10

La voix du sang

Tout le monde vint et s’en retourna. Mais le premier arrivé ne repartit pas. C’était Franz-Eckart. Jeanne était trop engluée dans son chagrin pour s’interroger trop longuement sur la façon dont il avait été informé si promptement. Par ses spectres, sans doute. Pareilles questions se situaient au-delà de la raison ordinaire. Elle conservait l’image du jeune homme au cimetière. Vêtu de noir, stoïque sous l’orage qui faisait ruisseler les capes, devant la fosse où Joseph, nommé Stern devant le Dieu d’Abraham et désormais Joseph de l’Estoille devant le Dieu de Jésus, descendrait dormir d’un sommeil sans fin. Joseph était un juste : c’était la consolation qu’il offrait à ceux dont la pluie lavait les larmes.

Le tonnerre avait brouillé le latin du père Stengel. Dieu n’entendait-il donc que le latin ?

Franz-Eckart était reparu au souper, sous le regard surpris de François. Où habitait-il donc ? À l’auberge sans doute.

Jeanne prit un bol de soupe pour tout repas. Les rares fois où elle leva le visage vers les convives, c’était pour montrer un regard vitreux. Assis près d’elle, Franz-Eckart remplit son verre de vin à moitié, ajouta de l’eau et le lui tendit :

— Il ne reste plus d’eau dans ton corps. Bois un peu.

Elle avala quelques gorgées. Elle serait remontée dans sa chambre, mais elle savait que ce ne serait que pour affronter seule un chagrin sans mots. Car l’une des horreurs du deuil est qu’il est sans mots. Elle demeura donc assise et ne fit entendre sa voix que pour dire au jeune Joseph, consterné, qu’il n’avait pas fini ce qu’il avait dans son assiette. Tout le monde avait aimé Joseph et personne n’avait grand-chose à dire.

Enfin, elle se leva, suivie par Odile et Frederica.

Le lendemain, quand François, Jacques-Adalbert et Déodat allèrent vaquer à leurs affaires, Franz-Eckart revint. Il trouva Jeanne, assise dans la grande salle du premier étage, devant le feu. Il lui prit la main et la baisa. C’était pour elle un réconfort que la présence du jeune homme ; il était instruit comme peu de contemporains et, bien qu’on n’eût pu sans audace coiffer son savoir du nom de sagesse, il était un homme de recours.

— Songe aux chênes dans la tempête, dit-il.

Elle esquissa un sourire. Oui, les chênes aussi passaient de mauvais moments.

— Comment est la vie à Gollheim, depuis la mort du comte ? demanda-t-elle.

— La comtesse est partie vivre à Nuremberg, chez sa sœur. Son fils Wolf ne veut pas entendre parler du château, qu’il tient pour un nid à hiboux et qui a été fermé. Il m’a dit que je pouvais conserver le pavillon si je le voulais. Mais je n’y trouverais même pas la place pour faire cuire la soupe l’hiver.

Jeanne rumina ces informations. De plus en plus de châteaux étaient abandonnés, non seulement en France, mais dans l’Europe entière. Ces bâtisses guerrières étaient difficiles à chauffer et il y fallait une domesticité ruineuse, donc impossible. Il n’était pas rare, quand on voyageait, de voir quelque chevalier porteur d’un nom illustre, qui ahanait en coupant du bois pour faire cuire sa soupe et se chauffer.

— Où habites-tu donc à Strasbourg ?

— Dans une grange.

— Mais comment te nourris-tu ?

— J’ai besoin de peu, tu le sais. Le souper chez toi me suffit. La comtesse m’a donné de petits bijoux de ma mère, que j’ai vendus pour payer le voyage et quelques vêtements.

Elle s’avisa soudain que Franz-Eckart n’avait pas de moyens d’existence et qu’il avait dépendu de la bourse de François. Et sans doute ce dernier ne l’avait-il pas beaucoup desserrée pour son fils ces derniers temps. Elle fut tentée de mettre sur-le-champ la main à la sienne, mais craignit d’embarrasser le jeune homme.

— Tu as donc définitivement quitté Gollheim ? dit-elle.

— J’ai surtout quitté le seul ami que j’y avais, un moine. Et mes livres.

— Et ton renard.

— Et mon renard, convint-il, l’œil espiègle.

— Mais que vas-tu faire ?

— Mon Dieu, Jeanne, répondit-il en souriant, je ne suis pas réduit à la famine. Comme il fait chaud pour le moment, je me lave et je dors sans avoir froid. Je suppose qu’il y aura bien à Strasbourg quelque bourgeois qui voudra enseigner à son fils les rudiments de l’arithmétique, le latin, l’astronomie ou la philosophie et qui me versera de quoi vivre. Je suis moins dans le besoin que toi.

— Je suis dans le besoin ? releva-t-elle, surprise.

— Dans le dénuement, même, dirais-je.

Elle attendit qu’il s’expliquât.

— Joseph est parti. François et Jacques-Adalbert sont absorbés par leur imprimerie et quand il leur reste quelque loisir, le soir, il est dévolu à leurs épouses. Déodat repart, si j’ai bien compris, sur les pas de Joseph et sera souvent en voyage. Il te reste la compagnie de Frederica et celle du petit Joseph.

Il n’ajouta pas : mon fils. Pas dans un premier entretien. Il devait savoir qu’elle savait.

— Et la mélancolie, ajouta-t-il.

Elle fut saisie par la clarté de l’exposé. De fait, elle était seule, après avoir tant œuvré pour la pérennité de son clan. Elle était bien dans le dénuement moral.

— Je n’y avais pas songé, convint-elle. Et tu es venu me tenir compagnie, c’est cela ?

— Je suis venu parce que j’avais envie de venir, répondit-il en se levant.

Il arpenta la pièce et s’arrêta devant les portraits d’Aube et de Déodat qu’avait jadis peints le protecteur de Joachim, Mestral, à Angers ; ils étaient accrochés de part et d’autre d’un meuble d’apparat, un coffre espagnol monté sur pieds et s’ouvrant par le devant et le dessus. Il les examina sans rien dire.

— Franz-Eckart, dit-elle, cette maison est grande. Elle compte quatre étages. Je dors à celui-ci et la nourrice au-dessus avec Joseph. Il en est deux d’inoccupés. C’est absurde que tu dormes dans une grange alors qu’il y a des lits ici.

Elle s’avisa immédiatement de l’étrangeté de la situation : elle vivant avec le père et le fils sous le même toit, et tous deux affublés d’identités d’emprunt. Mais elle ne pouvait faire autrement. D’abord pour des raisons d’humanité, puis par fierté, car il eût été inconvenant de laisser un garçon qui était officiellement son petit-fils dormir dans une grange. Franz-Eckart appartenait malgré tout à son clan. Enfin il y avait une troisième raison, mais si confuse qu’elle renonça à l’éclaircir pour le moment. Sans doute le besoin d’une présence, en effet, puis celui de Franz-Eckart lui-même.

— Tu pourras enseigner les rudiments de ton savoir à Joseph. Ton fils.

Il la considéra un moment.

— Je suis heureux de ton offre, répondit-il enfin. Mais je ne veux pas m’imposer au nom de la charité.

— La charité n’y est pour rien, rétorqua-t-elle.

— Je ne suis pas sûr que François en sera heureux.

Avec sa finesse habituelle, Franz-Eckart avait perçu la réserve, sinon la froideur caractérisée de celui qui passait pour son père. Depuis la mort d’Aube, François tenait Franz-Eckart en méfiance.

— Je ne suis pas l’obligée de François, répondit-elle. Va chercher tes affaires et reviens.

 

 

François fut bientôt avisé de la situation. Ce soir-là, il avait demandé à Jeanne s’il pouvait souper chez elle, Odile étant indisposée.

En voyant Franz-Eckart à la table, il lui demanda froidement :

— Tu ne rentres donc pas à Gollheim ?

— Gollheim est fermé, répondit Jeanne. Franz-Eckart habitera ici.

La contrariété se peignit instantanément sur le visage de François.

— La nouvelle ne semble pas te faire plaisir, dit Franz-Eckart.

— Non, après ce qui est advenu à Aube… Après ce que tu as fait à Aube… Crois-tu donc que je sois un benêt ?

— Qu’ai-je donc fait à Aube ?

— Tu as séduit ta tante ! s’écria François, en colère. N’as-tu donc aucune décence ?

Un silence orageux se fit dans la salle.

— Franz-Eckart n’était pas le neveu d’Aube, dit calmement Jeanne. Il n’y avait aucun lien de sang entre eux.

François, stupéfait, posa sa cuiller.

— Aube était ma demi-sœur… commença-t-il.

— Et Franz-Eckart n’est pas ton fils, déclara Jeanne sans se départir de son calme. Je ne te l’ai pas révélé tant que Sophie-Marguerite était vivante, afin d’éviter le naufrage de ton foyer. Et d’ailleurs, tu en avais l’intuition, tu me l’as toi-même dit.

François s’adossa, abasourdi. Il regarda Franz-Eckart, qui demeurait impassible.

— Mais tu l’as quand même séduite ! dit-il d’un ton accusateur en tendant le cou vers le jeune homme, la main serrée sur son couteau.

— Je ne sais ce qu’est la séduction, répondit Franz-Eckart. Si elle consiste à être rejoint dans son lit au milieu de la nuit, alors qu’on dort d’un sommeil profond, par une jeune femme en chemise, alors oui, j’ai séduit Aube.

— Quoi ?

— Ne te prive pas de souper pour une affaire à laquelle tu ne peux rien, dit Jeanne à son fils.

François secouait la tête, au comble de l’ahurissement.

— Pourquoi ne m’as-tu rien révélé de tout ça ? demanda-t-il à sa mère.

— Parce que ta réaction était prévisible et que ni Joseph ni moi n’avions besoin d’une scène pareille au cœur de notre chagrin.

— Aube m’aimait et j’aimais Aube, dit lentement Franz-Eckart, mais s’il y a eu quelqu’un de séduit, ce fut moi.

François se passa les mains dans les cheveux.

— Qu’est-il advenu cette nuit-là ? demanda-t-il.

— Je l’ignore. Je travaillais avec Dieter, ce moine qui est mon ami. Il n’était pas convenu qu’elle vienne. Elle est quand même sortie de sa chambre et du château. Elle aura vu quelque chose dans la nuit qui l’aura effrayée.

— Et le petit Joseph est donc ton fils, dit-il en s’adressant à Franz-Eckart.

Celui-ci hocha la tête.

— Et c’est pour cela que tu es revenu.

— Non, rectifia le jeune homme. Pas seulement pour cela. Je suis revenu par amitié pour Jeanne. Et parce qu’elle est seule, désormais. Parce qu’elle ne s’appelle pas seulement de l’Estoille, mais qu’elle porte aussi une étoile sur son front.

Il versa du vin à François.

— Il y a d’autres réalités dans le monde que celles qu’on croit voir, dit-il. Ce que tu avais pris pour un inceste était une histoire d’attirance sans rien d’incestueux. Le coupable n’en était pas un, la victime non plus.

— Et il y a un enfant dont il ne faut pas troubler l’avenir par ces querelles, dit Jeanne.

Un long moment passa. François grignota un peu, trop absorbé à assimiler ces révélations.

— Veux-tu conserver le nom de Beauvois ? demanda-t-il à Franz-Eckart.

— Je n’en ai pas d’autre, et il me paraît honorable. À moins que tu veuilles me le retirer.

— Te le retirer ? Moi ? demanda François.

Un temps qui parut infini s’écoula. Le feu crépita.

— Et moi ? demanda François à sa mère. Qui suis-je ?

Elle mit un temps à répondre :

— Tu devrais t’appeler François de Montcorbier, c’est-à-dire François Villon.

— François Villon ? s’écria-t-il. Mais quelle est cette vie ?

— Ce jour-là à Angers, il y a bien des années, dit Jeanne, quand un vagabond est venu mourir devant la maison, François, pourquoi t’es-tu si longuement penché sur lui ?

Il ne répondit pas. Ses yeux bruns regardaient à l’intérieur.

— Tu veux dire que je le savais ? murmura-t-il.

Après un moment il demanda à Jeanne :

— Mais comment ?…

— Non, répondit-elle. Je n’ai pas été infidèle à ton père. J’ai été violée, avant le mariage. Ton père était un vagabond sans feu ni lieu, voleur de surcroît et plus d’une fois promis à la potence. Il était irrécupérable. Et il a disparu. Je me suis trouvée dans l’obligation de donner un nom et un père à l’enfant que je portais en moi.

— Tu n’avais rien dit à Barthélemy ?

— Non. L’orgueil des hommes ne les incite guère à la compassion pour un enfant qui n’est pas de leur sang. Tu le sais bien, François, ajouta-t-elle. Barthélemy a cru que tu étais son fils. Pourquoi le désenchanter ? dit Jeanne.

Un peuple de phalènes dériva au-dessus des flambeaux, comme des spectres minuscules, frivoles et charmants.

— Et tout cela, tu le savais et tu ne voulais pas le savoir, dit Franz-Eckart. Il en va ainsi de nous tous. Nous en saurions bien plus, en faisant un petit effort, que nous le voudrions.

— Mon Dieu, dit François, quelle soirée !

— Nous n’avons fait que regarder l’envers de la tapisserie, pourtant, dit Franz-Eckart en souriant. Restons-nous amis, maintenant ?

Les deux hommes se levèrent. François prit le jeune homme dans ses bras et l’étreignit, les larmes aux yeux.

Jeanne était interdite. Si c’était là une tapisserie, c’était bien la plus singulière qu’elle eût jamais vue. Elle ressemblait à ces soies moirées qui paraissent bleues à la lumière et rouges à l’ombre.

— Maintenant, dit-elle, peut-être voudras-tu donner à Franz-Eckart la part d’héritage qui lui revient de Sophie-Marguerite.

François se retint de sourire.

— Et je ne crois pas, ajouta-t-elle, qu’il faille mettre Jacques-Adalbert ni le reste de la famille dans la confidence. Du moins pas tout de suite.

Cette femme conservait toujours le sens des réalités. Et du clan.

 

 

Le lendemain, Jeanne fit monter un lit au quatrième étage, celui qu’avait choisi Franz-Eckart, balayer et garnir la cheminée. Le jeune homme ramena de la grange où il avait gîté deux coffres, principalement remplis de papiers. Elle l’observa tandis qu’il dressait la lunette à la fenêtre et se dit qu’il ne disposerait plus que d’un bien petit bout de ciel à la SanktJohanngass.

— Tu peux monter la lunette au grenier, dit-elle. De cette fenêtre-ci, tu n’aurais qu’un lopin de ciel.

Il se tourna vers elle et sourit.

— Tu auras aussi besoin d’une table et d’étagères, poursuivit-elle, considérant les tas de livres et de manuscrits.

Étrange garçon dont toute la fortune consistait en papiers.

— Et j’en ai laissé beaucoup à Gollheim. Je pourrai maintenant écrire à Dieter de me les faire parvenir par la malle-poste.

— Ce n’est pas la peine qu’il t’expédie tes renards avec.

Il éclata de rire. Elle se surprit à rire aussi. C’était la première fois depuis la mort de Joseph.

 

 

Était-ce le talent du père ou l’instinct de l’enfant ?

Le cheval devine son cavalier rien qu’à la manière dont il l’approche.

Quand, le lendemain, le jeune Joseph trouva Franz-Eckart assis dans la grande salle où se tenait sa grand-mère, il l’observa un bref instant, puis il s’élança vers lui. Franz-Eckart le prit dans ses bras, l’assit sur ses genoux et le garçonnet posa sa main sur la poitrine du jeune homme dans un geste qui signifiait à la fois une prise de possession et un pacte de confiance.

— Tu restes, n’est-ce pas ? demanda-t-il.

Franz-Eckart hocha la tête. L’enfant lui enlaça le cou.

Jeanne fut saisie. Qu’est-ce que la voix du sang ?

— Aujourd’hui, dit Franz-Eckart, nous allons nous promener dans la forêt.

Joseph battit des mains.

Quelques instants plus tard, ils étaient partis.

Jeanne demeura songeuse. Elle n’aurait pu rêver meilleur père pour Joseph que son géniteur. Elle attendit leur retour.

Ils revinrent pour le souper. Ils rayonnaient. Franz-Eckart emmena l’enfant se laver les mains.

— Qu’avez-vous vu ? demanda Jeanne.

— Un loup ! répondit Joseph.

Jeanne posa sa cuiller. Elle interrogea Franz-Eckart du regard ; il hocha la tête.

— De loin, j’espère ?

— Non, le loup, dit Joseph, il est venu jusqu’à nous. Il s’est couché devant Franz. Je l’ai caressé.

Jeanne ravala sa salive.

— J’ai appris à Joseph à ne pas avoir peur, parce que la peur donne une mauvaise odeur, expliqua Franz-Eckart de cet air détaché qu’il avait quand il racontait des choses graves. J’ai parlé au loup et j’ai prié Joseph de lui parler. Je lui ai dit de lui parler comme on parle à un ami. Il a très bien compris. Il a parlé au loup. Le loup est venu nous faire soumission. Il a allongé les pattes devant nous et s’est incliné, puis il s’est couché. Je lui ai caressé l’échine. Joseph aussi.

— Mon Dieu, Franz, tu n’as pas eu peur ?

— C’était justement ce dont il fallait se garder, répondit le jeune homme en souriant.

— Ça sent pas bon, un loup, dit Joseph.

— Il faut apprendre à parler aux loups, dit Franz-Eckart.

— Que vas-tu faire de cet enfant ! s’écria Jeanne avec appréhension.

— Un être humain. Il faut savoir parler à toutes les créatures quand on est humain.

— Et les autres aussi ? Celles de l’au-delà ? s’écria-t-elle, alarmée.

— Elles sont proches de nous, répondit le jeune homme avec douceur.

Joseph ne comprenait pas : quelles autres créatures ?

Elle se ressaisit. Elle-même, songea-t-elle, ne s’était-elle pas servie des loups sous l’ordre de la voix du sang, un jour lointain à La Doulsade, quand François avait été menacé d’enlèvement et de mort ?