Jeanne avait négligé un détail dans son projet de retour à Angers : la servante qu’Esterhazy et Zilahy avaient interrogée dans leur recherche de Joachim et de son fils. Trois jours après que Jeanne, Franz-Eckart, Joseph et Joachim se furent installés dans la maison, que Frederica eut pris possession des lieux et qu’elle fut partie à la recherche d’une aide domestique et d’un jardinier, Jeanne vit arriver une vieille que les rhumatismes courbaient sur son bâton.
Elle ne la reconnut d’abord pas. Un nez qui crochait entre deux yeux de fouine sertis dans un masque de momon, en vieux cuir de Cordoue, pointa vers elle, sous le fichu.
— Maîtresse ! s’écria-t-elle d’une voix éraillée qui filtrait à travers une bouche édentée, vous ne me reconnaissez pas ? Je suis Marie-Jolie.
Marie-Jolie ! Le destin avait de ces cruautés ! À vrai dire, oui, elle avait été jolie vingt-quatre ou vingt-cinq ans auparavant, dotée d’une fraîcheur paysanne qui émoustillait les mâles de la région. Marie-Jolie avait été une des trois filles placées sous les ordres de Félicie ; elle travaillait surtout à la cuisine. Mais c’était plutôt la beauté du diable qui lui avait été concédée, et quand celui-ci avait repris son bien, il n’avait laissé que des ruines décharnées.
— Bien sûr, Marie, je vous reconnais. Comment allez-vous ?
La fouine la scruta :
— Pour sûr, vous changez point, maîtresse.
Cette façon angevine de dire « point » : pouant… Frederica dévisagea la visiteuse par la fenêtre de la cuisine. L’autre inventoriait les parages ; elle avisa Joseph qui jouait dans le jardin avec Franz-Eckart.
— J’les connais point, ces jeuniots, dit-elle. C’est les vôtres, pour sûr.
Jeanne hocha la tête, déjà impatiente.
— Un des fils de François et le fils de ma fille.
— Où elle est, vot’ fille ?
— Aube est au ciel, dit Jeanne.
La conversation virait aux ragots, cette Marie-Jolie était décidément une ragoteuse, comme les Hongrois l’avaient révélé. Miséricordieusement, Joachim n’était pas là ; il devait courir les bois.
— Qu’est-ce qu’elle a eu ? Elle était si mignonne !
— Une pneumonie.
— C’est vrai que là-bas, dans le Palatilat, y doit faire bien froid.
Le Palatilat. Et comment cette pie-grièche savait-elle donc qu’Aube se trouvait dans le Palatinat ?
— Et vot’ mari ? Il est point venu ?
— Il est au ciel, lui aussi.
— Ah misère ! s’écria la vieille. La vie est une doulante ! Une garce !
Et la mort, donc. L’usage voulait que Jeanne offrît un verre de vin à l’ancienne servante ; elle lorgnait d’ailleurs la fenêtre de la cuisine.
— Vous voilà veuve, alors ? C’est vot’ gouvernante, la femme à la cuisine ?
— Oui. Frederica ! cria Jeanne, excédée. Offrez donc un verre de vin à Marie-Jolie.
— Et comment s’appelle donc le grand jeune homme ?
— Franz-Eckart.
— Franzécarte ? Et le petiot ?
— Joseph.
— Comme son grand-père. C’est qu’ils se ressemblent, les deux jeunes.
La réflexion en disait long. Et la fâcheuse continuait de lorgner autour d’elle ; à l’évidence, elle avait été avisée de la présence d’un autre habitant de la maison L’Estoille. Frederica vint apporter le verre de vin à Marie-Jolie, qui la toisa.
— Des fois que vous auriez besoin d’une aide à la cuisine, dit-elle. J’apprends que vous recrutez. Je connais les habitudes de la maison. J’suis encore vaillante.
De la langue, oui, se dit Jeanne.
— J’y penserai, dit-elle.
Ce vieux caquet était donc informé de tout. Elle devait travailler pour les espions de la police. Et d’autres encore.
— Vous demandez au boulanger la maison de Marie-Jolie. Tout le monde me connaît, j’suis prête. J’peux prendre le service tout de suite.
— Merci Marie, dit Jeanne.
Elle l’accompagna à la porte du jardin. L’autre jeta un dernier regard alentour et s’en fut.
— J’aime pas cette femme, maîtresse, dit Frederica. C’est une sorcière. Et une caqueteuse.
Jeanne hocha la tête.
Elle informa Franz-Eckart de la teneur de la visite et, au souper, ils en reparlèrent tous deux devant Joachim, pour inciter celui-ci à la prudence. Il aurait plus que jamais à s’abstenir de toute initiative susceptible d’attirer l’attention sur lui et d’engendrer des rumeurs de sorcellerie.
Depuis le départ, puis la mort du roi René, maintes années auparavant, Angers n’avait plus de gros et gras ragots à se mettre sous la dent. Jeanne avait jadis fait partie de la cour de ce roi et, comme c’était une dame de bien, son retour en ville ne pouvait manquer de susciter de l’intérêt.
Le premier à en témoigner fut évidemment le clergé. Ainsi se succédèrent à la maison L’Estoille le père Lebailly, de la cathédrale de Saint-Maurice, et l’abbé Coucé, supérieur de l’abbaye de Saint-Aubin. Les bonnes œuvres de l’un et de l’autre n’eussent pu se passer des oboles de la baronne douairière de l’Estoille. Ces gens étaient informés : ils savaient ainsi que Joseph de l’Estoille avait été banquier et que François était maître de l’imprimerie des Trois Clefs à Strasbourg. La baronne ne pouvait manquer d’être à son aise, et comme elle vivait bourgeoisement, elle ne traînait certes pas le poids de dettes. Ils s’enquirent de surcroît du menu détail sur la famille et les liens de parenté de Jeanne avec les occupants de la maison. Un seul d’entre eux, l’abbé Coucé, mentionna l’existence de Joachim.
— Un pauvre homme que j’ai recueilli par charité et qui aide à l’entretien de la maison. Il a d’ailleurs réparé la toiture.
Le dernier point était vrai. Qu’il le crût ou pas, l’abbé s’en fut comme l’autre avec une bourse correspondant sans doute à ses espérances.
Néanmoins, la maison continua d’intéresser certains. À preuve, certains passants, toujours les mêmes, traînaient souvent dans la rue et tentaient, par-dessus les haies, de glisser un regard dans le jardin, où se tenaient le plus souvent Jeanne, Franz-Eckart et Joseph.
Cela devenait pesant, et Jeanne s’avisa qu’Angers n’était pas le havre de paix qu’elle avait espéré en quittant Strasbourg. Elle n’en devinait que trop bien la raison : c’était Joachim. Ainsi qu’elle l’avait craint, l’affaire dynastique n’était probablement pas éteinte, et le dédain de Franz-Eckart à l’égard de la couronne qu’on lui avait tendue n’avait pas convaincu les Hongrois ou certains autres de renoncer à leur projet.
— Les visées de Maximilien de Habsbourg sur la Hongrie alarment le roi Louis, expliqua Franz-Eckart à souper. Louis le Douzième serait content d’avoir sur le trône de ce pays un monarque qui serait d’autant plus son allié que ce serait lui qui l’aurait fait couronner.
— Et ce serait donc toi, dit Jeanne.
Il hocha la tête. Joachim suivait ces échanges d’un œil acéré.
— Et tu ne veux toujours pas de cette couronne.
— Certes pas. Je souhaiterais mourir de mort naturelle.
— Peste soit des rois ! s’écria Jeanne. Allons-nous être poursuivis jusqu’à la mort par ces histoires hongroises !
Joseph, qui n’y comprenait rien, fut effrayé par la colère de Jeanne ; elle lui sourit pour le rassurer. À n’en pas douter, les espions finiraient par découvrir qu’il était le fils de Franz-Eckart et donc l’héritier présomptif de ce trône. Joachim sembla deviner ses pensées ; son regard alla de l’enfant à Jeanne.
Tout recommençait, comme lorsque Denis avait projeté d’enlever et même de tuer François.
— Quand j’y pense, dit Franz-Eckart, le seul maillon à peu près solide dans cette affaire est cette épouvantable mégère qui est venue te voir l’autre jour. C’est elle qui prétend avoir vu Joachim à l’orée du bois.
Le regard de Joachim brilla d’un éclat perçant. Personne ne commenta l’information, à cause de la présence de Joseph.
Effectivement, le témoignage de Marie-Jolie était le seul point solide de l’hypothèse des Hongrois.
— C’est quand même dément, observa Jeanne, qu’un projet royal repose sur le témoignage de cette sorcière !
Franz-Eckart haussa les épaules.
— Sa disparition ne servirait pas à grand-chose, se contenta de dire Jeanne. Il faudrait que ce soit sa parole qui puisse être mise en doute. Qu’elle soit déclarée folle.
Joachim semblait perdu dans ses pensées.
Trois jours plus tard, un officier de la maison du gouverneur se présenta à la maison L’Estoille. C’était un quinquagénaire amène et élégant, qui se nommait Martial Secq de Baudry. Jeanne le reçut avec une égale civilité.
Elle s’avisa rapidement que la courtoisie n’était pas le vrai motif de la visite du chevalier Secq de Baudry ; il était venu la prier d’amener Franz-Eckart de Beauvois à reconsidérer son attitude à l’égard de la couronne de Hongrie.
Elle comprit que Louis le Douzième n’avait pas renoncé à mettre sur le trône un roi féal, comme le lui avait expliqué Franz-Eckart. Et comme elle l’avait craint, l’affaire ne s’était pas achevée à Strasbourg, sur le départ d’Esterhazy et de Zilahy. Quelqu’un à la cour s’obstinait dans le projet que les deux Hongrois étaient venus défendre et avait dépêché Secq de Baudry.
— Deux Hongrois sont venus à Strasbourg me raconter cette fable, dit Jeanne dédaigneusement. Je croyais que le témoignage de mon fils, François de Beauvois, avait suffi à la discréditer.
Secq de Baudry secoua la tête.
— Nenni, madame. La dignité d’un mari offensé ne peut effacer le témoignage de justice d’une personne présente.
Témoignage de justice. La sinistre Marie-Jolie avait donc fait une déposition au palais de justice d’Angers !
— Un témoignage de justice ? dit-elle avec hauteur. Cette invention a donc tant d’importance ?
— Sa Majesté le roi Louis y attache beaucoup d’intérêt. Le trône de Hongrie n’est pas pour lui une vétille. Ce témoignage sera d’ailleurs renouvelé dans les jours prochains, en présence du dénommé Joachim, Joachim Hunyadi, qui habite sous votre toit.
Jeanne se contraignit à rire ; Secq de Baudry parut surpris.
— Mais cette vieille souillon est folle ! s’écria-t-elle. Elle est venue me rendre visite l’autre jour. Il est évident qu’elle est sénile ! Ne me dites pas que le roi et ses officiers fonderaient un projet politique sur les propos d’une vieillarde agitée de visions graveleuses !
— La dernière fois que je l’ai vue, elle me paraissait tout à fait raisonnable, objecta-t-il, contrarié. Et il y a l’enquête menée par des officiers du feu roi de Hongrie, Matthias… Joachim est bien l’autre fils naturel de Janós Hunyadi.
Elle haussa les épaules.
— Messire, je le regrette, mais je ne saurais persuader mon petit-fils Franz-Eckart qu’il est roi de Hongrie !
Une fois de plus, elle se força à rire.
— Cette histoire est insensée !
Elle se leva. La visite était terminée.
— C’est ce que nous verrons, conclut-il en partant.
Le lendemain, Jeanne, Frederica et la jeune servante qu’elle avait embauchée allèrent au marché.
Jeanne examinait des poissons quand un grand brouhaha se fit. Des cris s’élevèrent. Tout le monde regardait les fenêtres d’une maison dont jaillissaient des flammes.
— Les sergents du feu ! Appelez les sergents du feu ! cria un homme.
— Les seaux ! Faites la chaîne des seaux ! cria un autre. En attendant les sergents !
Des riverains s’engouffrèrent dans la maison en portant chacun un seau d’eau.
Simultanément, une créature jaillit hors de la maison. Elle était nue. Elle criait. Pour corser l’affaire, des corbeaux descendus des toits voisins vinrent faire une ronde claquetante au-dessus d’elle.
— Madame… s’écria Frederica… Mais regardez ! C’est la vieille femme qui est venue à la maison l’autre jour !
C’était Marie-Jolie, en effet, nue comme un vieux ver, ses seins lamentables ballottant sur son ventre. Et ce sac d’os dansait ! Elle dansait en tournant sur elle-même et levait la jambe de la façon la plus indécente. Elle riait ! On ne pouvait percevoir les paroles que débitait sa bouche édentée, mais elle chantait.
Des gens tentèrent de la saisir, mais la ronde des corbeaux au-dessus d’elle les empêchait d’approcher ! Ils claquaient du bec et croassaient à qui mieux mieux. Les spectateurs regardaient, médusés.
Je suis Marie-Jolie,
Jolie à la folie,
Je ris !
bramait-elle en battant des mains.
— C’est chez elle qu’il y a le feu ! cria une femme.
— Cette sorcière a mis le feu !
— Regardez les corbeaux ! C’est une sorcière !
Les sergents arrivèrent dans ce pandémonium. L’un d’eux parvint à s’emparer de la folle, cependant que les autres se joignaient à la chaîne des seaux. On lui jeta une couverture sur les épaules.
— Un baiser je veux bien, clama Marie-Jolie, en se pressant amoureusement contre le sergent. Pas davantaaaage !
Les corbeaux croassaient toujours.
Frederica béait de stupéfaction.
Un commerçant qui avait sa boutique de boulanger dans la maison en feu donna un coup de pied au cul de Marie-Jolie.
— Salope ! cria-t-il. Sorcière !
Jeanne aperçut un homme qui s’esquivait par une venelle. C’était Joachim. Elle se retint de rire.
Comment s’y était-il pris ? En tout cas, autant pour le témoignage de Marie-Jolie…
Elle, Frederica et la servante rentrèrent tard à la maison. Joachim était déjà là. Elle raconta les événements à Franz-Eckart, qui allait d’étonnement en étonnement et qui bientôt ne se retint plus de rire.
Joachim, qui écoutait le récit, s’esclaffait comme un gamin. Il se tapait sur les cuisses, il éructait. Personne ne l’avait jamais vu dans pareil état.
L’après-midi même, Jeanne se rendit à la cathédrale de Saint-Maurice. Elle demanda à un bedeau à voir le père Lebailly.
Mauroy Lebailly était un petit homme pâle, au nez chaussé de besicles.
— Ma fille ! Soyez la bienvenue !
Il se leva pour disposer un siège devant sa table de travail. Elle s’assit.
— Mon père, dit-elle, si vous pouviez sauver trois vies d’un danger certain au prix d’un mensonge, hésiteriez-vous ?
Il fut quelque temps avant de répondre :
— Non. De quoi s’agit-il ?
— Ceci est sous le secret.
Il hocha la tête. Elle lui expliqua. Il fut abasourdi.
— J’ai vu bien des entreprises pour s’emparer d’une couronne, mais aucune pour éviter de la coiffer, dit-il. Mais je veux bien croire que ces personnes, le père, le fils et le petit-fils, sont en danger. Maintenant, que voulez-vous de moi ?
— Qui était votre prédécesseur en 1472 ?
— Laissez-moi vérifier.
Il se leva et consulta un registre sur l’étagère derrière lui.
— C’était le père Christophe Bongrain.
— Je vous demande de rédiger, dans votre langue ordinaire d’homme d’Église, une attestation datée de cette année-là et signée du père Christophe Bongrain, comme quoi un voyageur lui avait amené d’Espagne un enfant auquel les Infidèles avaient coupé la langue. Cet enfant s’appelait Joaquín… Il faudra trouver un nom de famille espagnol.
— Cordoves, suggéra le religieux. Mais comment savait-il le nom de l’enfant, puisque celui-ci était muet ?
— Celui-ci le lui aura inscrit sur le sol.
Le religieux hocha la tête et sourit.
— Vous écririez de beaux romans.
— Le père Bongrain a confié l’enfant à un peintre qui s’appelait Jouffroy Mestral, demeurant allée de la Fresnaie, à Angers, et qui avait besoin d’un famulus. Il a adopté l’enfant et l’a élevé. Croyez-vous que vous pouvez insérer cet acte à la date correspondante ?
Le père Lebailly se leva et alla tirer un autre registre, considérablement plus gros, puis le feuilleta.
— Oui, je le crois, répondit-il en indiquant une page mal remplie. Je vois là un espace vide.
Elle posa sur la table la bourse qu’elle avait préparée.
Il fit chauffer l’encrier de métal à la flamme de la bougie.
Moins d’une heure plus tard, le registre était complété.
— Que gagnez-vous à tout cela ? demanda le père Lebailly en accompagnant Jeanne à la porte.
— Le sentiment d’avoir sauvé des vies.
Elle convia le religieux à souper ce soir-là.