36.

L'assemblée avait été fixée à la mi-journée, sous un ciel endeuillé, lourd d'une pluie qui ne voulait pas tomber. Toutes les âmes étaient réunies au Solarium où l'on avait apporté la grande table du Sanctuaire. Devant l'assistance étaient assis deux hommes : Walter Fisher et Ian Patal. Walter était comme d'habitude, un désastre de cheveux gras en bataille, d'yeux chassieux et de vêtements crasseux, probablement les mêmes depuis le début de la saison. Le fait qu'il remplisse désormais la fonction de chef de la Maisonnée, ou de ce qui en restait, augurait bien mal de la suite, se dit Peter.

Ian avait l'air beaucoup moins minable, mais depuis les événements de la nuit, il paraissait confus, irrésolu. Il avait le plus grand mal à faire régner l'ordre au sein de l'assemblée. Pour Peter, son rôle précis n'était pas très clair – siégeait-il en tant que Patal ou que premier capitaine ? –, mais ça paraissait peu important, beaucoup trop théorique pour qu'on s'en inquiète. Pour le moment, il faisait office de responsable.

Debout auprès d'Alicia, Peter parcourut la foule du regard. Tantine n'était pas là, ce qui n'avait rien d'étonnant : il y avait des années qu'elle n'assistait plus aux réunions publiques de la Maisonnée. Parmi les absents, il y avait aussi Michael, qui était retourné au Transfo, et Sara, qui était encore à l'Infirmerie. Peter repéra Gloria, debout dans les premiers rangs, mais pas Sanjay, dont le sort, tout comme celui du Vieux Chou, suscitait bien des suppositions dans la foule, autour de lui, un bourdonnement inquiet de la part des gens qui n'avaient tout simplement aucune idée de ce qui leur arrivait. Ce qu'il entendait, jusque-là, n'était que de l'inquiétude ; ce n'était pas encore la panique complète, mais Peter pensait que ce n'était qu'une question de temps : la nuit allait revenir.

Les autres visages qu'il voyait – et aurait bien préféré ne pas voir – étaient ceux de gens qui avaient perdu quelqu'un, un conjoint, un enfant ou un parent, au cours de l'attaque. C'était le cas de Cort Ramirez et de Russell Curtis, le mari de Dana, entouré de ses filles, Ellie et Kat, tous trois l'air assommé ; Karen Molyneau et ses deux filles, Alice et Avery, le visage ravagé par le chagrin ; Milo et Penny Darrell, dont le fils Kip, un coureur, venait d'avoir quinze ans – c'était la plus jeune victime ; Hodd et Lisa Greenberg, les parents de Sunny ; Addy Phillips et Tracey Strauss, qui semblait privée de toute vitalité, comme si elle avait vieilli de dix ans pendant la nuit ; Constance Chou, la jeune épouse du Vieux Chou, qui serrait farouchement contre elle leur fille, Darla, l'air de redouter qu'elle disparaisse elle aussi. C'était à cette masse de survivants désespérés – car ils étaient massés comme un organisme unique, unis par la perte d'un être cher, isolés des autres par une force magnétique qui les attirait et les repoussait à la fois – que Ian parut adresser ses paroles lorsque la foule se tut assez longtemps pour lui permettre de se faire entendre.

Il commença par un rappel des faits, que Peter connaissait déjà, plus ou moins. Peu après la mi-nuit, pour des raisons inexpliquées, les lumières s'étaient éteintes. L'extinction avait été apparemment provoquée par une surtension, qui avait fait sauter le disjoncteur principal. Au moment de l'incident, la seule personne présente au Transfo était Elton, qui dormait au fond ; l'ingénieur de service, Michael Fisher, était sorti un instant pour aller actionner manuellement l'aération de la batterie d'accumulateurs, laissant la console sans surveillance. Ce pour quoi, assura Ian à la foule, Michael n'était pas à blâmer : quitter le Transfo pour ventiler les accus était une procédure parfaitement justifiée, et il n'avait aucun moyen de prévoir la surtension qui ferait disjoncter le compteur. L'un dans l'autre, les lumières avaient été coupées un peu moins de trois minutes – le temps qu'il avait fallu à Michael pour revenir en courant et réarmer le disjoncteur, mais pendant ce bref intervalle, le Mur avait été franchi. Le dernier rapport faisait état d'un regroupement substantiel le long de la ligne de feu. Lorsque le courant était revenu, on déplorait la perte de trois âmes : Jimmy Molyneau, Soo Ramirez et Dana Curtis. Tous avaient été repérés au pied du Mur, alors que leur corps était emporté.

Ce n'était que la première vague de l'attaque. Ian eut le plus grand mal à rester maître de lui-même pour leur raconter la suite des événements. Le premier groupe, le plus important, s'était dispersé lorsqu'un deuxième groupe, plus petit, un triplet, s'était approché par le sud et avait lancé un assaut sur le Mur près de la plateforme Six – la même plateforme où, seize jours plus tôt, Arlo Wilson avait tué la grande femelle à la tignasse caractéristique. La faille entre les plaques qui lui avait permis d'escalader le Mur avait été réparée depuis ; les trois individus n'avaient donc pas trouvé de prise, mais telle n'était apparemment pas leur intention. À ce moment, la Garde était complètement désemparée. Tout le monde se précipitait vers la plateforme Six. Les trois viruls avaient tenté de grimper, de façon répétée, sous une pluie de flèches et de carreaux d'arbalète ; pendant ce temps-là, à la plateforme Neuf, désertée, un troisième triplet – soit une partie du premier groupe qui s'était divisé, soit un autre groupe totalement différent – avait réussi à se frayer un chemin par-dessus le Mur.

Ils avaient foncé droit sur la passerelle.

Ç'avait été la mêlée générale. Il n'y avait pas d'autre mot. Avant que le groupe soit repoussé, trois autres gardes avaient été tués : Gar Phillips, Aidan Strauss et Kip Darrell, le coureur qui avait le premier annoncé le regroupement de triplets à la ligne de feu. Une quatrième, Sunny Greenberg, qui avait quitté son poste à la cellule pour participer au combat, manquait à l'appel et était présumée perdue. Au nombre des disparus figurait aussi – là, Ian s'interrompit, l'air profondément troublé – le Vieux Chou. Constance s'était réveillée aux petites heures du matin et avait découvert son absence ; personne ne l'avait vu depuis. Il semblait donc probable, bien qu'on n'en ait pas de preuve directe, qu'il ait quitté la maison au cœur de la nuit pour aller au Mur, où il avait été emporté avec les autres. Aucun virul n'avait été éliminé. Pas un seul.

— C'est tout, dit Ian. C'est tout ce que nous savons.

Il se passait quelque chose, se dit Peter. La foule le sentait aussi. Jamais personne n'avait assisté à une attaque pareille, d'une telle qualité tactique. Ce qui y ressemblait le plus aurait été la nuit de Ténèbres, mais même alors, les viruls n'avaient pas paru monter un assaut organisé. Quand les lumières s'étaient éteintes, Peter avait couru avec Alicia du parking de caravanes vers le Mur pour combattre avec les autres, mais Ian leur avait ordonné à tous les deux d'aller au Sanctuaire, qui était resté sans défense, dans le chaos. Ce qu'ils avaient vu et entendu de là-bas était amorti par la distance, et aggravé par elle. C'est sur le Mur qu'ils auraient dû être, ils le savaient.

Une voix s'éleva, couvrant les murmures de la foule :

— Et la Centrale ?

C'était Milo Darrell. Il serrait sa femme, Penny, contre lui.

— Pour autant que nous le sachions, Milo, elle est encore sécurisée, répondit Ian. Michael dit que le courant arrive toujours.

— Mais vous avez dit qu'il y avait eu une surtension ! Quelqu'un devrait descendre voir ce qui se passe. Et Sanjay ? Où est-il ?

Ian hésita, l'air presque gêné.

— J'y arrivais, Milo. Sanjay est malade. Pour le moment, c'est Walter, ici présent, qui fait office de chef.

— Walter ? C'est une blague !

Walter sembla reprendre ses esprits. Il se raidit sur son siège et leva son visage bouffi vers l'assemblée.

— Hé là, une minute... !

Mais Milo revint à la charge.

— Walter est un ivrogne, lança-t-il un ton plus haut, prenant de l'assurance. Un ivrogne et un fumiste. Tout le monde le sait. Qui est vraiment responsable, ici, Ian ? C'est vous ? Parce que moi, je ne vois personne. Alors je vais vous dire, ouvrez l'Armurerie, et que tout ceux qui le veulent montent la garde. Et que quelqu'un descende tout de suite à la Centrale.

Un bourdonnement approbateur parcourut la foule. Satané Milo, pensa Peter. Qu'essayait-il de faire ? Il voulait provoquer une émeute ? Il jeta un coup d'œil en coin à Alicia ; elle regardait Milo avec intensité, comme prête à bondir, les bras légèrement écartés. Sur ses gardes. Vigilance, vigilance...

— Je suis désolé pour ton garçon, répliqua Ian, mais ce n'est pas le moment de faire n'importe quoi. Laissons la Garde s'occuper de ça.

Milo ne prit même pas la peine de lui répondre. Il parcourut l'assemblée du regard.

— Vous avez entendu ? Ian a dit qu'ils étaient organisés. Eh ben, peut-être qu'on ferait mieux de s'organiser nous aussi. Si la Garde ne veut rien faire, moi, je dis que c'est à nous d'agir.

— Et jets, Milo ! Du calme ! Les gens ont peur et tu n'arranges pas les choses.

Sam Chou s'avança ensuite pour prendre la parole.

— Pas étonnant qu'ils aient peur. Caleb a laissé entrer cette fille ici, et maintenant quoi ? Onze morts ? C'est à cause d'elle qu'ils sont venus !

— On n'en sait rien, Sam.

— Moi, je le sais. Et tous les autres aussi. Caleb et cette fille, c'est comme ça que tout a commencé. Je dis : finissons-en avec eux aussi.

C'est alors que Peter les entendit, les voix qui se faisaient entendre un peu partout :

— La fille, la fille ! disaient les gens. Il a raison. C'est la fille.

— Et que voulez-vous qu'on y fasse au juste ?

— Ce que je veux que vous fassiez ? releva Sam. Ce que vous auriez déjà dû faire : les bannir ! (Il se tourna vers la foule.) Écoutez-moi, vous tous ! La Garde ne veut pas le dire, alors moi, je vais le faire. Les flèches ne peuvent pas nous protéger, pas contre ça. Je dis qu'il faut les fiche dehors, et tout de suite !

À ces mots, une première voix se leva en écho, puis une autre, et encore une autre, formant un chœur :

— Fichons-les dehors ! Fichons-les dehors ! Fichons-les dehors !

C'était comme si une vie d'angoisse venait soudain de rompre ses digues, se dit Peter. Devant la foule, Ian agitait les bras, réclamait l'attention en braillant. La scène paraissait sur le point de basculer dans la violence, dans quelque chose de terrible. Rien ne pourrait l'empêcher. La façade d'ordre venait de voler en éclats.

C'est alors qu'il fut certain d'une chose : il devait faire sortir la fille d'ici. Et Caleb aussi, dont le sort était maintenant lié au sien. Mais où pourraient-ils aller ? Où seraient-ils en sûreté ?

Il se tourna vers Alicia. Elle n'était plus là.

Et puis il la revit. Elle avait joué des coudes dans la foule en furie. D'un bond agile, elle sauta sur la table et fit face à l'assemblée.

— Taisez-vous tous ! cria-t-elle.

Autour de lui, Peter sentit la foule se crisper. Une angoisse nouvelle coula dans ses veines. Liss, pensa-t-il, qu'est-ce que tu fais ?

— Ce n'est pas pour elle qu'ils sont là, déclara Alicia. C'est à cause de moi.

— Descends, Liss ! gueula Sam. Tu n'as pas à nous dire ce qu'on doit faire !

— Je m'adresse à vous tous ! C'est ma faute. Ce n'est pas la fille qu'ils veulent, c'est moi. C'est moi qui ai incendié la bibliothèque. C'est ce qui a mis le feu aux poudres. C'était un de leurs nids, et en revenant ici je les ai menés vers vous. Si vous devez bannir quelqu'un, c'est moi. C'est par ma faute que ces gens sont morts.

Milo Darrell déclencha les hostilités en plongeant vers la table. Impossible de dire s'il essayait de se jeter sur Alicia, Ian ou même Walter ; quoi qu'il en soit, cette provocation déchaîna une soudaine vague d'agressivité, et tout le monde se mit à se pousser et à se bousculer. La foule se précipita en avant, masse vaguement coordonnée propulsée par une énergie intrinsèque. La table fut renversée ; Peter vit Alicia tomber à la renverse, submergée par la meute. Les gens criaient, hurlaient. Ceux qui avaient des enfants tentèrent de fuir pendant que les autres faisaient mouvement vers l'avant. Peter n'avait plus qu'une idée : rejoindre Alicia. Mais alors qu'il s'efforçait d'avancer, il fut à son tour broyé entre tous ces corps. Il sentit son pied heurter une masse par terre – il avait marché sur quelqu'un. Il bascula vers l'avant et vit qu'il s'agissait de Jacob Curtis. Le malheureux était tombé à genoux, les mains sur la tête en guise de bouclier contre tous ces gens qui le piétinaient. Ils se rentrèrent dedans avec un grognement, Peter sautant par-dessus le large dos du gamin. Il se retrouva à quatre pattes, se propulsa à nouveau en avant et se releva au milieu d'une masse de bras et de jambes, fendant cette marée humaine comme un nageur, repoussant les corps sur les côtés. C'est alors qu'il reçut sur la tête un coup qui lui parut délibéré, et sa vision s'embrasa. Il se retourna, prit son élan, et son poing atterrit brutalement sur un visage barbu, au front large. Il ne comprit que plus tard que c'était Hodd Greenberg, le père de Sunny. À ce moment-là, il avait réussi à se rapprocher d'Alicia. Elle était par terre, visible par intermittence à travers la meute qui la cernait. Comme Jacob, elle se protégeait la tête avec les mains, et elle était roulée en boule, espérant offrir le moins de prise possible aux coups de pied et de poing qui s'abattaient sur elle.

La question ne se posait même pas. Peter dégaina son couteau.

Ce qui aurait pu arriver ensuite, il ne le saurait jamais. De la porte principale arriva une deuxième horde : la Garde. Ben et Galen, brandissant des arbalètes, Dale Levine et Vivian Chou, Hollis Wilson et les autres. L'arbalète bandée, ils formèrent rapidement une ligne de défense entre la table et la foule, faisant reculer précipitamment tout le monde.

— Rentrez chez vous ! beugla Ian, écarlate de colère.

Il avait les cheveux trempés de sang, qui dégoulinait sur son visage et coulait dans son col. De ses lèvres jaillissaient des postillons d'écume qui accrochaient la lumière. Il balaya la foule de son arbalète comme s'il se demandait sur qui tirer en premier.

— Je proclame la suspension de la Maisonnée et la loi martiale ! Le couvre-feu prend effet immédiatement !

Tout paraissait suspendu dans un silence friable. La foule s'était écartée d'Alicia qui était maintenant à découvert. Peter se laissa tomber à genoux à côté d'elle. Elle tourna la tête vers lui, les yeux exorbités, très blancs dans son visage strié de traces noires.

Elle articula un unique mot, d'un ton pressant :

— Vas-y.

Il se leva et recula, se fondant dans la foule – des gens debout, d'autres par terre, quelques-uns qu'on aidait à se relever. Tout le monde était couvert de poussière. Peter en avait jusque dans la bouche. Walter Fisher, assis près de la table renversée, se tenait le côté de la tête. Sam et Milo n'étaient plus visibles. Comme Peter, ils s'étaient évaporés.

Deux gardes, Galen et Hollis, s'avancèrent et aidèrent Alicia à se relever. Elle n'offrit pas de résistance lorsque Ian lui prit ses couteaux. Peter vit, à sa façon de se tenir, qu'elle était blessée ; son corps semblait en même temps rigide et tout mou, comme si elle contrôlait la douleur. Elle avait une trace de sang sur la joue et une autre sur le coude. Sa tresse était défaite. La manche de son pull, arrachée, était en lambeaux. Ian et Galen la soutenaient, chacun d'un côté, comme une prisonnière. C'est alors que Peter comprit : en attirant la fureur de la foule sur elle, elle l'avait détournée de la fille, leur faisant gagner un peu de temps. Ne serait-ce que pour empêcher la meute de se déchaîner, Ian serait obligé de la mettre en cellule, maintenant. Tiens-toi prêt, lui avaient dit ses yeux.

— Alicia Donadio, dit Ian, assez fort pour que tous l'entendent. Tu es en état d'arrestation sous le chef d'accusation de trahison.

— Jetez cette putain dehors ! Tout de suite ! cria quelqu'un.

— Silence ! fit Ian, mais sa voix était faible, tremblante. Et c'est sérieux. Rentrez chez vous immédiatement. La porte principale restera fermée jusqu'à nouvel ordre. Toute personne vue hors des Murs et aux alentours sera arrêtée par la Garde. Toute personne portant une arme sera abattue sans sommation. Et n'allez pas vous imaginer que ce sont des paroles en l'air.

Puis, sous les yeux impuissants de Peter, dans un monde qui lui était devenu complètement étranger, parmi des gens qu'il ne connaissait plus, la Garde emmena Alicia.