74.

La dernière heure avant l'aube. Amy se glissa hors de la maison, seule. La maison de la femme appelée Tantine, qui était morte. Ils l'avaient enterrée à l'endroit où elle était assise, enroulée dans la courtepointe de son lit. Sur sa poitrine, Peter avait posé une photo qu'il était allé chercher dans sa chambre. Le sol était dur, alors ils avaient mis des heures à creuser, après quoi ils avaient décidé de passer la nuit sur place. Peter leur avait dit que sa maison serait un refuge aussi bon qu'un autre. Il avait une maison à lui, Amy le savait. Mais il n'avait pas l'air de vouloir y retourner.

Peter avait veillé presque toute la nuit, assis dans la cuisine de la vieille femme, à lire un de ses livres. Il plissait les paupières à la lumière de la lanterne, tout en tournant les pages couvertes de sa petite écriture bien nette. Il s'était fait une tasse de tisane, mais ne l'avait pas bue ; elle était restée posée à côté de lui sur la table, intacte, oubliée alors qu'il lisait. Et puis il avait fini par s'endormir, comme Michael, et Greer, qui avait changé de quart avec Alicia, après la mi-nuit ; elle était debout sur la passerelle, à présent.

Amy sortit sous le porche en retenant la porte pour qu'elle ne claque pas ; elle avait enlevé ses chaussures. La terre était humide et fraîche de rosée sous ses pieds nus, son contact adouci par une couverture d'aiguilles. Elle retrouva facilement le boyau sous le câble d'alimentation, se faufila par la trappe et se tortilla pour se glisser dedans.

Elle le sentait depuis des jours, des semaines, des mois. Elle le savait, maintenant. Il y avait des années qu'elle le sentait, depuis le début. Depuis Milagro, depuis le jour du non-parler et le grand bateau, et bien avant, depuis tout le temps, toutes les années qui s'étiraient en elle. Celui qui la suivait, qui était toujours tout près, dont la tristesse était la tristesse qu'elle sentait dans son propre cœur, elle lui manquait.

Ils rentraient toujours chez eux, et chez lui, c'était là où elle était, elle, Amy.

Elle ressortit du boyau. L'aube était toute proche ; le ciel avait commencé à s'éclaircir, les ténèbres se dissolvaient autour d'elle comme une vapeur. Elle s'éloigna des murs, sous le couvert des arbres, et projeta son esprit au loin, fermant les yeux.

— Viens à moi. Viens à moi.

Silence.

— Viens à moi, viens à moi, viens à moi.

C'est alors qu'elle l'avait senti. Un friselis. Pas entendu, senti glisser sur toutes les surfaces, toutes les parties d'elle, l'embrassant comme une brise. La peau de ses mains, de son cou, de son visage, son cuir chevelu sous ses cheveux, la pointe de ses cils. Un doux vent de nostalgie, qui soufflait son nom.

Amy.

— Je savais que tu étais là, dit-elle, et elle pleura, comme il pleurait dans son cœur, parce que ses yeux à lui ne pouvaient verser de larmes. Je savais que tu étais là.

Amy, Amy, Amy.

Elle rouvrit les yeux et le vit accroupi devant elle. Elle fit un pas vers lui, effleura son visage à l'endroit où les larmes auraient dû se trouver, et passa ses bras autour de lui. Et comme elle le tenait, elle sentit la présence de son esprit en elle, différent de tous les autres qu'elle portait en elle, parce qu'il était aussi le sien. Les souvenirs se déversèrent en elle comme de l'eau. Les souvenirs d'une maison dans la neige, d'un lac, d'un manège avec des lumières, et du contact de sa grande main enroulée autour de la sienne, cette soirée d'exaltation sous la voûte céleste.

— Je le savais, je le savais. Je l'ai toujours su. Tu étais celui qui m'aimait.

L'aube se levait au-dessus de la montagne. Le soleil coulait vers eux comme une lame de lumière sur la terre. Et pourtant elle le retint aussi longtemps qu'elle put ; elle le retint dans son cœur. Au-dessus d'elle, sur la passerelle, Alicia la regardait, Amy le savait. Mais ça n'avait pas d'importance. Ce à quoi elle assistait serait un secret entre elles, une chose à savoir et dont on ne parlerait jamais. Comme Peter, ce qu'il était. Parce qu'Amy croyait qu'Alicia savait ça aussi.

— Souviens-toi, lui dit-elle. Souviens-toi.

Mais il était parti. Ses bras n'enlaçaient plus que le vide. Wolgast s'élevait, il prenait son essor.

Un frisson de lumière dans les arbres.