45.

Le jour commençait à décliner lorsqu'ils arrivèrent dans un paysage de ruines immenses.

Peter était au volant du premier Humvee, Caleb sur le siège passager, à côté de lui, la carte sur les genoux. La chaussée de l'autoroute avait pratiquement disparu sous une houle de terre pâle, craquelée. Alicia, sur le toit, observait le territoire avec les jumelles.

— Caleb, où est-ce qu'on est, là ?

Caleb tortilla la carte dans tous les sens et finit par se démancher le cou pour demander à Alicia, sur le toit :

— Tu vois la 215 ?

— C'est quoi, la 215 ?

— Une autre autoroute comme celle-ci ! On devrait la couper !

— Je ne savais même pas qu'on était sur une autoroute !

Peter arrêta le véhicule et récupéra la radio, à ses pieds.

— Sara, où en est ta jauge à essence ?

Un crépitement de parasites, puis la voix de Sara :

— Le quart du réservoir. Peut-être un peu plus.

— Je voudrais parler à Hollis.

Il regarda, dans le rétroviseur, Hollis, son bras blessé en écharpe, descendre du poste de mitrailleuse et prendre la radio des mains de Sara.

— J'ai peur qu'on ait perdu la route, dit Peter. Et il faudrait qu'on trouve de l'essence, aussi.

— Il y a un aéroport, dans le coin ?

Peter prit la carte des mains de Caleb et la regarda.

— Oui. Si on est toujours sur la 15, il devrait être droit devant nous, à l'est. Alicia ! fit-il en élevant la voix, tu vois quelque chose qui ressemble à un aéroport ?

— Comment tu veux que je sache à quoi ressemble un aéroport ?

Par la radio, Hollis intervint :

— Dis-lui de chercher des réservoirs d'essence. Des gros.

— Liss, tu vois des réservoirs d'essence ?

Alicia redescendit dans l'habitacle. Elle avait la figure couverte de poussière. Elle se rinça la bouche à sa gourde et cracha par la vitre.

— Droit devant, à cinq kilomètres à peu près.

— Tu es sûre ?

Elle hocha la tête.

— Il y a un pont droit devant. Ça pourrait être l'échangeur de la 215. Et si c'est ça, l'aéroport est juste derrière.

Peter reprit la radio.

— Liss dit qu'elle croit le voir, droit devant. On y va.

— Vigilance, vigilance, cousin !

Peter enclencha une vitesse et redémarra. Ils arrivaient, par le sud, à la périphérie d'une agglomération, dans une plaine dénudée semée de plaques de mauvaises herbes. À l'ouest, les montagnes se teintaient de mauve. Leur masse dressée sur le ciel évoquait le dos de gigantesques animaux du désert qui auraient surgi de terre. Peter regarda les bâtiments du centre-ville commencer à prendre forme devant le pare-brise, esquisser un schéma de structures baignées d'une lumière dorée. Il était impossible de dire s'ils étaient grands, ou à quelle distance ils se trouvaient. Sur le siège arrière, Amy avait enlevé ses lunettes et regardait, en plissant les paupières, par la vitre. Sara avait bien réussi à lui couper les cheveux. Ce qui restait de cet amas sauvage formait un casque sombre, net, qui épousait la courbe de ses joues.

Ils arrivèrent à l'échangeur. Le pont avait disparu. La travée s'était effondrée sur l'autoroute, en dessous, la métamorphosant en un canyon plein d'énormes dalles de béton fracassées, de voitures et de débris divers, rigoureusement infranchissable. Il n'y avait rien à faire, ils devaient trouver une voie de contournement. Peter reprit vers l'est, en suivant l'autoroute en contrebas. Quelques minutes plus tard, ils parvenaient à un deuxième pont autoroutier, qui paraissait intact. C'était un pari, mais ils commençaient à manquer de temps.

Par radio, il contacta Sara :

— Je vais essayer de passer. Attendez qu'on soit de l'autre côté.

La chance était avec eux. Ils traversèrent sans incident et, en attendant que Sara les rejoigne, Peter reprit la carte des mains de Caleb. Sauf erreur, ils étaient sur Las Vegas Boulevard. L'aéroport, avec ses réservoirs d'essence, devait être complètement à l'est.

Ils accélérèrent. Le paysage commença à changer, se remplissant de constructions et de véhicules abandonnés, la plupart tournés vers le sud, comme s'ils tentaient de quitter la ville.

— Des camions de l'Armée, dit Caleb.

Une minute plus tard, ils virent le premier char d'assaut. Il était retourné au milieu de la route, comme une énorme tortue sur le dos. Les chenillettes avaient été arrachées des roues.

Alicia s'accroupit et passa la tête dans l'habitacle du Humvee.

— Avance doucement, dit-elle.

Peter fit un détour pour éviter le tank renversé. Ce qui les attendait était désormais évident : un périmètre défensif. Ils avançaient à travers un vaste champ jonché d'épaves de chars d'assaut et d'autres véhicules. Peter vit plus loin, vers l'avant, une ligne de sacs de sable adossée à une barrière de béton couronnée de rouleaux de fil de fer barbelé.

— Et maintenant, qu'est-ce que tu proposes ? demanda Sara, à la radio.

— Il faut qu'on fasse le tour, d'une façon ou d'une autre.

Il lâcha le bouton de communication et éleva la voix pour parler à Alicia, qui scrutait les environs à la jumelle.

— Liss ! Est ou ouest ?

Elle replongea à l'intérieur.

— Ouest. Je crois voir une brèche dans le mur.

Il commençait à être tard. L'attaque de la veille les avait tous ébranlés. Les dernières largeurs de main de jour étaient un entonnoir qui les entraînait vers la nuit. À chaque minute qui passait, les décisions qu'ils prenaient devenaient plus irrévocables.

— Alicia a dit par l'ouest, fit Peter, à la radio.

— Ça va nous éloigner de l'aéroport.

— Je sais. Repasse-moi Hollis.

Il attendit que Hollis accuse réception, puis continua :

— Je pense qu'on va être obligés d'utiliser l'essence qui nous reste afin de trouver un endroit pour cette nuit. Dans tous ces bâtiments, il doit bien y avoir quelque chose qui conviendra. On pourra retourner vers l'aéroport demain matin.

Hollis s'exprimait sur un ton calme, mais Peter discernait une certaine tension dans sa voix.

— À toi de décider.

Il jeta par le rétroviseur un coup d'œil à Alicia, qui hocha la tête.

— On fait le tour, dit Peter.

La brèche dans le périmètre était une partie effondrée, irrégulière, de vingt mètres de largeur. Les vestiges d'un camion-citerne incendié gisaient tout près. Le chauffeur avait dû tenter de forcer le passage, pensa Peter.

Ils continuèrent. Le paysage changea à nouveau alors qu'ils entraient dans la ville. Le tissu urbain se densifiait. Personne ne parlait. On n'entendait que le ronflement du moteur et le raclement des mauvaises herbes sous le châssis du Humvee. Elles avaient réussi à reconquérir Las Vegas Boulevard. Une pancarte grinçante, encore suspendue au-dessus de la chaussée, se balançait dans le vent. Des bâtiments de plus en plus imposants dressaient leur masse monumentale au-dessus de la chaussée, mais leurs immenses façades étaient délabrées. Certains étaient incendiés, réduits à des cages vides de structures en acier, d'autres à moitié effondrés révélaient des compartiments pareils aux alvéoles d'une ruche grouillante de câbles et de fils. Quelques façades écroulées disparaissaient sous une forêt de lianes aériennes tandis que d'autres se dressaient, nues et dépouillées, sous des enseignes encore intactes portant des noms mystérieux : « Mandalay Bay », « Le Louxor », « New York, New York ». L'espace entre les bâtiments était jonché de vestiges de toutes sortes, si bien que Peter devait avancer à une allure de tortue. Des Humvee et des chars d'assaut, des postes de tir renforcés par des sacs de sable : les combats avaient fait rage, à cet endroit. Par deux fois, il dut s'arrêter complètement et chercher un chemin pour contourner un obstacle.

— On ne réussira jamais à passer à travers tout ça, dit enfin Peter. Caleb, trouve-moi un moyen de sortir d'ici.

Caleb le dirigea vers l'est, sur Tropicana. Mais cent mètres plus loin, la route était à nouveau obstruée par une montagne de débris. Peter fit demi-tour, retourna à l'intersection et repartit vers le nord. Cette fois, ils furent arrêtés par une deuxième barricade de béton.

— C'est un véritable labyrinthe.

Il fit une autre tentative, plus à l'est, mais la voie se révéla tout aussi infranchissable. Les ombres s'allongeaient. Ils avaient peut-être encore une demi-main de bonne lumière devant eux. Il comprit qu'ils avaient fait une erreur en prenant par le centre de la ville. Maintenant, ils étaient piégés.

Il reprit la radio sur le tableau de bord.

— Une idée, Sara ?

— On pourrait repartir par où on est venus.

— Le temps qu'on sorte d'ici, il ferait nuit. Et pas question de se retrouver à découvert au milieu de tous ces points élevés.

Alicia redescendit du toit.

— Il y a un bâtiment qui a l'air d'avoir tenu le coup, dit-elle très vite. Le long de cette rue, là-bas, à une centaine de mètres. On est passés devant tout à l'heure.

Peter relaya l'information au deuxième Humvee.

— De toute façon, on n'a pas vraiment le choix.

— Allons-y, répondit Hollis.

Ils rebroussèrent chemin.

Se tordant le cou pour regarder vers le haut à travers le pare-brise, Peter identifia l'immeuble que lui indiquait Alicia : une mince tour blanche, d'une hauteur fantastique, dressée vers le soleil, et dont le pied se perdait dans les ombres qui allaient en s'allongeant. Elle paraissait solide, mais évidemment, il ne voyait pas l'arrière, qui pouvait être complètement éventré. La structure était séparée de la route par un haut mur de maçonnerie et une masse confuse de verdure qui, lorsqu'il s'approcha, se révéla être une piscine envahie par la végétation. Il commençait à se demander avec angoisse comment il allait la traverser lorsqu'il arriva à une trouée dans les broussailles. Au même moment, Alicia l'appela :

— Tourne ici !

Il réussit à amener le Humvee juste au pied de la tour, et s'arrêta sous une espèce de portique entouré de plantes foisonnantes. Sara vint se ranger derrière lui. La façade du bâtiment était condamnée par des planches, l'entrée défendue par des sacs de sable. Sortant du véhicule, Peter eut soudain froid ; la température chutait.

Alicia ouvrit le compartiment arrière et leur passa précipitamment les paquetages et les armes.

— Ne prenez que le nécessaire pour cette nuit, ordonna-t-elle. Uniquement ce que vous pourrez transporter. Et toute l'eau que vous pourrez.

— Et les Humvee ? questionna Sara.

— Ils ne partiront pas tout seuls.

Alicia se passa un chapelet de grenades autour du cou et vérifia le chargeur de son fusil.

— Pataugas, tu vois un moyen d'entrer ? On commence à ne plus avoir de lumière, ici.

Caleb et Michael se démenaient furieusement pour arracher la planche qui obstruait une vitrine. Avec un craquement de contreplaqué fendu, elle se détacha du cadre, révélant une vitre incrustée de crasse. Un coup de barre à mine, et la vitre vola en éclats.

— Jets ! s'exclama Caleb en fronçant le nez. Qu'est-ce que c'est que cette puanteur ?

— On ne va pas tarder à le savoir, répliqua Alicia. Allez, tout le monde, on se bouge !

Peter et Alicia se glissèrent les premiers à travers la vitrine brisée, aussitôt suivis par les autres, Hollis fermant la marche avec Amy. Peter se laissa tomber à l'intérieur et se retrouva dans un couloir obscur, parallèle à la façade du bâtiment. À sa droite, une double porte en acier était fermée par des chaînes passées dans les poignées. Il recula vers la vitrine explosée.

— Caleb, donne-moi un marteau. Et la barre à mine, aussi.

Il fit levier avec celle-ci pour briser les chaînes, libérant la porte qui révéla un vaste espace dégagé, plutôt qu'une salle, un vide resté remarquablement intact. En dehors de l'odeur – des relents chimiques, âcres, vaguement biologiques – et de l'épaisse couche de poussière qui recouvrait toutes les surfaces, l'endroit paraissait moins en ruine qu'abandonné, comme si ses occupants n'étaient pas partis depuis des dizaines d'années mais quelques jours seulement. L'espace était rempli, au centre, par une grande structure de pierre, une espèce de fontaine ; sur une plateforme surélevée, dans un coin, se devinait un piano drapé de toiles d'araignée. Un grand comptoir se dressait sur la gauche ; derrière, une longue rangée de vitrines s'ouvrait sur une cour intérieure dont un tapis de végétation luxuriante masquait les détails et donnait à la lumière une teinte verdâtre. Peter regarda vers le plafond, découpé en panneaux convexes par des moulures aux sculptures élaborées. Chaque panneau était ornementé, peint de silhouettes ailées aux yeux tristes, trop brillants, dans des visages aux joues pleines, sur fond de nuages bouillonnants.

Caleb murmura :

— C'est quoi ? Une espèce d'église ?

Peter ne répondit pas. Il n'en savait rien. Les personnages ailés du plafond avaient quelque chose d'inquiétant, voire d'un peu menaçant. Il se retourna et vit Amy debout près du piano voilé de toiles d'araignée. Elle regardait vers le haut comme eux tous.

Hollis s'approcha de lui.

— On ferait mieux d'essayer de monter dans les étages.

Sans doute, pensa Peter, percevait-il aussi la présence fantomatique qui planait sur eux.

— Essayons de trouver un escalier.

Ils s'enfoncèrent dans les profondeurs du bâtiment en suivant un deuxième couloir, plus large, bordé de boutiques – « Prada », « Tutto », « La Scarpa », « Tesorini », des noms qui ne leur disaient rien, mais étrangement musicaux. Les dégâts étaient plus importants à cet endroit : les vitrines étaient brisées, les dalles de pierre du sol couvertes d'éclats de verre qui crissaient sous leurs semelles. Beaucoup de magasins semblaient avoir été pillés – les comptoirs étaient fracassés, tout était retourné –, et pourtant quelques-uns paraissaient intacts, les marchandises inutiles qu'ils vendaient – des chaussures dans lesquelles personne ne pouvait vraiment marcher, des sacs trop petits pour contenir quoi que ce soit – restées à leur place, sur les étalages. Ils passèrent devant des panneaux indiquant « Niveau spa » et « Promenade de la piscine », avec des flèches menant vers des couloirs adjacents et des batteries d'ascenseurs aux portes d'acier fermées, mais rien qui indique tout bêtement un escalier.

Le couloir donnait sur une deuxième zone dégagée, aussi vaste que la première, dont les limites disparaissaient dans l'obscurité. Tout cela avait quelque chose de souterrain, comme s'ils étaient tombés sur l'entrée d'une immense caverne. L'odeur était de plus en plus forte. Ils cassèrent leurs bâtons lumineux et s'avancèrent en balayant l'endroit avec leurs fusils. C'était une vaste salle pleine de longues rangées de machines comme Peter n'en avait encore jamais vu, avec des écrans vidéo, toutes sortes de boutons, de leviers et d'interrupteurs. Devant chacune se trouvait un tabouret, sans doute pour permettre à l'opérateur de s'asseoir afin d'effectuer sa tâche mystérieuse.

C'est alors qu'ils virent les skels.

D'abord un, puis un autre, et de plus en plus, leurs silhouettes figées sortant des ténèbres. La plupart étaient assis autour d'une série de grandes tables, dans une posture sinistrement comique, comme s'ils avaient été surpris au milieu d'une activité désespérée, intime.

— Bon sang, mais qu'est-ce que c'est que cet endroit ?

Peter s'approcha de la première table. Trois skels y étaient assis ; un quatrième gisait par terre, près de son tabouret renversé. Levant son bâton lumineux, Peter s'approcha du cadavre le plus proche, une femme. Elle était tombée en avant, la tête tournée vers le côté, la joue posée sur la table. Ses cheveux décolorés formaient un nid de fibres desséchées autour du champignon de son crâne. À la place des dents, elle avait deux dentiers dont les gencives de plastique étaient restées d'un rose vivace, incongru. Elle avait des cordons de métal doré autour du cou ; les os de ses doigts posés sur la table comme si elle avait tendu la main pour ne pas tomber étaient couverts de bagues avec de grosses pierres de toutes les couleurs. Devant elle, il y avait deux cartes à jouer, face visible. Un six et un valet. Deux cartes étaient retournées devant chacun des skels. Sur la table, il y avait d'autres cartes. Une espèce de jeu, comme la pioche. Et au centre, un monticule de bijoux, des bagues, des montres, des bracelets, mais aussi un pistolet et une poignée de balles.

Alicia s'approcha de lui.

— On ferait mieux d'avancer, dit-elle.

Il avait l'impression que cet endroit recelait une chose qu'il devait découvrir.

— Il va bientôt faire noir, Peter. Il faut qu'on trouve l'escalier.

Il détourna le regard, hocha la tête.

Ils émergèrent dans un atrium couvert d'un dôme de verre. Le ciel, au-dessus, prenait un ton froid ; la nuit tombait. Des escalators descendaient vers une autre sorte de nuit. Sur la droite, ils virent une batterie d'ascenseurs, puis un nouveau couloir, et encore des boutiques.

— On a tourné en rond ou quoi ? demanda Michael. Je jurerais que c'est par ici qu'on est arrivés.

— Peter..., fit gravement Alicia.

— Je sais, je sais.

Le moment de prendre une décision était venu : continuer à chercher un escalier ou tenter de trouver un abri au rez-de-chaussée. Il se tourna vers le groupe, qui lui parut, tout à coup, trop petit.

— Oh, putain... Pas maintenant.

Mausami tendit le doigt vers la vitrine de la plus proche boutique.

— Elle est là.

« Souvenirs du désert », disait l'enseigne. Peter poussa la porte et entra, les autres sur les talons. Amy était à côté de la caisse, devant un mur d'étagères sur lesquelles était disposée toute une collection d'objets de verre sphériques, couverts de poussière. Amy en avait pris un dans sa main. Elle le secoua très fort, et l'intérieur s'emplit d'une frénésie de blancheur.

— Amy, qu'est-ce que c'est ?

Elle se retourna, le visage illuminé – J'ai trouvé quelque chose, semblaient dire ses yeux, quelque chose de merveilleux –, et elle le lui tendit. Peter fut surpris par son poids : la boule était pleine de liquide. Dedans, en suspension, des petits bouts de matière blanche, brillante, comme des flocons de neige, se déposaient sur un paysage de bâtiments minuscules. Au centre de cette ville miniature s'élevait une tour blanche – la tour même, se dit Peter, dans laquelle ils se trouvaient. Il secoua le globe comme l'avait fait Amy, renvoyant valser les petites particules blanches.

Les autres s'étaient massés autour d'eux.

— C'est quoi ? s'enquit Michael.

Peter passa la chose à Sara, qui la montra aux autres.

— On dirait une espèce de maquette.

Le visage d'Amy exprimait un bonheur extatique.

— Pourquoi tu voulais nous faire voir ça ? lui demanda-t-il.

C'est Alicia qui lui donna la réponse.

— Peter, dit-elle, je crois que tu devrais regarder ça.

Elle avait retourné la boule, révélant l'inscription gravée sur le socle :

Hôtel et casino Milagro

Las Vegas

Michael leur expliqua que l'odeur n'avait rien à voir avec les skels. Elle remontait des égouts. C'était du gaz, surtout du méthane, et c'est pour ça que tout l'endroit puait comme des latrines. Quelque part sous l'hôtel, leur dit-il, stagnait un lac d'immondices vieilles d'une centaine d'années. Un gigantesque réservoir de décantation dans lequel macéraient les déjections d'une ville entière.

— On n'a pas intérêt à être dans le coin quand ça va péter, ajouta-t-il d'un air entendu. Ce sera le plus grand pet de l'histoire. Tout ici s'embrasera comme une torche.

Ils regardaient tomber la nuit, du quinzième étage de l'hôtel. L'espace de quelques minutes d'angoisse, ils avaient commencé à se dire qu'ils allaient être obligés de se réfugier dans les niveaux inférieurs. La seule cage d'escalier qu'ils avaient trouvée, de l'autre côté du casino, était pleine de bric-à-brac – des chaises, des tables, des matelas, des valises, le tout écrasé, déformé, comme projeté d'une grande hauteur. Et puis Hollis avait suggéré de forcer la porte d'un des ascenseurs. Si le câble était intact, leur avait-il expliqué, ils pourraient grimper de quelques étages, suffisamment pour contourner la barricade, après quoi ils pourraient reprendre l'escalier et continuer à monter.

Et ç'avait marché. L'accès au seizième étage était obstrué par une deuxième barricade. Le sol de la cage d'escalier disparaissait sous des douilles vides. Ils avaient renoncé à aller plus haut et s'étaient retrouvés dans un couloir plongé dans l'obscurité. Alicia avait cassé un autre bâton lumineux. Une série de portes s'ouvraient sur le corridor. Un écriteau, sur le mur, annonçait « Suite Ambassador ».

Peter avait indiqué la première porte avec son fusil. « Caleb, à toi de jouer. »

Dans la chambre, il y avait deux cadavres, un homme et une femme, allongés sur le lit, en peignoir éponge et pantoufles. Sur la table de nuit, une bouteille de whisky vide, dont le contenu, depuis longtemps évaporé, était réduit à un résidu brun, et une seringue en plastique. Caleb avait dit tout haut ce que tout le monde pensait tout bas : pas question de passer la nuit avec deux skels, surtout des skels qui avaient mis fin à leurs jours. Ils avaient dû ouvrir cinq portes avant de trouver des pièces sans cadavre. Trois chambres, deux avec des lits jumeaux, et une pièce plus vaste, avec une baie vitrée qui dominait la ville.

Peter s'approcha de la vitre. Les dernières lueurs du jour s'estompaient, baignant la scène d'une lueur orangée. Il aurait préféré être encore plus haut, sur le toit, même, mais ça devrait faire l'affaire.

— Qu'est-ce que c'est, ça, là ? demanda Mausami.

Elle indiquait, de l'autre côté de la rue, une structure d'acier ajouré dressée entre les bâtiments : quatre pieds qui montaient en s'effilant vers un sommet en pointe.

— Je crois que c'est la tour Eiffel, dit Caleb. J'en ai vu une photo dans un livre, une fois.

— Elle n'est pas en Europe ? fit Mausami, le front barré de rides.

— À Paris, acquiesça Michael. Paris, en France.

Agenouillé par terre, il déballait leur matériel.

— Alors, qu'est-ce qu'elle fait là ?

— Comment veux-tu que je le sache ? répondit Michael en haussant les épaules. Peut-être qu'ils l'ont déménagée.

Ils regardèrent ensemble la nuit tomber. La rue, puis les bâtiments, et enfin les montagnes, au-delà, s'enfoncèrent dans l'obscurité comme dans l'eau d'une baignoire qui se remplit. Les étoiles commencèrent à apparaître. Personne n'était d'humeur à bavarder ; ils étaient trop conscients de la précarité de leur situation. Assise sur le canapé, Sara rebanda le bras blessé de Hollis. Peter se rendit compte, non à ce qu'elle disait mais à ce qu'elle ne disait pas tout en s'affairant, les lèvres pincées, efficace, qu'elle s'en faisait pour lui.

Ils se distribuèrent les rations alimentaires et s'allongèrent pour se reposer. Alicia et Sara se portèrent volontaires pour prendre le premier tour de garde. Peter était trop épuisé pour discuter.

— Réveillez-moi quand vous serez prêtes, leur dit-il. Il est probable que je ne dorme même pas.

En effet. Dans la chambre, il s'allongea par terre, la tête appuyée sur son paquetage, à regarder le plafond. Milagro, pensa-t-il. C'était Milagro. Amy était assise dans un coin, adossée au mur, avec sa boule de verre. Toutes les cinq minutes, elle la soulevait, la secouait et la tenait devant son visage pour regarder la neige tournoyer et retomber. Dans de tels moments, Peter se demandait souvent ce qu'il était pour elle, ce qu'ils étaient tous. Il lui avait expliqué où ils allaient, et pourquoi. Mais si elle savait ce qu'il y avait dans le Colorado, et qui émettait le signal, elle n'en laissait rien paraître.

Il finit par renoncer à dormir et retourna dans la pièce principale. Un croissant de lune s'était levé au-dessus des bâtiments, de l'autre côté de l'avenue. Debout devant la baie vitrée, Alicia observait la rue, en contrebas. Sara, assise à la petite table, faisait une réussite, son fusil posé en travers de ses cuisses.

— Pas de visu, dehors ? demanda Peter

— Tu crois que je jouerais aux cartes ? répliqua Sara, les sourcils froncés.

Il s'assit dans un fauteuil. Il resta un moment sans rien dire, à la regarder jouer.

— Où as-tu déniché ces cartes ?

Le dos portait la même inscription, Milagro.

— C'est Liss qui les a trouvées dans un tiroir.

— Tu devrais te reposer, Sara, dit-il. Je peux te relayer.

— Ça va.

Elle fronça à nouveau les sourcils, ramassa les cartes et les redistribua.

— Retourne te coucher.

Il ne répondit pas. Il avait l'impression d'avoir fait quelque chose qui lui avait déplu, mais il ne voyait pas quoi.

Alicia se détourna de la fenêtre.

— Tu sais, si ça ne t'ennuie pas, je crois que je vais accepter ta proposition : m'allonger quelques minutes. Si tu es d'accord, Sara.

— Comme tu veux, acquiesça-t-elle en haussant les épaules.

Alicia les laissa seuls. Peter se leva, s'approcha de la vitre et regarda dans la rue avec la visée nocturne de son fusil : des voitures abandonnées, des tas de débris et de gravats, des bâtiments vides. Un monde figé dans le temps, surpris au moment de son exode, au cours des dernières heures de violence du temps d'Avant.

— Tu n'as pas besoin de faire semblant, tu sais.

Il se retourna. Sara le regardait froidement. Le clair de lune tombait sur son visage.

— Semblant de quoi ?

— Peter, je t'en prie. Plus maintenant.

Peter perçut sa résolution ; elle avait pris une décision.

— Tu as fait de ton mieux. Je le sais. Je te dirais bien que je t'en suis reconnaissante, mais ça aurait l'air idiot, ajouta-t-elle avec un petit rire, en détournant le regard. Si on doit tous mourir là, dehors, je veux juste que tu saches que ça va, quoi.

— Personne ne va mourir.

C'est tout ce qu'il avait trouvé à dire.

— Eh bien, j'espère que tu dis vrai. Quand même, cette nuit-là..., ajouta-t-elle au bout d'un moment.

Il prit une profonde inspiration.

— Écoute, Sara, je suis désolé. J'aurais dû te le dire avant. C'était de ma faute.

— Tu n'as pas à t'excuser, Peter. Je te l'ai dit, tu as fait ce que tu pouvais. Des efforts méritoires, vraiment. Mais vous êtes faits l'un pour l'autre, tous les deux. Je crois que je l'ai toujours su. C'était stupide de ma part de ne pas me faire une raison.

Il était complètement abasourdi.

— Sara, mais de quoi parles-tu ?

Elle ne répondit pas. Elle regardait derrière lui, de l'autre côté de la vitre, les yeux écarquillés.

Il se retourna d'un bloc. Sara se leva et vint se planter à côté de lui.

— Qu'est-ce que tu as vu ?

— De l'autre côté de la rue, en haut de la tour, fit-elle en tendant le doigt.

Il colla son œil à l'oculaire de la visée nocturne et parcourut le secteur qu'elle lui avait indiqué.

— Je ne vois rien.

— Il y avait quelque chose, je le sais.

Et puis Amy fut dans la pièce, la boule de verre serrée sur sa poitrine. De l'autre main, elle prit Peter par le bras et l'éloigna de la baie vitrée.

— Amy, qu'est-ce qui se passe ?

La vitre, derrière eux, ne se brisa pas, elle explosa, se fragmenta en une grêle d'échardes étincelantes. Peter fut projeté à l'autre bout de la pièce, le souffle coupé. Il ne comprit que plus tard que le virul s'était jeté sur eux d'en haut. Il entendit Sara hurler. Elle n'articula pas un mot, elle poussa juste un cri de terreur. Il tomba à terre, roula sur lui-même, les membres emmêlés avec ceux d'Amy, juste à temps pour voir le virul filer par la vitre fracassée.

Sara avait disparu.

Alicia et Hollis étaient dans la pièce, maintenant. Tout le monde était là. Hollis arracha son attelle et épaula son fusil. Il alla se planter devant la vitre fracassée et balaya la rue avec le canon de son arme, sans tirer.

— Putain de merde !

Alicia aida Peter à se relever.

— Tu n'es pas blessé ? Il ne t'a pas griffé ?

Il avait encore les tripes en révolution. Il secoua la tête pour dire : « Non. »

— Que s'est-il passé ? s'écria Michael. Où est ma sœur ?

Peter retrouva sa voix le temps de dire :

— Il l'a emportée.

Michael prit brutalement Amy par les bras. Elle tenait toujours sa boule neigeuse, qui avait réussi, on ne sait comment, à rester intacte.

— Où est-elle ? Où est-elle ?

— Michael, arrête ! hurla Peter. Tu lui fais peur !

La boule de verre tomba par terre, où elle s'écrasa pendant qu'Alicia tirait Michael en arrière et l'envoyait valdinguer sur le canapé. Amy recula craintivement, les yeux écarquillés.

— Circuit ! Calme-toi ! fit Alicia.

— Ne m'appelle pas comme ça ! tonna-t-il, les yeux débordants de larmes de colère.

Une voix tonitruante retentit alors :

— Taisez-vous tous !

Ils se tournèrent vers Hollis, debout devant la vitre brisée, l'arme à la hanche.

— Fer-mez-la ! (Il les parcourut du regard.) Michael, je vais récupérer ta sœur.

Il mit un genou à terre et commença à farfouiller dans son paquetage à la recherche de chargeurs de rechange, qu'il fourra dans les poches de son blouson. Le bandage de son bras était taché de sang noirâtre.

— J'ai vu par où ils l'ont emmenée. Ils étaient trois.

— Hollis..., commença Peter.

— Inutile.

Il les parcourut du regard, et s'arrêta enfin sur Peter.

— Je dois y aller, tu le sais mieux que personne.

Michael fit un pas en avant.

— Je viens avec toi.

— Moi aussi, fit Caleb.

Il leva les yeux vers le groupe, l'air soudain indécis.

— Enfin, je veux dire... On y va tous, hein ?

Peter regarda Amy.

Elle était assise sur le canapé, les genoux relevés sur la poitrine dans une attitude d'autodéfense. Il demanda son arme à Alicia.

— Pour quoi faire ?

— Si on ressort, Amy en aura besoin.

Elle retira son pistolet de sa ceinture. Peter vérifia le chargeur, le remit en place dans la poignée et tira la glissière, positionnant une cartouche dans la chambre. Il le retourna et le tendit à Amy.

— Un coup, dit-il. Tu n'auras pas de deuxième chance. Ici, fit-il en se tapotant le sternum. Tu sauras comment faire ?

Amy leva les yeux du pistolet qu'elle avait dans la main et hocha la tête.

Ils ramassaient leur matériel lorsque Alicia le prit à part.

— Ce n'est pas que je sois contre, fit-elle tout bas, mais ça pourrait être un piège.

— Bien sûr que c'est un piège, répliqua-t-il en ramassant son fusil et son paquetage. Je crois que je le sais depuis notre arrivée. Toutes ces rues bloquées, ils nous ont bel et bien manœuvrés pour qu'on se retrouve ici. Mais Hollis a raison. Je n'aurais jamais dû abandonner Theo, et je ne laisserai pas tomber Sara.

Ils cassèrent leurs bâtons lumineux et sortirent dans le couloir. En haut de l'escalier, Alicia s'approcha de la rampe et regarda en bas, balayant la cage d'escalier avec le canon de son arme. Elle leur donna le feu vert et leur fit signe d'avancer.

Ils descendirent ainsi, étage après étage, Alicia et Peter en tête, Mausami et Hollis fermant la marche. Arrivés au deuxième étage, ils quittèrent la cage d'escalier et prirent le couloir qui menait aux ascenseurs.

La porte du milieu était ouverte, comme ils l'avaient laissée. Peter jeta un coup d'œil dans la cage et vit la cabine sur le toit de laquelle la trappe était ouverte. Il passa son fusil dans son dos, se jeta sur le câble et se laissa glisser jusqu'au toit de la cabine, puis il se laissa tomber à l'intérieur. L'ascenseur était ouvert sur un hall haut de deux étages, avec un plafond de verre. Le mur face à la porte ouverte était garni de miroirs, ce qui lui offrait une bonne vision de l'espace environnant. Il glissa le canon de son arme hors de la porte, retint son souffle. Mais l'endroit éclairé par la lune était vide. D'un sifflement, il indiqua aux autres que la voie était libre.

Les autres membres du groupe l'imitèrent, laissant tomber leurs fusils par la trappe et le suivant à l'extérieur. La dernière fut Mausami. Peter vit qu'elle portait deux paquetages en bandoulière, un sur chaque épaule.

— C'est à Sara, expliqua-t-elle, voyant qu'il la regardait. Je me suis dit qu'elle voudrait le récupérer.

Le casino était sur leur gauche. À leur droite, le couloir obscur, bordé de boutiques vides ; derrière, l'entrée principale et les Humvee. Hollis avait vu un triplet entraîner Sara de l'autre côté de la rue, vers la tour. Le plan était de traverser le terrain à découvert, devant l'hôtel, en utilisant les véhicules et leurs armes lourdes pour se couvrir. Après cela, Peter ne savait plus.

Ils retrouvèrent le vaste hall avec son piano silencieux. Tout était calme, inchangé. À la lueur de leurs bâtons lumineux, les silhouettes peintes au plafond semblaient flotter librement, suspendues au-dessus d'eux, détachées de toutes contingences matérielles. La première fois que Peter les avait vues, elles lui avaient paru presque menaçantes, mais en les regardant à présent, cette impression disparut. Ces yeux humides et doux, ces visages ronds – il avait compris que c'étaient des Petits.

Ils arrivèrent dans le hall d'entrée et s'accroupirent devant la vitre brisée.

— Je passe en premier, déclara Alicia.

Elle prit une gorgée d'eau de sa gourde.

— Si la voie est libre, on y va, et vite. Je ne tiens pas à traîner au pied du bâtiment plus de deux secondes. Michael, tu vas prendre le volant du deuxième Humvee à la place de Sara. Hollis et Mausami, je veux vous voir sur le toit, au poste de mitrailleuse. Caleb, tu files dedans avec Amy. Ne la lâche pas. Je vous couvre pendant que tout le monde monte à bord.

— Et toi ? demanda Peter.

— Ne t'en fais pas, je ne vous laisserai pas partir sans moi.

Elle se releva d'un bond, sortit par la vitre brisée et fonça vers le plus proche véhicule. Peter s'accroupit en position de tir. L'obscurité dehors était totale, la lune masquée par le toit de la marquise. Il entendit un choc sourd alors qu'Alicia se mettait à couvert derrière l'un des Humvee. Il appuya fermement la crosse de son arme sur son épaule, attendant le sifflement qui leur donnerait le feu vert.

À côté de lui, Hollis chuchota :

— Nom d'un chien, qu'est-ce qu'elle attend ?

L'absence de lumière était tellement complète qu'elle procurait l'impression non d'une absence, mais d'une chose vivante, d'une présence palpitante autour d'eux. Une suée d'angoisse picota le cuir chevelu de Peter. Il s'obligea à respirer et affermit son doigt sur la détente de son fusil, prêt à faire feu.

Une silhouette surgit des ténèbres de l'extérieur et fila dans leur direction.

— Vite ! Courez !

Alicia. Comme elle revenait vers eux en plongeant tête baissée par la vitre brisée, Peter comprit ce qu'il voyait : une masse mouvante de lumière vert pâle, telle une vague qui se cabrait et se ruait vers le bâtiment.

Des viruls. La rue était pleine de viruls.

Hollis avait commencé à faire feu. Peter épaula son arme et réussit à tirer quelques coups, mais Alicia l'attrapa par la manche et le tira en arrière, l'éloignant de la vitre.

— Il y en a trop ! On s'arrache !

Ils n'étaient même pas revenus jusqu'au milieu du hall qu'un vacarme retentissant se fit entendre, un bruit de bois qui éclatait. La porte d'entrée cédait. Les viruls allaient se répandre à l'intérieur d'une seconde à l'autre. Devant eux, Caleb et Mausami couraient ventre à terre vers le casino. Derrière eux, Alicia tirait par rafales rapides, couvrant leur retraite, les douilles de ses balles ricochant sur les dalles du sol. Dans l'éclair craché par le canon de son arme, il vit Amy à quatre pattes près du piano, chercher quelque chose à tâtons. Son pistolet. Mais ce n'était pas le moment de tenter de le récupérer. Il la prit par le bras et l'entraîna dans le couloir, à la suite des autres. Son esprit lui disait : On est morts. On est tous morts.

Un autre fracas de verre brisé ébranla les profondeurs du bâtiment. Ils étaient encerclés. Ils seraient bientôt pris en tenaille, piégés dans le noir. Comme dans le centre commercial, mais en pire, parce qu'il n'y avait pas de lumière du jour vers laquelle courir. Hollis était à côté de Peter, maintenant. Droit devant, il vit la lueur d'un bâton lumineux et la silhouette de Michael qui fonçait, le dos rond, à travers la devanture explosée d'un restaurant. Il le rejoignit et vit que Caleb et Mausami étaient déjà à l'intérieur. Il cria à Alicia :

— Par ici ! Vite !

Et il poussa Amy devant lui, juste à temps pour voir Michael disparaître par une deuxième porte, au fond de la salle.

— Suis-les ! lui cria-t-il. Allez !

Et puis Alicia fut sur lui et le tira à travers la devanture brisée. Sans s'arrêter, elle prit dans sa sacoche un autre bâton lumineux et le cassa sur son genou. Ils filèrent à travers la salle vers la porte du fond qui battait toujours, dans le sillage de Michael.

Un autre couloir, étroit et bas de plafond, comme un tunnel. Peter vit Hollis et les autres courir devant eux et les appeler en leur faisant de grands signes. L'odeur d'égout fut tout à coup plus forte, presque étourdissante. Peter et Alicia se retournèrent alors que le premier virul surgissait par la porte, derrière eux. Le couloir s'emplit des éclairs de leurs coups de feu. Peter tirait à l'aveuglette, en direction de la porte. Le premier tomba, puis un autre, et un troisième. Mais il en arrivait toujours.

Soudain Peter se rendit compte qu'il avait beau appuyer sur la détente, il ne se passait rien. Il était à court de munitions. Il avait vidé son dernier chargeur. Alicia le tira à nouveau dans le couloir. Une volée de marches descendait vers un autre corridor. Il heurta le mur, faillit tomber, réussit à continuer.

Le couloir était fermé par des portes battantes qui donnaient sur une cuisine. L'escalier les avait conduits au sous-sol, dans les entrailles de l'hôtel. Des batteries de récipients en cuivre étaient accrochées au plafond, au-dessus d'une énorme table d'acier à laquelle le bâton lumineux d'Alicia arracha des reflets. Il avait du mal à respirer ; l'air était plein de vapeurs méphitiques. Il lâcha son fusil vide et saisit l'un des ustensiles accrochés au plafond. Une grande poêle en cuivre, très lourde entre ses mains.

Quelque chose avait franchi la porte derrière eux.

Il se retourna en faisant osciller sa poêle tout en reculant vers le fourneau, dans une attitude qui aurait paru comique si elle n'avait été aussi désespérée, faisant un barrage de son corps à Alicia alors que le virul bondissait sur la table d'acier et s'accroupissait. Une femelle : elle avait les doigts couverts de bagues comme celles des skels, à la table de jeu de cartes. Elle tenait les mains écartées de son corps et fléchissait ses longs doigts, les épaules oscillant d'un côté et de l'autre dans un mouvement fluide. Peter tenait maintenant sa poêle comme un bouclier, Alicia collée derrière lui contre le fourneau.

— Elle se voit ! fit Alicia.

Qu'attendait la virule ? Pourquoi n'avait-elle pas attaqué ?

— Son reflet ! siffla Alicia. Elle voit son reflet dans la poêle !

Peter prit alors conscience d'un nouveau son provenant de la virule : un gémissement nasal, endeuillé, qui rappelait le gémissement d'un chien. On aurait dit que son image, réfléchie dans le fond de la poêle de cuivre, provoquait chez elle une reconnaissance profonde, mélancolique. Peter déplaça prudemment la poêle d'avant en arrière, les yeux de la virule le suivant, comme en transe. Combien de temps pourrait-il la tenir en respect avant que d'autres viruls entrent par la porte ? Les mains moites de transpiration, il avait le plus grand mal à respirer dans la chaleur étouffante et l'air rendu irrespirable par les émanations de gaz.

« Tout ici s'embrasera comme une torche », avait dit Michael.

— Liss, tu vois un moyen de sortir d'ici ?

Alicia tourna rapidement la tête.

— Une porte à cinq mètres sur ta droite.

— Elle est fermée à clé ?

— Comment tu veux que je le sache ?

Il parlait les mâchoires serrées, s'efforçant de rester immobile, pour que la virule garde les yeux rivés à la poêle.

— Bordel, tu vois une serrure ?

Le bruit de sa voix surprit la créature, et une sorte de crispation la parcourut comme une onde. Sa mâchoire s'ouvrit, ses lèvres révélèrent des rangées de dents brillantes. Elle ne gémissait plus, elle avait commencé à cliqueter.

— Non. Je n'en vois pas.

— Lance une grenade.

— Il n'y a pas assez de place, ici !

— Fais-le. La pièce est pleine de gaz. Tu la lances derrière elle et tu cours à toute vitesse vers la porte.

Alicia glissa une main entre leurs deux corps au niveau de sa taille, libéra une grenade de sa ceinture. Il sentit qu'elle la dégoupillait.

— Tiens, prends ça ! dit-elle.

Une magnifique parabole au-dessus de la tête de la virule, qui détourna le regard. C'était ce que Peter espérait : la créature se tordit le cou pour suivre le vol de la grenade, qui traversa la pièce, tomba avec fracas sur la table, derrière elle, et roula par terre. Peter et Alicia tournèrent les talons et filèrent vers la porte. Alicia y arriva en premier, se jeta sur la barre antipanique. Une bouffée d'air frais, un sentiment d'espace – ils étaient sur une espèce de quai de chargement. Peter compta mentalement. Une seconde. Deux secondes. Trois secondes...

Il entendit la première détonation, la projection de débris provoquée par l'explosion de la grenade, puis une deuxième, plus sourde : le gaz s'enflammait dans la pièce. Ils roulèrent par-dessus le bord du quai alors que la porte volait au-dessus de leur tête, suivie par l'onde de choc, une proue de feu qui leur coupa le souffle. Peter se retrouva face contre terre, les mains sur la tête. Puis les poches de gaz explosèrent en succession rapide, le feu montant dans la structure. Une grêle de débris commença à s'abattre sur eux, des éclats de verre explosèrent sur le trottoir en une pluie d'échardes étincelantes. Il avala une bouffée de poussière et de fumée.

— Il faut qu'on fiche le camp d'ici ! s'écria Alicia en l'entraînant. Tout le bâtiment va cramer !

Il avait les mains et le visage trempés, impossible de savoir par quoi. Ils étaient quelque part du côté sud du bâtiment. Ils traversèrent précipitamment la rue à la lumière éclatante de l'hôtel en feu, et se mirent à couvert derrière la carcasse rouillée d'une voiture retournée.

Ils respiraient péniblement, en toussant à cause de la fumée. Ils avaient le visage maculé de suie. Peter regarda Liss et vit sur le haut de sa cuisse une longue tache brillante qui trempait le tissu de son pantalon.

— Tu saignes.

— Toi aussi, répondit-elle en lui indiquant sa tête.

Une deuxième série d'explosions ébranla l'air au-dessus d'eux. Une énorme boule de feu monta à travers l'hôtel, baignant la scène d'une farouche lumière orange, projetant une nouvelle cascade de débris dans la rue.

— Tu crois que les autres ont réussi à sortir ? demanda-t-il.

— Je n'en sais rien.

Alicia toussa à nouveau, prit une gorgée d'eau de sa gourde et cracha par terre.

— Ne bouge pas !

Elle fit, accroupie, le tour de la voiture et revint très vite.

— J'ai compté douze fums à partir d'ici.

Elle esquissa un vague geste vers l'avant.

— Et il y en a d'autres sur la tour, de l'autre côté de la rue. Les flammes les ont repoussés, mais ça ne durera pas.

Telle était donc la situation : ils étaient dans le noir, dehors, sans arme, piégés entre un bâtiment en feu et les viruls. Ils restèrent un instant adossés au véhicule, épaule contre épaule.

Alicia tourna la tête pour le regarder.

— C'était une bonne idée, la poêle à frire. Comment tu as su que ça marcherait ?

— Je ne le savais pas.

Elle secoua la tête.

— Quand même, c'était plutôt cool comme truc.

Elle se figea, une grimace de douleur passant sur son visage. Elle ferma les yeux et souffla :

— Prêt ?

— Les Humvee ?

— Je pense que c'est notre meilleure chance. Reste près des flammes, utilise-les comme couverture.

Flammes ou non, ils ne feraient probablement pas dix mètres avant que les viruls les repèrent. À voir la jambe d'Alicia, il se demandait même comment elle arriverait à marcher. Ils n'avaient que leurs couteaux et les cinq grenades d'Alicia. Mais Amy et les autres étaient encore dans le coin. Peut-être. Ils devaient au moins essayer.

Alicia détacha deux grenades de sa ceinture et les lui mit dans les mains.

— Tu te souviens de notre accord, hein ? fit-elle.

Autrement dit : si les choses tournaient mal, est-ce qu'il la tuerait ? La réponse lui vint si facilement qu'il s'en étonna lui-même.

— Moi, pareil. Je ne deviendrai pas l'un d'eux.

Alicia hocha la tête. Elle prit une grenade et la dégoupilla, prête à la lancer.

— Je voulais juste te dire, avant qu'on fasse ça, je suis contente que ce soit toi.

— Pareil pour moi.

Elle s'essuya les yeux du bout de sa manche.

— Putain, Peter, maintenant, ça fait deux fois que tu me vois pleurer. Tu ne le diras à personne, tu m'entends !

— Je ne dirai rien. Promis.

Un éclair de lumière l'éblouit. Pendant un instant, il crut vraiment qu'il était arrivé quelque chose, qu'elle avait accidentellement lâché la grenade – que la mort était, finalement, une histoire de lumière et de silence. Et puis il entendit le rugissement d'un moteur et il sut qu'un véhicule venait vers eux.

— Montez ! hurla une voix tonitruante. Montez dans le camion !

Ils se figèrent.

Alicia écarquilla les yeux en regardant la grenade dégoupillée qu'elle tenait à la main.

— Putain, qu'est-ce que je fais avec ça, moi ?

— Lance-la, c'est tout !

Elle la balança par-dessus le toit de la bagnole rouillée. Peter la plaqua par terre alors que la grenade explosait. Les lumières se rapprochaient. Ils se mirent à courir en clopinant, Peter tenant Alicia par la taille. De la nuit sortit un énorme véhicule. Une espèce de gigantesque soc de charrue dépassait de l'avant comme un sourire dément et le pare-brise était entouré d'une cage de fil de fer. Une sorte de mitrailleuse était montée sur le toit, une noire silhouette positionnée derrière. Sous les yeux de Peter, l'arme s'anima, crachant un panache de feu liquide au-dessus de leur tête.

Ils se plaquèrent au sol. Peter sentit une chaleur piquante lui brûler la nuque.

— Restez à terre ! fit à nouveau la voix tonitruante.

Peter comprit alors seulement que le son était amplifié et venait d'un haut-parleur sur le toit de la cabine du véhicule.

— Bougez vos fesses !

— Bon sang, qu'est-ce que vous voulez ? beugla Alicia. On peut pas faire les deux à la fois !

Le camion s'arrêta à quelques mètres de leur tête. Peter aida Alicia à se relever alors que la silhouette debout sur le toit descendait par une espèce d'échelle. Son visage disparaissait derrière un lourd masque de métal et elle avait le corps recouvert de plaques épaisses. Un fusil à canon scié était accroché à sa jambe dans un holster de cuir. Le côté du camion arborait l'inscription : « Administration pénitentiaire du Nevada ».

— À l'arrière ! Grouillez-vous !

C'était une voix de femme.

— On est huit ! s'écria Peter. Nos amis sont encore dehors !

La femme ne parut pas l'entendre ou, si elle l'entendit, s'intéresser à ce qu'il racontait. Elle les poussa vers l'arrière du camion avec une agilité étonnante, malgré son épais blindage. Elle tourna une poignée et ouvrit la porte en grand.

— Liss ! Monte !

La voix était celle de Caleb. Tout le monde était là, étalé par terre dans le sombre compartiment. Peter et Alicia se précipitèrent à l'intérieur ; la porte se referma sur eux avec un claquement, les emprisonnant dans le noir.

Avec une secousse, le camion se remit en marche.