L’évidence était là : Aube était enceinte.
Extraordinairement, l’enfant avait survécu dans son ventre, en dépit de l’épreuve que sa mère avait subie. Le ventre d’Aube grossissait de semaine en semaine. Restait à savoir si la grossesse parviendrait à terme et si l’enfant serait normal.
La future mère passait de longues journées muette, allongée sur un faudesteuil devant la cheminée, ne se levant que pour vaquer à ses besoins et faire sa toilette avec le secours vigilant de Frederica. Elle se nourrissait d’un air absent, sans paraître reconnaître le goût des aliments. Parfois, elle descendait souper avec les autres, Joseph, François, Jacques-Adalbert, Déodat quand il était là. Elle tournait la tête quand on lui parlait, mais sans plus.
Nul doute : elle avait perdu la voix et la raison.
Tout le monde fut désolé autant que perplexe, ignorant ce qui s’était passé et sans remède aucun. Tout ce que la comtesse Gollheim avait rapporté à Jeanne se résumait à peu : avant l’aube, un homme avait ramené Aube dans ses bras à la porte du château. On n’avait pu interroger l’homme, car il était muet. Franz-Eckart avait dit que c’était un voyageur qui passait par Gollheim, un ami du moine Dieter. Nul ne savait pourquoi Aube s’était trouvée en chemise près d’un étang avant le lever du jour, ni ce que faisait ce prétendu voyageur près de l’étang à la même heure, mais en tout cas, il l’avait sauvée de la noyade. Puis, délirante et secouée de frissons, Aube était entrée dans une forte fièvre, la comtesse s’était alarmée et avait convoqué Jeanne en urgence.
Jeanne, et elle seule, pouvait reconstituer certains points de l’affaire. Le muet était presque certainement Joachim, le père de Franz-Eckart.
Aube était tombée amoureuse, et il y avait fort à parier que c’était de Franz-Eckart. Telle qu’elle était, elle ne se serait jamais donnée à aucun homme sans passion. Mais Jeanne avait été trop occupée à sauver sa fille de la mort pour aller interroger le jeune homme. Tout au plus avait-elle accepté la décoction mystérieuse qu’il avait remise à la comtesse pour Aube et qui avait fortement fait baisser la fièvre.
La tenue d’Aube ne correspondait aucunement à celle d’une promenade nocturne. La jeune fille avait quitté son lit pour se rendre probablement à un rendez-vous. Mais pourquoi s’était-elle aventurée jusqu’à l’étang ?
Et que faisait Joachim à l’étang ? Quel instinct providentiel l’avait-il mené là ?
Aube ne sortant guère de sa stupeur et ne pouvant donc répondre à ces questions cruciales, Jeanne décida d’écrire à Franz-Eckart. Elle le suppliait, au nom de la justice céleste, de lui expliquer ce qui s’était passé et à la suite de quoi Aube avait perdu voix et raison. Elle lui jura qu’elle ne révélerait rien de ce qu’il lui apprendrait.
Elle reçut la réponse suivante :
Ma chère Jeanne,
Aube s’est éprise de moi et elle est venue une nuit et maintes autres ensuite me rejoindre dans mon lit. Je me suis aussi épris d’elle. L’enfant sera le mien.
Une nuit que je l’avais priée de me laisser seul, elle est quand même venue. Peut-être me soupçonnait-elle d’infidélité. Avec Joachim, mon père, et Dieter Librator, nous étions réunis chez moi pour interroger les esprits. Ils sont venus par la forêt. Je soupçonne qu’Aube les aura vus dans les parages du pavillon. Elle aura été effrayée et sa raison aura chancelé. Il faut, en effet, une âme bien trempée pour soutenir ces rencontres.
J’ignore pourquoi elle s’est jetée dans l’étang. Mais je sais qu’à un certain moment, cette nuit-là, Joachim a griffonné sur un papier : « Il y a une âme en détresse » et il est sorti en hâte de mon pavillon. Il est coutumier de ces prémonitions. Il a ainsi quitté Angers pour venir me voir quand le spectre de Sophie-Marguerite lui est apparu en songe. Et c’est ainsi qu’il a pu sauver Aube.
Je ne possède hélas pas la science pour arracher Aube à sa stupeur. Je ne connais pas non plus de philtre qui le puisse. Je crains un choc qui la secourait trop brutalement si elle me revoyait. Ma présence à son chevet lui arrache déjà des gémissements. Si Joachim connaît un remède, il viendra de lui-même te le remettre. C’est un homme bon.
Mieux vaut brûler cette lettre.
Ton fidèle Franz-Eckart.
Jeanne jeta la lettre au feu et la regarda se consumer, se demandant si un spectre n’allait pas s’échapper de sa fumée. Le jeune homme parlait de sa fréquentation des esprits comme d’une chose naturelle. Toujours était-il que lui et son père avaient été fatals aux femmes avec lesquelles ils avaient eu commerce. Non, elle ne voulait pas que lui ou son père revissent Aube.
Jour après jour, heure après heure, elle attendit néanmoins que Joachim vînt lui remettre un philtre qui mettrait fin à la stupeur d’Aube. Mais il ne vint pas.
Les fiançailles avec Karl von Dietrichstein furent rompues, sous prétexte d’une grande langueur qui avait saisi la promise. Un point était sûr : Aube ne retournerait jamais à Gollheim. Et Jeanne se déprit également de la résidence du Palatinat. Elle eût volontiers quitté Strasbourg pour emmener Aube à Angers, n’était François. La maladie d’Aube lui avait considérablement assombri l’humeur, et c’eût été folie que de lui parler de son célibat dans ces circonstances.
Un mois exactement avant la fin de l’an 1493, au matin du 1er mars, Aube poussa un cri perçant. Jeanne et Frederica accoururent. Aube se tordait dans son faudesteuil. Jeanne fit mander la sage-femme, et elle et Frederica transportèrent la future accouchée dans son lit.
La délivrance dura cinq heures. Les cris d’Aube, d’abord incessants, finirent par faiblir.
À la quatrième heure de l’après-midi, la sage-femme délivra l’enfantelet, un garçon.
À la cinquième, Aube était morte.
Personne n’avait prévenu Franz-Eckart ; il fut cependant présent à l’office funèbre, à Saint-Pierre-le-Vieux, puis au cimetière. Seul Joseph avait été mis par Jeanne dans la confidence. Les autres, François, Jacques-Adalbert, Déodat, Ferrando jugèrent touchante la compassion du jeune homme.
Trop accablés, Jeanne ni Joseph ne savaient que penser du jeune homme. Il semblait lui-même profondément éprouvé. Il n’était certes pas coupable de la folie, puis de la mort d’Aube. La vérité était sans doute plus étrange : comme les seigneurs temporels, il appartenait à un monde trop puissant et semé de périls, dans lequel on ne pouvait pénétrer impunément. Il n’eût cependant pas dû, se dit Jeanne, laisser Aube approcher trop près de lui.
Elle tenta de se représenter la scène : oui, Aube avait été irrésistiblement attirée par le mystère du jeune homme, comme Sophie-Marguerite, jadis, avait été attirée par celui de son père.
Puis elle aperçut dans le bas-côté de l’église un inconnu qui semblait pétrifié. Son visage était à peine visible dans la lumière des chandelles. Que faisait-il là ? Et soudain, un échange de regards entre Franz-Eckart et l’inconnu la renseigna : c’était Joachim, celui qui avait tiré Aube de l’étang. Le pâle adolescent de jadis était devenu cet arbre broussailleux.
À la sortie, elle murmura à Franz-Eckart :
— Emmène ton père au souper. Mais ne dis pas qui il est.
Il hocha la tête.
L’une des rançons d’une longue vie est de conduire bien des êtres chers au cimetière et de jeter sur eux la première pelletée de terre. Elle est déjà cruelle. Mais survivre à un enfant et qui plus est, une jeune mère dotée de la fraîcheur tendre qu’on se plaît à prêter à la jeunesse est sans doute la plus amère. Jeanne s’alarma du chagrin de Joseph ; elle craignit de devoir revenir bientôt au même cimetière. Aube était le seul enfant qu’elle eût eu de Joseph et le dernier de sa vie féconde. Elle dut le soutenir physiquement ; le moral viendrait plus tard, elle le pressentait.
Les mortailles furent étranges.
Le père Stengel, qui avait célébré l’office, fut inspiré. Après avoir béni le repas, cet homme noueux trouva des mots simples : à la même heure, dit-il, les anges du Paradis se réjouissaient d’accueillir une âme qui n’avait connu que l’amour et qui était plus faite pour les félicités célestes que pour les fêtes terrestres. Elle était chez le Père et, pour le réconfort de ceux qu’elle avait quittés, elle leur avait laissé un enfant. Pouvait-on espérer plus de grâce ?
Frederica, qui assistait au repas comme toute la domesticité, à la façon alsacienne, pleura.
Le père Stengel leva son verre.
— Buvons à l’amour, mes enfants. Car il n’est d’amour que céleste. Le reste est dérisoire.
Les yeux de Joachim, au bout de la table, étaient mouillés. L’on mangea et l’on but dans un mélange de rires, de larmes et de prières.
Avant de se retirer, Joachim glissa dans la main de Jeanne un galet poli d’une couleur verte. Son œil souriait, à défaut de sa bouche.
— C’est de la malachite, expliqua Franz-Eckart, une pierre de longue vie.
La nourrice donna le sein à l’enfantelet sans nom.
Jeanne tituba d’épuisement. Une longue vie ? Elle en avait déjà vécu trois. Elle entrait dans l’irréalité. Non, Aube n’était pas morte, tout cela était un cauchemar.
Quand on se met au lit au terme de pareilles journées, on songe que la mort doit être, en effet, ce qu’on dit : un repos. Joseph la rejoignit derrière les courtines. Elle l’entendit pleurer doucement jusque tard dans la nuit, puis il se lova contre elle, comme un enfant.
Le paysan qui regarde son champ dévasté par l’orage participe à l’histoire du monde. Il affronte les résultats des incompréhensibles colères divines. Il apprend lentement les rites d’évitement. Tout être humain qui veut éviter d’être le jouet des fureurs séniles d’un vieillard chargé de millions d’années d’existence devient ainsi un sorcier. Ou une sorcière.
S’éveillant le lendemain des funérailles de sa propre fille, Jeanne dressa une liste des désastres qu’elle avait endurés. Avec cette froideur matinale, qui n’est pas encore atténuée, altérée, adultérée par les commentaires d’autrui. Ses parents. Ses enlèvements. La mise à mort de Denis. Matthieu. François. Barthélemy. Jacques. Sophie-Marguerite. Et maintenant, la douce, la pauvre oiselle tombée du nid, Aube.
Il suffit de vivre assez longtemps, se dit-elle, pour devenir athée.
Joseph, terrassé, dormait d’un sommeil qui la rassura. Elle l’avait cru, la veille au cimetière, aux portes de la mort. Elle alla aux lieux, but un grand verre d’eau et descendit aux cuisines se faire chauffer du lait. Franz-Eckart était là et le lait était déjà prêt. Ils étaient seuls.
Ils échangèrent des regards de naufragés.
— Qui t’a prévenu ? demanda-t-elle.
— Joachim.
— Ton père ?
Il hocha la tête.
— Comment l’a-t-il su ?
— N’as-tu pas lu ma lettre ? Il devine quand il y a une âme en détresse. Il a su qu’Aube était morte, comme il a su que ma mère était morte.
Elle trempa les lèvres dans le bol de lait. L’évidence même ne parvenait pas à la convaincre.
— Il m’a écrit sur un papier : « Aube est morte. »
Elle se le redit pour la vingtième fois : personne n’avait avisé Franz-Eckart. Il disait donc la vérité, aussi déconcertante que fût celle-ci.
— Elle a été la première femme à laquelle j’ai fait l’amour. Et j’étais le premier homme de sa vie. Elle a manqué de confiance. Elle est venue, cette nuit-là. Peut-être a-t-elle cru qu’ils lui adressaient des reproches ou la persécutaient. Je ne sais. Sans doute est-ce pourquoi, possédée par cette illusion, elle s’est alors jetée dans l’étang. Les esprits n’avaient aucun reproche à lui faire. Aube était claire comme l’eau de pluie.
Jeanne essaya de se représenter la scène : Aube soudain confrontée à des spectres. Il eût fallu un cœur bien trempé pour soutenir ce spectacle ; elle ne l’avait pas. Et que faisait donc Franz-Eckart avec des spectres ? Qu’apprenait-il dans cette compagnie sinistre ? Elle se promit de lui poser la question une autre fois.
— Savait-elle qu’il n’existait pas entre vous de lien du sang ? demanda Jeanne.
Peut-être s’était-elle sentie coupable d’avoir pris son neveu comme amant.
— Je le lui ai dit.
— Et tu l’aimais ?
— Je ne me sers pas de ces mots, Jeanne. Dans votre langage à vous, oui, c’était sans doute de l’amour. Mais c’était bien plus.
Dans votre langage à vous.
— Vous vous aimez de façon misérable, petite, possessive. Aube et moi, c’était le mariage de deux morceaux d’univers.
Quelle passion imprégnait sa voix ! Et toujours, cette façon de parler des autres comme de sauvages, voire d’animaux.
Elle trempa un morceau de pain dans le lait chaud.
— On ne se sépare jamais des gens qu’on a aimés, Jeanne.
C’était vrai, elle ne s’était jamais séparée de Jacques. Ni de Barthélemy. Ni même de François Villon.
— On meurt et le lien demeure.
L’aube délayait l’encre de la nuit.
— Je vis et je vivrai avec Aube.
Frederica arriva, encore ensuquée de sommeil. Après avoir marmonné quelques aménités, elle attisa le fourneau. La conversation s’interrompit. Tout avait été dit.
Jacques-Adalbert descendit à son tour faire chauffer du lait. Il avait dû partager son lit avec Franz-Eckart, car la maison n’était pas si grande qu’elle pût accueillir tant de monde. Il avait, dit-il, mal dormi, car il avait eu l’impression que la chambre était peuplée d’autres que lui et son frère.
Restait la question de la paternité, du nom et de l’avenir de l’enfant.
Le père Stengel témoigna d’une humanité à la mesure des circonstances.
— C’est votre petit-fils, madame, et comme nous ignorons qui en est le père, c’est à vous qu’il revient de l’élever chrétiennement. À moins que l’un de vos deux autres enfants se marie et veuille l’adopter.
Il lui prit la main :
— Je sais que vous serez une bonne mère.
— Nous l’appellerons Joseph, dit Jeanne à son mari, quand elle le retrouva, au souper.
Les yeux de Joseph s’embuèrent.
— C’est notre petit-fils et c’est un enfant de plus.
La nouvelle parut lui rendre un peu du goût de vivre que les derniers mois de la vie d’Aube avaient si cruellement altéré. Son nom et le sang qu’il avait mêlé à celui de Jeanne survivraient.
Restait à prévenir Franz-Eckart.
— Tu n’as ni le foyer ni les dispositions pour élever l’enfant, lui dit Jeanne. Tu ne pourrais même pas lui donner un nom. Joachim a-t-il un nom de famille ?
Franz-Eckart secoua la tête. Non, à l’évidence, Joachim n’avait pas de nom et, de ce fait, Franz-Eckart n’en avait pas non plus. Ils étaient nés du hasard d’une race magique où l’on se suffisait comme identité d’un visage et d’un prénom.
— Nous adoptons donc l’enfant, Joseph et moi. Et nous lui donnerons le prénom de Joseph.
Le ton n’invitait guère à la réplique. Le jeune homme hocha la tête. Peut-être connaissait-il un secret concernant sa propre race : les pères n’y élèveraient pas les fils.
Le baptême eut lieu dix jours après l’enterrement d’Aube. Ce fut Joseph qui tint l’enfant sur les fonts baptismaux, à Saint-Pierre-le-Vieux. Franz-Eckart ne détachait pas ses yeux de l’enfant. Il passait, d’ailleurs, le plus clair de ses journées dans la chambre de la nourrice, qui avait fini par s’en étonner.
François prit dans ses bras l’enfant du secret, son neveu. Il observa l’angelot qui gazouillait et soudain parut rongé par un souci obscur.
— Il a les yeux noirs, dit-il. Comme Franz-Eckart.
Huit jours plus tard, Franz-Eckart reprit le chemin du Palatinat. Joseph le vit partir avec soulagement.
Entre-temps, une de ses prédictions se réalisait : César Borgia lacérait les pourpres et les ors du prestige papal. Né des œuvres de son père alors que celui-ci était encore cardinal, nommé lui-même cardinal, César n’illustrait guère les vertus chrétiennes : c’était un homme de guerre, voire un soudard dont la cruauté défrayait la chronique. De surcroît, on lui prêtait une liaison avec sa propre sœur, Lucrèce.
Ces rumeurs contrariaient visiblement François.