Quelques éclaircissements et précisions m’ont paru opportuns en guise de conclusion à la trilogie Jeanne de l’Estoille.
Martin Luther
D’abord, le choix de l’époque, 1450-1520. Cette période intermédiaire se situe entre la fin du Moyen Âge et le début de la Renaissance. On y voit, dans les guerres incessantes que se livrent les princes européens – pas une seule année de paix ! –, s’ébaucher l’idée de nation, dont Jeanne d’Arc est sans doute la représentante la plus éclatante. L’Europe entière est en proie à des convulsions sanglantes qui ne connaîtront de répit qu’avec la première ébauche de l’Europe des nations, sanctionnée par le traité de Westphalie en 1648.
On y voit aussi, dans la contestation du pouvoir spirituel absolu de Rome, s’esquisser l’individualisme de la Renaissance et des temps modernes. Quand Louis XII convoque le concile de Pise pour déclarer Jules II hérétique et le déposer, il fraie le chemin à Luther. De fait, sept ans seulement séparent ce concile de la proclamation des quatre-vingt-quinze thèses à Wittenberg. À force de prétentions temporelles, de querelles intestines, culminant dans la sombre période des papes d’Avignon, où l’on compta à un certain moment jusqu’à trois papes rivaux, l’Église catholique a désormais perdu son rôle d’intercesseur unique entre la chrétienté et la foi. En cinq siècles, en effet, elle a surtout perdu les chrétiens de l’Est et ceux du Nord.
Incidemment, la voie a également été frayée à l’expansion de l’Islam.
La société change également de manière fondamentale durant cette même période : les guerres ont dépeuplé les campagnes. Une immense partie des terres de France est en friche. Ruinés par ces mêmes guerres, les seigneurs quittent leurs châteaux-forts, qu’ils ne peuvent plus entretenir, et s’installent dans les villes. Celles-ci deviennent simultanément des refuges d’éclopés et de fuyards et des centres commerciaux vitaux.
Le respect commandé par la royauté depuis Clovis se dégrade lui aussi lentement et passe de la reconnaissance populaire spontanée du chef défenseur de la nation à une déférence d’apparat ; celle-ci porte en elle les germes de sa propre décomposition. L’autorité du pouvoir royal est de plus en plus contestée et la révolte estudiantine du Pet-au-Diable, préfiguration de Mai 68, témoigne que l’autorité royale a perdu son caractère moralement catégorique.
La société change également durant cette période, pour des raisons économiques.
Les terres passent des mains des seigneurs à celles des marchands et des serfs d’hier, les paysans. La thèse de Fernand Braudel sur la naissance du capitalisme dans les foires est établie ; on sait moins que ce capitalisme commence à s’affranchir des frontières et des intérêts politiques : la lettre de change permet de transférer, au-delà des frontières et des alliances, sans cesse variables, des sommes considérables sans transport de numéraire ; instruits par l’exemple de Jacques Cœur, victime de sa trop grande fortune et de la jalousie qu’elle a suscitée, les marchands-banquiers, comme le font, dans le roman, les L’Estoille, Beauvois et Sassoferrato, peuvent ainsi mettre leur fortune à l’abri des vicissitudes politiques et militaires et de la convoitise des princes, prompts à confisquer ce qu’ils ne peuvent emprunter. La nouvelle bourgeoisie marchande, consciente qu’elle fait la fortune du royaume, est excédée de voir le produit de taxes souvent exorbitantes passer dans des aventures militaires sans lendemain, telles ces tentatives absurdes de reconquête du royaume de Naples et du Milanais, où les Valois, et particulièrement Louis XII, s’entêtèrent à grands frais jusqu’en 1525.
De même que l’Église catholique a perdu la moitié de la chrétienté avec la Réforme, les rois européens ont perdu la confiance des financiers avec leurs guerres.
C’est également l’époque où une « invention » et une découverte bouleversent organiquement le monde médiéval et sa représentation du monde elle-même : l’imprimerie et les voyages vers l’Amérique. La première, qui alarme les hiérarchies politique et religieuse, permet une libre diffusion du savoir, jusqu’alors contrôlé par les moines copistes, et la seconde assène un coup mortel à l’européo-centrisme du Vieux Monde. Lorsque Balboa traverse à pied Panama, où il avait espéré trouver un passage vers les Indes, et qu’il découvre le Pacifique, il est pris de vertige.
Les trois volumes qu’on vient de lire ne constituent évidemment pas un roman à thèse, mais une illustration.
Il m’a paru qu’une jeune femme volontaire et courageuse représentait, au regard du XXIe siècle, le repère idéal des réactions face à ces changements fondamentaux. Ce fut donc, pour moi, Jeanne de l’Estoille.
Pourquoi une femme ? Parce qu’elle occupe une place bien plus importante dans la société du temps qu’une certaine image conventionnelle du Moyen Âge et de la fin de cette époque le laisserait deviner.
Tour à tour considéré comme une Grande Nuit et comme une période d’illumination religieuse exemplaire, deux lieux un peu trop communs, le Moyen Âge finissant ne fut ni ceci ni cela. Il apparaît plutôt comme une interminable série d’épisodes sanglants déclenchés par la convoitise de petits chefs de guerre rêvant tous de se constituer des royaumes et ne possédant de souverain que leur mépris pour les embryons de nations sur lesquelles ils prétendaient régner.
Ce n’est pas parce qu’ils sont anciens que les crimes de guerre sont absous : par exemple, quand le 19 février 1512 Gaston de Foix reprit possession de la ville italienne de Brescia, ses soldats massacrèrent la population, pillèrent la ville et finirent par y mettre le feu. Sinistre barbarie qui annonçait, près d’un siècle à l’avance, les massacres du Palatinat.
S’il demeura une société française pendant la guerre de Cent Ans, où labours et commerces étaient désertés par les hommes, ce fut essentiellement grâce aux femmes, qui sauvèrent ce qu’elles purent des fureurs de la soldatesque qui déferlait sans cesse sur leurs régions et des épidémies qui achevaient le travail. Le caractère « viril » de Jeanne d’Arc et d’une Jeanne Hachette n’a sans doute d’autre cause que la défection des hommes.
La violence de Jeanne de l’Estoille aura peut-être surpris certains. Car cette jeune femme joue du couteau et n’hésite pas à dépêcher à la mort ceux qui menacent sa vie ou son clan. Mais cette violence ne fait que refléter l’époque. La vie humaine n’y pèse pas lourd et la seule sécurité qu’on puisse y trouver est celle qu’on s’assure à soi-même.
Il est également possible que le lecteur ait attribué à l’invention romanesque certains points qui ressortissent cependant à la probabilité ou à la certitude historiques.
Ainsi de certains traits prêtés à François Villon. Je m’en suis expliqué au fur et à mesure dans des notes succinctes, car ces pages sont romanesques. Coureur de filles, proxénète, cambrioleur, assassin et gibier de potence avéré, on le sait bien ; mais homosexuel, on tire sur ce point un voile prudent. Trop nombreux pourtant sont ses poèmes argotiques qui, une fois que le jobelin en est déchiffré, révèlent sa familiarité avec les pratiques et les milieux homosexuels.
Ainsi également de l’invention de l’imprimerie, de moins en moins souvent attribuée à Gutenberg, et dont l’histoire demeure parsemée de lacunes. L’origine semble être cependant une adaptation de l’imprimerie à caractères mobiles métalliques, invention coréenne, progressivement affinée dans les Flandres et en Allemagne, et que Gensfleisch, dit Gutenberg, enrichit de deux perfectionnements notables, le cadre mobile et la presse.
Christophe Colomb
Ainsi, enfin, de la découverte de l’Amérique que la tradition continue d’attribuer pieusement à Christophe Colomb, alors que près d’un siècle et demi auparavant, les frères Zeno, Vénitiens, avaient déjà franchi l’Atlantique et ramené de leur exploration une carte indiquant grossièrement l’existence de grandes masses continentales au-delà. Abstraction faite des découvertes antérieures, par l’Irlandais Bran-dan, par les Vikings Erik le Rouge et Leiv Eriksson, il faut citer les cartes de Martin Behaïm et de Toscanelli, dont Colomb eut connaissance, et qui indiquent l’Amérique de façon nettement moins floue, ce qui atteste d’une véritable découverte de l’Amérique bien avant Colomb. Par qui ? Le point demeure obscur, bien que les Chinois apparaissent comme les meilleurs candidats. Mais j’ai cru devoir restituer aux frères Corte Real, Portugais, la véritable paternité de la découverte de l’Amérique du Nord en 1500 et 1503, alors que Colomb ne découvrit que l’actuelle île de Haïti-Saint-Domingue, Cuba, les Bahamas et l’embouchure de l’Orénoque.
Un point est certain et méritait d’être mis en relief dans le roman : la découverte de l’Amérique fut, en Europe, un non-événement caractérisé. Et quand les conquistadores s’aperçurent que ce n’étaient pas les Indes, terre des épices, qui avaient été abordées par l’ouest, le non-événement se changea en véritable déception. Il fallut bien des années pour que l’esprit de lucre le cédât enfin à l’instinct de découverte ; hélas, ce fut pour procéder au saccage sans nom rapporté par Bartolomé de Las Casas, ainsi qu’à l’extermination des vrais Américains et de leurs cultures.
Ces quelques trois quarts de siècle écoulés entre la fin de la guerre de Cent Ans et le début de la Renaissance sont également le théâtre d’un profond changement dans la culture européenne, dont il était impossible d’ignorer les répercussions sur le personnage de Jeanne de l’Estoille ; tout être humain, en effet, est le produit de son temps. Or, le principe mystique d’alliance entre la royauté et le ciel, symbolisé dans le titre de la première partie, La Rose et le Lys, s’évanouit progressivement. Le peuple se déprend de ses rois, qui l’accablent d’impôts, produits de leurs ambitions. La société marchande qui naît alors apprend à se méfier du pouvoir.
L’époque des cathédrales et des grands élans de foi collective est alors terminée. Le mysticisme personnel produit de nouveaux rameaux, parallèlement à une licence dans les mœurs, que Jérôme Bosch illustre particulièrement bien : l’ascétisme intellectuel d’Érasme coexiste avec la gueuserie ribaude de Villon et de Rabelais. L’esprit du temps oscille entre l’angélisme pénitent et l’épicurisme.
Nostradamus
Le sentiment obscur que l’univers est régi par d’autres lois que le caprice divin suscite la vogue de l’astrologie. Paradoxalement, cette pratique, aujourd’hui tombée en discrédit, annonce la fin du géocentrisme auquel l’Église se montre fanatiquement attachée : ce n’est pas la Terre qui régit le monde, mais l’inverse. Galilée n’est plus loin, ni cet astrologue et alchimiste illustre qui fonda l’astronomie moderne, Isaac Newton. Ironie du sort, qui semble échapper trop souvent à certains thuriféraires de l’absurde : l’astrologie ouvrait la voie au rationalisme. Les astrologues répondent à une intuition de leur temps : c’est qu’il existe une clef pour la compréhension du monde. Le plus célèbre d’entre eux, Nostradamus, naît en 1503, mais dès la fin du XVe siècle, ils prolifèrent en Europe : toutes les cours ont leur astrologue attitré, car les princes d’hier (comme ceux d’aujourd’hui) et les bourgeois sont avides d’horoscopes.
Je précise que les quatrains de Franz-Eckart de Beauvois, dans le troisième tome, sont entièrement de ma main, de même d’ailleurs que les poèmes et comptines dont les auteurs ne sont pas spécifiés.
Ces pages ne constituant pas un travail scientifique, une bibliographie serait superflue. Je m’en voudrais toutefois de ne pas citer ceux des ouvrages qui m’ont été le plus utiles et, pour commencer, la somme célèbre de Georges Duby : Qu’est-ce que la société féodale ? (Flammarion, 2002). Le François Villon de Jean Favier (Fayard, 1982) est autant un magistral panorama de l’époque qu’une biographie du poète et, du même auteur, La Guerre de Cent Ans (Fayard, 1980) et Louis XI (Fayard, 2001) m’ont offert des ensembles historiques, économiques et sociaux précieux. Le Louis XII de Didier Le Fur (Perrin, 2001) m’a permis de trouver commodément maints détails peu connus sur un règne qui l’est aussi peu. Le 1492 de Jacques Attali (Fayard, 1991) est à coup sûr l’ouvrage-clef sur la déception formidable que fut la découverte de l’Amérique et le solvant le plus savoureux du magma d’idées confuses qu’elle engendra. Impossible, enfin, d’omettre deux guides souvent consultés, Monnaie privée et Pouvoir des princes, de Marie-Thérèse Boyer-Xambeu, Ghislain Deleplace et Lucien Gillard (Éditions du CNRS et Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1986) et l’indispensable Connaissance du Vieux Paris, de Jacques Hillairet (Gonthier, 1954 ; rééd. Rivages, 1993).