafond. Il était aussi troublé par un sentiment qu'il avait reconnu comme de la gêne alors que le jour se changeait en nuit. Cette drôle d'histoire à la cellule, il ne pouvait pas tout à fait se l'expliquer. Dans la frénésie du moment, il avait honnêtement cru qu'il fallait prendre une décision. Mais au cours des heures suivantes, et après un passage au Sanctuaire pour aller voir ses enfants – qui n'avaient pas l'air d'aller si mal que ça, finalement –, ses convictions sur toute l'affaire Caleb s'étaient considérablement tempérées. Au fond, Caleb n'était qu'un gamin, et Sam ne voyait pas en quoi son bannissement arrangerait quoi que ce soit. Il se sentait un peu coupable d'avoir manipulé Belle comme il l'avait fait – avec Rey en bas à la Centrale, elle devait être à moitié folle d'angoisse. Par ailleurs, il détestait cordialement Alicia – pour qui se prenait-elle, celle-là ? –, mais force lui était d'admettre que compte tenu des circonstances, avec ce crétin de Milo qui l'asticotait, heureusement qu'elle avait été là. Qui sait ce qui aurait pu arriver sinon. Quand Sam avait parlé avec Milo, par la suite, des conversations de la journée – selon lesquelles si la Maisonnée ne faisait rien, ils seraient obligés de jeter le pauvre gamin dehors eux-mêmes –, et avait suggéré qu'ils réfléchissent à tout ça : « Attendons de voir de quoi ça aura l'air demain, après une bonne nuit de sommeil », Milo avait réagi avec un soulagement non dissimulé. « D'accord, bien sûr, avait dit Milo Darrell. Tu n'as pas tort. On verra bien demain. »

Et donc Sam se sentait un peu morveux maintenant, morveux et légèrement dérouté, parce que ça ne lui ressemblait pas de se fâcher comme ça. Absolument pas, même. Pendant une seconde, là-bas, devant la cellule, il l'avait vraiment pensé : quelqu'un devait payer. Peu importait que ce ne soit qu'un pauvre gamin sans défense qui pensait sans doute que quelqu'un sur la passerelle lui avait dit d'ouvrir la porte. Mais le plus extraordinaire encore, c'était que pendant tout ce temps il n'avait pas beaucoup, voire carrément pas pensé à la fille, la Marcheuse, qui était à l'origine de toute l'affaire. En regardant les lumières jouer sur les poutres, au-dessus de son lit, il s'interrogeait sur tout ça. Mon Dieu, se disait-il, après tant d'années, une Marcheuse. Et pas n'importe quelle Marcheuse – une gamine.

Sam n'était pas de ceux qui croyaient que l'Armée allait encore venir – il fallait en tenir une couche pour le penser après tout ce temps –, mais cette gamine, ça voulait dire quelque chose. Ça voulait dire qu'il y avait encore quelqu'un de vivant, là, dehors. Peut-être des tas de quelqu'un. Et quand il y réfléchissait, l'idée le mettait étrangement... mal à l'aise. Quant à savoir pourquoi, il n'arrivait pas à mettre le doigt dessus, sauf que l'existence même de cette fille, cette Fille de nulle part, ressemblait à une pièce de puzzle qui n'allait pas avec le reste. Et si tous ces quelqu'un sortaient comme ça, de nulle part ? Et si elle n'était que le début d'une nouvelle vague entière de Marcheurs venus chercher la sécurité sous les lumières ? Il n'y avait qu'une quantité limitée de vivres et d'énergie pour tout le monde. D'accord, au tout début, il devait paraître trop cruel d'envoyer promener des Marcheurs, mais la situation avait un peu évolué, maintenant, non ? Combien d'années avaient passé ? La situation avait trouvé une sorte d'équilibre, non ? Parce que le fait était que Sam Chou aimait sa femme et qu'il n'était pas de ces éternels inquiets, angoissés, qui ruminaient des idées noires. Il connaissait des gens comme ça – à commencer par Milo –, et il trouvait que c'était insensé. D'accord, il pouvait arriver des choses terribles, mais quand en avait-il été autrement ? En attendant, il avait son lit, sa maison, sa femme et ses enfants, de quoi manger et s'habiller, et de la lumière pour assurer leur sécurité, alors que demander de mieux ? Et plus Sam y réfléchissait, plus il avait l'impression que ce n'était pas de Caleb qu'il fallait se préoccuper, mais de la fille. Peut-être même que dès le lendemain matin, c'est ce qu'il dirait à Milo : il fallait s'occuper de cette Fille de nulle part.

Michael Fisher ne dormait pas non plus. D'une façon générale, Michael considérait le sommeil comme une perte de temps. Encore une preuve des exigences déraisonnables que le corps imposait à l'esprit, et ses rêves, quand il se donnait la peine d'y repenser, lui faisaient plus ou moins l'impression d'être des versions revisitées de son état de veille – ils étaient pleins de circuits, d'interrupteurs, de rupteurs, de relais et d'un millier de problèmes à résoudre, et il se réveillait moins reposé que projeté en avant dans le temps, sans rien de tangible pour compenser ces heures perdues.

Mais ce n'était pas le cas cette nuit-là. Cette nuit-là, Michael Fisher était plus réveillé qu'il ne le serait de toute sa vie. Le contenu de la puce, qui s'était abondamment déversé dans l'unité centrale, en un véritable déluge de données, n'était rien de moins qu'une réécriture du monde. C'était cette nouvelle découverte qui avait inspiré à Michael l'idée risquée – qu'il mettait à exécution en ce moment même – de faire monter une antenne jusqu'en haut du Mur. Il était parti du toit du Transfo, où il avait relié une bobine de vingt mètres de fil de cuivre à nu de trois millimètres de diamètre à l'antenne qu'ils avaient fait passer dans la cheminée, des mois auparavant. Deux autres bobines l'avaient amené au pied du Mur. Voilà pour le cuivre qu'il avait sous la main. Pour le reste, il avait décidé d'utiliser un câble à haute tension isolé qu'il allait être obligé de dénuder à la main. Le tout, maintenant, était de le faire arriver en haut du Mur sans se faire repérer par la Garde. Ayant récupéré deux bobines de plus dans l'Entrepôt, il se tenait dans un coin sombre, sous l'un des étais, en soupesant les options. L'échelle la plus proche, à vingt mètres sur sa gauche, montait vers la plateforme Neuf ; il n'avait aucune chance d'y grimper sans se faire repérer. Il y avait une deuxième échelle à mi-chemin des plateformes Sept et Huit, qui aurait été idéale – en dehors des coureurs qui la prenaient parfois comme raccourci entre la Sept et la Dix, presque personne ne l'empruntait, mais il n'avait pas assez de câble pour aller aussi loin.

Il ne lui restait plus qu'une solution : emporter une bobine vers l'échelle la plus éloignée, suivre la passerelle jusqu'au-dessus de la Percée, fixer le bout du câble, le faire tomber vers le sol et redescendre relier le deuxième câble au premier. Tout ça sans se faire repérer, naturellement.

Michael s'agenouilla, prit ses pinces coupantes dans le vieux sac à dos en toile qui lui servait de trousse à outils et se mit au boulot. Il dévida la bobine de câble et arracha la gaine de plastique qui l'entourait tout en guettant le bruit des pas qui trahirait le passage du coureur au-dessus de sa tête. Pendant qu'il dénudait et réenroulait le câble, il avait entendu passer deux coureurs ; il était à peu près tranquille : il avait quelques minutes devant lui avant le passage du suivant. Il rangea le tout dans son sac à dos, se hâta de regagner l'échelle, inspira un bon coup et commença à grimper.

Michael avait toujours eu un problème : rien que de monter sur une chaise, il avait le vertige, ce dont, déterminé comme il l'était, il avait oublié de tenir compte dans ses calculs, et le temps d'arriver en haut de l'échelle – une ascension de vingt mètres qui lui parut faire dix fois plus –, il se prit à douter du bon sens de toute l'entreprise. Son cœur cognait contre ses côtes comme un oiseau paniqué. Ses membres s'étaient changés en gélatine. S'engager sur la passerelle, une grille suspendue au-dessus de la gueule du vide, exigerait de lui un effort de volonté considérable. La sueur lui piquait déjà les yeux lorsqu'il franchit le dernier barreau et prit pied – ou plutôt se glissa sur le ventre – sur le caillebotis métallique. Sous la lumière aveuglante, et sans les points de repère habituels du sol et du ciel pour s'orienter, tout lui semblait plus grand et plus proche, d'une vivacité magnifiée. Enfin, au moins, personne ne l'avait repéré. Il releva prudemment la tête : la plateforme Huit lui apparut, à cent mètres sur sa gauche. Vide. Aucun garde en poste. Pourquoi cela, Michael l'ignorait, mais il pensa que c'était bon signe. S'il faisait vite, il serait rentré au Transfo sans que personne le sache.

Il suivit donc la passerelle, et lorsqu'il arriva au but, il commençait à se sentir mieux – beaucoup mieux. Sa peur s'était apaisée, remplacée par l'impression revigorante que ça pouvait marcher. Ça allait marcher. La plateforme Huit était toujours déserte ; celui ou celle qui était censé s'y trouver aurait probablement de gros ennuis, mais le fait qu'elle ne soit pas occupée offrait à Michael l'opportunité dont il avait besoin. Il s'agenouilla sur la passerelle et tira la bobine de câble de son sac à dos. Construite dans un alliage de titane, la passerelle elle-même constituerait un conducteur très utile, ajoutant ses propriétés électromagnétiques à celles du câble. Dans le fond, Michael changeait tout le périmètre en une antenne géante. À l'aide d'une clé, il défit l'un des boulons qui fixaient le dessus de la passerelle à son support, passa le câble dénudé dans l'interstice et remit le boulon. Puis il laissa tomber la bobine par-dessus bord, guettant le choc sourd indiquant qu'elle avait touché terre.

Amy, pensa-t-il. Qui aurait pensé que la Fille de nulle part avait un nom pareil ? Amy...

Ce que Michael ne savait pas, c'est que la plateforme de tir numéro Huit était déserte parce que la garde de faction, Dana Curtis, Première Famille et membre de la Maisonnée, gisait déjà morte au pied du Mur. Jimmy l'avait tuée juste après avoir tué Soo Ramirez. Qu'il n'avait pas, honnêtement, l'intention de tuer ; il voulait juste lui parler. Lui dire au revoir ? Je suis désolé ? Je t'ai toujours aimée ? Quoi qu'il en soit, une chose en entraînant une autre dans le déroulement étrangement inexorable de cette nuit-là, la nuit des Couteaux et des Étoiles, maintenant tous les trois étaient morts.

Galen Strauss, arrivant de la direction opposée, avait assisté à ces événements comme par le gros bout d'une lorgnette : une tache de couleurs et de mouvements dans le lointain, bien au-delà de son champ de vision. Si quelqu'un d'autre avait monté la garde sur la plateforme Dix, cette nuit-là, quelqu'un qui aurait eu une meilleure vue, qui n'aurait pas été en train de devenir aveugle à cause d'un glaucome aigu comme Galen Strauss, une image plus claire des événements aurait pu émerger. Les choses étant ce qu'elles étaient, personne, en dehors des individus directement concernés, ne saurait jamais ce qui s'était passé sur la plateforme de tir Neuf, et même ceux-là n'y avaient rien compris.

Or voici ce qui s'y passa.

La garde Soo Ramirez, les pensées flottant encore au gré des pages de Belle du bal, et plus particulièrement de la scène de la voiture à cheval, pendant l'orage, si bien rendue qu'elle se la rappelait pratiquement mot à mot – Lorsque les cieux s'ouvrirent, Talbot saisit Charlene dans ses bras puissants, sa bouche rencontra ses lèvres avec une force irrésistible, ses doigts trouvèrent la courbe soyeuse de son sein, et des vagues de passion rugirent en elle... – se retourna et vit Jimmy se hisser sur la plateforme. Sa première impression, au-delà de l'irritation (elle n'appréciait pas cette intrusion, il était en retard), fut qu'il se comportait curieusement. Il n'est pas comme d'habitude, songea-t-elle. Ce n'est pas le Jimmy que je connais. Il resta un moment planté là, le corps pareil à un sac vide, plissant les yeux d'un air perplexe dans la lumière. On aurait dit un homme qui était venu faire une déclaration et avait oublié son texte. Soo avait une idée de ce que pouvait être cette annonce – elle avait le sentiment, depuis un certain temps, que Jimmy pensait à eux deux comme à plus que de simples amis –, et en d'autres circonstances, elle aurait pu être contente de la lui entendre prononcer. Mais pas là, pas maintenant. Pas ce soir, sur la plateforme de tir Neuf.

— C'est ses yeux, dit-il faiblement, comme pour lui-même. Du moins, je pensais que c'était ses yeux.

Soo s'approcha de lui. Il avait le visage détourné, comme s'il ne pouvait se résoudre à la regarder.

— Jimmy ? Quels yeux ?

Il ne lui répondit pas. Il porta la main à son pull et se mit à tirer dessus comme un garçon nerveux.

— Tu ne le sens pas, Soo ?

— Jimmy ? De quoi tu parles ?

Il avait commencé à cligner des yeux. De grosses larmes brillantes comme des joyaux roulèrent sur ses joues.

— Bon sang, ils sont tous tellement tristes.

Il lui arrivait quelque chose, Soo le voyait bien, quelque chose de moche. D'un mouvement brusque, il passa son pull par-dessus sa tête et le jeta dans le vide, au bord de la plateforme. Sa poitrine était lustrée par la sueur qui brillait à la lumière.

— Ces vêtements, grommela-t-il. C'est ça. Je ne supporte pas ces fichus vêtements.

Elle avait laissé son arbalète appuyée contre le rempart. Elle se tourna pour la récupérer, trop tard. Jimmy l'attrapa par-derrière, passa les mains sous ses bras, les glissa derrière sa nuque, puis – un soudain mouvement de torsion – il y eut un claquement à la base de son cou ; et juste comme ça, son corps s'en alla, son corps n'exista plus, son corps cessa d'être. Elle essaya de crier, mais aucun son ne sortit de sa gorge. Des papillons lumineux voletèrent devant ses yeux, comme des échardes argentées. – Oh, Talbot, gémit Charlene alors qu'il se plaquait contre elle, incapable de repousser la suave invasion de sa virilité, oh, Talbot. Oui, mettons fin à ce jeu absurde... Elle était bien consciente que quelqu'un d'autre s'approchait. elle entendait un bruit de pas sur la passerelle où elle gisait désormais, impuissante. Ensuite, le bruit d'un carreau d'arbalète, et un cri étouffé, à peine plus qu'une inspiration. Elle était dans le vide maintenant, Jimmy la soulevait. Il allait la jeter par-dessus le Mur. Elle regretta de ne pas avoir vécu une autre vie, mais c'était celle qu'elle avait eue, elle ne voulait pas la quitter encore, et pourtant elle tombait, chutait, plus bas, toujours plus bas.

Elle était encore vivante quand elle s'écrasa au sol. Le temps s'était ralenti, inversé, avait repris son cours. Les lumières brillaient dans ses yeux ; dans sa bouche, un goût de sang. Au-dessus d'elle, elle vit Jimmy debout à la limite des filets, tout nu et brillant, et soudain lui aussi disparut.

Au tout dernier instant, avant que toute pensée la quitte, elle entendit la voix du coureur, Kip Darrell, qui criait du rempart, très haut, au-dessus :

— Visu ! On a un visu ! Oh, putain ! Il y en a partout !

Mais ces paroles, il les prononça dans le noir. Toutes les lumières s'étaient éteintes.