65.

C'était le Docteur qui avait fait ça. Qui l'avait sauvée. Et à la fin, Lacey espérait lui avoir apporté un peu de réconfort.

Bizarre ce que les années avaient fait aux souvenirs que Lacey avait des événements de cette nuit-là, tout au début, il y avait si longtemps. Les cris et la fumée. Les hurlements des mourants, et tous ces morts. Une grande marée noire de nuit sans fin balayant le monde. Parfois, tout cela lui revenait à l'esprit aussi clairement que si les événements s'étaient déroulés non des dizaines d'années auparavant mais il y avait quelques jours seulement. À d'autres moments, les images qu'elle revoyait, les sentiments qu'elle éprouvait semblaient minuscules, sujets à caution et lointains, comme des fétus de paille dérivant sur un vaste courant impétueux de temps, qui l'emportait aussi, depuis des années et des années.

Elle se souvenait de celui – Carter, il s'appelait – qui s'était jeté sur elle lorsqu'elle était descendue de la voiture de Wolgast, criant et agitant les bras ; Carter qui avait répondu à son appel et fondu sur elle, se posant devant elle comme un grand oiseau de souffrance. Je... suis... Carter. Il n'était pas comme les autres. Elle voyait, derrière la monstrueuse vision de ce qu'il était devenu, qu'il ne prenait pas de plaisir à ce qu'il faisait, que son cœur, à l'intérieur de lui, était brisé. Le chaos tout autour d'eux, les hurlements, les coups de feu et la fumée ; des hommes passaient près d'elle en courant, ils criaient, ils tiraient et ils mouraient, leur destin déjà scellé lorsque le monde avait été créé, mais Lacey n'était plus là. Parce que quand Carter avait posé sa bouche sur son cou, appelant le doux battement de son cœur vers le sien, elle l'avait senti. Toute sa souffrance, sa stupeur, la longue et triste histoire de celui qu'il était. Le lit de haillons et de ballots de chiffons sous la bretelle d'autoroute, la sueur et la crasse de sa peau et de son long voyage. La grande voiture lustrée qui s'était arrêtée près de lui avec sa calandre tout en dents d'argent, et la voix de la femme qui l'appelait fort à cause du sale rugissement du monde ; la douceur de l'herbe coupée et la fraîcheur perlée de buée d'un verre de thé. L'attraction de l'eau, et les bras de la femme, Rachel Wood, cramponnée à lui, l'entraînant tout au fond, dans les profondeurs. C'était toute la vie de Carter que Lacey avait sentie en elle, sa petite vie humaine, qu'il n'avait jamais aimée autant qu'il avait aimé la femme dont il portait à présent l'esprit en lui – parce que Lacey avait aussi senti cela –, et alors que ses dents s'enfonçaient dans la courbe tendre de son cou, sous son oreille, emplissant tous ses sens de la chaleur de son souffle, elle avait entendu les bulles de sa propre voix monter à la surface. Dieu vous bénisse, monsieur Carter. Dieu vous bénisse et vous ait en Sa sainte garde.

Et puis il était reparti.

Elle était restée là, par terre, perdant son sang, un certain temps, et la maladie avait commencé. Ce qui devait passer entre eux avait trouvé son chemin, elle le savait. Elle avait fermé les yeux et prié, imploré un signe, mais aucun signe n'était venu. Comme dans le champ où les hommes l'avaient laissée, après, quand elle n'était qu'une fillette. Il lui avait semblé, dans cette heure de ténèbres, que Dieu l'avait oubliée, mais lorsque l'aube avait ouvert le ciel au-dessus de son visage, de l'immobilité avait surgi la silhouette d'un homme. Elle avait entendu le bruit étouffé de ses pas sur la terre, elle avait senti la fumée sur sa peau, dans ses cheveux. Elle avait essayé de parler, sans y arriver. L'homme n'avait rien dit non plus, il ne lui avait même pas dit son nom. En silence, il l'avait soulevée de terre et prise dans ses bras, comme une enfant, et Lacey s'était dit que c'était Dieu en personne qui venait la chercher pour l'emmener dans Sa maison au ciel. Ses yeux disparaissaient dans l'ombre ; ses cheveux formaient une couronne sombre, sauvage et belle, comme sa barbe, une masse grise, dense, sur son visage. Il l'avait portée dans les ruines fumantes, et elle avait vu qu'il pleurait. Ce sont les larmes de Dieu Lui-même, avait pensé Lacey, impatiente de tendre la main pour les effleurer. Il ne lui était jamais venu à l'idée que Dieu pouvait pleurer, mais évidemment, elle se trompait. Dieu devait pleurer tout le temps. Il devait pleurer, pleurer sans jamais s'arrêter. Un épuisement paisible l'avait emportée ; elle avait dormi un moment. Elle ne se souvenait pas de ce qui était arrivé ensuite, mais quand ç'avait été fini, quand la maladie était passée, elle avait ouvert les yeux et elle l'avait su : il l'avait sauvée. Elle avait trouvé le chemin vers Amy, elle avait enfin trouvé le chemin.

Lacey, avait-elle entendu. Écoute.

Alors elle avait écouté. Les voix passaient sur elle comme une brise sur l'eau, comme le sang qui coulait dans ses veines. Partout, tout autour d'elle.

Entends-les, Lacey. Entends-les tous.

Et c'était ainsi que, pendant toutes ces années, elle avait attendu. Elle, sœur Lacey Antoinette Kudoto, et celui qui l'avait portée dans la forêt, qui n'était pas Dieu, finalement, mais un homme, un être humain. Le Bon Docteur, comme elle l'appelait, c'était le nom qu'elle lui donnait quand elle pensait à lui, mais son nom de baptême, son nom dans le Christ, était Jonas. Jonas Lear. L'homme le plus triste du monde entier. Ensemble, ils avaient construit la maison dans la clairière où Lacey vivait encore – pas beaucoup plus grande que les cabanes de sa jeunesse, le long des routes poussiéreuses et des champs d'argile rouge, mais plus solide, et faite pour durer. Le Docteur lui avait dit une fois qu'il avait construit une maison avant, une cabane auprès d'un lac, dans les bois du Maine. Il lui avait raconté qu'il avait bâti cette cabane avec sa femme, Elizabeth, qui était morte – cela, il ne l'avait pas dit à Lacey, mais ce n'était pas la peine. Le Complexe abandonné était une mine, un trésor qui attendait d'être récolté. Ils avaient récupéré le bois des restes brûlés du Chalet ; dans les entrepôts, ils avaient trouvé des marteaux, des scies, des planches et des sacs de clous, et aussi des sacs de ciment et une bétonnière, pour sceller les montants qui constitueraient les fondations de la cabane, et pour sceller les pierres qu'ils avaient mises en place à deux pour faire la cheminée. Ils avaient passé un été entier à retirer les tuiles bitumées du toit des anciennes chambrées, avant de se rendre compte qu'elles fuyaient ; l'asphalte était fendillé en de trop nombreux endroits. Ils avaient fini par entasser de la terre et de l'herbe pour faire un toit végétal. Il y avait des armes, aussi, des centaines d'armes, des fusils de tous les genres et de tous les modèles ; c'était à cela qu'ils s'étaient occupés pendant un certain temps, à démonter les fusils des soldats jusqu'à ce qu'il n'en reste plus qu'un énorme tas de boulons, d'écrous et de pièces de métal brillant qui ne valaient même pas la peine d'être enterrés.

Il ne l'avait laissée qu'une seule fois, le troisième été dans la montagne, pour aller chercher des graines. Il avait pris le seul fusil qu'il avait conservé, une carabine, et l'avait mise avec les vivres, le carburant et les autres choses dont il aurait besoin, dans le pick-up qu'il avait préparé en vue de ce voyage. « Trois jours », lui avait-il dit, mais deux semaines entières avaient passé avant que Lacey entende le bruit du moteur du pick-up qui remontait la montagne. Il était ressorti du véhicule avec une mine totalement désespérée, et elle avait su que seule la promesse qu'il lui avait faite de revenir l'avait ramené vers elle. Il lui avait avoué qu'il était allé jusqu'à Grand Junction avant de décider de faire demi-tour. Dans le pick-up, il y avait les sacs de graines promis. Cette nuit-là, il avait allumé la cheminée et il était resté assis devant à regarder les flammes dans un silence désolé, terrible. Elle n'avait jamais vu une telle souffrance dans les yeux d'un homme, et bien qu'elle ait su qu'elle ne pouvait le soulager de ce fardeau de chagrin, cette nuit-là, elle s'était approchée de lui et lui avait dit qu'elle croyait qu'ils devraient vivre ensemble, à partir de ce jour, comme un homme et sa femme, à tous les points de vue. Ça paraissait être une petite chose, de lui offrir cet amour, ce goût de pardon ; et lorsque cela s'était produit, comme cela avait fini par arriver en son temps, elle avait compris que l'amour qu'elle avait offert était aussi une quête d'amour. Une fin au voyage qu'elle avait commencé dans les champs de son enfance, toutes ces années auparavant.

Il n'était plus jamais reparti.

Au fil des ans, elle l'avait aimé avec son corps, qui ne vieillissait pas, contrairement à celui du Bon Docteur. Elle l'aimait et il l'aimait, chacun à sa façon, tous les deux ensemble, seuls dans leur montagne. La mort était venue lentement sur lui au fil des ans, d'abord une chose, et puis une autre, le grignotant sur les bords, puis s'installant plus profondément. Ses yeux et ses cheveux, ses dents et sa peau. Ses jambes, son cœur et ses poumons. Pendant bien des jours, Lacey avait regretté de ne pouvoir mourir elle aussi, pour qu'il n'ait pas à faire ce dernier voyage tout seul.

Un matin, elle travaillait dans le jardin quand elle avait senti son absence. Elle était allée dans la maison, puis dans les bois, en criant son nom. C'était le cœur de l'été, l'air frais et lumineux tombait sur les feuilles comme une bruine de soleil. Il avait choisi un endroit où les arbres étaient clairsemés, où il avait un grand ciel bleu au-dessus de lui. De là, il pouvait voir la vallée, et au-delà, la vaste houle apaisée des sommets qui montaient à l'assaut de l'horizon bleu. Il était appuyé sur le manche de sa bêche, et il cherchait son souffle. C'était un vieil homme, à présent, gris et frêle, et pourtant il était là, à creuser une fosse dans la terre. « Qu'est-ce que c'est que ce trou ? » avait-elle demandé, et il lui avait répondu : « C'est pour moi. Pour que, quand je serai parti, tu n'aies pas à le creuser toi-même. En été, ça n'irait pas de devoir attendre que le trou soit creusé. » Et toute cette journée-là et jusque dans la soirée, il avait creusé, déplaçant de petites pelletées de terre, s'arrêtant après chacune pour reprendre sa respiration. Elle l'avait regardé, depuis l'orée du bois, parce qu'il avait refusé qu'elle l'aide. Et quand il eut fini, quand le trou eut atteint une dimension satisfaisante, il était retourné à la maison où ils avaient vécu toutes ces années ensemble, vers le lit qu'il avait fabriqué de ses propres mains, avec de grosses poutres assemblées et des longueurs de corde fibreuse qui s'étaient affaissées sous la forme de leurs deux corps, et le lendemain matin il était mort.

Combien de temps cela faisait-il ? Lacey s'interrompit dans son récit, les yeux d'Amy et du jeune homme – de Peter – rivés sur elle à l'autre bout de la pièce. Comme c'était bizarre, après tout ce temps, de raconter ces histoires : de Jonas, et de cette terrible nuit, et de tout ce qui s'était passé à cet endroit. Elle avait tisonné le feu et mis un chaudron dans le foyer à réchauffer. L'air de la maison, deux pièces basses de plafond, séparées par un rideau, était chaud et sentait bon, éclairé par la lueur du feu.

— Cinquante-quatre ans, dit-elle, répondant à sa propre question.

Elle le redit encore une fois, pour elle-même. Cinquante-quatre ans depuis que Jonas l'avait laissée seule. Elle touilla le contenu du chaudron, un ragoût de peu, la viande d'un gros opossum qu'elle avait pris au collet et des légumes qui tenaient au corps, les tubercules qu'elle avait mis de côté pour l'hiver. Dans des bocaux, sur les étagères, se trouvaient les graines qu'elle utilisait tous les ans, les descendantes de celles que Jonas avait rapportées de son expédition. Des courgettes, des tomates, des pommes de terre et des courges, des oignons, des navets et de la laitue. Elle n'avait que peu de besoins, le froid était sans prise sur elle, et il lui arrivait de manger à peine pendant des jours ou des semaines d'affilée. Mais Peter aurait faim. Il était exactement tel qu'elle l'avait imaginé, jeune et fort, avec un visage déterminé, même si elle le voyait plus grand, elle n'aurait su dire pourquoi.

Elle s'aperçut qu'il la regardait en fronçant les sourcils.

— Vous vivez toute seule depuis... cinquante ans ?

— Ce n'était pas si long que ça, répondit-elle en haussant les épaules.

— Et c'est vous qui avez allumé la balise ?

La balise, elle l'avait presque oubliée. Mais il était normal qu'il lui en parle.

— Oh, c'est le Bon Docteur qui l'avait fait, répliqua-t-elle.

Rien que d'en parler comme ça, il lui manquait beaucoup. Lacey détourna le regard, cessa de touiller son chaudron, s'essuya les mains à un torchon et prit les écuelles sur la table.

— Il faisait ce genre de chose. Il était toujours en train de bricoler. Mais nous aurons tout le temps de parler. D'abord, mangeons.

Elle leur servit son ragoût. Elle était heureuse de regarder Peter manger de bon cœur, même si Amy, elle le voyait bien, se contentait de faire semblant. Lacey elle-même n'avait absolument aucun appétit. Quand il était temps de manger, elle ne ressentait pas la faim, juste une douce curiosité, son esprit lui faisant remarquer en passant, comme il aurait noté un détail sans plus d'importance que le temps qu'il faisait, ou si c'était le matin ou le soir : Tiens, ce serait bien de manger maintenant.

Elle le regarda manger avec un sentiment de gratitude. Dehors, la nuit noire s'appesantissait sur la montagne. Elle ne savait jamais si elle en verrait une autre ; elle serait bientôt libre.

Lorsqu'ils eurent fini, elle quitta la table et se dirigea vers la chambre. Le petit espace était modestement meublé, juste le lit que le Docteur avait fait et une commode où elle mettait les rares choses dont elle avait besoin. Les boîtes étaient sous le lit. Peter resta debout devant la porte fermée par un rideau et la regarda s'agenouiller pour les tirer sur le plancher. Deux conteneurs de l'Armée ; à une certaine époque, il y avait eu des armes dedans. Amy, arrivée derrière lui, ouvrait de grands yeux curieux.

— Aidez-moi à apporter ça dans la cuisine, dit Lacey.

Pendant combien d'années l'avait-elle imaginé, ce moment ! Ils posèrent les boîtes par terre, à côté de la table. Lacey s'agenouilla à nouveau à côté et ouvrit les loquets de la première, celle qu'elle avait gardée pour Amy. Elle contenait le sac à dos d'Amy, qu'elle avait lors de son arrivée au couvent. Son sac à dos Super Nanas.

— C'est à toi, dit-elle en le posant sur la table.

Pendant un instant, la fillette se contenta de le regarder. Et puis, à petits gestes délicats, mesurés, elle ouvrit la fermeture éclair et en sortit tout ce qu'il contenait : une brosse à dents ; Un petit tee-shirt, usé par le temps, avec le mot « Coquine » écrit devant en paillettes étincelantes ; un jean usé jusqu'à la trame. Et, tout au fond, un lapin en peluche de tissu velouté jauni, qui portait une petite veste bleu clair. Le tissu s'émiettait ; l'une de ses oreilles avait disparu, révélant son armature de fil de fer.

— C'est sœur Claire qui t'avait acheté ce tee-shirt, dit Lacey. Je pense que sœur Arnette ne le voyait pas d'un très bon œil.

Amy sortit les autres objets, les posa sur la table, prit le lapin entre ses mains et le regarda longuement.

— Tes sœurs, dit Amy en relevant les yeux sur Lacey. Mais pas des... vraies sœurs.

Lacey se rassit en face d'elle.

— C'est vrai, Amy. C'est ce que je t'avais dit.

— Nous sommes sœurs aux yeux de Dieu.

Amy baissa à nouveau les yeux. Du pouce, elle caressait le tissu du lapin.

— Il me l'avait apporté. Dans la chambre, quand j'étais malade. Je me souviens de sa voix qui me disait de me réveiller. Mais je n'arrivais pas à lui répondre.

Lacey était consciente du regard intense de Peter.

— Qui ça, Amy ? demanda-t-elle.

— Wolgast, répondit-elle d'une voix distante, perdue dans le passé. Il m'a parlé d'Eva.

— Eva ?

— Elle était morte. Il aurait donné son cœur pour elle.

La fillette croisa à nouveau le regard de Lacey, les paupières plissées de concentration.

— Vous étiez là aussi. Je me souviens, maintenant.

— Oui. J'étais là.

— Et il y avait un autre homme.

Lacey hocha la tête.

— L'agent Doyle.

Amy fronça les sourcils avec intensité.

— Je ne l'aimais pas. Il croyait que si, mais ce n'était pas vrai.

Elle ferma les yeux, replongea dans ses souvenirs.

— On était dans la voiture. On était dans la voiture, et puis on s'est arrêtés. Vous saigniez, dit-elle en rouvrant les yeux. Pourquoi saigniez-vous ?

Lacey avait presque oublié. Après tout le reste, cette partie de l'histoire en était venue à paraître tellement dérisoire.

— Pour te dire la vérité, je ne l'ai jamais su, moi non plus. Mais je pense que l'un des soldats avait dû me tirer dessus.

— Vous êtes descendue de la voiture. Pourquoi avez-vous fait ça ?

— Pour être ici pour toi, Amy, répondit-elle. Pour qu'il y ait quelqu'un ici quand tu reviendrais.

Un autre silence s'éternisa. La fillette triturait le lapin entre ses doigts comme un talisman.

— Ils sont tellement tristes. Ils font des rêves tellement terribles. Je les entends tout le temps.

— Qu'entends-tu, Amy ?

— « Qui suis-je ? Qui suis-je ? Qui suis-je ? » Ils le demandent, ils le demandent, et je ne peux pas le leur dire.

Lacey prit le menton de la fillette dans sa main en coupe et lui fit lever le visage. Elle avait les yeux brillants de larmes.

— Tu y arriveras, Amy. Le moment venu.

— Ils meurent, Lacey. Ils sont en train de mourir et ils ne peuvent pas s'en empêcher. Pourquoi ne peuvent-ils pas s'en empêcher, Lacey ?

— Je crois qu'ils t'attendent, Amy, pour que tu leur montres le chemin.

Ils restèrent ainsi un long moment. À l'endroit où l'esprit de Lacey rencontrait celui d'Amy, elle sentait son chagrin et sa solitude, mais plus encore : elle sentait son courage.

Alors elle se tourna vers Peter. Il n'aimait pas Amy comme Wolgast l'avait aimée. Elle voyait qu'il y en avait une autre, qu'il avait laissée derrière lui. Mais c'était lui qui avait répondu à la balise. Celui, quel qu'il soit, qui l'entendrait, et la ramènerait, celui-là serait là pour elle, veillerait sur elle.

Elle se pencha vers le second coffre posé par terre. Dedans étaient empilés des dossiers en papier kraft contenant des feuilles jaunies – et après toutes ces années, il en émanait encore une odeur de fumée. C'est le Docteur qui les avait récupérés, avec le sac à dos d'Amy, quand l'incendie s'était propagé vers les sous-sols du Chalet. Il avait dit : « Il faudra que quelqu'un sache. »

Elle prit le premier dossier et le posa sur la table devant lui. L'étiquette collée dessus disait :

EX ORD 13292 TS1 CONFIDENTIEL

VIA WOLGAST, BRADFORD J.

PROFIL D'ADMISSION CT3

SUJET 1 BABCOCK, GILES J.

— Il est temps que vous sachiez comment ce monde a été créé, dit sœur Lacey.

Et elle ouvrit le dossier.