Jeanne avait suspendu son souffle.
Elle s’efforçait de tenir ses sensations en suspens. Mais en autre compagnie, elle eût grimpé à l’arbre le plus proche.
Trois loups.
Debout devant Franz-Eckart, ils l’écoutaient. Cela allait à l’encontre de la raison, mais ils l’écoutaient.
Il avait, tout à l’heure, poussé un long cri qui l’avait effrayée. Un cri de loup. Elle avait compris qu’il les appelait.
Et les loups étaient apparus. Ils étaient arrivés au petit trot, trois, et avaient suspendu leur pas devant l’homme qui les convoquait. Un animal en tête, le plus vigoureux, un mâle, et deux autres derrière lui, comme des lieutenants.
Elle crut défaillir.
Il était accroupi face à eux, souriant. Ils levaient et baissaient imperceptiblement leurs museaux, humant l’air, regardant tour à tour l’homme et la femme, comme incertains. Un faux mouvement, et ils eussent transformé les humains en charpie.
Museaux pointus, poil brunâtre et rêche. Et ce regard oblique, intelligent, cruel, mais présentement, comme étonné.
— Je vous ai appelés, mes frères, parce que votre compagnie me manquait, disait Franz-Eckart, d’une voix douce, comme celle d’un somnambule. Je suis venu vous demander de vos nouvelles et de celles du vrai monde…
Le loup de tête émit un grognement. Le sang de Jeanne manqua se coaguler. Franz-Eckart parlait toujours. Le même loup émit une sorte d’aboiement rauque et pointa soudain le museau vers le haut.
— Parle-leur, toi aussi, dit Franz-Eckart à l’adresse de Jeanne.
Elle se souvint qu’elle avait murmuré aux oreilles des louveteaux captifs, jadis à La Doulsade.
— Vous êtes beaux, parvint-elle à articuler d’une voix étranglée. Je comprends que Franz-Eckart vous aime.
Une des bêtes qui se tenait à l’arrière émit un gémissement. Elle quitta la formation et se dirigea vers Jeanne.
— Surtout, n’aie pas peur, dit Franz-Eckart. Maîtrise-toi. Ils ont plus peur que toi. Ce sont des amis en fourrure. Celle qui vient à ta rencontre est une femelle.
Jeanne se rasséréna. Puis elle faillit céder de nouveau à la panique. Après l’avoir flairée, en effet, la louve se dressa sur ses pattes arrière et posa ses pattes avant sur les épaules de Jeanne.
— Tu l’as conquise, dit Franz-Eckart. Parle-lui, mais ne la touche pas encore.
Médusée, Jeanne fut contrainte de s’accroupir, comme Franz-Eckart, avec un museau de louve contre le visage. Elle se mit à rire. La situation était absurde. La louve lui lécha la joue d’une langue affreusement râpeuse. Jeanne riait de plus en plus fort. Tout à coup, la louve renversa Jeanne et se mit elle-même sur le dos, offerte aux flatteries.
— Caresse-lui le ventre, pas la tête. Pas tout de suite.
Jeanne tendit la main et caressa le thorax velu, rose sous les poils. La louve inclina la tête vers la main de Jeanne et la lécha avant de se tortiller. Le troisième loup approcha ; il glissa la gueule sous l’aisselle de Jeanne, comme s’il cherchait refuge. Elle lui caressa le dos, il se frottait à elle.
L’odeur du suint sauvage était forte et déplaisante, mais les yeux pétillants des animaux la faisaient oublier.
Pendant ce temps, le loup de tête s’était allongé devant Franz-Eckart, qui le caressait avec vigueur.
Soudain, des voix et des cris résonnèrent au loin. Les animaux s’interrompirent et tendirent la tête dans la même direction, les oreilles dressées. Franz-Eckart se releva. Les loups aussi s’étaient relevés. Il tapa dans les mains.
— Filez ! leur ordonna-t-il, le bras tendu dans la direction opposée à celle des cris.
Ils baissèrent la tête, regardèrent l’homme au loin et, en trois bonds, disparurent dans les taillis. Franz-Eckart et Jeanne rajustèrent leurs mises et défroissèrent leurs vêtements du plat de la main. Quelques minutes plus tard, Jeanne appuyée au bras de Franz-Eckart et se prêtant tous deux l’apparence de tranquilles promeneurs, les voix humaines se rapprochèrent. Cinq cavaliers apparurent sur un sentier. Jeanne reconnut le premier ; c’était le fils du grand échevin, un jeune homme qui se donnait les gants du grand genre, organisait des chasses à courre et des fêtes tapageuses à l’auberge du Cheval d’Or, et courait les filles, sinon les ribaudes. Il tenait dans les mains un instrument lourd et visiblement malcommode, une arquebuse ; Jeanne en avait vu une démonstration à la foire : le temps qu’on l’armât, les loups n’auraient fait qu’une bouchée du cavalier et de sa monture. Les autres étaient armés de lances et d’arcs.
Ils échangèrent des salutations.
— Vous devriez prendre garde, madame. Il y a des loups dans cette forêt.
— Si près de la ville ? demanda Franz-Eckart.
— Leur audace est sans borne.
— Des loups, mon Dieu ! s’écria Jeanne. Rentrons vite !
— Prenez le sentier que voilà, il vous mènera à la route. Là, vous serez moins exposés.
Ils se souhaitèrent une bonne journée et se séparèrent.
Quand ils furent hors de vue, Jeanne et Franz-Eckart pouffèrent de rire.
— Des loups, mon Dieu ! répéta Franz-Eckart en imitant Jeanne.
— Depuis qu’on a dit que les anges sont supérieurs aux démons, que la nature est le siège physique de ces derniers et que nous devons mépriser notre corps et nos sens, nous sommes devenus étrangers à nous-mêmes, commença Franz-Eckart.
Jeanne était rentrée épuisée de la rencontre avec les loups. À regret, elle s’était lavé les mains avec un savon de Gênes à base d’huile de lavande. Car l’odeur des fauves en était trop forte, elle rappelait avec trop d’insistance ces moments étranges et bénis d’amitié avec les animaux.
Il mangeait une prune. Le soleil de l’après-midi enflammait les carreaux de papier huilé et, par un vasistas ouvert, il frappa un plat d’étain. Ainsi incendié, l’objet changea tout à coup de nature ; il devint un plat d’argent, puis un objet étincelant, magique. Franz-Eckart le considéra longuement, comme une révélation. Jeanne aussi. Au bout d’un moment, elle ne pouvait plus détacher ses yeux du scintillement. Peut-être y avait-il là un secret à saisir. La voix de Franz-Eckart la tira de sa fascination.
— Nous devenons sourds et aveugles, du corps et de l’esprit. Nous ne savons plus décrypter l’humeur du vent ni l’intention d’un animal. Nous ne savons plus lire dans les étoiles ni dans l’eau. Nous ne sentons plus la présence des esprits autour de nous. Nous devenons pareils à des statues isolées et sans âme.
— Est-ce là ce que tu apprends à ton fils ?
— Je lui apprends à lire, non seulement sur le papier, mais dans le monde. À ne pas s’effrayer s’il voit un démon, mais à le chasser s’il est importun. Car le démon n’est jamais là sans raison. Il faut d’abord comprendre la cause de sa visite.
L’idée d’une visite de démon parut à Jeanne extravagante et encore plus celle d’une conversation avec ledit démon. Elle en frémit. Mais depuis que Franz-Eckart partageait sa vie, le monde lui paraissait incomparablement plus vaste.
Il avait fait un sort à la plus grande partie du compotier.
— Un démon n’est que le produit de la souffrance et de l’injustice. Il est souvent d’une grande ignorance. Presque égale à celle des humains.
Elle eut un rire bref.
— Je suppose que tu as dressé l’horoscope du voyage de Jacques-Adalbert, de Déodat et de Ferrando, dit-elle pour changer de sujet.
— Ils reviendront, répondit-il. Mais je doute qu’ils repartent.
— Pourquoi ?
Il haussa les épaules.
— Ils comprendront l’évidence : leur découverte ne peut intéresser que des rois et des savants. Ils ne sont ni ceci, ni cela. Quelles que soient les richesses qu’ils trouveront, s’ils en trouvent, ils ne pourront les exploiter.
— La sagesse ne t’ôte-t-elle pas le goût de vivre ? demanda-t-elle.
— Elle me l’a donné, au contraire.
L’hiver de l’année 1499 fut le plus rigoureux que Jeanne eût jamais connu.
Franz-Eckart les en avait avertis, elle, François et Jacques-Adalbert ; non seulement les cigognes étaient parties plus tôt que d’habitude, mais encore les ours étaient-ils entrés en hibernation avant l’heure.
En prévision de quoi, Jeanne avait accumulé des réserves de bois, craignant que même le transport en fût interrompu. Elle avait aussi pensé à faire ramoner toutes les cheminées, ainsi qu’à installer dans les caves les mêmes braseros qu’à Paris, ceux-là qu’elle avait inventés pour empêcher le vin de geler. Aujourd’hui, il ne s’agissait plus seulement d’éviter l’éclatement des barriques, mais de tempérer le froid glacial qui semblait filtrer à travers les dalles mêmes du rez-de-chaussée. Elle fit aussi des provisions de froment et de salaisons.
De décembre à février, il sembla que le monde fût changé en pierre. Quand il neigeait, les flocons durcissaient au sol en quelques instants et, sous les pas des rares passants, se transformaient en glace. Comme des congères rendaient impossible le passage des chariots, il fallut les casser à la hache. L’Ill gela. L’approvisionnement se fit difficile, puis quasi inexistant, les chevaux peinant à avancer sur les routes glissantes. Sans les réserves constituées par Jeanne, les trois foyers eussent manqué de pain pendant trois semaines de janvier.
Les oiseaux avaient disparu. Les quelques rats qui s’aventuraient dans les rues finissaient inévitablement pétrifiés par le froid. Mais les corbeaux dont ils eussent fait les délices n’étaient pas davantage présents. Et jusqu’à la vermine qui avait été décimée, elle aussi.
Nul ne sortait de chez soi sans raisons impérieuses, et ce n’était que bardés de pelisses et de gros bonnets que François et Jacques-Adalbert partaient chaque matin pour l’atelier. Leur souffle les environnait de vapeurs blanches. Aux Trois Clefs, il fallait faire chauffer l’encre pour pouvoir imprimer. Les sorties étaient strictement interdites aux enfants, à l’exception de celles qui menaient le matin Jean et Françoise à la SanktJohanngass pour l’étuve et les leçons de Franz-Eckart et les ramenaient chez eux avant le crépuscule, sous la houlette de Frederica.
L’on se retrouvait à l’étuve non plus tant pour des raisons d’hygiène que pour gagner des provisions de chaleur.
Le cardinal-archevêque dit une messe pour prier saint Janvier de bien vouloir liquéfier la glace qui enserrait Strasbourg et l’Alsace. Mais peut-être n’était-il pas bien en cour auprès du saint, car la température ne varia pas. Pis, l’office fut retardé parce que le vin de messe avait gelé et qu’il fallut le réchauffer. À Saint-Pierre-le-Vieux, le père Stengel se désola de faire la messe, trois dimanches de suite, devant des bancs déserts.
Déodat rongeait son frein ; il ne pouvait voyager, les routes étant condamnées par la neige. Il craignait que, s’il se prolongeait, l’hiver les empêchât lui, Jacques-Adalbert et Ferrando de gagner le Portugal et de s’embarquer pour leur voyage d’exploration. Franz-Eckart le rassurait en lui expliquant que, la Terre tournant sur son axe, l’Alsace comme le reste de la France retrouveraient à l’heure dite les rayons du soleil.
Déodat s’étonna ; il avait cru que c’était le Soleil qui tournait autour de la Terre.
— C’est ce qu’il faut que tu dises en public, conseilla le neveu à son oncle plus jeune. Mais dans ton for intérieur, tu sauras que c’est l’inverse.
— Comment le sais-tu ?
— Tout simplement parce que nous faisons partie des sept planètes du système solaire et que, les six autres tournant autour du Soleil, il n’y a pas de raison que nous n’en fassions pas autant, la distance entre nous et ces planètes demeurant la même.
— Pourquoi ne le dit-on pas publiquement ?
— Parce que cela contrarierait notre sainte Église, Notre-Seigneur Jésus-Christ n’ayant pas visité les autres planètes et n’en ayant même pas parlé.
— Mais tu finiras sur le bûcher ! s’écria Déodat en riant.
— Certes pas, parce que, en public, je dirai les faussetés qui conviennent à notre sainte Église. À vous qui vous préparez à naviguer, j’indiquerai seulement les étoiles sur lesquelles vous pourrez vous repérer selon votre route, si le ciel est assez clair. Je puis déjà te dire qu’il faudra sans cesse garder la Polaire à votre droite.
— Pourquoi ne viens-tu pas avec nous ? Tu nous aiderais à lire la carte du ciel. Voilà des années que tu l’étudies.
— Je t’ai dit ce que j’en pensais, répondit Franz-Eckart en secouant la tête.
— Me déconseilles-tu alors de partir ?
— Non plus. Ce que tu apprendras dans ton voyage sera quand même précieux : c’est la relativité du savoir et du pouvoir.
Et comme Déodat ne semblait pas comprendre, Franz-Eckart s’expliqua :
— Tu découvriras d’abord que nous ne savons pas tout sur notre planète, contrairement à ce que prétendaient nos autorités morales. C’est là une leçon de choix. Tu apprendras également qu’il existe des terres où le pouvoir de nos rois et de nos évêques est inexistant et où le nom de Louis le Douzième est inconnu. Et c’est également une leçon précieuse.
Déodat demeura songeur.
— D’où te vient ton autorité ?
— En ai-je ? répliqua Franz-Eckart en souriant. Dans ce cas, je l’exerce le moins possible, sauf sur moi-même.
— De Jeanne aux enfants, on ne jure ici que par toi.
— Je réfléchis depuis mon jeune âge.
— Et qu’as-tu conclu ?
— Que je sais bien peu de chose.
L’hiver fut cruel aussi pour les entreprises militaires. Après avoir conquis le Milanais comme par un coup de cravache, protégé par un réseau d’alliances diplomatiques et soutenu par une armée réorganisée de fond en comble, Louis le Douzième apprit soudain que Ludovic Sforza, duc et maître de Milan, capitale du Milanais, avait repris la ville. Jean-Jacques Trivulce, auquel le roi avait confié le commandement militaire de la place, avait dû capituler.
Tout était à recommencer. La route de Naples, qui était le second objectif du roi, semblait barrée.
Nouveau sujet d’inquiétudes pour Déodat : Ferrando pourrait-il le rejoindre ? Était-il encore en vie, d’ailleurs ? Peut-être les troupes françaises avaient-elles massacré la population ? Des rumeurs parvenaient, en effet, à Strasbourg sur les atrocités sans nom auxquelles s’étaient livrées les armées de Louis le Douzième. N’en finirait-on jamais avec les embûches du sort ? Mais quelques jours plus tard, il reçut une lettre de Ferrando, lequel, dès le début des hostilités, s’était réfugié avec sa femme Angèle et ses trois enfants à Genève et promettait d’être au rendez-vous de Lisbonne comme convenu.
Un matin de janvier, soudain excédée par le froid et l’agitation qui préludait au départ de Jacques-Adalbert et de Déodat, Jeanne décida qu’elle renonçait aux privilèges de la ville libre de l’Empire pour regagner Angers. Il suffisait de l’automne de la vie sans qu’on allât encore subir les rigueurs d’un hiver inventé par les tortionnaires de l’Inquisition espagnole. Elle n’était demeurée à Strasbourg que pour veiller sur le bonheur de François. Maintenant qu’il était marié et de nouveau père, elle voulait savourer l’existence. Elle interrogea Franz-Eckart du regard.
Il lui sourit.
— Tu sais bien que je te suivrais n’importe où, dit-il.
Ainsi réchauffés par l’espoir, ils attendirent le printemps. Chacun son voyage. Les glaces de la saison froide n’avaient pas éteint les feux.
Mais un incident inattendu survint.