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Fantômes exotiques

Des jours et des semaines durant, François, Joseph, Jacques-Adalbert, Déodat et bientôt Ferrando, qui venait d’arriver de Milan, débattirent du mystère de la carte. Jeanne regretta que Franz-Eckart, qui était retourné dans son pavillon de Gollheim, n’assistât pas aux discussions.

On ne comprit rien. Le document convoité par les Portugais n’était certes pas la carte que Toscanelli avait fait imprimer à Gênes et dont Joseph s’était procuré un exemplaire. Le profil de la grande île à l’ouest, entourée d’un chapelet de petites îles, était très différent de celui qu’avait décrit Toscanelli. Ainsi, ce dernier avait figuré l’île d’Antilia tout près des Canaries ; le géographe inconnu, lui, l’avait placée beaucoup plus loin. Toscanelli avait figuré une grande île appelée Cipangu devant la grande île à l’ouest ; elle était absente de la carte du géographe inconnu.

La menace d’une épidémie de peste, de l’autre côté du Rhin, vint pour ainsi dire à leur secours.

Joseph apprit que parmi les habitants fuyant Nuremberg se trouvait Martin Behaïm, qu’il connaissait de longue date ; le réfugié faisait étape à l’auberge du Cheval d’Or. Joseph l’invita à souper.

Behaïm était accompagné de sa femme, une Flamande aux grands yeux souriants. Élève du grand mathématicien Regiomontanus, il jouissait d’une réputation flatteuse dans toutes les cours d’Europe, lesquelles étaient bien conscientes que le savoir représentait bien souvent le pouvoir et partant, la richesse. C’était un homme replet, au visage fin et pâle où s’agitait un regard qui semblait toujours en quête d’un objet introuvable.

Joseph, Ferrando et François lui soumirent l’énigme de la carte d’auteur inconnu. Jacques-Adalbert suivit l’entretien d’un œil attentif.

Behaïm soudain s’anima. Il paraissait en proie à la contrariété. Il mit un certain temps à trouver ses mots.

— La route par l’ouest existe ! s’écria-t-il. J’ai tenté d’en convaincre Jean de Portugal ! Il s’est contenté de celle de l’est, qui dure seize mois, parce qu’elle contourne l’Afrique, et qui est dangereuse !

Son regard noir erra sur le plafond. Ses hôtes l’observaient, silencieux, n’osant l’interrompre. Peut-être possédait-il la clef de l’énigme pour laquelle Sophie-Marguerite avait payé de sa vie.

— Oui, reprit-il, la route de l’ouest existe. Mais je ne suis pas certain qu’elle mène aux Indes.

— Mais où mènerait-elle donc ? demanda Joseph.

— Je ne sais pas.

On lui soumit la carte mystérieuse. Sa contrariété s’accrut.

— Je n’en connais pas l’auteur ! dit-il. Mais il a des informations privilégiées ! Il a raison ! Il a raison ! Il y a probablement à l’ouest d’autres terres que nous ne connaissons pas.

Une fois de plus, Jeanne songea à la prédiction de Franz-Eckart.

— Pourquoi Toscanelli n’en a-t-il pas tenu compte ? demanda François.

— La carte qu’il a tracée et que vous connaissez est ancienne. Il n’était pas certain de la justesse de celle-ci, si tant est qu’il la connût.

— Comment «  si tant est qu’il la connût » ? demandèrent presque en même temps François et Ferrando. Mais c’est lui qui nous l’a apportée !

Behaïm parut surpris.

— C’est lui qui vous l’a apportée ? Il y a combien de temps ?

— Environ dix mois, répondit Ferrando.

Behaïm les considéra d’un œil moqueur.

— Toscanelli est mort il y a huit ans, dit-il.

Ce fut à leur tour d’être surpris. Ferrando se tapa sur les cuisses.

— Son fils, alors ?

— Il doit avoir douze ou treize ans.

La stupéfaction plongea l’assistance dans un silence givré.

— Qui aurait pu avoir cette carte à sa disposition ? Et qui aurait voulu en faire imprimer plusieurs exemplaires ? demanda Jeanne.

— Je l’ignore, répondit Behaïm. Comment était l’homme qui l’a apportée ?

— Grand, plein d’assurance et peu causant, répondit Ferrando.

— Vous avez eu affaire à Christophe Colomb lui-même.

Ils se dévisagèrent, interloqués.

— Mais pourquoi aurait-il joué cette comédie ? demanda François.

— J’ai connu Colomb, dit Behaïm. Nous avons même entretenu des relations que je croyais amicales. Mais l’ambition prête plusieurs masques à cet homme. C’est un dissimulateur anxieux et aventureux.

— Et pourquoi aurait-il changé d’avis ?

— Sans doute parce qu’il voulait conserver le secret de cette carte pour lui seul, dit Behaïm.

— Mais comment les deux Portugais qui ont enlevé ma femme ont-ils eu connaissance de cette carte ?

Behaïm resta un moment sans répondre.

— Je l’ignore, répondit-il enfin. Sans doute par un espion. Colomb est espionné par tout le monde. En tant que Génois, il n’est déjà pas tenu en confiance par les Espagnols. Et son double jeu avec le roi de Portugal ne l’aura pas mis en odeur de sainteté dans ce pays-là non plus. Quelqu’un aura appris qu’il s’était rendu à votre imprimerie à Gênes avant votre voyage, pour faire copier une carte.

Il agita la main.

— Écoutez, dit-il, on raconte une aventure si prodigieuse que peu de monde lui prête foi. Il y a près d’un demi-siècle, un navire portugais qui longeait la côte de l’Afrique a été pris dans une violente tempête et entraîné vers l’ouest. Quatre jours plus tard, il a abordé à une grande terre, un continent, peuplé de gens vivant nus parmi une végétation extraordinaire, des oiseaux comme personne n’en a jamais vu et des serpents capables d’avaler un mouton entier. Ce n’étaient pas les Indes, car nous les connaissons depuis longtemps, et les descriptions des marins ne leur correspondaient pas. Ces sauvages ont accueilli nos marins comme des êtres surhumains. Ils les ont nourris et ils les ont aidés à réparer leur bateau. Mais quand ces marins sont revenus à Lisbonne, personne n’a voulu les croire et l’on a déclaré qu’ils étaient fous, parce que leurs récits paraissaient trop extravagants.

Les assistants demeurèrent plongés dans leurs réflexions.

— Ce sont eux qui auraient dessiné cette carte ? demanda enfin François.

— Non, répondit Behaïm. Regardez : les côtes dessinées représentent plusieurs centaines, voire milliers de milles et d’innombrables îles. Ces marins n’auraient pas eu le temps de reconnaître toutes ces terres. Cette carte a été dessinée d’après des documents chinois que j’ai moi-même vus.

— Chinois ? s’étonna Jacques-Adalbert.

— Oui. Ce sont de grands navigateurs. Ils sont allés jusqu’au sud de l’Afrique, c’est-à-dire dans la Grande Mer, bien au-delà des Colonnes d’Hercule. Et, naviguant toujours vers l’ouest, ils ont approché ce continent.

— Quel intérêt présenterait ce continent ? demanda Jacques-Adalbert.

— Il regorge d’or ! répondit Behaïm. L’on parle de sept cités splendides contenant plus d’or qu’il n’y en a dans toute l’Europe.

Jeanne écoutait, de plus en plus songeuse. Les moucherons qui dansaient autour des chandelles évoquaient pour elle les humains qui s’agitaient autour des mirages de l’or.

— La partie me paraît maintenant perdue ! se lamenta Behaïm. Les Espagnols sont maîtres de la route des Indes ! Ils vont s’enrichir jusqu’à en crever. Jean de Portugal ne comprendra son erreur que lorsqu’il constatera leur fortune.

Il paraissait amer. Il vida son gobelet de vin. François aussi était amer. Les deux Portugais qui lui avaient rendu visite n’avaient été que des rêveurs cupides et des assassins involontaires.

— Qu’allez-vous faire de cette carte ? demanda-t-il.

Personne ne sut lui donner de réponse.

— Conservez-la bien, dit-il, mais elle n’aura bientôt plus qu’une valeur historique. Les Espagnols dresseront des cartes bien plus précises.

La nuit s’était avancée. Behaïm et sa femme partaient le lendemain pour Naples. Ils prirent congé de leurs hôtes en les remerciant chaleureusement de leur hospitalité.

L’évocation de ces voyages lointains et de ce continent mystérieux laissa comme un cortège de fantômes exotiques dans la maison de la rue de la Cigogne, des ombres de gens nus entourés d’oiseaux de couleur. Cela exaltait l’imagination comme les épices, le palais.