Le paradis était peuplé par des Terriens. Dont beaucoup d’Espagnols.
Au moins deux mille, avait estimé l’administrateur Esteban de Villacer.
Le port en fourmillait : on les reconnaissait à leurs vêtements noirs et leurs chapeaux à larges bords, arpentant l’unique môle d’un air martial. Quel que fût le mépris affiché de la couronne d’Espagne pour la découverte de Colomb, la catholicité ibérique s’était empressée d’assurer son emprise sur la Petite Espagne.
Quand les « Indiens », Indios, comme on les appelait, des gens qui allaient pieds nus, avec un pagne sur les reins pour tout vêtement, eurent transporté les coffres des voyageurs de la chaloupe à terre, le capitaine du port de Saint-Domingue donna à d’autres « Indiens » l’ordre de les convoyer à la Casa de los Viajeros ou Maison des Voyageurs.
Comme le fit observer le commerçant génois, Silvio Manicozzi, qui connaissait déjà l’île, c’était quand même étrange que cette appellation absurde, née de l’illusion de Colomb qu’il avait atteint les Indes, alors que tout le monde savait désormais que ce n’était pas vrai. Ces « Indiens » se répartissaient en deux groupes principaux, les Arawaks et les Caribes. Les premiers comportaient trois tribus, les Taïnos, les Ciguayos et les Lucayos.
— Ici, à Saint-Domingue, dit-il, vous êtes dans le territoire des Caribes. Ils ont proclamé leur nom avec force, mais on n’allait tout de même pas laisser des sauvages non baptisés se nommer comme il leur plaisait, non ?
Et il éclata de rire.
— Est-il vrai qu’ils sont sanguinaires ? demanda sa femme, apeurée.
— La première fois qu’il a abordé sur l’île, Colomb avait laissé une douzaine de ses compagnons à terre, dans une anse appelée La Navidad. À son retour, tous avaient été massacrés, de même que les Taïnos qui les avaient accueillis. Lorsque Colomb est revenu avec des hommes bien plus nombreux cette fois, il a fait massacrer les massacreurs, avant de réduire le peu qui restait à sa merci.
La femme poussa un cri d’horreur.
— C’était le seul moyen de leur faire entendre raison. Ces gens sont belliqueux et, avant l’arrivée des Espagnols, ils étaient toujours à se faire la guerre et même se mangeaient entre eux.
La signora Manicozzi poussa un autre cri encore plus perçant. Apparemment insensible aux émois de son épouse, le signor Manicozzi reprit d’un ton facétieux :
— Tous les indigènes sont désormais réduits en esclavage. D’une certaine manière, c’est une mauvaise affaire pour les Espagnols et d’une autre, une aubaine pour les esclaves.
— Comment cela ? demanda Jeanne.
— Les Espagnols voudraient bien leur faire travailler la terre, mais les Indiens, comme ils les appellent, n’ont guère envie de travailler pour le bénéfice des autres. En revanche, ils sont bien contents d’être protégés par les Espagnols, parce que, depuis que la colonisation a commencé, il n’y a quasiment plus de guerres tribales. Ils ont gardé un souvenir épouvantable des mousquets et des canons.
Comme description du paradis, se dit Jeanne, c’était raté.
— Qu’est-ce que vous venez acheter ici ? lui demanda-t-elle.
— Acheter ? Ici ? Mais il n’y a rien à acheter ! Je viens leur vendre des tissus et de la verroterie ! Du fil et des aiguilles ! Des bottes ! Des roues de carriole. Des peignes. Des clous. Des chandelles. Des pierres à feu. Des haches. Votre bateau était chargé de mes marchandises. On ne trouve rien sur cette île.
— Et où va-t-on passer la nuit ? demanda Franz-Eckart.
— En attendant de trouver une habitation qui vous convienne, la Casa de los Viajeros, où nous envoie le capitaine du port, est notre seul recours, dit-il.
Le soleil commençait de chauffer les crânes et les peaux devenaient moites.
On ne pouvait se rendre à cette Maison des Voyageurs qu’à pied, à moins qu’on ne s’assît à croupetons sur une sorte de carriole tirée par des esclaves ; c’est que l’île en effet ne connaissait ni les ânes ni les chevaux, tout juste la roue, et encore.
— Comment se fait-il qu’on n’ait pas pensé à importer des chevaux ? demanda Jeanne à Villacer, qui allait aussi avec sa femme à la même auberge.
— On y a bien pensé, mais sur les six chevaux qu’on avait fait venir d’Espagne pour le gouverneur, trois seulement ont survécu au voyage. L’un d’eux est devenu fou et s’est enfui dans les montagnes. On n’a donc pas recommencé. À quarante écus le cheval…
— Et les ânes ?
— Pour quoi faire, puisqu’on a les indigènes ? répondit Villacer avec un petit sourire. D’ailleurs, les ânes ne supporteraient pas davantage la traversée.
Les bagages furent chargés sur les carrioles tirées par des ânes humains. Jeanne décida de faire le trajet à pied, alors que les Espagnoles et la Génoise, trop éprouvées, s’installèrent sur les véhicules. Elle était trop contente de fouler la terre ferme. Ses compagnons firent comme elle.
Arrivée à destination, une vaste case à l’intérieur des terres, elle embrassa du regard la terrasse que des femmes indigènes moroses balayaient interminablement.
L’aubergiste donna deux chambres aux Français. Un peuple de lézards vibrionnait sur les murs. Fourbus, Jeanne et ses compagnons s’allongèrent sur des lits, pour la première fois depuis quatre semaines. Ils n’avaient jusqu’alors dormi que d’un œil. Surprise : faute de paille, les paillasses étaient fourrées de palmes ; au moindre mouvement, elles produisaient des chuintements d’enfer. De plus, l’air était peuplé d’esprits piqueurs, non les ordinaires moustiques violonistes des paludes, mais des vipères ailées de la taille de virgules, et silencieuses.
Ils avaient pensé faire une sieste : ils se réveillèrent à l’aube, déconcertés. Jeanne et Franz-Eckart retrouvèrent Joseph et Joachim sur la terrasse. Des chants d’oiseaux les saluèrent. Le jour se leva promptement, car l’on se trouvait près de l’Équateur. Une jeune Caribe, nymphe brune et svelte, apporta aux voyageurs un plateau chargé de singularités. Un jus clair et douceâtre dans des calebasses qui n’étaient autres que de gros fruits décalottés, des fruits phalliformes et jaunes, d’autres fruits écailleux et gros comme des melons, et en guise de pain, des galettes vertes. Un Espagnol passait sur la terrasse ; Jeanne le héla pour lui demander ce qu’étaient ces mets ; le premier s’appelait noix de coco, le second, des moses ou bananes et le troisième, des « pommes d’épée », manzanas de spada, ou encore ananas, comme disaient les Indios. Il parut surpris qu’elle ne connût pas les bananes, puisqu’on en trouvait souvent sur les marchés de Cadix et de Séville, en provenance d’Afrique. Du lait ? demanda-t-elle. Point, puisque la production des trois seules vaches de l’île était réservée au gouverneur. Du pain ? Non plus, car l’on n’amenait pas de froment d’Espagne.
Les questions sur les ablutions à l’eau douce laissèrent perplexe la femme Caribe. Parlait-elle espagnol ? Si, Señora. Mais apparemment, les voyageurs ne se lavaient pas. Quant aux besoins naturels, dans la brousse ! Elle finit au bout d’un moment par indiquer un torrent à dix minutes de là. Ce fut une trouvaille : une cascade s’y déversait. Pur et parfait bonheur : les voyageurs se dessalèrent la peau sous des flots d’eau cristalline, en compagnie de petits Caribes nus comme des vers et qui, bizarrement, pêchaient à l’arc.
Quand ils furent de retour à la Maison des Voyageurs, un officier du gouverneur vint s’enquérir de la mission des arrivants. Seule Jeanne parlait espagnol. Elle lui répondit qu’elle et ses compagnons étaient venus visiter Hispañola. Comme explication, on n’eût pu imaginer plus suspect. Deux des Espagnols du voyage, Esteban de Villacer et Gonzalo Bracamonte, intervinrent et lui expliquèrent avec chaleur que ces gens étaient propriétaires du navire Ala de la Fey. Ah bon, la dame était venue surveiller son bien, voilà qui était rassurant. L’officier déclara qu’il ferait son rapport et pria Jeanne de se rendre le lendemain à la Casa de Contratación pour « établir sa situation ».
— Nous vous y accompagnerons, dirent les deux Espagnols.
Depuis la traversée, eux et leurs épouses vouaient à Jeanne une gratitude expansive.
— C’est grâce à l’intendant royal que vous obtiendrez une maison, ajouta Bracamonte.
Puisqu’il était formulé, le principe même d’une maison posait, mais en d’autres termes, la question de la situation. Combien de temps Jeanne comptait-elle séjourner à Hispañola ?
— Toujours ! s’écria Joseph, que ce monde étrange fascinait.
— Que veux-tu faire ? demanda Franz-Eckart à Jeanne.
— Pour une fois dans ma vie, je ne sais pas, répondit-elle. N’est-ce pas un bonheur que de n’être pas pressé de contraintes ? Voilà un demi-siècle que je me suis dévouée aux miens. Ils sont établis. Je voudrais vivre un peu sans devoirs.
La journée se passa en promenades. L’île était montagneuse et la végétation y dépassait en luxuriance tout ce que Jeanne eût pu imaginer. Une seule feuille de certains arbres était grande comme un plat, des fleurs inconnues et splendides semblaient éclore d’un instant l’autre sur des lianes enlaçant des troncs qui paraissaient vouloir atteindre le ciel. Des oiseaux inconnus, au caquetage étrange, des rouges, des jaunes, insolents et familiers.
— Voilà les arbres aux cocos ! s’écria Joseph, qui venait de ramasser un de ces fruits.
Une cathédrale aux piliers irrégulièrement disposés s’étendait devant eux jusqu’à la grève. Les fruits mûrs gisaient à leur pied, d’autres achevaient de se dorer là-haut. Une mer plus claire que le saphir s’étendait au-delà, léchant paresseusement une plage d’or pâle.
Depuis quelque sept ans que l’île avait été découverte, la colonisation avait commencé : on distinguait à flanc de coteau deux maisons aux soubassements de pierre, entourées de terrasses couvertes et coiffées de palmes. À leur pied, on reconnaissait des plantations de bananiers.
Des cris leur firent tourner la tête. Par-dessus les hautes herbes, un bras se leva et fit claquer un fouet. Un bras blanc. On ne distinguait pas la créature fouettée, mais le doute n’était pas permis : un Indio, quoi d’autre ? Des cris véhéments ponctuaient la raclée ou la correction, qu’importait ? Des cris en espagnol.
La colonisation.
Cela gâcha la promenade. Les quatre promeneurs rentrèrent à la Maison des voyageurs, dans la chaleur moite qui s’exhalait des terres. Joseph s’était mis torse nu. Une cloche aigrelette répandit son carillon à travers le paysage embrasé. Il y avait donc une église.
La jeune Caribe du matin vint leur proposer une colación. Jeanne lui demanda avec douceur, en espagnol, ce qu’elle proposait. La jeune femme la regarda surprise.
— Du poisson grillé, répondit-elle. Con palta y sara.
Palta y sara ? Jeanne se le fit répéter deux fois et ne comprit toujours pas. Comme la Taïno se mit à rire, Jeanne rit aussi.
— La palta es la pera de manteca.
Poire de beurre ; comme quoi les explications ne valent souvent que pour l’expliqueur.
— Y el sara es lo trigo indio.
Blé indien. Va pour le poisson grillé con palta y sara, on verrait bien.
La Caribe revint près d’une heure plus tard, portant un grand plateau, plusieurs plats et trois assiettes de porcelaine espagnole.
— Palta, dit la Caribe en indiquant des fruits pareils à des poires, mais dont l’écorce était rigide et l’intérieur vert pâle serti d’un gros noyau.
Quant au sara ou blé indien, cela ne ressemblait à rien de connu : des épis grillés, longs comme le doigt et garnis chacun d’une vingtaine de gros grains.
Les convives sortirent leurs fourchettes. Stupeur de la Taïno devant ces instruments.
Jeanne tâta de la poire de beurre sous l’œil curieux de Franz-Eckart, Joseph et Joachim.
— On dirait, en effet, un beurre très fin, dit-elle.
Elle saisit un épi de blé indien et le grignota.
— On dirait du gros blé mou.
Le poisson était exquis. La Caribe apporta un flacon de vin d’Espagne et des gobelets. Le vin avait un goût étrange : du vinaigre un peu sucré.
Une demi-heure plus tard, il ne resta rien sur le plateau que le squelette du poisson, les écorces et les noyaux de poires de beurre et les trognons de blé indien. Les convives s’accordèrent à trouver que le repas avait été délicieux puis se traînèrent jusqu’au lit.
— Et le Paradis, demanda Jeanne d’une voix dolente avant de s’endormir, comment est-ce ?
Le souper fut comparable : des quartiers de ce qui semblait être du porcelet, mais dont Bracamonte expliqua que c’était un animal sauvage, qu’ils appelaient cochon d’Inde. Encore l’Inde. Comme légumes, des fèves noires et des tranches d’un fruit farineux et sucrailleux, qui s’avéra pousser en terre et non dans l’air : patatas dolces. Le vin ne valait guère mieux qu’à midi et le señor Villacer et sa femme recommandèrent plutôt du vin d’ananas ou de palme, boissons indigènes. C’étaient des liqueurs fortes qu’on troublait avec de l’eau et qui, à leur tour, se chargeaient de troubler l’esprit.
Il y avait un jeu d’échecs à la Maison des voyageurs. Jeanne et Franz-Eckart laissèrent Joseph et Joachim y jouer sur la terrasse, à la lumière de lampes à huile, et se retirèrent tôt. Jeanne sombra dans un sommeil sirupeux que même les zanzares ne parvinrent pas à perturber. Elle avait eu la bonne idée de se protéger le visage de sa chemise.
Vint, le lendemain, l’heure de se rendre à la Casa de Contratación. Villacer et Bracamonte y accompagnèrent Jeanne, et Franz-Eckart se joignit à eux. L’intendant royal était un mirliflore moustachu et sourcilleux ; il redemanda ce que faisaient là ces quatre Français. Jeanne répéta ses explications. Villacer et Bracamonte firent un éloge exalté de la dame armateur, qui avait assuré la sécurité de leurs épouses et d’autres dames dans une tempête affreuse. L’intendant avait sans doute eu des échos de la traversée, mais jamais rencontré une femme armateur et qui plus était, montait sur ses propres navires et qu’on surnommait La Capitana.
— Vous êtes propriétaire de l’Ala de la Fey ? demanda-t-il, incrédule.
— La compagnie que la baronne de l’Estoille a fondée a mis quatre autres navires en chantier, précisa Bracamonte.
Mazette ! L’intendant royal frisa la pointe de sa moustache et dut ravaler sa morgue. Il se fit même gracieux.
— Nous sommes très honorés de votre présence, déclara-t-il.
Jeanne et ses compagnons venaient-ils faire du commerce ? Non, répondit-elle, ils étaient venus admirer les nouvelles terres du roi d’Espagne, dont tout le monde parlait en Europe, et cela suffisait.
S’établissait-elle pour toujours à Hispañola ?
— Je ne sais, répondit Jeanne. Mes affaires et la plus grande partie de ma famille sont en Europe. J’ignore combien de temps me retiendront les charmes d’Hispañola.
Il fit mine de réfléchir, appela un secrétaire, et décida finalement d’assigner à la baronne de l’Estoille la Casa Nueva de San Bartolome. Villacer et Bracamonte hochèrent la tête et, se tournant vers Jeanne, l’assurèrent que c’était l’une des plus belles de l’île après la maison du gouverneur lui-même ; elle comptait quinze chambres sur la mer, non loin du port de Saint-Domingue. Elle aurait à son service dix esclaves, dont la moitié de femmes. Le loyer mensuel qu’il proposait était de cent soixante-dix maravédis, soit un demi-ducat à deux têtes de Castille ou son équivalent français, le vieil écu.
Elle fut ébahie. Quinze chambres sur la mer et dix esclaves pour la moitié d’un écu ! Elle remercia l’intendant royal, qui s’inclina magnifiquement et la pria à souper pour le jour suivant.
— Vous m’avez valu une belle affaire ! dit-elle aux Espagnols quand ils furent sortis.
— La vie ne coûte rien, ici, répondit Bracamonte. Pour cinq maravédis, vous donnez un festin tous les jours. À la condition que vous n’achetiez rien d’importé. Un seul jambon vaut une centaine de maravédis.
Elle avait emporté avec elle cinq cents écus, confia-t-elle à Franz-Eckart.
— Je pourrais donc vivre ici mille mois !
— À peu près quatre-vingt-trois ans, quatre mois et dix jours, répondit-il avec un sourire.
Puisqu’on comptait en maravédis, elle décida de s’arrêter chez un changeur pour monnayer deux écus français. Il les connaissait et lui donna d’emblée sept cent cinquante maravédis.
Un papillon jaune et noir les escorta une partie du chemin.
Ce fut toute une caravane de charrettes à bras, d’esclaves et de voyageurs qui se rendit de la Maison des voyageurs à la Casa Nueva de San Bartolome, à travers des chemins rocailleux, des bananiers sauvages et des broussailles pleines de mystères.
La maison se dressait à flanc de coteau, tournée vers la mer dans une végétation furieuse qui ne le cédait qu’à la plage, au bas de la pente. La construction en était simple : un socle de pierres noires soutenant de gros piliers de bois. Les toits étaient couverts de palmes clouées, les murs en torchis chaulé, au sommet desquels était ménagée une ouverture pour l’aération. Les fenêtres étaient garnies de simples volets, car la vitre, à l’évidence, et même le papier huilé étaient un luxe inconnu à Hispañola. Il apparut plus tard que les lézards et margouillats étaient friands de ce papier-là. Une large terrasse faisait le tour de la maison. Les quinze chambres étaient sommairement meublées. Les lits, rudimentaires, avaient visiblement été confectionnés sur l’île. Les sièges étaient rares et c’étaient surtout des tabourets. Une table sur la terrasse et des tréteaux dans la salle principale complétaient le mobilier. Point d’âtres, évidemment inutiles dans ce climat. À l’arrière, dans la cour, un entassement vaguement rectangulaire de pierres noircies par le feu et surmontées d’un gril indiquait que c’était là qu’on faisait cuire la nourriture. Trois pots de fonte, une poêle et une pile d’assiettes sur une étagère dans la dernière pièce témoignaient que les précédents occupants avaient bien accommodé là des aliments.
Cela ne valait pas beaucoup plus que cent soixante-dix maravédis. Cela valait aussi des fortunes.
Les chants des oiseaux, des parfums inconnus et des papillons emplissaient l’air. En basse continue, le murmure d’un torrent.
Joachim était béat.
Joseph était dans un arbre.
Franz-Eckart assistait Jeanne.
Les dix esclaves déposèrent les quatre coffres dans trois chambres, puisque Joachim et Joseph auraient chacun la leur, et se tinrent au garde-à-vous, l’air soumis et sombre. Ils parlaient peu l’espagnol. Jeanne leur sourit et demanda à chacun leur nom. Apparemment, ils avaient tous été baptisés, car il eût été curieux que des Caribes s’appelassent Sebastian, Juanita, Vincente ou Prudencia.
La plus âgée des femmes, qui répondait au nom de Stella, vint s’enquérir auprès de Jeanne de ce qu’elle souhaitait pour le souper.
— Ce qu’on mange ici, répondit sa maîtresse. Achetez-en assez pour tous, dit-elle en indiquant les esclaves.
La femme la regarda sans comprendre.
— Les esclaves mangent les restes, dit-elle.
— Pour tous, répéta Jeanne. Où faites-vous les achats ?
— Il y a un marché.
Jeanne lui donna dix maravédis. Stella les regarda, interdite.
— C’est trop.
— Eh bien, vous me rendrez le reste. Achetez aussi du vin de palme et des chandelles.
Les regards jusqu’alors baissés convergèrent sur Jeanne. Mais elle n’en dit pas davantage et, sur un signe de tête, s’en fut dans sa chambre.
— Tu bouleverses les habitudes locales, semble-t-il, lui dit Franz-Eckart.
— L’idée de l’esclavage m’est odieuse, répliqua Jeanne, et il semble qu’elle l’ait également été à feu Isabelle la Catholique. Maintenant, il faut aérer nos vêtements, qui ont pris beaucoup d’humidité ces dernières semaines. S’il faut aller souper chez l’intendant royal, je serai attifée comme un épouvantail.
Elle se pencha pour déverrouiller son coffre et Franz-Eckart en fit de même. Elle s’avisa alors qu’une esclave, Juanita, se tenait à la porte. Elle lui demanda comment on pouvait pendre ses vêtements pour les sécher. Juanita hocha la tête et disparut ; elle revint un moment plus tard avec des piquets en T et, prenant des mains de Jeanne une chemise de toile fine, l’enfila sur l’un d’eux.
— Et comment fait-on tenir cela debout ?
Juanita sortit de nouveau et revint en traînant un madrier piqué de trous ; elle y planta le piquet puis, l’air satisfait, se tourna vers sa maîtresse : cette invention, expliqua-t-elle, était due à la précédente occupante de la maison.
Un moment plus tard, la chambre était occupée par une armée d’épouvantails.
Le retour de Stella, une bonne heure plus tard, attira les quatre voyageurs sur la terrasse.
Elle avait ramené un plein cageot d’animaux terrifiants.
Longs comme l’avant-bras, écailleux, noirs et hérissés, ils stupéfièrent Jeanne.
— Langostas de arroyo.
Des « langoustes d’eau douce » ? Cela ressemblait plutôt à des écrevisses monstrueuses. Une seule suffisait comme repas.
Des tubercules rouges.
— Patatas.
Sans doute ce qu’ils avaient mangé à midi.
Et ainsi de suite.
De beurre point ; mais en revanche, de l’huile de palme. Et trois chandelles. Jeanne s’étonna. Les chandelles étaient rares ; ici, on s’éclairait aussi à l’huile de palme. Elle avait rapporté du marché cinq petites lampes en terre cuite et se mit en demeure d’en allumer une, avec l’aide de son compère, Rigoberto, qui se battit férocement avec une pierre à feu et parvint enfin à enflammer la mèche. La lumière valait bien celle d’une chandelle. Elle servit à allumer le bois du four en plein air.
Avec trois cruches de vin de palme et les lampes, tous ces achats avaient coûté six maravédis. Stella en rendit quatre à Jeanne.
Jeanne décida que la dernière pièce, en face du four, servirait de cuisine. Elle fit récurer tous les ustensiles de cuisine au sable et rincer dans le torrent. Puis elle surveilla la cuisson des monstres au feu de bois et la friture des légumes à l’huile de palme. On soupa au crépuscule, sur la terrasse.
— Dans quoi boira-t-on ? demanda Jeanne.
Les précédents occupants avaient apporté et emporté leurs gobelets. Stella et Juanita proposèrent des noix de coco étêtées en guise de récipients. Redoutables hanaps, car on ne pouvait les reposer avant de les avoir vidés.
Les écrevisses grillées furent proclamées délicieuses. Il fallait s’habituer aux patates et à des tiges pulpeuses d’on ne savait quelle plante frites à l’huile de palme. De petits fruits parfumés à peau fine achevèrent le repas sur des exclamations d’extase. Jeanne en ignorait le nom.
— J’ai l’impression que je viens de naître, dit Joseph.
— Nous tous, dit Franz-Eckart.
— Voilà bien ce que nous sommes, observa Jeanne : des sacs. On nous change de nourriture, de climat et de maison et nous ne sommes plus les mêmes. Depuis mon départ de Cadix, je ne me rappelle pas que je suis sujette de Louis le Douzième et je n’ai jamais pensé à lui. J’ai oublié le cardinal d’Amboise et les querelles dynastiques des Hongrois. J’aurai bientôt oublié jusqu’au goût du pot-au-feu. Je me fous éperdument du Milanais et de Maximilien d’Autriche. Qui donc était Jeanne de l’Estoille ?
Joseph éclata de rire.
— Une femme de cœur et de courage, répondit Franz-Eckart. Le sac dont tu parles était plein. Durant ce voyage, j’ai eu l’impression d’assister à ta vie en quelques semaines. J’ai vu ta ténacité.
Joachim agita la main et se frappa le cœur en regardant Jeanne. Puis il toqua sur son crâne avec le coude de son index.
Jeanne aussi se mit à rire.
La nuit était tombée, avec la soudaineté d’une passion. Des crapauds-buffles poussaient leurs clameurs langoureuses. On entendait aussi les esclaves rire.
Bientôt Stella et le doyen des esclaves, Rigoberto, apparurent. Les autres se tenaient derrière eux.
— Maîtresse, nous voulons te remercier de notre festin. Personne ne nous a jamais ainsi traités. Que les esprits bienveillants te protègent.
Les esprits bienveillants. C’était sans doute leur façon de dire pour les anges gardiens.
Jeanne se leva et tendit les mains à Stella. Elles s’étreignirent avec force tapes sur le gras des bras. Rigoberto secouait la tête en riant.
Le souper chez l’intendant royal valut une mômerie.
Les rares dames d’Hispañola avaient exhibé leurs plus beaux atours et bijoux. Une fortune en chandelles les faisait scintiller et Jeanne comprit pourquoi Stella n’en avait trouvé que trois au marché.
Jeanne fut accueillie avec des bravos et célébrée une fois de plus comme La Capitana. L’on s’émerveilla de la prestance de Franz-Eckart et l’on déplora qu’il ne parlât pas espagnol comme… mais quel était donc son lien de parenté avec Jeanne ? Elle était, précisa-t-il, sa grand-mère. Et les deux autres Français ? L’un était son fils, qu’il avait laissé à la garde de l’autre, un ami qui voyageait avec eux.
Deux grands éventails de vannerie, mus par des cordes, pendaient au-dessus de la table de la salle de réception ; c’étaient évidemment des esclaves qui les mettaient en mouvement pour tenir les zanzares à l’écart pendant le souper de ces Blancs mirifiques. N’eût été leur présence, on se fût cru à un souper de l’aristocratie à Cadix, Séville ou Carthagène.
L’intendant avait amené beaucoup d’argenterie d’Espagne. Il avait également fait fondre plusieurs bijoux d’or confisqués aux indigènes. Les rôtis de cochon d’Inde furent ainsi servis sur des plats en or. Les rôtis de volaille et les poissons, sur des plats en argent.
Le vin était à peine meilleur qu’à la Maison des voyageurs.
On questionna Jeanne sur la France. Où donc le roi habitait-il ? Avait-elle vu la reine ? Savait-elle qu’une couturière s’était installée à Saint-Domingue ? Avait-elle fait la connaissance du vice-roi ? Comment s’accommodait-elle de la Casa Nueva de San Bartolome ?
Elle échangea quelques regards avec Franz-Eckart et se rappela les soupers de Gollheim auxquels il refusait d’assister.
Jeanne s’inquiéta de savoir comment elle rentrerait chez elle. Elle était venue avec Franz-Eckart sur une carriole tirée par deux de ses esclaves, mais il faisait encore jour. La nuit, le retour sur ces chemins tortueux serait une tout autre affaire. Un spectacle inattendu se présenta à la porte de la résidence de l’intendant royal. Une escouade d’esclaves portant des torches attendait dehors. Les convives montèrent sur leurs carrioles et deux esclaves porte-flambeaux furent assignés à chaque véhicule. Ils couraient au-devant, créant des ombres extravagantes dans les frondaisons qui se penchaient sur eux.
Jeanne et Franz-Eckart trouvèrent Joachim et Joseph mangeant des fruits sur la terrasse, à la lumière d’une lampe à huile et de part et d’autre d’un échiquier de fortune : une planche gravée de carrés sombres et clairs, avec des cailloux noirs et blancs pour pions.
À propos de sacs, ils avaient conservé leurs identités. Ils dévisagèrent les soupeurs d’un air amusé.
— C’était bon ? demanda Joseph, goguenard.
À ce moment-là, Jeanne poussa un cri d’effroi.
Un serpent noir, gros comme le bras et long de trois toises, ondulait tranquillement sur la terrasse. La présence d’humains ne semblait aucunement l’inquiéter.
Joachim suivit le regard de Jeanne et vit l’animal. Il se leva et se planta devant lui. Le python, car c’en était un, leva la tête. Joseph le saisit par la tête et la queue avant de le jeter dans les broussailles. Puis il alla à la cuisine, se lava les mains à l’eau vinaigrée et revint s’asseoir.
La seule présence animale sur la terrasse fut celle des phalènes qui tournoyaient autour de la lampe comme des étoiles autour du soleil.
Le lendemain, le capitaine Elmiro Carabantes vint présenter ses respects à la baronne de l’Estoille, l’informer qu’il lèverait l’ancre dans deux jours et lui demander si elle désirait faire porter un message en Europe. Elle n’avait ni encre, ni papier, et le pria de faire savoir à son fils François de Beauvois, par l’entremise de la Compagnie, qu’elle et ses compagnons se portaient bien et qu’elle souhaitait qu’il en fût de même pour eux. Carabantes précisa qu’il ne pensait mouiller de nouveau à Saint-Domingue que vers la fin d’août ou le début de septembre, selon les ordres de la Compagnie. Mais comme le voyage inaugural n’avait pas été très lucratif et qu’il repartait avec des cales quasiment vides, il supposait que la prochaine expédition au long cours de l’Ala de la Fey se ferait à destination des Indes, par la route orientale. Il ne doutait cependant pas qu’elle et ses compagnons trouveraient passage sur l’un des navires qui lèveraient l’ancre de Saint-Domingue à l’été ou à l’hiver pour regagner l’Espagne, si tel était leur désir. L’équinoxe d’automne, ajouta-t-il, soulevait des vents effroyables dans l’Atlantique et il déconseillait à La Capitana de risquer la traversée de retour à cette époque-là.
Elle le remercia de ses informations et il s’en fut après un grand salut.
Demeurée seule, elle songea qu’elle était en quelque sorte prisonnière d’Hispañola. Les paradis sont délectables, à condition qu’on puisse en sortir et faire de temps à autre une excursion dans les purgatoires et, même, les enfers.