Jacques-Adalbert se mit en tête de convaincre le roi de France Charles le Huitième d’aller disputer la route des Indes aux Espagnols. Il tint des discours enflammés à Jeanne. Il ignorait que, la veille, Manoël de Esteves avait été renvoyé par Anne de Beaujeu à Strasbourg, sous la garde de ses archers. Elle avait interrogé le coupable, jugé ses propos incohérents et fous et décidé qu’elle n’importunerait pas son frère le roi de ces billevesées qui avaient inspiré un crime.
De même que Bartolomeo Colombo, pourtant, Esteves avait défendu la thèse d’un accès maritime vers les Indes en une semaine au lieu de huit mois. La vérité était que, tout compte fait, l’ancienne régente avait trouvé le projet trop coûteux. Sans doute Christophe Colomb avait-il découvert quelques îles perdues dans l’Atlantique, habitées par des païens et recelant quelques onces d’or, mais le jeu n’en valait pas la chandelle.
On offrait donc à la couronne de France un nouveau continent ; elle préféra le royaume d’Italie.
L’armateur Manoël de Esteves fut pendu.
Jacques-Adalbert supplia Joseph de tenter une démarche auprès de Charles le Huitième, par l’intermédiaire d’un des banquiers qui finançaient les expéditions d’Italie.
Joseph y consentit sans grand entrain. Le banquier choisi pour cette mission de confiance, le Lyonnais Guilbert Courtemont, l’accepta cependant avec plus d’intérêt. La découverte de la route des Indes par l’amiral Christophe Colomb commençait d’être connue dans les capitales d’Europe. Mais on se demandait ce que le navigateur génois avait bien découvert.
Jacques-Adalbert de Beauvois partit pour Paris, accompagné de son jeune oncle Déodat de l’Estoille et de Joseph lui-même. Et de Jeanne, qui n’avait pas remis les pieds à Paris depuis plus d’un an. François avait jugé le voyage inutile. Tout ce monde descendit à l’hôtel Dumoncelin. Le lendemain, Courtemont, accompagné de Jacques-Adalbert, alla demander audience à l’hôtel des Tournelles, résidence royale ordinaire, les monarques n’ayant toujours pas de goût pour ce Louvre qui leur paraissait bien froid. Comme il prêtait au roi, on le fit patienter quelques moments au lieu de le renvoyer au lendemain ou à la semaine suivante. Ils étaient arrivés à la neuvième heure ; ils furent reçus à la onzième ; encore était-ce un privilège.
Jacques-Adalbert n’avait jamais vu le roi ; début discutable. Il vit d’abord un long nez et des yeux tristes, au-dessus d’une bouche gourmande. À l’exception de l’éperon osseux du nez, le tout semblait modelé dans du massepain trop mou. Le monarque écouta d’un air dolent la présentation de Courtemont, tout en regardant Jacques-Adalbert, qui faisait belle figure avec son pourpoint de satin blanc brodé et sa cape de drap bleu fourrée de vair.
Trois personnages se tenaient debout derrière le roi, aux aguets. Venait-on demander une faveur ?
Jacques-Adalbert fut autorisé à parler. Il le fit d’une voix claire et en peu de mots, comme sa grand-mère le lui avait conseillé : l’amiral génois Christophe Colomb avait démontré l’existence de terres au-delà des Colonnes d’Hercule. Il pensait que c’étaient les Indes ; certaines évidences, dont une carte géographique qu’il possédait, lui, Jacques-Adalbert de Beauvois, indiquaient le contraire. Au-delà des îles découvertes par Colomb se trouvait probablement un continent. Ces terres abondaient en or et autres matières précieuses. La couronne de France pourrait s’enrichir en organisant un voyage qui lui assurerait l’accès vers cette nouvelle source de richesses.
Le roi se tourna vers un conseiller barbu ; ils débattirent à mi-voix un moment, puis le roi se tourna vers ses visiteurs. Les Espagnols, répondit-il, étaient jaloux de leurs prérogatives, et si les terres découvertes étaient si riches que le disait le sire de Beauvois, ils en seraient encore plus farouchement jaloux. Leur disputer la nouvelle route des Indes reviendrait à leur faire la guerre sur mer. Cela n’était pas opportun. Quant aux richesses, s’il y en avait tant, les marchands français verraient bien comment en tirer parti.
Et voilà.
Jacques-Adalbert s’inclina, Courtemont aussi. D’autres visiteurs attendaient à la porte.
Quand il fut sorti, le jeune homme dit au banquier :
— J’ai l’impression d’avoir parlé à un habitant de la Lune.
— Il ne pense qu’à l’Italie, répondit Courtemont. Il veut le royaume de Naples.
Dangereuse lubie : il y avait belle lurette que le royaume de Naples était aux mains des Aragon. Pis, le roi de Naples, Ferdinand, fils bâtard d’Alphonse le Magnanime, était lié à la Sicile, à la Sardaigne et à l’Aragon, puisque ces territoires appartenaient à son frère Jean. Attaquer Naples revenait à se mettre à dos l’Espagne, et ce n’étaient pas les cadeaux que le roi de France avait concédés aux Espagnols, le Roussillon et la Cerdagne, qui persuaderaient Ferdinand de se laisser évincer de Naples. Un garçon de sept ans l’eût compris, mais Charles le Huitième avait le cerveau d’un enfant de six.
Linotte couronnée, Charles le Huitième projetait donc d’attaquer les Espagnols sur terre, mais pas sur mer, où ses chances étaient pourtant bien plus grandes et l’enjeu autrement plus considérable que le royaume de Naples.
Jacques-Adalbert et Courtemont rentrèrent mortifiés à l’hôtel Dumoncelin. La nouvelle de l’échec ne surprit guère Joseph. Ni Jeanne, quand elle rentra, bien plus tard. Elle s’était rendue avec Déodat au cimetière de Saint-Séverin et s’était recueillie sur la tombe de Barthélemy, puis elle était allée faire une visite à Guillaumet, qui l’avait reçue avec une joie qui lui chauffait encore le cœur. Le fils de la volaillère, dont elle avait fait la fortune, ainsi que celle de sa sœur, lui présenta sa femme et ses trois enfants, dont l’aîné comptait quinze ans. Il offrit à ses visiteurs des échaudés aux noix et un verre de vin.
Elle revit soudain son passé. L’étal de la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, devant le collège des Cornouailles. Matthieu. Villon. Agnès Sorel… Ses yeux se mouillèrent.
— C’est ici que j’habitais autrefois, dit-elle à Déodat.
Il regarda la maison, ému lui aussi.
L’écho du mot « autrefois » résonnait encore dans la tête de Jeanne.
Guillaumet lui présenta le fils de Donky, également nommé Donky, car le fidèle compagnon était mort, comme elle l’avait souhaité, à la campagne et, plus exactement, à La Doulsade, chez Ythier. Elle caressa l’héritier du nom et les larmes lui jaillirent des yeux.
— Tant de souvenirs, n’est-ce pas ? murmura Guillaumet.
Elle hocha la tête.
— Puis-je vous embrasser ? demanda Guillaumet.
Elle lui ouvrit les bras. Avait-elle tant souffert, se demanda-t-elle, que l’accolade d’un employé lui fût un réconfort ?
Elle fut distraite de sa mélancolie par la déconvenue de Jacques-Adalbert. Au fond, elle se félicitait que le roi eût envoyé promener son petit-fils. Fille de marin, le pauvre Matthew Parrish, elle se souviendrait toujours des imprécations paternelles contre cette « mégère bleue ». Jacques-Adalbert n’avait vu la mer qu’à Gênes, et encore, depuis la terre. Alors, une expédition au-delà des Colonnes d’Hercule, pensez ! Mais elle s’alarma d’une phrase que le dépit avait arrachée au jeune homme :
— Il ne me reste plus qu’à me mettre au service des Espagnols et à embarquer sur le prochain voyage de ce Colomb.
Jeanne et Joseph se récrièrent. Il n’était pas marin, ne parlait pas l’espagnol, et les Espagnols ne lui réserveraient certes pas un accueil chaleureux.
— On n’a rien sans rien, rétorqua Jacques-Adalbert. C’est parce qu’ils ont osé que les Espagnols ont réussi.
Déodat le regardait avec des yeux brillants. On le voyait bien, l’oncle et le neveu, qui ne comptaient que deux ans d’écart, se fussent élancés sur la première barcasse venue pour courir au-delà des Colonnes d’Hercule.
— Encore faut-il ne pas lâcher la proie pour l’ombre, observa Joseph.
De retour à Strasbourg, Jeanne décida de se consacrer à François.
Et pour la première fois de sa vie, alors qu’elle le connaissait depuis quarante-deux ans, elle l’observa. Non plus comme une mère, mais comme une femme, espéra-t-elle, sans être dupe cependant, car elle savait que toutes les mères sont femmes et l’inverse. Il parlait peu et se suffisait. Le fils du poète débordant de jactance, de sarcasmes et de reproches semblait ne goûter que le mot imprimé : son âme passait dans la fabrication des livres ; quand il avait achevé d’en imprimer un, il le caressait, en examinait chaque page, le lisait, observait certains détails à la loupe, puis il en caressait le dos et le plat avec sensualité.
Caressait-il de la sorte les femmes ? Façon de parler, car Jeanne ne lui en avait connu qu’une, la sienne. Sa sensualité n’avait pas dû être excessive, à en juger par les débordements infidèles de la pauvre Sophie-Marguerite.
Elle l’observa à table. Il avait le palais fin, certes, comme en témoignaient sa recherche des bons vins et quelques commentaires çà et là sur la robe et le détail du bouquet, sur la façon dont un vin tenait ou non en bouche ; mais il mangeait peu et buvait de même ; elle ne l’avait jamais vu se resservir, et deux verres de vin au souper étaient son ordinaire ; jamais, au grand jamais, elle ne l’avait vu pris par les vapeurs de l’alcool. Il n’était donc pas détaché des plaisirs de la chère, sinon de la chair, à l’instar de Franz-Eckart, qui vivait trois jours de la même volaille et finissait par en sucer philosophiquement les os. Il était simplement tempérant, ce qui était rare. Jeanne n’avait connu que deux tempérants, Isaac et Joseph Stern. Aussi étaient-ce deux mystiques juifs, capables de se contenter de pain et de soupe pour toute pitance. Matthieu bâfrait. Philibert donnait sans effort dans le vin et François Villon, lui, faisait effort pour ne pas y sombrer. Barthélemy mangeait sans peine sa livre de bœuf. Enfin, Jacques-Adalbert n’était pas convive à se contenter d’une soupe, tout de même que le propre fils de Jacques et de Jeanne, Déodat.
Méprisait-il le corps, alors ? Non pas ; dans l’étuve installée rue de la Cigogne, comme à l’hôtel Dumoncelin et dans la maison d’Angers, il s’étrillait soigneusement au crin et au savon et ne dédaignait pas les eaux de senteur. Un jour qu’elle était entrée dans sa chambre, elle avait été surprise par le soin avec lequel il limait les ongles de ses orteils.
Un homme qui se contenait ainsi rêvait donc. Mais à quoi ?
Et quelle femme pouvait bien lui convenir ?
En désespoir de cause, elle adressa à Franz-Eckart la date de naissance de François en lui demandant de bien vouloir commenter en langage clair et sans allégories savantes le caractère d’un homme né à cette date.
Elle sourit en se représentant l’absurdité de la situation : une grand-mère qui demandait conseil à son petit-fils !
La réponse ne tarda pas :
Ma chère Jeanne, le travail que tu me demandes était déjà fait, puisqu’il s’agit de mon père. Étant né sous le signe des Poissons, c’est un homme qui tient à son quant-à-soi. il n’est pas enclin a /a confidence et, considérant à-soi. Il n’est pas enclin à la confidence et, considérant que le monde change sans cesse, il répugne à des paroles qui pourraient se trouver démenties promptement.
Je suppose que tu t’inquiètes du veuvage de François ; ce nouveau célibat risque, en effet, de se prolonger, s’il ne trouve une âme qui répondra à ses ambitions autant qu’à son besoin d’amitié. Car cet homme a plus besoin d’amitié et de soutien dans ses projets que d’une servante chrétienne et d’agitation entre les courtines.
Il nourrit, en effet, des projets d’une ambition considérable et je ne doute pas, comme les astres l’annoncent, que son destin croisera bientôt celui de princes et de gens puissants.
Je devine les questions que tu te poses : un être humain est-il maître de son destin, ou bien est-ce le contraire ? Je me la suis posée déjà et mon sentiment est qu’un être humain est pareil à un cavalier : il mène son cheval d’autant mieux qu’il le connaît. Tu m’as dit une fois, avant que je t’en démontre la justesse à ton propre sujet, que l’astrologie est une superstition. Mais les superstitions sont les filles de la peur, et tel n’est pas mon motif dans l’étude des astres.
Je suppose que tu auras remarqué la justesse des prédictions célestes : notre nouveau pape, le Borgia, a en effet un fils, qui s’appelle César.
Je songe toujours à toi avec affection et souvent à nos trop rares entretiens.
Ton fidèle serviteur,
Franz-Eckart
à Gollheim, le 12 juillet de l’an de grâce 1493.
François n’avait donc pas changé, songea-t-elle. Il ne s’était avisé de sa nature d’homme, jadis, que lorsqu’il avait été quasiment violé par Sophie-Marguerite. Faudrait-il qu’il se fasse violer de nouveau ? Et par qui, grand ciel ? D’ailleurs, une femme capable de cette audace n’en serait sans doute pas à son coup d’essai et ferait une fois de plus une épouse volage.
De plus, elle, Jeanne, n’était pas la régente de son clan. Elle poussa un soupir de résignation.
Qu’il était donc difficile de voir ce qu’on avait sous les yeux !
Et plus encore ce qu’on n’avait pas sous les yeux.