Aux premiers jours du printemps de l’an 1500 et d’un siècle neuf, à cette époque où l’air devient moins vif, mais prend une saveur acide et où les arbres semblent bouder l’allongement des jours et restent noirs, telles des filles bréhaignes toisant le prétendant d’un œil hautain, trois visiteurs frappèrent à la SanktJohanngass. Deux d’entre eux étaient mirifiquement vêtus de pelisses de loup, portaient des bottes brodées, des bonnets hauts comme des cheminées.
Le troisième, tout au contraire, avait l’air d’un gueux. Décent, mais gueux.
C’était Joachim. La dernière fois qu’elle l’avait vu, c’était aux funérailles d’Aube ; elle l’avait cru reparti pour ses contrées mystérieuses, pleines de voix d’outre-tombe et de pressentiments. Comment l’avaient-ils retrouvé ? Il y avait décidément beaucoup d’espions dans le royaume, et même dans la ville libre de Strasbourg.
Jeanne, qu’ils avaient demandé à voir en tant que baronne de l’Estoille, en demeura muette.
— Connaissez-vous cet homme ? demanda le plus melliflu des deux, dans un français correct mais guttural et aussi parfumé d’accent étranger qu’un poulet à la coriandre.
Mais l’accent n’était pas allemand.
Elle saisit le regard hagard de Joachim et, d’instinct, répondit non. Trois battements de paupières de Joachim l’informèrent qu’elle avait répondu juste.
Au souvenir des confidences de Franz-Eckart, elle perçut confusément l’objet de la visite de ces hommes, dont elle avait retenu les noms en dépit de leur exotisme. L’un était le comte Ernest Esterhazy et l’autre, le melliflu, le comte Ladislas Zilahy ou quelque chose d’approchant.
Sur la réponse négative de Jeanne, ils eussent dû s’en aller ; ils demeurèrent, regardant autour d’eux.
Ce fut alors que Franz-Eckart remonta de l’étuve avec Joseph. Les avaient-ils vus ? Il ne leur lança qu’un regard distrait. En tout cas, ils le virent. Comme il se dirigeait vers l’escalier :
— Comte Franz ! Comte Hunyadi ! cria Esterhazy.
Franz-Eckart commença à gravir les marches sans se retourner, comme s’il n’avait rien entendu ; ce fut Joseph qui le fit. Franz-Eckart, souriant, suivit le regard du garçon, sans paraître attacher d’importance à l’appel.
— Comte ! répéta Esterhazy, en s’élançant vers Franz-Eckart.
Celui-ci aperçut alors son père en même temps que l’autre visiteur.
— À qui vous adressez-vous ? demanda-t-il à Zilahy.
— À vous, comte.
— Je ne suis pas comte et ne connais pas le nom que vous avez prononcé.
— Messire, accordez-nous votre attention quelques instants !
Le ton était pressant. Franz-Eckart dévisagea l’inconnu.
— Qui êtes-vous ?
— Je suis le comte Ernest Esterhazy, envoyé de la Confédération de la noblesse de Hongrie.
Jeanne observait la scène, s’efforçant à l’impassibilité. Allait-elle perdre le dernier homme qui lui restât dans la vie ?
— Je ne vous connais pas, monsieur. Que voulez-vous ? demanda Franz-Eckart, le pied toujours posé sur la troisième marche où il s’était arrêté.
— Messire, connaissez-vous cet homme ? demanda Esterhazy en indiquant Joachim.
— Nullement.
— Vous ne connaissez pas votre père ?
— Messire, répondit Franz-Eckart en le prenant de haut, mon père est le baron François de Beauvois et je trouve vos façons impertinentes.
L’homme cria des mots dans une langue étrangère, sans doute du magyar.
— Vous êtes bien le fils de la comtesse Sophie-Marguerite von und zu Gollheim ?
Il fallait convenir que l’affaire prenait tout à coup un tour autrement grave. Le second personnage, Zilahy, plus urbain, s’avança, posa une lourde bourse sur la table et sortit de sa poche une miniature, qu’il soumit à Jeanne.
— Ceci, madame, est un portrait de feu notre roi, Matthias Corvinus. Si vous voulez avoir l’obligeance d’y jeter un coup d’œil, vous saisirez peut-être plus aisément l’objet de notre visite.
Elle examina la miniature : c’était quasiment un portrait de Franz-Eckart. Elle rendit la miniature au visiteur.
— Avez-vous noté la ressemblance ?
— Il y a bien des gens qui se ressemblent de par le monde, dit-elle en haussant les épaules. Où voulez-vous en venir ?
Zilahy s’assit sans y avoir été convié et dit :
— Nous savons que l’homme que voici, Joachim, est le fils naturel de Janós Hunyadi, père du roi défunt. Son prénom, son âge, son visage, le fait qu’il ait la langue coupée, tout le confirme abondamment. Nous avons aussi quelques raisons de penser que le gentilhomme que voici – et il désigna Franz-Eckart – est le fils de Joachim Hunyadi et de la comtesse von und zu Gollheim, baronne de Beauvois. Leur rencontre s’est faite à Angers, il y a vingt-deux ans, alors que Joachim était le famulus d’un peintre nommé Mestral. Elle fut tempestueuse, à ce qu’il semble. Il y eut trois témoins au retour de la comtesse Sophie-Marguerite. Mestral…
— Il est mort, coupa Jeanne.
Zilahy hocha la tête et poursuivit :
— … Vous-même et une servante, qui vit rentrer la comtesse dans un état de grande agitation, en même temps qu’elle aperçut, par la fenêtre de votre maison, le jeune Joachim, nu à l’orée du bois d’où revenait la comtesse.
Jeanne ravala sa salive. Franz-Eckart écoutait, muet, sur l’escalier. Il envoya Joseph à l’étage et descendit les trois marches. Puis il prit à part une servante qui passait et la chargea à mi-voix d’une course.
— Tout votre récit repose donc sur le témoignage d’une servante ? dit Jeanne avec hauteur.
— La vérité, madame, ainsi que vous le savez, n’est pas l’apanage du rang social, répondit Zilahy. Ce qui nous amène ici, le comte Esterhazy et moi-même, est le désir de notre noblesse de voir un descendant de ce roi bien-aimé occuper son trône. De son vivant, le roi Matthias a été très affligé de l’assassinat de son frère aîné Ladislas, et quand il a appris ce qui était advenu à son frère Joachim, il en a pleuré. Notre noblesse souhaite que le fils de Joachim prenne la place qui lui revient. Elle m’a chargé de remettre à Joachim les mille florins que contient cette bourse et d’offrir la couronne à son fils.
Il se tourna vers Joachim, immobile, et conclut :
— S’il accepte cette bourse, il consent donc à faire avec nous le voyage à Budapest. Et son fils l’accompagnera. Car une couronne l’attend.
Un silence régna dans la pièce. Jeanne était saisie. Mais Franz-Eckart gardait un air distant et même ironique.
— Comte, dit-il à la fin, nous sommes plus informés en France des affaires de la Hongrie que vous paraissez le croire. Outre cette fable selon laquelle je serais le neveu du feu roi Matthias, je dois vous faire observer que ce dernier avait un autre fils naturel, nommé Janós, et qui est en âge de régner. Je ne vois pas qu’il vous faille venir en France à la recherche d’un autre descendant.
Zilahy parut surpris par l’objection.
— C’est exact, admit-il. Mais la reine Béatrice ne veut pas de lui.
— Parce qu’il est un fils naturel, n’est-ce pas ? dit Franz-Eckart. Et qu’il est résolu à maintenir, comme son père, l’indépendance de son pays ?
Les deux visiteurs furent pris de court.
— Vous connaissez bien, en effet, les affaires de la Hongrie, déclara Zilahy.
— Quelle serait donc la supériorité d’un bâtard sur un autre ? reprit Franz-Eckart. Aucune, messires ! N’était que la confédération de la noblesse dont vous êtes les émissaires est divisée, n’est-ce pas ? La petite noblesse voudrait le fils bâtard, Janós, parce qu’elle est passionnément attachée au souvenir de Matthias, mais la grande noblesse, elle, désirerait un être faible, à ses ordres. Et elle pense qu’un autre bâtard, longtemps absent du pays et ignorant des intrigues, réaliserait peut-être l’unanimité. N’est-ce pas la vérité ?
Esterhazy et Zilahy étaient stupéfaits. Jeanne également. Franz-Eckart éclata de rire.
— Il n’est pas possible, s’écria Esterhazy, qu’un homme qui n’est pas intéressé au premier chef par la succession en sache autant ! Vous êtes bien le descendant de Hunyadi ! Vous êtes le fils de Joachim !
Franz-Eckart haussa les épaules.
— Pas si vite, messires. Notre roi courtise l’amitié de la Hongrie. Nos voyageurs s’y rendent. Bien des gens en France et en particulier à Strasbourg, ville d’Empire, en savent autant que moi. Nous savons ainsi qu’il y a deux prétendants au trône de Hongrie, les deux frères Jagellon, Vladislav, roi de Bohême, et son cadet Jean-Albert. Et n’est-il pas vrai que la grande noblesse penche pour l’aîné, parce qu’il est le candidat idéal, en raison de sa faiblesse de caractère ?
Les visiteurs, toujours interdits, écoutaient cette argumentation précise ; ils avaient cru trouver un innocent que la promesse d’un trône emplirait d’enthousiasme, et ils affrontaient un homme qui en savait autant qu’eux et n’était pas dupe de leurs discours.
— N’est-il pas également vrai que le roi Louis le Douzième s’inquiète des prétentions de Maximilien de Habsbourg sur la Hongrie et qu’il serait infiniment plus heureux de savoir que le trône est occupé par un allié fidèle, d’autant plus fidèle que ce serait peut-être lui qui aurait contribué à le mettre sur le trône ?
Esterhazy laissa échapper une exclamation.
— La facilité avec laquelle vous semblez avoir mené votre enquête en France, allant même jusqu’à interroger des servantes de cuisine, révèle une grande complaisance de la part de notre roi, ajouta Franz-Eckart d’un ton narquois.
Il les toisa :
— À la vérité, vous êtes probablement autant les agents du roi de France que de la noblesse magyare.
Jeanne se demanda si Franz-Eckart n’était pas, au fond, tenté par la proposition des Hongrois et s’il n’entamait pas la discussion dans le seul but de se faire convaincre. Tel n’était pas le cas ; en effet, la porte s’ouvrit et François entra ; c’était lui qu’attendait le jeune homme. À ce moment-là, en effet, et tandis que François, surpris, embrassait la scène du regard, Franz-Eckart déclara :
— Votre histoire est certes touchante et noble, messires. J’ignore si l’homme que voilà est bien le frère de sang du feu roi Matthias, et dans ce cas, c’est à lui seul de décider s’il désire ou non vous suivre et retrouver la Hongrie. Quant à moi, je ne saurais sans déshonneur pour moi et les miens, prendre en considération une fable qui ne repose que sur le témoignage d’une servante, sans doute fort âgée. Je suis le fils du baron François de Beauvois, que voici.
Esterhazy et Zilahy se tournèrent vers François. Il fronça les sourcils.
— Ai-je bien compris l’objet de votre visite ? Seriez-vous, messires, venus insulter à mon honneur conjugal ?
Ils ne répondirent pas. Zilahy se leva, l’air sombre.
— Fort bien, baron, nous nous retirons.
Il indiqua la bourse sur la table et demanda :
— Joachim Hunyadi, acceptez-vous cette bourse ?
Joachim secoua la tête avec force. Esterhazy s’adressa à lui derechef, en magyar. Joachim le regarda, l’air de ne pas comprendre et secoua de nouveau la tête. Zilahy reprit la bourse et les deux hommes se dirigèrent vers la porte. Esterhazy s’arrêta devant Joachim, lui parla en magyar et lui prit le bras. Joachim se libéra d’un geste énergique. Visiblement dépités, les visiteurs partirent dans un silence pesant.
Franz-Eckart et son père s’élancèrent l’un vers l’autre et s’étreignirent. Les larmes coulaient sur le visage de Joachim. François observait la scène, abasourdi. Un homme heureux d’avoir rejeté un trône ! Et ce barbu hirsute, c’était donc le père véritable de Franz-Eckart ?
— Tu as refusé la couronne de Hongrie ! dit Jeanne à Franz-Eckart, d’un ton incrédule. Je n’aurais jamais cru vivre le jour où je verrais un garçon de notre clan refuser une couronne !
Elle éclata de rire.
— Je ne crois pas que Joachim mon père ait eu une grande envie de retrouver le pays où il a tant souffert.
Joachim secoua de nouveau la tête énergiquement.
— Quant à moi, je suis certain que je me trouve mieux avec vous.
Il alla vers François et lui serra le bras avec chaleur.
— Merci, lui dit-il. Merci de m’avoir gardé. Comme je l’ai dit, c’était une belle et noble histoire, qu’ils nous ont racontée. Mais sans faire de jugement téméraire sur la noblesse hongroise, il se peut qu’elle soit moins belle et moins noble, et même détestable.
Jeanne et François parurent surpris. Franz-Eckart arpenta la salle.
— Il se peut, en effet, que les partisans de Vladislav Jagellon s’inquiètent d’un rival possible. Et qu’ils aient dépêché ici ces deux hommes pour nous attirer Joachim et moi en Hongrie, en me faisant miroiter une couronne, et qu’ensuite, ils nous fassent assassiner, pour éliminer tout héritier au trône qui ne serait pas de leur choix.
Joachim émit plusieurs sons indistincts et hocha la tête. C’était bien ce qu’il avait appréhendé lui aussi.
— La férocité des hommes de cour est certaine. Et je ne doute pas que ceux qui n’ont pas hésité à assassiner Vladislas, le fils aîné de Hunyadi, n’auraient pas hésité non plus à nous tuer si nous nous risquions à les contrarier.
— Hunyadi, répéta François. Tu t’appelles donc Franz-Eckart Hunyadi ? Un Beauvois qui est un Montcorbier, un autre qui est un Hunyadi, les Estoille qui sont des Stern…
— Et qu’est-ce qu’un nom, François, si ce n’est une convention ? Je m’appelle Homme, comme toi.
François sourit.
— Je serais heureuse que cet incident s’arrête là, dit Jeanne. L’alliance entre notre roi et les Hongrois pourrait, en effet, lui donner un prolongement, puisque Louis a promis une nièce au Hongrois.
Elle eut un sommeil agité et fit un rêve absurde : Joachim y était un vrai roi, mais il avait jeté sa couronne dans un caniveau et jouait à la pousser du pied, comme un petit cerceau. À la fin il l’avait fait rouler si loin qu’elle s’était fracassée dans un terrain vague, semant alentour ses pierreries, cependant que des corbeaux éclataient de rire.
Les premiers bourgeons de printemps donnèrent la fièvre à Jacques-Adalbert et Déodat. Ils n’attendaient plus que Ferrando. Il arriva trois petites semaines avant le grand départ. Trois semaines pour gagner Lisbonne !
— Ne vous inquiétez pas, nous y serons avant l’heure, assura Ferrando.
Simonetta s’était fait une raison, sur les assurances de Franz-Eckart :
— Tu ne seras pas veuve.
— Emportez beaucoup d’eau fraîche, recommanda Franz-Eckart. Et des citrons.
— Des citrons ? Pour quoi faire ?
— Croyez-moi, ils chassent les miasmes. Pressez-les dans l’eau avant de la boire.
Un matin, enfin, le chariot arriva. L’on y chargea des coffres. Toute la maisonnée était à la porte. Dans les embrassades et les larmes, les trois hommes s’arrachèrent aux leurs et le chariot s’ébranla avant de disparaître à l’angle de la SanktJohanngass, en direction de Paris.
Ferrando avait apporté à Jeanne un présent de la part d’Angèle : une rose aux pétales de corail montée sur une tige en or.
Était-ce l’emblème de la Rose des Vents ?
Quelques jours plus tard, elle monta avec Franz-Eckart et Joseph dans un autre chariot, à destination d’Angers.