60.
Les jours de pluie, Peter leur raconta tout.
Il plut à verse, sans discontinuer, pendant cinq jours. Il resta assis des heures durant à la longue table, sous la tente de Vorhees, parfois avec Vorhees seul, mais généralement aussi avec Greer. Il leur parla d'Amy, de la Colonie et du signal qu'ils étaient venus retrouver. Il leur parla de Theo et de Mausami, du Refuge et de tout ce qui s'y était passé. Il leur dit qu'à mille six cents kilomètres de là, en haut d'une montagne de Californie, quatre-vingt-dix âmes attendaient que les lumières s'éteignent.
— Je ne vous mentirai pas, dit Vorhees lorsque Peter lui demanda s'il ne pourrait pas y envoyer des soldats.
C'était la fin de l'après-midi. Alicia était partie en patrouille le matin même. Juste comme ça, elle avait été absorbée dans la vie des hommes de Vorhees.
— Ce n'est pas que je mette votre récit en doute, expliqua Vorhees. Et votre bunker, à lui seul, donne l'impression de valoir le voyage. Mais je dois faire remonter l'information à la division. Une telle expédition est inenvisageable avant le printemps prochain, au plus tôt. Tout ça se trouve en terrain non reconnu.
— Je ne suis pas sûr qu'ils tiennent jusque-là.
— Il le faudra bien. Mon principal problème est de quitter cette vallée avant l'arrivée de la neige. S'il continue à pleuvoir comme ça, nous risquons d'être coincés ici. Et avec le fuel qui nous reste, nous ne pourrons pas maintenir les lumières allumées pendant plus d'une trentaine de jours.
— Ce que je voudrais surtout, c'est en savoir davantage sur cet endroit, le Refuge, intervint Greer.
Hors de la tente, et en présence d'autres hommes, la relation de Greer et de Vorhees était d'un formalisme rigide. Mais à l'intérieur, comme à présent, ils se laissaient visiblement aller à l'amitié.
Greer regarda le général et son regard s'assombrit.
— Ça me fait un peu penser à ces gens, dans l'Oklahoma, dit-il pensivement.
— Quels gens ? demanda Peter.
— Un endroit appelé Homer, répondit Vorhees, reprenant le fil. Il y a une dizaine d'années, le troisième bataillon est tombé sur un trou perdu dans ce qu'on appelle la « queue de la poêle ». Toute une ville de survivants, plus de onze cents hommes, femmes et enfants. Je n'y étais pas personnellement, mais je connais bien l'histoire. Ça ressemblait à une plongée de cent ans dans le passé. Les gens n'avaient même pas l'air de savoir ce qu'étaient les dracs. Ils vivaient leur petite vie comme bon leur semblait, sans lumière, sans palissades, du genre Ravis de vous voir, mais ne claquez pas la porte en repartant. L'officier responsable leur a proposé de les transporter, mais ils ont dit non merci, et de toute façon, le troisième n'était pas vraiment équipé pour déplacer autant de gens jusqu'au sud de Kerrville. C'était complètement dingue. Des survivants, et qui n'avaient pas envie d'être sauvés. Le troisième a laissé une escouade sur place et refait mouvement vers le nord, jusqu'à Wichita, où il a été littéralement massacré. La moitié des hommes y sont restés ; les autres ont battu en retraite à toute vitesse. Quand ils ont regagné Homer, l'endroit était vide.
— Comment ça, vide ? demanda Peter.
Les sourcils de Vorhees remontèrent au milieu de son front.
— Comme je vous dis : vide. Plus une seule âme, et pas un cadavre, non plus. Tout était net comme torchette, les assiettes du dîner encore posées sur la table. Aucun signe du détachement qui était resté sur place non plus.
Peter dut admettre qu'il y avait de quoi être intrigué, mais il ne voyait pas le rapport avec le Refuge.
— Ils avaient peut-être décidé d'aller dans un endroit plus sûr, avança-t-il.
— Peut-être. Peut-être que les dracs les ont emportés si vite qu'ils n'ont pas eu le temps de faire la vaisselle. Vous me posez une question dont je ne connais pas la réponse. Mais je vais vous dire une chose. Il y a trente ans, quand Kerrville a envoyé le premier expéditionnaire, on ne pouvait pas faire cent mètres sans tomber sur un drac. Le premier perdait une demi-douzaine d'hommes les bons jours, et quand l'unité de Coffee a disparu, les gens se sont dit que c'était la fin des haricots. Je veux dire, ce type était une légende. Sa disparition a plus ou moins signé la dissolution de l'expéditionnaire. Et vous voilà, vous avez fait tout le chemin depuis la Californie ; à l'époque, vous n'auriez pas fait vingt pas pour aller aux latrines.
Peter jeta un coup d'œil à Greer, qui confirma ses dires d'un hochement de tête, et revint vers Vorhees.
— Vous voulez dire qu'ils sont en train de s'éteindre ?
— Non, il y en a encore des quantités, croyez-moi. Il suffit de savoir où regarder. Ce que je veux dire, c'est qu'il y a du changement. Au cours des soixante derniers mois, nous avons effectué deux missions de ravitaillement à partir de Kerrville, une jusqu'à Hutchinson, dans le Kansas, l'autre à travers le Nouveau-Mexique jusqu'au Colorado. Nous avons constaté qu'ils avaient maintenant tendance à s'agglomérer. Et à se terrer plus profondément dans les mines, les grottes, des endroits comme cette montagne que vous avez trouvée. Ils sont parfois tellement entassés qu'il faudrait une barre à mine pour les séparer. Ils grouillent encore dans les villes, avec tous ces bâtiments vides, mais il y a beaucoup de campagnes désertes où on peut marcher pendant des jours sans en voir un seul.
— Et Kerrville, pourquoi est-ce sûr ?
Le général fronça les sourcils.
— Eh bien, ça ne l'est pas. Pas à cent pour cent. À vrai dire, la situation est assez mauvaise dans la majeure partie du Texas. Il vaut mieux éviter de mettre les pieds à Laredo et à Dallas. Houston – enfin, ce qui en reste –, est un putain de marécage infesté de suceurs de sang. L'endroit est tellement pollué par la pétrochimie que je me demande comment ils survivent, mais ils y arrivent. San Antonio et Austin ont été plus ou moins passés au rouleau compresseur lors de la première guerre. Idem pour El Paso. Ces connards du gouvernement fédéral, qui essayaient d'exterminer les dracs en les incinérant. C'est ce qui a mené à la Déclaration, à peu près au moment où la Californie a fait sécession.
— Sécession ? releva Peter.
Vorhees hocha la tête.
— De l'Union. Elle a déclaré son indépendance. Cette histoire, avec la Californie, a été un vrai bain de sang, une guerre plus ou moins ouverte, comme s'il n'y avait pas d'autres sujets de préoccupation à ce moment-là. Mais dans l'affaire, les fédéraux ont perdu le Texas. Peut-être qu'ils ne voulaient pas se battre sur deux fronts. Le gouverneur a saisi tous les actifs et les moyens militaires, ce qui n'était pas difficile, parce qu'à ce moment-là l'armée était en déroute. Tout foutait le camp. La capitale a été transférée à Kerrville et ils se sont terrés dedans. Ils l'ont fortifiée, comme votre Colonie, avec une différence, quand même : il y avait du pétrole, beaucoup de pétrole. Près de Freeport, dans le sud, il y a près de cinq cents millions de barils stockés sous terre, dans des dômes salins – l'ancienne réserve stratégique de pétrole. Sans compter ce qu'on peut encore extraire. Quand on a le pétrole, on a l'énergie. Et quand on a du courant, on a de la lumière. Il y a plus de trente mille âmes à l'intérieur des murs, plus vingt mille hectares de terres irriguées et une ligne d'approvisionnement protégée qui va jusqu'à une raffinerie encore opérationnelle sur la côte.
— La côte, articula Peter avec lourdeur. Vous voulez dire l'océan ?
— Le golfe du Mexique, en tout cas, répondit Vorhees avec un haussement d'épaules. Parler d'océan est une façon flatteuse de présenter les choses. Ce serait plutôt un bourbier chimique, avec toutes ces plateformes offshore qui continuent à pomper la merde, sans parler des décharges de La Nouvelle-Orléans. Les courants océaniques repoussent aussi pas mal de déchets par là. Les pétroliers, les cargos, tout ce que vous voulez. Il y a des endroits où on pourrait pratiquement traverser à pied sec.
— Mais si on avait un bateau, risqua Peter, on pourrait tout de même partir de là.
— Théoriquement. Mais je ne vous le conseillerais pas. Le problème, c'est de franchir le barrage.
— Les mines, expliqua Greer.
Vorhees hocha la tête.
— Et pas qu'un peu. Pendant les derniers jours de la guerre, les pays de l'Otan, nos prétendus amis, se sont alliés dans une ultime tentative pour contenir l'épidémie. Des tapis de bombes tout le long des côtes, et pas seulement des armes conventionnelles. Ils ont fait péter à peu près n'importe quoi dans l'eau. On voit encore les épaves à Corpus. Et puis ils ont posé des mines, comme on claque la porte.
Peter repensa aux récits de son père. L'océan et la Longue Plage. Les carcasses rouillées des grands vaisseaux, abandonnés jusqu'à l'horizon. Jamais il n'avait pensé à se demander comment c'était arrivé. Il avait vécu dans un monde sans histoire, sans cause, un monde où les choses étaient ce qu'elles étaient, voilà tout. Parler à Vorhees et Greer revenait à regarder les lignes sur une page et voir, tout à coup, les mots qui y étaient écrits.
— Et plus vers l'est ? demanda-t-il. Vous y avez envoyé quelqu'un ?
Vorhees secoua la tête.
— Pas depuis des années. Le premier expéditionnaire a envoyé deux bataillons là-bas, un au nord, vers Shreveport, en Louisiane, l'autre dans le Missouri, vers Saint Louis. Ils ne sont jamais revenus. Peut-être un jour, ajouta-t-il en haussant les épaules. Pour le moment, le Texas, c'est tout ce qu'on a.
— Je voudrais bien la voir, fit Peter, au bout d'un moment. La ville, Kerrville.
— Vous la verrez, Peter, fit Vorhees avec un de ses rares sourires. Si vous prenez ce convoi.
Ils ne lui avaient pas encore donné leur réponse, et Peter se sentait partagé. Ils avaient la sécurité, ils avaient les lumières, ils avaient trouvé l'Armée, en fin de compte. Elle ne partirait peut-être pas avant le printemps, mais Peter avait confiance : Vorhees enverrait une expédition à la Colonie, et il ramènerait les autres. Autrement dit, ils avaient trouvé ce qu'ils étaient venus chercher – voire davantage. Demander à ses amis de continuer, c'était leur faire courir un risque superflu. Et sans Alicia, il était tenté de dire oui à Vorhees, rien que pour en finir.
Mais chaque fois qu'il pensait cela, sa pensée suivante allait à Amy. Alicia avait raison : arriver si près du but et faire demi-tour, ça lui paraissait être le genre de chose qu'il regretterait, probablement jusqu'à la fin de ses jours. Michael avait essayé de capter le signal radio sous la tente du général, mais leur matériel à faible portée était sans utilité dans les montagnes. Au bout du compte, Vorhees lui avait dit qu'il n'avait aucune raison de douter de son histoire, mais qui pouvait savoir ce que le signal signifiait ?
— Les militaires ont laissé tout un tas de bordel derrière eux. Les civils aussi. Croyez-moi, on a déjà entendu ça. On ne peut pas courir après tous les couinements.
Il parlait avec la lassitude d'un homme qui en avait beaucoup vu – plus qu'il n'aurait voulu.
— Cette fille, Amy, peut-être qu'elle a cent ans, comme vous dites, mais peut-être que non. Je ne demande qu'à vous croire, sauf qu'on lui donnerait quinze ans et qu'elle a l'air de crever de trouille. On ne peut pas toujours expliquer ces choses. M'est avis que c'est juste une pauvre âme traumatisée qui a réussi à survivre on ne sait comment, et qui est tombée sur votre camp par un coup de chance.
— Et l'émetteur qu'elle avait dans le cou ?
— Quoi, et alors ? fit Vorhees sans ironie, sur un ton purement factuel. Bah, peut-être qu'elle est russe, ou chinoise. On a attendu que ces gens se pointent, à supposer qu'il reste quelqu'un de vivant là-bas.
— Il y en a ?
Vorhees s'interrompit. Greer et lui échangèrent un regard prudent.
— La vérité, c'est qu'on n'en sait rien. Il y en a qui disent que la Quarantaine a marché, que le reste du monde continue son petit bonhomme de chemin sans nous. Dans ce cas, on peut se demander pourquoi on n'entend rien sur les ondes, mais je suppose qu'une sorte de barrière électronique a pu être instaurée, en plus des mines. D'autres croient – et je pense que nous sommes de ceux-là, le capitaine et moi – que tout le monde est mort. Attention, ce ne sont que des conjectures, mais on raconte que la Quarantaine n'était pas aussi rigoureuse que les gens le croyaient. Cinq ans après la flambée de l'épidémie, les États-Unis continentaux étaient assez dépeuplés, prêts à être cueillis. Les réserves d'or de Fort Knox. La Réserve fédérale à New York. Tous les musées, les magasins de bijoux, les banques, jusqu'aux caisses d'épargne et aux prêteurs sur gages à tous les coins de rue, ouverts à tous les vents, et personne pour surveiller la boutique. Sans parler du gros lot : tout un arsenal militaire à la disposition du premier venu, et notamment dix mille armes nucléaires, dont une seule aurait suffi à modifier l'équilibre des forces dans un monde où les États-Unis n'auraient plus été là pour jouer les baby-sitters. Franchement, je ne pense pas que la question soit de savoir si quelqu'un a accosté quelque part, mais qui, et combien. Et il y a de bonnes chances qu'ils aient rembarqué le virus avec eux.
Peter s'accorda le temps de digérer tout ça. Vorhees lui disait que le monde était vide, un endroit vide.
— Je ne crois pas qu'Amy soit venue voler quoi que ce soit, dit-il enfin.
— Eh bien, répliqua Vorhees, si ça peut vous consoler, moi non plus. Ce n'est qu'une gamine, Peter. On se demande comment elle a survécu dehors. Peut-être qu'elle réussira à vous le dire.
— Je crois qu'elle y est déjà arrivée.
— Si vous le dites. Je ne vous contredirai pas. Mais je vais vous confier autre chose. J'ai connu une dame quand j'étais gamin, une vieille folle qui vivait dans une cabane derrière nos baraquements, un vieux taudis qui tombait en ruine. Ridée comme une vieille pomme, elle avait une centaine de chats et ça puait la pisse chez elle. Une infection. Cette femme prétendait entendre penser les dracs. Nous, les gamins, on lui en faisait voir de toutes les couleurs, on ne s'en lassait jamais. Le genre de chose dont on a honte plus tard, évidemment, mais pas sur le coup. C'était ce que vous appelez une Marcheuse, elle était juste apparue devant la porte, un jour. De temps en temps, une histoire de ce genre vous revient aux oreilles, conclut Vorhees avec un haussement d'épaules. Des vieux, la plupart du temps, des mystiques à moitié cinglés, jamais des jeunes comme cette fille. Mais ce n'est pas une histoire nouvelle.
Greer se pencha en avant. Il avait l'air intéressé, tout à coup.
— Que lui est-il arrivé ?
— À la vieille ?
Le général fouilla dans sa mémoire en se frottant le menton.
— Pour autant que je me souvienne, elle a fait le grand saut. On l'a retrouvée pendue dans sa baraque qui puait la pisse de chat.
Et comme ni Peter ni Greer ne répondaient, le général poursuivit :
— Il ne faut pas trop réfléchir à ces choses-là. Ou du moins, nous, nous ne pouvons pas nous le permettre. Je suis sûr que le capitaine sera d'accord avec moi. Nous sommes ici pour éliminer le maximum de dracs, faire le maximum de provisions, trouver les points brûlants et les incendier. Peut-être qu'un jour tout ça donnera un résultat. Mais je suis sûr que je ne vivrai pas assez vieux pour le voir.
Le général s'écarta de la table, aussitôt imité par Greer. Fin de la conversation. En tout cas pour aujourd'hui.
— En attendant, réfléchissez à ma proposition, Jaxon. Retournez chez vous, vous l'avez bien mérité.
Lorsque Peter arriva à l'entrée de la tente, Greer et Vorhees étaient déjà penchés sur la table, où une grande carte était déroulée. Voyant que Peter attendait, Vorhees releva la tête, fronça les sourcils.
— Il y avait autre chose ?
— Eh bien, je..., commença-t-il, se demandant ce qu'il voulait dire au fond. Je m'interrogeais pour Alicia : comment s'en sort-elle ?
— Très bien, Peter. Je ne sais pas comment Coffee s'y est pris, mais il l'a bien formée. Vous ne la reconnaîtriez probablement même pas.
— J'aimerais la voir, dit-il, piqué au vif.
— Je sais. Mais ce n'est pas une bonne idée pour le moment.
Et voyant que Peter restait planté devant l'entrée de la tente, Vorhees ajouta, avec une impatience à peine dissimulée :
— C'est tout ?
Peter secoua la tête.
— Dites-lui juste que j'ai pris de ses nouvelles.
— Je le ferai, fiston.
Peter sortit dans la lumière déclinante de l'après-midi. La pluie avait cessé, mais l'air était saturé d'une humidité qui le transit. Derrière les palissades de la garnison, un banc de brouillard dense dérivait par-dessus la crête. Tout était éclaboussé de boue. Il resserra son blouson autour de lui tout en traversant le terrain qui séparait la tente de Vorhees du mess, où il repéra Hollis, assis seul à l'une des longues tables, devant un plateau en plastique qui en avait vu de sévères. Il pâturait une platée de haricots. Des soldats parlaient tranquillement, dispersés dans la salle.
Peter saisit un plateau sur une pile, préleva une louche de haricots dans un chaudron et se rapprocha de Hollis.
— La place est prise ?
— Elles sont toutes prises, répondit Hollis d'un ton sombre. On me laisse juste emprunter celle-ci.
Peter s'assit sur le banc. Il comprenait ce que Hollis voulait dire : ils étaient la cinquième roue du carrosse, des membres surnuméraires, des vestiges rigoureusement inutiles. Sara et Amy étaient claquemurées dans leur tente, mais malgré sa liberté relative, Peter se sentait tout aussi prisonnier. Et aucun des soldats ne voulait avoir le moindre échange avec eux. Le postulat de départ, non dit, était qu'ils n'avaient rien d'intéressant à raconter, et de toute façon ils allaient bientôt dégager.
Il mit Hollis au courant de tout ce qu'il avait appris, puis lui posa la question qu'il avait vraiment en tête :
— Tu l'as vue ?
— Je les ai vus partir ce matin, avec Raimey.
Le peloton de Raimey, composé de six hommes, effectuait de brèves patrouilles de reconnaissance vers le sud-est. Lorsque Peter avait demandé à Vorhees combien de temps durerait la mission, il avait obtenu cette réponse évasive : « Le temps qu'il faudra. »
— Elle avait l'air comment ?
— Comme l'un d'eux, Peter. Je lui ai fait signe, reprit Hollis après une pause, mais je ne crois pas qu'elle m'ait vue. Tu sais comment ils l'appellent ?
Peter secoua la tête.
— La Dernière Expéditionnaire. Un surnom sacrément ronflant, si tu veux mon avis, ajouta Hollis en fronçant les sourcils.
Ils se turent. Il n'y avait rien à ajouter. S'ils étaient des membres surnuméraires pour la garnison, Alicia faisait à Peter l'impression d'être un membre fantôme. Il n'arrêtait pas de la chercher, mentalement, toutes ses pensées revenaient à l'endroit où elle aurait dû être. Il ne s'habituerait jamais à son absence.
— Je pense qu'ils ne nous croient pas vraiment, pour Amy, dit Peter.
— Tu le croirais, toi ?
Peter secoua la tête. Là, Hollis marquait un point.
— Difficilement.
Un autre silence.
— Alors, qu'est-ce que tu en penses ? demanda Hollis. À propos de l'évacuation ?
À cause de la pluie, le départ du bataillon avait été retardé d'une semaine.
— Vorhees n'arrête pas de nous tarabuster pour qu'on l'accompagne. Il a peut-être raison.
— Sauf que tu ne le penses pas.
Voyant Peter hésiter, Hollis posa sa fourchette et le regarda dans les yeux.
— Tu me connais, Peter. Je ferai ce que tu voudras.
— Pourquoi ce serait à moi de décider ? Je n'ai pas envie d'être responsable de tout le monde.
— Je n'ai pas dit que tu devais l'être. C'est juste une de ces situations où c'est comme ça, Peter. Si tu ne sais pas encore, alors tu ne sais pas. Ça attendra qu'il arrête de pleuvoir.
Peter éprouva un pincement de culpabilité. Depuis qu'ils étaient arrivés à la garnison, il avait réussi à ne jamais trouver le moment de dire à Hollis qu'il était au courant de ce qu'il y avait entre Sara et lui. Maintenant qu'Alicia était partie, il avait du mal à admettre que la force de cohésion du groupe se dissolvait. Les trois hommes avaient été consignés dans une tente voisine de celle où Sara et Amy tuaient le temps en jouant à la pioche en attendant que la pluie cesse. Deux nuits de suite, Peter s'était réveillé et avait vu que la couchette de Hollis était vide. Mais il était toujours là le matin, à ronfler comme un sonneur. Peter se demandait si Hollis et Sara se livraient à cette mise en scène par égard pour lui, ou pour Michael, qui était, après tout, le frère de Sara. Quant à Amy, après un certain temps, une journée à peu près, pendant laquelle elle avait paru nerveuse, peut-être même un peu effrayée par les soldats qui leur apportaient leurs repas et les escortaient aux latrines, elle avait paru évoluer vers une phase d'attente pleine d'espérance, presque joyeuse, pas mécontente de la façon dont elle passait le temps, mais impatiente de repartir de l'avant. « On va bientôt s'en aller ? avait-elle demandé à Peter sur un ton gentiment insistant. Parce que je voudrais voir la neige. » À quoi Peter s'était contenté de répondre : « Je ne sais pas, Amy, on verra, quand il ne pleuvra plus. » C'était la vérité, et pourtant, au moment même où il prononçait ces mots, il leur trouvait le goût creux du mensonge.
Hollis eut un mouvement de tête en direction de l'assiette de Peter.
— Tu devrais manger.
Il repoussa son plateau.
— Je n'ai pas faim.
Ils furent rejoints par Michael, qui s'aventura vers leur table dans un poncho perlé de gouttes de pluie, portant un plateau sur lequel était empilée une montagne de bouffe. D'eux tous, il était le seul à bien employer son temps : Vorhees l'avait assigné au parc de matériel, et il aidait à préparer les véhicules en vue du voyage vers le sud. Il posa le plateau sur la table, s'assit et attaqua gaillardement une pyramide de haricots avec ses pattes noires de cambouis.
— Y a un problème ? demanda-t-il en levant les yeux. À voir vos têtes, on dirait que quelqu'un est mort.
Il engloutit une pelletée de fayots qu'il fit descendre avec un bout de pain de maïs.
L'un des soldats passa à côté de leur table avec son plateau. Un troufion aux oreilles en feuille de chou, au crâne chauve embrumé de duvet.
— Hé, la Goupille, dit-il à Michael.
Michael s'illumina.
— Hé, Sancho. Quoi de neuf ?
— Nada. Écoute, on bavardait, là. On est quelques-uns. On se disait que peut-être tu aimerais te joindre à nous plus tard.
Michael arrondit un sourire autour d'une pleine bouchée de fayots.
— Sûr !
— Dix-neuf zéro zéro, au mess.
Le soldat regarda alors Peter et Hollis comme s'il venait seulement de les remarquer.
— Vous pouvez venir aussi si vous voulez, les clamps.
Peter ne s'était jamais tout à fait habitué à ce terme. Il lui trouvait une note définitivement désobligeante.
— Ah bon ? Où ça ?
— Merci, Sancho, répondit Michael. Je transmettrai.
Lorsque le troufion se fut éloigné, Peter regarda Michael en plissant les paupières.
— La Goupille ?
Michael s'était remis à manger.
— Ils adorent ce genre de surnoms. Je trouve celui-là presque mieux que le Circuit.
Il nettoya les derniers haricots de son écuelle.
— Ce ne sont pas de mauvais bougres, Peter.
— Je n'ai jamais dit qu'ils étaient mauvais.
— Que se passe-t-il ce soir ? demanda Hollis au bout d'un moment.
— Oh, ça, fit Michael avec un haussement d'épaules évasif, en s'empourprant. C'est drôle que personne ne vous en ait parlé. C'est la soirée cinéma.
À dix-huit heures trente, les bancs avaient été disposés en rangées dans le mess débarrassé de toutes les tables. Avec la tombée du jour, l'air s'était nettement rafraîchi et il faisait moins humide ; le vent avait chassé la pluie. Tous les soldats étaient massés devant la tente et parlaient bruyamment, d'une façon rigoureusement inédite pour Peter : ils riaient et blaguaient en se refilant des flasques d'alcool. Peter s'assit sur un banc avec Hollis, au fond de la salle, face à l'écran, une feuille de contreplaqué blanchie à la chaux. Michael était quelque part dans les premiers rangs, parmi ses nouveaux amis du parc de matériel.
Michael avait bien essayé de leur expliquer comment cela fonctionnait, mais Peter ne savait pas encore tout à fait à quoi s'attendre, et il trouvait l'idée vaguement troublante, non enracinée dans une logique physique compréhensible pour lui. Le projecteur posé sur une table surélevée derrière eux envoyait un courant d'images mouvantes sur l'écran – mais si c'était vrai, d'où venaient ces images ? Si c'étaient des reflets, que reflétaient-ils ? Un long fil électrique avait été tiré d'un des générateurs vers le projecteur, en passant par la porte du mess. Peter ne pouvait s'empêcher de penser que c'était du gâchis d'utiliser un carburant rare et précieux dans un simple but de distraction. Mais en voyant le major Greer s'avancer sous les hurlements excités des soixante hommes, Peter le sentit aussi : un plaisir anticipé, un enthousiasme quasi enfantin.
Greer leva la main pour faire taire les hommes, ne réussissant qu'à les faire beugler plus fort.
— Vos gueules, espèces de sangsues !
— Faites venir le comte ! brailla quelqu'un.
D'autres cris et hurlements. Debout devant l'écran, Greer arborait un sourire à peine dissimulé, s'autorisant, l'espace d'un instant, à fendre la rude cuirasse de discipline militaire. Peter avait passé assez de temps en sa compagnie pour savoir que ce n'était pas entièrement spontané.
Greer laissa retomber l'excitation, puis il se racla la gorge et dit :
— Ça va, les gars, ça suffit. D'abord, une info. Je sais que vous avez adoré le séjour ici, dans les bois du Nord, mais...
— Ah que oui, putain !
Greer foudroya du regard le type qui venait de parler.
— Muncey, tu m'interromps encore une fois et je te fais nettoyer les latrines à coups de langue pendant un mois !
— J'disais juste combien j'appréciais d'être là à embrocher des dracs, chef !
D'autres rires. Greer laissa glisser.
— Donc, comme je disais, maintenant que le temps s'arrange, nous avons des nouvelles pour vous. Mon général ?
Vorhees, qui attendait sur le côté, s'avança.
— Merci, capitaine. Bonsoir, deuxième bataillon !
Un chœur de hurlements :
— Bonsoir, chef !
— On dirait que le temps nous accorde un peu de répit, alors je vous l'annonce : à zéro cinq zéro zéro, demain matin, après le casse-croûte, tout le monde au rapport auprès de vos chefs, section par section. Cet endroit devra être nettoyé et complètement remballé aux premières lueurs de l'aube. Dès le retour de l'escouade bleue, nous repartons vers le sud. Des questions ?
Un des troufions leva la main. Peter reconnut celui qui s'était adressé à Michael, au mess : Sancho.
— Et les véhicules lourds, chef ? Ils ne passeront jamais, dans la boue.
— La décision a été prise de les laisser sur place. Nous voyagerons léger, et vite. Vos chefs d'escouade reverront la procédure avec vous. D'autres questions ?
Silence dans les rangs.
— Parfait. Profitez bien du spectacle.
On baissa les lumières. Au fond de la salle, les roues du projecteur commencèrent à tourner. Et voilà, pensait Peter. Le moment décisif était arrivé. Une semaine s'était soudain réduite à plus rien du tout. Peter sentit que quelqu'un se glissait sur le banc à côté de lui : Sara. Collée contre elle, Amy était blottie dans une couverture de laine sombre pour se protéger du froid.
— Vous ne devriez pas être là, chuchota Peter.
— Qu'ils aillent se faire foutre, dit Sara tout bas. Tu crois que j'allais rater ça ?
L'écran s'illumina. Des chiffres entourés d'un cercle défilèrent en décroissant : cinq, quatre, trois, deux, un. Et puis :
CARL LAEMMLE
présente
DRACULA
de BRAM STOKER.
D'après la pièce adaptée par
HAMILTON DEANE et JOHN L. BALDERSTON.
Une production TOD BROWNING.
Des acclamations montèrent des bancs alors que, chose incroyable, apparaissait sur l'écran l'image mouvante d'une diligence tirée par un cheval. Elle fonçait sur une route de montagne. L'image était délavée de toute couleur, uniquement composée de tons de gris : la palette des rêves à moitié remémorés.
— Les dracs..., releva Hollis en se tournant vers Peter, les sourcils froncés. Dracula ?
— Le son ! vociféra l'un des soldats, aussitôt suivi par les autres. Le son ! Le son !
Le soldat qui faisait marcher le projecteur vérifia frénétiquement les branchements, tourna des boutons. Il se précipita vers l'écran et s'agenouilla devant une boîte posée par terre.
— Attendez un peu. Je pense que c'est le...
Un crépitement assourdissant d'électricité statique : Peter, tellement fasciné par l'image mouvante, sur l'écran – la diligence entrait dans un village et les gens couraient à sa rencontre –, sursauta, machinalement, sur son banc, puis il comprit ce qui se passait, ce qu'était la boîte placée sous l'écran. Le bruit des sabots des chevaux, les craquements de la carriole sur ses ressorts, les voix des villageois qui se parlaient dans une langue étrange, qu'il n'avait jamais entendue : les images étaient plus que des tableaux, plus que de la lumière, elles étaient vivantes, elles respiraient, pleines de sons.
Sur l'écran, un homme portant un chapeau blanc agitait sa canne vers le cocher de la diligence. Il ouvrit la bouche pour parler, et tous les soldats entonnèrent à l'unisson :
— Ne descendez pas mes bagages, je dois me rendre au col de Borgo ce soir !
Une explosion d'hilarité générale. Peter détacha son regard de l'écran pour jeter un coup d'œil à Hollis, mais les yeux de son ami, qui brillaient à la lumière reflétée de l'écran, étaient avidement rivés sur les images mouvantes. Il se tourna vers Sara et Amy ; elles étaient tout aussi fascinées.
Sur l'écran, un homme corpulent parlait au cocher – un magma de syllabes incompréhensibles. Il se retourna vers le premier homme, celui au chapeau, et ses paroles furent amplifiées par le récitatif hurlé des hommes :
— Le conduktorr... Il a peurr. Brrave homme, c'est. Il veut que je vous demande si vous pouvez attendre et repartir après le lever du soleil.
Le premier homme agita sa canne avec arrogance. Il ne voulait pas en entendre parler.
— Je suis désolé, mais une voiture m'attend à minuit, à la passe de Borgo.
— La passe de Borgo ? Quelle voiture ?
— Eh bien, celle du comte Dracula.
L'homme à la moustache ouvrit de grands yeux horrifiés.
— Celle du... comte Dracula ?
— Vas-y pas, Renfield ! brailla l'un des hommes, et ce fut un éclat de rire collectif.
Peter se rendit compte que c'était une histoire. Une histoire comme dans les vieux livres du Sanctuaire, ceux que Maîtresse leur lisait après les avoir fait asseoir en cercle, il y avait tant et tant d'années. Les gens sur l'écran donnaient l'impression de faire semblant parce que c'était une histoire ; leur phrasé, leurs mouvements exagérés rappelaient la façon dont Maîtresse faisait les voix des personnages des livres qu'elle lisait. Le gros type avec la moustache savait quelque chose que l'homme au chapeau ignorait ; il y avait du danger là-bas. Malgré ces avertissements, le voyageur poursuivait son trajet, suscitant les quolibets des soldats. Dans le noir, la calèche gravissait une route de montagne et arrivait en vue d'une construction massive, hérissée de tourelles et de murailles, baignée d'un clair de lune inquiétant. Ce qui les attendait était évident : l'homme à la moustache le leur avait plus ou moins expliqué. Des vampires. Un vieux mot, mais celui-là, Peter le connaissait. Il attendait que les viruls apparaissent, se jettent sur la diligence et réduisent les voyageurs en lambeaux, mais ce n'est pas ce qui se produisit. La diligence franchit une sorte de portail. L'homme, Renfield, descendit et découvrit qu'il était seul. Le cocher avait disparu. Une porte s'ouvrit en grinçant, l'invitant à entrer, et il se retrouva dans une pièce pareille à une caverne. Renfield, l'inconscient, d'une candeur presque risible, recula vers un majestueux escalier de pierre par où descendait un personnage portant une cape noire et tenant une chandelle. Lorsque celui-ci arriva en bas, Renfield se retourna et ouvrit des yeux ronds pleins d'horreur, comme s'il était tombé sur un groupe entier de fums et pas un unique homme en cape noire.
— Je suis... Drrrac-ulahhh.
Une nouvelle tempête de hurlements, de coups de sifflet, d'acclamations ébranla la tente. L'un des soldats du premier rang se leva d'un bond.
— Hé, comte, bouffe ça !
L'éclair d'une lame d'acier traversa en tournoyant le rayon lumineux du projecteur : la pointe du couteau heurta le bois de l'écran avec un choc sourd et s'enfonça en plein dans la poitrine de l'homme à la cape qui sembla, étonnamment, ne pas le remarquer.
— Putain, Muncey ! protesta le projectionniste.
— Tous à vos couteaux ! beugla quelqu'un d'autre. Ils arrivent !
Mais les voix n'étaient pas furieuses. Tout le monde trouvait ça hilarant. Sous une tempête de cris d'animaux, Muncey bondit vers l'écran, les images coulant sur lui, pour récupérer son couteau. Il se retourna en souriant d'une oreille à l'autre et se fendit d'une petite courbette.
Malgré tout ça – les interruptions erratiques, les rires, les déclamations moqueuses des soldats qui connaissaient tous les dialogues par cœur –, Peter se laissa très vite captiver par l'histoire. Il avait l'impression que certains bouts du film manquaient ; la narration avançait par bonds déconcertants, abandonnant le château pour un voyage en mer, puis un endroit appelé Londres. Une ville, apparemment. Une ville du temps d'Avant. Le comte – un virul, sauf qu'il n'en avait pas l'air – tuait des femmes. D'abord, une fille qui vendait des fleurs dans la rue, puis une jeune femme qui dormait dans son lit avec de grandes boucles de cheveux indolentes et un visage tellement fabriqué qu'on aurait dit une poupée. Les mouvements du comte étaient d'une lenteur comique, de même que ceux de ses victimes. Tous les personnages du film semblaient englués dans un rêve : ils n'arrivaient pas à bouger assez vite, voire pas du tout. Dracula lui-même avait le visage blême, presque féminin, les lèvres peintes pour leur donner la même forme arquée que les ailes des chauves-souris. Quand il s'apprêtait à mordre quelqu'un, l'image se figeait un long moment sur ses yeux éclairés par en dessous, ce qui les faisait briller comme des flammes de bougie jumelles.
Peter savait bien que tout ça était faux, qu'il ne fallait pas le prendre au sérieux, et pourtant, alors que l'histoire se poursuivait, il se prit à s'inquiéter pour la fille, Mina, la fille du docteur, le docteur Sewell, le propriétaire du sanatorium – quoi que ce mot puisse désigner. Son mari, le falot Harker, semblait ne pas avoir idée de ce qu'il fallait faire pour l'aider : il était toujours planté là, les mains dans les poches, l'air impuissant et perdu. D'ailleurs, aucun d'eux n'en avait la moindre idée, à part Van Helsing, le chasseur de vampires. Son arrivée dans l'histoire semblait n'avoir aucune explication plausible, et il ne ressemblait à aucun des chasseurs qu'il avait été donné à Peter de voir – un vieil homme, avec de grosses lunettes à verres déformants, un discoureur dont les grandes déclarations suscitaient les plus vives moqueries des soldats : « Messieurs, nous avons affaire à l'impensable ! » ou « Les superstitions de demain peuvent devenir la réalité scientifique d'aujourd'hui ! » C'étaient chaque fois des cris d'animaux qui fusaient, et pourtant Peter trouvait qu'une bonne partie de ce que disait Van Helsing était assez vrai, surtout le fait que les vampires étaient « des créatures dont la vie a été prolongée de façon non naturelle ». Si ça ne décrivait pas les fums... Il se demanda si le truc de Van Helsing avec le miroir de la boîte à bijoux n'était pas une version de ce qui s'était passé avec la poêle, à Las Vegas, et si, comme le disait Van Helsing, les vampires ne devaient pas « dormir toutes les nuits dans leur sol natal ». Était-ce pour ça que ceux qui avaient été emportés rentraient toujours chez eux ? Par moments, on aurait presque dit une espèce de manuel d'instruction. Peter en vint à se demander si le film était non pas une histoire inventée, mais plutôt la relation d'événements qui avaient bel et bien eu lieu.
La fille, Mina, avait été emportée. Harker et Van Helsing traquaient le vampire jusque dans son repaire, une cave humide. Peter anticipa la suite de l'histoire : il y aurait une veillée de Miséricorde ; ils allaient pourchasser Mina et la tuer, et c'est à Harker, le mari de Mina, qu'incomberait cette terrible tâche. Peter s'attendait au pire. Les soldats avaient fini par se taire, oubliant leurs lazzis, pris, malgré eux, par le sinistre dénouement de l'histoire.
Sauf qu'il ne devait jamais voir la fin. Un soldat venait de se précipiter sous la tente.
— Rallumez les lumières ! Extraction à la porte !
Le film fut aussitôt oublié ; tous les soldats bondirent de leur siège. Les armes sortirent, les pistolets, les fusils, les couteaux. Dans la débandade, quelqu'un se prit les pieds dans le câble du projecteur, plongeant la pièce dans le noir. Tout le monde poussait, hurlait, criait des ordres. Peter entendit des coups de feu, au-dehors. Il suivait la meute qui se ruait hors de la tente lorsqu'il vit deux fusées éclairantes filer par-dessus la palissade vers le champ boueux qui s'étendait de l'autre côté. Michael le dépassa en courant, Sancho sur ses talons. Peter tendit le bras et l'arrêta.
— Que se passe-t-il ? Qu'y a-t-il ?
Michael ralentit à peine.
— C'est l'escouade bleue ! répondit-il. Allez, viens !
Du chaos qui avait explosé dans la salle du mess émergea soudain un certain ordre. Tout à coup, chacun sut quoi faire. Les soldats se répartirent en groupes distincts, certains gravirent à toute vitesse l'échelle qui montait vers l'étroite passerelle en haut de la palissade, d'autres prirent position derrière une barricade de sacs de sable empilés juste derrière la porte. Quelques-uns braquèrent les projecteurs vers le champ boueux, devant le camp.
— Les voilà !
— Ouvrez la porte ! Tout de suite ! cria Greer depuis le pied de la palissade. Ouvrez cette putain de porte !
Une salve assourdissante de tirs de couverture retentit depuis la passerelle tandis qu'une douzaine de soldats bondissaient dans l'espace au-dessus du périmètre, cramponnés aux cordes reliées, par un système de poulies et de palans, aux vantaux. Peter fut un instant saisi par la grâce et la coordination de la manœuvre, la superbe efficacité de leurs mouvements synchronisés. Alors que les soldats descendaient vers le sol, les portes commencèrent à s'écarter, révélant la gadoue baignée de lumière juste devant, et un groupe de silhouettes qui fonçaient ventre à terre, Alicia en tête. Le détachement entra en courant à toute vitesse, six individus qui tombèrent et roulèrent dans la poussière alors que les hommes derrière les sacs de sable ouvraient le feu, tirant une volée de cartouches au-dessus de leur tête. S'il y avait des viruls derrière eux, Peter ne les voyait pas. Tout ça allait trop vite, faisait trop de bruit, et puis, brusquement, ce fut fini. Les portes se refermèrent.
Peter courut vers le groupe de rescapés. Alicia était à quatre pattes dans la boue, haletante. La peinture ruisselait sur son visage, son crâne rasé brillait comme du métal poli sous la lumière éclatante des projecteurs.
Alors qu'elle roulait sur les genoux, leurs regards se croisèrent brièvement.
— Peter, fous le camp d'ici.
Au-dessus d'eux, quelques derniers tirs sans conviction. Les viruls avaient battu en retraite, mis en fuite par les lumières.
— Je ne plaisante pas, dit-elle férocement, l'air complètement nouée, crispée. Fous le camp !
D'autres se massaient autour d'eux.
— Où est Raimey ? beugla Vorhees en se frayant un chemin au milieu des hommes. Bordel, où est Raimey ?
— Il est mort, chef.
Vorhees se tourna vers Alicia, à genoux dans la boue. Lorsqu'il vit Peter, ses yeux lancèrent des éclairs furibonds.
— Jaxon, ce n'est pas votre place !
— Mon général, nous l'avons trouvée, dit Alicia. On est tombés pile dessus. Un véritable nid de frelons. Il doit y en avoir des centaines.
Vorhees fit signe à Hollis et aux autres de reculer.
— Vous, regagnez vos quartiers. Tout de suite !
Et sans attendre de réponse, il se tourna vers Alicia.
— Soldat Donadio, au rapport !
— La mine, mon général, dit-elle. Nous avons trouvé la mine.
Tout l'été, les hommes de Vorhees l'avaient cherché : le puits d'entrée d'une vieille mine de cuivre perdue quelque part dans les collines. On pensait que c'était l'un des points brûlants dont Vorhees avait parlé : un nid où les viruls dormaient. En utilisant de vieilles cartes topographiques, en suivant leurs déplacements grâce aux filets, ils avaient restreint le champ de leurs recherches au quadrant sud-est, une zone d'une vingtaine de kilomètres carrés au-dessus de la rivière. La mission de l'escouade bleue était la dernière tentative de localisation avant l'évacuation. C'est par pure chance qu'ils l'avaient repérée. D'après ce que Michael raconta à Peter, l'escouade bleue était tombée dessus, au sens littéral du terme, juste avant le coucher du soleil – un petit creux dans le sol, dans lequel l'homme de tête avait disparu avec un cri. Le premier virul qui avait émergé avait eu le temps d'emporter deux hommes avant que quiconque ait tiré un coup de feu. Le reste de l'escouade avait pu former une sorte de ligne de tir, mais d'autres viruls avaient surgi, bravant les derniers rayons du soleil dans leur fureur sanglante. Une fois le soleil couché, l'unité aurait été rapidement submergée, et la localisation du puits de mine perdue avec eux. Les fusées éclairantes leur auraient fait gagner quelques minutes, voilà tout. Ils s'étaient répartis en deux groupes ; le premier devait filer en courant pendant que le second, dirigé par le lieutenant Raimey, couvrait leur fuite, retenant les créatures aussi longtemps que possible, jusqu'au coucher du soleil, jusqu'à ce qu'ils soient à court de fusées ; alors ce serait la fin.
Toute la nuit, le camp bourdonna d'une activité fébrile. Peter sentait le changement : fini les journées d'attente, les missions tâtonnantes dans la forêt. Les hommes de Vorhees s'apprêtaient au combat. Michael avait disparu, aidant à préparer les véhicules qui transporteraient les explosifs, des fûts de diesel et de nitrate d'ammonium avec un allumage à amas de grenades qu'ils appelaient « flusher ». L'ensemble devait être abaissé par un treuil droit dans le puits de mine. L'explosion tuerait sans nul doute bon nombre des viruls qui se trouvaient à l'intérieur. Restait une question : par où les survivants émergeraient-ils ? En une centaine d'années, la topographie avait pu considérablement changer, et pour ce qu'en savaient Vorhees et les autres, un glissement de terrain ou un tremblement de terre avait pu ouvrir un nouveau point d'accès inconnu. Pendant qu'un peloton mettrait les explosifs en place, les autres hommes s'efforceraient de repérer les éventuelles issues. Avec un peu de chance, tout le monde serait en position au moment de la détonation.
Les lumières s'éteignirent, laissant place à une aube grise. La température avait chuté pendant la nuit et toutes les mares de la cour étaient gelées. On achevait le chargement des véhicules. Les hommes de Vorhees se rassemblèrent à la porte. Tous, sauf un peloton qui resterait sur place pour garder la garnison. Depuis son retour, Alicia avait passé beaucoup de temps sous la tente de Vorhees. C'est elle qui avait ramené les survivants vers la garnison, en reprenant la route, le long de la rivière, par laquelle ils étaient venus. C'est alors que Peter la vit, juste devant, avec le général. Ils avaient étalé une carte sur le capot d'un des Humvee et procédaient aux derniers préparatifs. Greer, à cheval, supervisait le chargement du matériel. Peter était en proie à des sentiments complexes, le malaise d'être ainsi réduit à un rôle de spectateur, mais aussi une puissante attirance, aussi instinctive que la respiration, et tout au fond de lui, une émotion plus sombre qu'il reconnut pour de l'envie. Pendant des jours, il avait dérivé entre deux pôles d'indécision, la certitude qu'il devait continuer et l'incapacité à laisser Alicia en arrière. Maintenant, en regardant les soldats achever les préparatifs à la porte, Alicia parmi eux, un unique désir prenait le pas sur le reste : les hommes de Vorhees partaient pour la guerre, il voulait en être.
Alors que Greer remontait la colonne formée par ses hommes, Peter s'avança pour attirer son attention.
— Capitaine, je souhaiterais vous parler.
Greer lui répondit sèchement, l'air ailleurs, le regard rivé sur un point au-dessus de sa tête.
— Qu'y a-t-il, Jaxon ?
— Monsieur, je voudrais vous accompagner.
Greer baissa les yeux sur lui.
— Nous ne pouvons pas emmener de civils.
— Mettez-moi à l'arrière. Je saurai bien me rendre utile. Je ne sais pas, je pourrai faire office d'estafette, ou n'importe quoi.
Le regard de Greer se concentra sur le cul d'un camion, où un groupe de quatre hommes, dont Michael, mettait les barils de carburant en place par-dessus le hayon à l'aide d'un treuil.
— Withers ! aboya Greer à l'intention du sergent de l'escouade. Viens me remplacer ici ! Hé, Sancho, fais attention à la chaîne, elle est tout emmêlée !
— Oui, chef. Désolé, chef.
— Ce sont des bombes, fiston ! Pour l'amour du ciel, faites attention !
Et puis, se tournant vers Peter :
— Venez avec moi.
Le capitaine mit pied à terre et prit Peter à part, hors de portée de voix.
— Je sais que vous vous en faites pour elle, dit-il. Je comprends, d'accord ? Si ça ne dépendait que de moi, je vous laisserais probablement venir avec nous.
— Et si on parlait au général...
— Pas question. Désolé.
Alors une curieuse expression passa sur le visage de Greer, une sorte de vacillement, d'incertitude.
— Écoutez, ce que vous m'avez dit au sujet de la fille, Amy, il faut que vous sachiez...
Il secoua la tête et détourna le regard.
— Je ne peux pas croire que je vous parle de ça. Peut-être que je suis vraiment resté trop longtemps dans ces bois. Comment appelle-t-on ça ? Quand on pense qu'on a déjà vécu quelque chose, comme si on l'avait rêvé. Ça porte un nom.
— Monsieur ?
Mais Greer ne le regardait pas.
— Le déjà-vu. C'est ça. J'ai cette impression depuis que je suis tombé sur vous, les gars. Un grande, mauvaise sensation de déjà-vu. Je sais que je n'en ai vraiment pas l'air, mais quand j'étais petit, j'étais un pauvre môme rachitique, tout le temps malade. Mes parents sont morts quand j'étais tout gamin, je ne les ai pratiquement jamais connus, alors c'était probablement dû à l'orphelinat où j'ai grandi, cinquante morveux aux pattes sales entassés les uns sur les autres. Citez-moi une maladie, je l'ai eue. Dix fois les sœurs ont failli me rayer des cadres. Et des rêves fiévreux comme vous ne le croiriez pas. Rien que je puisse vraiment décrire, d'ailleurs c'est à peine si je m'en souviens. Juste une sensation, comme d'avoir erré dans le noir pendant mille ans. Mais le truc, c'est que je n'étais pas seul. Ça faisait partie du rêve, aussi. Je n'y avais plus jamais repensé jusqu'à ce que vous vous pointiez. Cette fille. Ses yeux. Vous pensiez que je n'avais rien remarqué ? Bon sang, c'est comme si j'étais revenu à cette époque, j'avais six ans et le cerveau me coulait par les oreilles tellement j'avais de fièvre. Je vous le dis, c'était elle. Je sais que ça paraît dingue, mais elle était dans le rêve avec moi.
Un silence plein d'attente plana autour de ces derniers mots. Peter réprima un frisson. Tout cela lui était familier.
— Vous en avez parlé à Vorhees ?
— Vous voulez rire ? Et pour lui raconter quoi ? Putain, fiston, je ne vous en ai même pas parlé à vous.
Greer prit sa monture par les rênes et se remit en selle d'un bond. Fin de la conversation.
— C'est tout. Maintenant, si vous me demandez pourquoi vous ne pouvez pas nous accompagner, voilà ma réponse : on ne revient pas, les rouges ont pour ordre de vous évacuer vers Roswell. Ça, c'est officiel. Maintenant, officieusement, je vous le dis, si vous décidez de partir de votre côté, ils ne vous en empêcheront pas.
Il talonna sa monture et prit place en tête de la colonne. Un rugissement de moteurs. Les portes s'ouvrirent. Peter regarda sortir lentement cinq escouades, les hommes, leurs chevaux et leurs véhicules. Alicia était quelque part parmi eux, pensa Peter, probablement en première ligne, avec Vorhees. Mais il ne la voyait nulle part.
La colonne était depuis longtemps partie quand Michael s'approcha de lui.
— Il n'a pas voulu te laisser y aller, hein ?
Peter ne put que hocher la tête.
— Moi non plus, dit Michael.