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La Danse de Mort, la Danse de Vie et le Conseiller

Ils allèrent au foulage, menés par Ythier.

Cela se passerait dans une salle du grand bâtiment neuf. Une quarantaine de paniers remplis de grappes occupaient l’espace sous l’auvent. À l’intérieur, le fouloir, une sorte de grand baquet, était déjà plein. On l’emplirait au fur et à mesure du foulage. Une cuve récurée se dressait tout près, posée sur un support à quatre gros pieds. Une petite échelle y était flanquée.

Un rudiment d’orchestrion, deux joueurs de violes et un de tambourin, attendait aussi, mangeant du pain et du fromage frais et sirotant du vin. Une fermière balayait les grains tombés sur le sol dallé, trois hommes bavardaient avec Pouzat, les manches de leurs chemises retroussées jusqu’aux épaules.

Deux jeunes gaillards, jambes nues, les braies remontées jusqu’à l’aine, se lavaient les pieds dans un autre baquet, plus petit. Ils avaient des mollets appétissants, se dit Jeanne. Une paysanne vint jeter du vinaigre dans l’eau.

Jeanne se pencha sur le fouloir posé à terre et demanda à Ythier :

— On n’égrappe pas ?

— Non, répondit Ythier, les rafles font un vin moins aigre. Ça réduit un peu la couleur et ça ralentit la fermentation, mais les peaux sont déjà assez colorées. Puis le moût reprend encore de la couleur aux peaux.

Pouzat vint vers Jeanne et ses compagnons et ôta son bonnet. Il avait entendu la question, car, après les civilités, il expliqua :

— C’est’ cause des rafles que not’ vin voyage bien, maîtresse.

Elle comprit que, moins aigre, le vin avait donc moins tendance à tourner.

— Prêts ? demanda le maître de récolte.

Il claqua dans ses mains. Les musiciens s’essuyèrent les leurs sur leurs braies. Quatre paires de bras soulevèrent le fouloir et le posèrent sur la cuve. Les deux gaillards pieds nus grimpèrent dessus, l’un après l’autre. Le maître de récolte tapa une fois de plus dans les mains. Les musiciens entonnèrent leur ritournelle. L’air était simple, le rythme aussi. Une, deux

– trois, quatre. Une, deux – trois… Les fouleurs, face à face, s’empoignèrent les épaules et dansèrent en rond. Leurs pas puissants ébranlaient le fouloir et la cuve.

Les paysannes battirent des mains en cadence. Joachim et Joseph, hilares, se joignirent à elles.

Jeanne les regarda faire, surprise. Le grand-père et le petit-fils, qui s’étaient, quelques heures auparavant, tenus aux portes de l’au-delà, battaient joyeusement des mains comme des paysans qui n’avaient jamais rien fait d’autre de leurs vies ! Elle se tourna vers Franz-Eckart qui souriait.

Il comprit son étonnement.

— Le vin, lui dit-il, c’est l’âme de la terre.

Les mots filtrèrent lentement en elle.

Le monde changea de couleur. Les bas pourpres des fouleurs devinrent des parures précieuses. Les raisins rutilèrent dans les paniers. Des centaines, des milliers d’yeux qui regardaient le ciel.

Au terme d’une dizaine de minutes, les deux fouleurs s’interrompirent, fatigués. Leurs jambes étaient presque noires. On entendait le glouglou du moût s’écoulant dans la cuve, par les trous ménagés dans le fond.

Jeanne écoutait ce bruit comme si ç’avait été le premier vagissement d’un nouveau-né. L’âme de la terre se formait là.

Et le fouloir, c’était la vie qui vous piétinait, grains et rafles ensemble.

Un bourdon entra et dansa dans la salle, lui aussi. Elle éprouva le besoin soudain et fou de danser comme lui.

Le maître de récolte monta jeter un coup d’œil au fouloir et frappa de nouveau dans ses mains. Les musiciens reprirent leur ritournelle et les fouleurs, leur bourrée.

C’était une danse de vie pour eux et de mort pour les raisins. Toute danse avait deux visages.

Elle se tourna vers celui de Franz-Eckart. Même s’il n’avait pas été initié, il était un magicien.

 

 

Léonce et Severina se marieraient à Genève. Tout le clan y fut, ainsi que de nombreux étrangers, invités par Ferrando, ses fils Gian-Severo et Pier-Filippo, son frère Tanzio, les fils et les filles de celui-ci. Seuls Joachim et Joseph s’abstinrent du voyage.

— Ces fêtes sont sans mystère, expliqua Joseph à Jeanne. Il y a là du vin et des pâtés, des compliments et des mensonges, n’est-ce pas ?

Stupéfaite par le réalisme insolent du propos, elle se mit à rire.

— Joachim paraîtrait étrange dans ce monde et l’on me demanderait quand je vais me marier, n’est-ce pas ?

C’étaient presque exactement les propos que Franz-Eckart lui avait tenus maintes années plus tôt, quand, à Gollheim, elle s’était plainte de son absence.

— Aussi permettez-moi d’être plus à mon aise ici. Nous ferons préparer par Frederica de la soupe d’orties au lard et des gélinottes au thym. D’ailleurs, comment me présenteriez-vous ? De qui serais-je le fils, puisque ma mère n’était pas mariée ? Vous avez eu la bonté de me donner votre nom, poursuivit-il. Mais il suffit de me voir auprès de Franz-Eckart et Franz-Eckart auprès de Joachim pour saisir les évidences. Croyez-moi, je vous embarrasserais.

Onze ans. Il avait tout compris.

Il se passa la main dans les cheveux, doigts d’ivoire dans une crinière de nuit. Ce geste banal revêtait ici un tout autre sens : perplexité devant la difficulté de trouver les mots justes pour exprimer son attachement à Jeanne et son détachement du monde.

Elle fut saisie par l’intensité qui se dégageait de ce corps adolescent, pareil à une épée et pourtant exhalant la tendresse.

— Nous nous sommes vus à l’étang, Jeanne, conclut-il en la regardant dans les yeux. Tu comprends.

Il passait imprévisiblement du vouvoiement au tutoiement ; elle s’y était accoutumée. Elle rajusta ses besicles, car elle en portait depuis quelque temps, et hocha la tête. Elle posa la main sur la joue du garçon :

— Ta présence et celle de Joachim auraient été bienvenues. Mais fais comme tu l’entends, dit-elle.

Puis ce fut le hourvari des malles, de la couturière venant essayer de nouvelles robes. Enfin l’on partit dans deux chariots.

Cinq jours de voyage, de somnolences dans les cahots, de haltes hygiéniques, d’étapes nocturnes dans des auberges. On croisa des archers à cheval, qui remontaient vers Lyon ou Dijon, l’air déconfit. Des pions déplacés sur un échiquier de milliers de lieues carrées.

Les retrouvailles, les baisers, les cadeaux, les prêtres, les fleurs, la cérémonie à l’église de Notre-Dame-la-Neuve, les badauds, les mendiants attendant l’aumône, les enfants ébaubis demandant ce qu’était un mariage.

Jeanne eut envie de leur expliquer que c’était le début de la Danse de Vie, laquelle s’achevait immanquablement sur la Danse de Mort, puisque la Danse de Vie recommençait inéluctablement, mais sous une autre forme.

Severina était ravissante et Léonce un rien avantageux.

Après le souper du premier soir, à l’auberge du Rhône, l’un des convives, un quinquagénaire majestueux et taciturne, auquel Ferrando témoignait d’égards particuliers, prit Franz-Eckart à part. C’était le moment où l’essentiel des plats ayant été servi, des baladins, danseurs et jongleurs venaient divertir la compagnie. Plusieurs des invités s’étaient alors retirés dans une salle voisine, pour vaquer à leurs besoins, deviser ou simplement se dégourdir les jambes. Le quinquagénaire se rapprocha de Franz-Eckart.

— C’est donc vous, monseigneur, dit-il en souriant, dont les conseils inspirés guident les décisions des vôtres.

Franz-Eckart le dévisagea, surpris, car il ne portait aucun titre ; il n’était que Franz-Eckart de Beauvois et, son frère putatif Jacques-Adalbert étant fort vaillant, il ne pouvait espérer avant longtemps hériter le titre de baron.

— Pardonnez-moi, messire, il ne me souvient pas d’avoir entendu votre nom.

— Egon von Salzhof, conseiller impérial.

Franz-Eckart s’inclina.

— Pourquoi m’appelez-vous «  monseigneur » ? demanda-t-il.

L’autre leva la main.

— Là n’est pas l’objet de mon propos, rassurez-vous, monseigneur. Ce qui m’intéresse, ce sont vos lumières. Je me suis souvent demandé les raisons de la réserve que les familles de Beauvois et de l’Estoille témoignent à l’égard des entreprises militaires de Louis le Douzième. Votre cousin Gian-Severo Sassoferrato m’a répondu un jour qu’elle se fondait sur votre conseil. J’ai demandé si vous étiez banquier, il m’a répondu que non, mais que vous lisiez dans les étoiles et que vous aviez conclu que les efforts de conquête de votre souverain s’achèveraient sans gloire ni bénéfice. Est-ce exact ?

Salzhof saisit le hanap que son interlocuteur venait de poser sur un rebord de fenêtre, alla le remplir et le lui tendit.

Pris de court, Franz-Eckart réfléchit un moment. L’homme qui se trouvait en face de lui était donc conseiller de Maximilien d’Autriche, le plus ardent ennemi de Louis le Douzième. Une parole imprudente ou indiscrète risquait, à son retour à Angers, de lui valoir l’inimitié d’une personne en cour qui en aurait eu vent. Par ailleurs, Salzhof, s’il était invité à cette noce, devait être un personnage influent en plus d’un ami des Sassoferrato, et l’empereur Maximilien n’était certes pas un monarque qu’on pouvait se mettre à dos.

L’heure était à la diplomatie la plus fine. D’autant que Salzhof semblait au fait des origines de Franz-Eckart, puisqu’il usait de la formule «  monseigneur » pour s’adresser à lui.

Le temps que Franz-Eckart mit à répondre était en lui-même éloquent. Salzhof eut un petit rire :

— Permettez-moi de vous assurer, monseigneur, que cette conversation est placée sous le sceau du secret. Je vous en donne ma parole. Je suis ami de votre oncle Ferrando Sassoferrato, nous sommes de surcroît liés par les affaires et je ne saurais rien dire ni faire qui puisse embarrasser le moins du monde un membre de sa famille.

Franz-Eckart hocha la tête.

— Il est exact, dit-il enfin, avec un sourire, que j’ai déconseillé certains placements, après avoir interrogé les astres sur l’issue de certaines conquêtes.

— Vos lectures du ciel étaient judicieuses, observa Salzhof. Je veux espérer qu’elles ne se seront pas arrêtées en aussi bon chemin.

— À vrai dire, messire, je les ai interrompues, car j’ai été absorbé par l’éducation d’un jeune cousin.

Un éclair imperceptible anima le regard de Salzhof.

S’il connaît mes origines, se dit Franz-Eckart, il doit être au fait de l’existence de Joseph et savoir que c’est mon fils. Mais que me veut-il donc ?

La réponse vint sur-le-champ.

— Au double titre de conseiller impérial et d’associé des Sassoferrato, reprit Salzhof, je serais vivement heureux que vous trouviez le temps de les reprendre. Pour mon compte personnel, précisa-t-il en fixant Franz-Eckart du regard.

Jeanne observait l’entretien de loin ; en jugeant le ton amène, elle se garda d’en approcher, quelle que fût sa curiosité.

— Sans vous offenser, monseigneur, je serais flatté que vous acceptiez une rémunération de votre travail.

Franz-Eckart leva les sourcils, surpris ; il n’avait jamais pensé qu’il pût tirer un denier de ses travaux.

— C’est vous qui m’honorez, messire, répondit-il. Mais il faut que je vous confie un souci.

— Je vous en prie.

— C’est une chose que de dresser, et sur sa demande, un horoscope pour une personne, et une tout autre de le dresser à son insu pour un prince aussi puissant que celui dont vous êtes le conseiller. Annoncer un revers de fortune à un homme qui se trouve au faîte de sa puissance est aisément mépris, la contrariété d’un courtisan s’en mêlant, pour de la malveillance. Lui révéler que les astres prédisent une défaite pour la bataille où lui et ses généraux brûlent de s’engager peut passer pour une trahison. L’astrologue serait alors taxé de sorcellerie et même, promis au bûcher.

Franz-Eckart observa une pause et reprit :

— Je sais que bien des princes brûlent de connaître l’inclination des astres à leur égard, mais pour ces raisons, je n’ai jamais envisagé de la révéler qu’à des proches, dont le bien-être m’est cher.

Salzhof à son tour médita la réponse.

— Monseigneur, répondit-il, avec une légère inclinaison du buste, je rends hommage à votre sagacité et à votre connaissance du cœur humain. Puisqu’elle est si profonde, elle connaît aussi le principe d’exception : c’est que toute loi comporte ses exceptions, car le savoir humain n’est pas si étendu qu’il connaisse tout de la façon dont une loi régit le monde. Le commun, dont le savoir est réduit, s’effraie des éclipses, alors que le savant, lui, les prévoit à l’heure dite et ne s’en effraie pas. Mais il est d’autres exceptions que le savant ne peut prévoir, parce qu’il n’en connaît pas la cause. Ainsi de la raison pour laquelle les enfants de parents blonds sont bruns.

L’allusion, soulignée par un regard malin, était bien introduite et Franz-Eckart se retint d’en sourire. Ils étaient près d’une fenêtre qui ouvrait sur le Rhône : des lumignons qui brillaient çà et là jetaient des pièces d’or sur l’eau noire.

— Parmi ces exceptions, il faut compter l’Empereur, reprit Salzhof. À cette hauteur de puissance où Dieu l’a placé, il est bien conscient que la Fortune ne distribue pas seulement des faveurs. S’il venait donc, et ce ne saurait être que par accident, à prendre connaissance de vos horoscopes, il saurait en accepter les augures avec discernement. Mais, je vous le répète, ces horoscopes ne seraient destinés qu’à moi.

L’homme était instruit et, mieux, intelligent et courtois ; Franz-Eckart y fut sensible.

— Vous le concevrez, messire, un patronage aussi prestigieux mérite réflexion.

— Certes, monseigneur. M’autoriserez-vous à vous proposer la somme de mille thalers pour la peine que vous prendrez à lever à nouveau les yeux vers les étoiles, puis à les poser sur vos livres savants. Ferrando se prête à être mon relais postal et le vôtre.

Mille thalers. La somme était prodigieuse. Franz-Eckart reposa son verre et s’inclina. Les deux hommes allaient se séparer quand Franz-Eckart demanda :

— Dites-le clairement, je vous prie, messire : pourquoi m’appelez-vous «  monseigneur » ?

Salzhof sourit.

— L’Empereur ne saurait être étranger à rien de ce qui se passe en Hongrie, dit-il. Vous avez été sage, il y a quelques mois. Ou bien vous avez déchiffré les astres avec justesse.

Sur quoi ils regagnèrent la première salle.

— Que voulait cet homme ? demanda Jeanne, quand ils furent seuls dans leur chambre, trouvant à Franz-Eckart l’air songeur.

Il le lui révéla. Ce fut elle qui devint songeuse.

— Est-ce pour ses affaires ? Ou bien pour conseiller l’Empereur ?

— À mon avis, pour les deux. Mais surtout, pour croître en importance.

— Tu n’as pas besoin de mille thalers, dit-elle. Mais tu as raison : il ne faut pas mécontenter cet homme, puisqu’il est associé à Ferrando.

— Et alors ? demanda-t-il.

— Je songeais à un horoscope sur l’état du monde, dit-elle en se déshabillant. Tu ne contrarierais personne en particulier. Et tu aurais du même coup deux clients, Louis et Maximilien. Et bien d’autres sans doute.

— Mais comment connaîtraient-ils cet horoscope ?

— Tu le ferais publier par François.

Il sourit.

— Jeune dame ma mie, dit-il d’un ton plaisant en se mettant au lit, vous avez oublié d’être sotte. Mais me voilà contraint de me remettre au télescope et surtout, à mes livres.