Il est des grossesses par procuration, mentale tout au moins.
François s’était marié six mois après son fils, dans les froidures de décembre. Comme c’était un remariage, il fut célébré discrètement, à Saint-Pierre-le-Vieux, en présence de Jacques-Adalbert, de sa femme et de Déodat, plus le maître d’atelier, les deux premiers artisans et, bien sûr, Jeanne, Joseph, le jeune Joseph et Frederica. François annonça la nouvelle par courrier à Franz-Eckart, arguant du mauvais temps qui sévissait de part et d’autre du Rhin pour ne pas l’avoir convié au mariage.
Dans les semaines qui suivirent, quelques confidences permirent à Jeanne de calculer qu’en dépit de la hâte avec laquelle Jacques-Adalbert s’était marié, Simonetta n’avait pas été enceinte au moment de ses noces : elle ne l’était devenue, selon son appréciation, qu’au début d’octobre.
En foi de quoi, les deux épouses accoucheraient quasiment en même temps.
Jeanne ne se tenait plus d’impatience. Elle allait de Simonetta à Odile et d’Odile à Simonetta pour s’assurer que le feu était nourri, les vents de coulis interdits par des bourrelets et la nourriture, saine. Elle avait ainsi réduit les épices et le gibier de poil, qui échauffent, au bénéfice des courts-bouillons de poisson, des viandes blanches et des laitages. Elle faisait en permanence brûler des herbes aromatiques pour purifier l’air. Et se souvenant des doutes de Charles le Septième sur les causes réelles de la maladie qui avait emporté la dame de Beauté, elle faisait tremper les salades et les fruits dans des baquets d’eau vinaigrée. Les linges bouillis étaient empilés.
— Maîtresse, on croirait que c’est vous qui allez accoucher ! observa Frederica.
D’une certaine manière, c’était vrai. Jeanne brûlait de voir enfin pousser les nouveaux rameaux.
Le 20 juin 1495, après le souper, Odile ressentit les premières douleurs. François envoya alerter sa mère, qui accourut, suivie d’un domestique éclairant le chemin avec une torche, et elle manda Frederica pour tirer la sage-femme de son lit, suivie du même domestique.
À la troisième heure après minuit, la sage-femme trancha le cordon ombilical et le noua. Et elle présenta l’enfant à François, éperdu : c’était une fille.
— Le ciel rend ce qu’il a pris, dit Frederica.
Jeanne en sueur regarda son fils ; il souriait, pour la première fois depuis bien longtemps. Il alla baiser le front d’Odile, exténuée par son premier accouchement et, quand la mère et l’enfant furent lavés, il alla s’asseoir au chevet de sa femme. Jeanne rentra peu avant l’aube, accompagnée par Frederica.
Elle était à peine remise de ses émotions que, six jours plus tard, ce fut au tour de Simonetta de ressentir les premières contractions, à la huitième heure après minuit.
Ce fut le même branle-bas, sans les torches.
Simonetta avait mis au monde un garçon.
Dans la même semaine, François s’était trouvé père et grand-père. Il avait changé de visage.
Tout le monde décida que les deux enfants seraient baptisés le même jour. La fille fut appelée Françoise, et le garçon, Jean.
Jeanne organisa un grand souper dans la rue, comme pour les noces de Jacques-Adalbert.
François, d’ordinaire taciturne, se leva avant qu’on servît. Il demanda que tous les convives levassent leur verre à Jeanne de l’Estoille, dont la ténacité et l’amour avaient permis de créer l’objet de la fête. Tout le monde cria des vivats. Les voisins mirent le nez aux fenêtres et agitèrent aussi les bras.
Jeanne pleura de joie dans les bras de Joseph.
Personne n’avait plus reparlé de la carte mystérieuse, ni de la route des Indes, ni de Colomb. Puis un soir, au souper, Ferrando qui était de passage et que ses collègues génois tenaient informé du monde, évoqua le sujet.
Colomb était reparti, le 23 septembre 1493, cette fois avec dix-sept vaisseaux et quinze cents hommes. Le 30 janvier suivant, il avait fait expédier en Espagne un vaisseau appelé Santa Maria, comme le premier, commandé par Antonio de Torres et chargé de l’équivalent de trente mille ducats en bijoux d’or, confisqués aux malheureux indigènes sur l’île d’Hispañola.
Mais la situation était moins riante qu’il n’y paraissait. D’abord, l’autorité de Colomb sur les îles découvertes était de plus en plus contestée par les hommes qu’il avait emmenés avec lui, Castillans, Aragonais, Catalans et Génois.
Ensuite, l’amiral n’avait découvert que des îles et non un continent. Or, ce continent semblait bien exister, et les Espagnols et les Portugais en attendaient impatiemment la découverte ; ils se querellaient même à son sujet.
Les Espagnols en effet, et de façon bien prématurée, s’étaient fait attribuer par le pape Alexandre VI toutes les terres situées au-delà de cent lieues à l’ouest des Açores. Guère suspect d’un excès de connaissances géographiques et surtout désireux de plaire au Roi Très Catholique de l’Espagne, le pape avait ainsi tracé une ligne verticale allant du nord au sud, sur une carte qui ne représentait évidemment pas l’ouest, sans même savoir ce qu’il départageait. S’il fallait croire que c’était l’Asie que Colomb avait découverte, le grand geste papal faisait de Ferdinand II d’Aragon et Castille le roi de Chine, du Japon et des Indes. Fou de rage, Jean II de Portugal avait protesté et, comme le Borgia ne voulait rien entendre, il avait décidé de négocier directement avec les Espagnols. Portugais et Espagnols s’étaient donc retrouvés à Tordesillas et Jean II avait obtenu que la fameuse ligne de partage fût portée à deux cent cinquante lieues, toujours à l’ouest des Açores.
— Des plans sur la comète ! commenta Ferrando. Ni les Espagnols, ni les Portugais, ni le pape, ni Colomb ne savent quelles terres se trouvent à cent ou à mille lieues des Açores. De toute façon, je serais bien surpris que les uns ou les autres respectent leur traité.
Jacques-Adalbert s’essuya les doigts et alla chercher la fameuse carte que Behaïm avait dit inspirée par les Chinois et qu’il avait jusqu’alors cachée, car elle rappelait à tous de bien pénibles souvenirs.
— Tu penses donc, toi aussi, observa Joseph, que ce ne sont pas les Indes que Colomb a découvertes, et qu’il reste encore un continent à trouver ?
En guise de réponse, Ferrando indiqua la carte.
— Crois-tu qu’une expédition qui partirait plus au nord trouverait ce continent ? demanda Jacques-Adalbert.
— Je l’ignore, je ne suis pas navigateur, et même si je l’étais, je ne connaîtrais pas les vents. Toute ma science se fonde sur les rapports des autres. Je sais ainsi que le voyage dure environ quarante jours. Lors de sa deuxième expédition, Colomb, parti le 23 septembre, a accosté le 2 novembre dans cette île qu’il appelle la Dominique, c’est-à-dire que son voyage a duré trente-neuf jours, et au retour Torres, reparti le 30 janvier, est arrivé à Cadix le 11 mars, soit quarante jours plus tard.
La bise qui soufflait dehors prenait des airs de tempête marine. On eût cru sentir des embruns et voir des vergues pencher vers les vagues écumantes.
Jeanne, Simonetta et Odile écoutaient la conversation avec inquiétude, craignant que l’un de leurs hommes ne se lançât dans une de ces expéditions maritimes où le pire n’était pas le moins sûr.
— Quelle que soit la découverte que l’on ferait, observa Joseph, elle ne servirait à rien du point de vue matériel, puisque les Rois Catholiques se sont arrogé la propriété des terres à l’ouest.
Ferrando haussa les épaules.
— Le traité de Tordesillas n’a été signé que par deux pays, objecta-t-il. Il n’engage qu’eux. Ni les Vénitiens, ni les Flamands, ni les Anglais n’ont rien signé. Je serais bien étonné que le roi d’Angleterre se sente lié par une décision du pape. De plus, Alexandre Borgia n’est pas éternel.
Une lueur fixe brillait dans les yeux de Jacques-Adalbert. Déodat semblait rêver.
— Combien coûterait une expédition pareille ? demanda Jacques-Adalbert.
— Je l’ignore aussi, répondit Ferrando. Cela dépend évidemment du nombre de navires de l’expédition. Et du nombre d’hommes qu’il faudra payer.
— Partirais-tu ?
— J’ai fait tant de voyages ennuyeux que je serais ravi d’en faire un qui m’apprenne l’existence d’un nouveau monde.
— Même s’il ne te rapportait rien ? demanda Joseph.
— Tu le sais bien, Joseph, on ne vit pas que pour le profit.
— Nous voilà veuves ! s’écria Jeanne.
Tout le monde éclata de rire.
— Pour quarante jours, douce Jeanne, répondit Ferrando. Bien des épouses seraient enchantées de voir leurs hommes prendre congé quarante jours.
— Pas moi ! s’écria Odile. Même pas quarante heures.
François lui adressa un long regard souriant.
— Nous ne sommes pas encore partis, dit Ferrando.
En réalité, pensa Jeanne, ils l’étaient déjà.
L’allégresse suscitée par la naissance presque simultanée de Jean et de Françoise de Beauvois était déjà ternie par la perspective de ce voyage fou d’un fils et d’un petit-fils vers un continent inconnu, dont on ne savait quand ni comment il se ferait.
Elle le fut encore plus par la santé déclinante de Joseph. À soixante-trois ans, le puîné de Jacques, premier mari de Jeanne, souffrait de défaillances cardiaques. Sa tête, disait-il, se vidait par moments. Il était contraint de s’asseoir et devenait blême. Ces incidents se répétaient et s’accusaient.
— Pardonne-le-moi, mais je crains de devoir partir le premier, Jeanne, lui dit-il un jour, après une crise qui s’était quasiment achevée dans une perte de conscience.
Elle rassembla son courage.
Elle le rassura, argua des fatigues qu’il s’était imposées et conseilla le repos.
— Jeanne, tous les sabliers se vident, lui dit-il en souriant.
Un conjoint qui se prépare à partir est en lui-même un memento mori. Au chagrin qui s’annonce s’ajoute le renoncement inévitable à sa propre vie.
— J’ai mis mes affaires en ordre. Ferrando et François veilleront à ce que les œuvres vives, telles que les créances en cours, se poursuivent à ton bénéfice et que les biens réalisables te soient remis. Je crois que Déodat commence à s’instruire assez pour prendre ma succession sous leur houlette. Jacques-Adalbert est trop absorbé par les imprimeries.
Elle écouta en dépit de sa répugnance, parce que le bien que les époux avaient amassé n’était que provisoirement le sien ; elle devait le transmettre à François et à Déodat. Lesquels le transmettraient à leur tour à ses petits-enfants. Joseph. François. Jean. Une part de la fortune personnelle de Joseph devrait, de surcroît, être versée à Angèle, sa sœur, l’épouse de Ferrando.
Son âge n’était pas avancé ; il eût pu espérer dix ou quinze ans de plus. Mais elle le savait, la mort de son frère, puis celle de la seule enfant qu’il avait eue d’elle, Aube, l’avaient éprouvé plus qu’on n’eût su dire.
— Je sais que je te fais de la peine, dit-il, mais il faut savoir l’affronter eu égard à ceux que nous laisserons derrière nous.
Ainsi, tout le monde se préparait à un long voyage.
Les jours suivants, la vie se poursuivit comme avant. Jeanne espéra contre l’évidence.
La même semaine où la dernière prédiction de Franz-Eckart se réalisa et où les garnisons françaises de Naples capitulèrent devant les troupes de la ligue du Nord, Jeanne monta comme chaque matin porter un bol de lait chaud à son mari.
D’habitude, il se redressait en entendant son pas. Il ne le fit pas. Elle posa le bol de lait et se pencha vers lui. Il était extrêmement pâle.
— Joseph ? dit-elle.
Elle lui prit la main et la reposa. Elle ne cria pas. Elle s’assit et pleura longuement.
Ce fut Frederica qui, ne la voyant pas revenir à la cuisine, monta à sa chambre, saisie d’appréhension. Elle la trouva effondrée et pleurant encore, par à-coups.