Point n’était besoin d’être grand clerc pour comprendre l’empressement des trois dames espagnoles à accompagner leurs maris dans ces « terres sauvages », comme elles disaient. Il suffisait de voir la curieuse jeunesse qui parsemait l’île et dont le type était trop évidemment métis ; des enfants de Blancs et de femmes caribes. Non seulement les colons étaient, pour la plupart, contraints au célibat, mais encore la joliesse lisse de ces femmes était difficilement résistible, d’autant plus qu’elles allaient volontiers les seins nus, en dépit des recommandations du curé local, le padre Vasco Balzamor, et qu’elles les avaient fort jolis. Mieux : leurs scrupules concernant l’acte sexuel n’étaient guère ceux des chrétiennes. La virginité leur paraissait une disgrâce. Elles ignoraient aussi bien les monitions de saint Paul aux Éphésiens, selon lesquelles l’homme serait la tête de la femme, que le mépris de saint Augustin à l’égard de ces « vases d’impureté ». Si le Blanc devenait la tête d’une Caribe, c’était simplement qu’il était plus puissant et plus riche. Quant à l’impureté, le ciel savait qu’il en existait des fontaines autant que des vases.
Les colons les plus riches ne se contentaient d’ailleurs pas d’un seul vase : ils entretenaient deux ou trois femmes caribes, qu’ils honoraient au gré de leur caprice.
On murmurait aussi qu’ils ne répugnaient pas à quelques variantes, d’autant plus commodes qu’elles étaient stériles.
La señora Villacer, qui était venue rendre visite à sa bienfaitrice, s’en lamenta en termes à peine voilés :
— Qu’allons-nous faire de ces bâtards ! Car leurs pères naturels ne veulent pas s’en défaire et, quand ils rentrent en Espagne, les emmènent le plus souvent avec eux !
Jeanne observa qu’elle n’y voyait pas de mal.
— ¡ Señora ! répliqua l’autre avec passion. Ces filles et ces garçons emportent avec eux leur hérédité de sauvages ! Aucun baptême ne peut les laver de la faute originelle !
Discours qui indisposa violemment Jeanne. La faute à laquelle pensait la señora Villacer n’était ni la colère, ni la gourmandise, mais la sensualité. Et comme ces enfants s’an-nonçaient ravissants, on pouvait craindre, en effet, qu’ils fissent une rude concurrence aux petits Espagnols. Elle s’abstint de contester la menace qu’ils représentaient pour l’Espagne Très Catholique.
— Gardez bien vos hommes ! recommanda la visiteuse à mi-voix, jetant des regards subreptices à Franz-Eckart et Joachim, qui jouaient aux échecs au bout de la terrasse, sous les yeux de Joseph.
— Je vous remercie, dit Jeanne. Je ne crois pas le péril imminent.
Pour la remercier de son accueil chrétien, la señora Ermelinda Villacer lui fit porter quatre gobelets d’étain en accompagnant son cadeau du souhait de revoir Jeanne à l’église, le dimanche suivant.
Jeanne ne put faire autrement que de déférer à l’invitation. Elle convainquit Franz-Eckart, Joseph et Joachim de l’accompagner, car Hispañola était, tout compte fait, un village ; mieux valait ne pas s’y distinguer comme mécréants.
Peu après, le gouverneur lui-même vint à la Casa Nueva San Bartolome. Il souhaitait, comme le déclara son secrétaire, présenter ses hommages à la dame française dont il avait entendu tant d’éloges. Jeanne se déclara honorée de la visite. Elle sortit l’accueillir sur le perron de la maison, tout sourire dehors.
Il montait l’un de ses deux chevaux, suivi par quatre hommes sans monture. Il mit prestement pied à terre et ôta son chapeau dans un grand geste chevaleresque. Jeanne lui tendit la main ; il s’empressa de la baiser. Quand il se redressa, elle reconnut l’œil aigu de l’homme de pouvoir qui jauge vite son interlocuteur. Elle l’invita à entrer et à prendre place. Elle lui présenta Franz-Eckart, Joseph et Joachim et demanda à Stella d’apporter un cruchon de vin de palme et les gobelets. Il jeta un coup d’œil circulaire sur les lampes à huile posées sur la balustrade, sur les sièges, sur toute l’installation.
Les esclaves parurent terrorisés par la présence du gouverneur.
Francisco de Bobadilla, l’ennemi juré de Christophe Colomb, était un quinquagénaire dont l’autorité transparaissait dans tous ses gestes.
— C’est un don du ciel que la présence d’une dame telle que vous sur l’île, déclara-t-il galamment.
— Et c’est un grand honneur que votre visite.
Il tâta du vin de palme, surpris. Comment cette dame de qualité buvait-elle cette boisson d’esclaves ?
— Au moins celui-ci ne souffre pas du voyage, dit-elle.
Il sourit.
— Vous avez raison. Il faudra un jour que nous songions à planter ici des vignes.
— Cela fera au moins un commerce pour l’île, dit-elle.
Il plissa des yeux.
— Est-ce le but de votre séjour à Hispañola ?
— Non, gouverneur. Je laisse cela aux vignerons espagnols. Mais je vois que cette île ne produit rien qui puisse intéresser le Trésor espagnol. Il faudra bien qu’on y plante quelque chose qui justifie tant de frais.
— Vous au moins, dit-il en riant, ne parlez pas d’épices ! Et que proposeriez-vous de planter d’autre que des vignes ?
— De la canne à sucre.
Il fut saisi. Il se pencha vers elle et la fixa du regard.
— Comment savez-vous ?
— Je ne sais rien ! répliqua-t-elle en riant. J’ai des fermes en France et je ne saurais les laisser en friche plus qu’il ne faut. C’est un regard de fermière que je porte sur Hispañola.
— ¡ Señora ! Je comprends qu’on vous ait surnommée La Capitana !
Le gouverneur but une gorgée de vin de palme. Jeanne songea à certaine conversation de jadis avec Charles le Septième, roi de France.
— C’est exactement à la canne à sucre que je pense, dit Bobadilla.
— Vous importerez donc des esclaves, dit Franz-Eckart, intervenant dans la conversation.
Bobadilla se tourna vers lui, stupéfait.
— Suis-je dans une maison de devins ?
Tout le monde se mit à rire.
— C’est l’évidence, gouverneur. Il y a trop peu d’indigènes sur l’île, dit Franz-Eckart.
— Que faites-vous donc sur Hispañola ?
— Toute ma vie a été consacrée au commerce et à ma famille, répondit Jeanne. J’apprends qu’on a découvert un Nouveau Monde. On croit que ce sont les Indes. On change d’avis. Des administrateurs de votre Casa de Contratación s’y rendent sur le premier lancé de mes bateaux. Je me suis embarquée avec eux pour voir ce monde. J’ai emmené mon petit-fils et son fils, ainsi qu’un vieil ami, Joaquín Esteves. Le climat est exquis et le lieu paradisiaque. Je m’y délasse.
— Mais il n’y a pas de commerce à faire, reprit Bobadilla. Cela signifie-t-il que vos bateaux ne toucheront pas souvent ici ?
— Il reviendra aux administrateurs d’en décider, répondit-elle.
— Et qui décidera de planter la canne à sucre ?
— Vous.
Bobadilla éclata d’un rire homérique.
— Il faudra des capitaux, dit-il.
— Je vous ai compris, répondit-elle. J’en parlerai à mon beau-frère, don Ferrando Sassoferrato.
Il se leva et fixa Jeanne du regard.
— Vous êtes une femme remarquable, dit-il. Et vous parlez l’espagnol !
Elle inclina la tête.
— Votre langue est comme une chanson aimée. On s’en rappelle les mots après les avoir entendus une fois.
— Je comprends que même vos esclaves se répandent en éloges sur vous.
— Je les traite chrétiennement.
— Pas trop, quand même ? dit-il avec un sourire. N’oubliez pas qu’ils ont massacré les premiers compagnons de Colomb.
— Gouverneur, vous me direz quelles limites notre mère l’Église a fixées à la charité ?
— Par la bouche de Jésus-Christ, répondit-il en levant le doigt d’un air théâtral. Charité bien ordonnée commence par soi-même.
Elle sourit. Il s’inclina et lui baisa la main. Il remonta sur son cheval, son secrétaire en fit de même et leur petit cortège quitta les jardins de la Casa Nueva San Bartolome.
Dans l’après-midi, deux esclaves tirant une carriole y apportèrent un tonnelet de xérès, quatre sièges de fabrication espagnole, avec les coussins, et deux candélabres de bois à six bras, avec une vaste provision de chandelles.
— On n’échappe pas au pouvoir, observa-t-elle ce soir-là en dégustant du poisson grillé, à la lumière de douze chandelles.
On y échappait quand même.
Franz-Eckart avait emporté des livres, dont L’Énéide de Virgile et les Entretiens de Sénèque, dans l’édition des Trois Clefs, évidemment. Tous les matins, il en faisait la lecture commentée à Joseph, du petit déjeuner à la onzième heure, après quoi le garçon avait le champ libre. On ne savait l’usage qu’il faisait de la philosophie distillée par son père, mais dès que la leçon était achevée, Joseph disparaissait dans la nature. Il partait pieds nus, en braies, et, le plus souvent, gagnait la plage et se jetait dans l’eau. Joachim lui apprit à nager et, bientôt, le garçon s’aventura jusqu’aux rochers au large où il se mettait entièrement nu, ignorant qu’il refaisait exactement les gestes de son père jadis sur les collines de Gollheim, à cette différence près qu’il n’avait pas de renards comme compagnons.
Franz-Eckart l’observait de loin, songeant à l’hérédité.
L’après-midi, s’il n’était pas à la plage, il chaussait des sandales de Caribe, en peau de porc sauvage, et partait dans la forêt, seul ou en compagnie de Joachim. Comme le lui avait recommandé Franz-Eckart, il en revenait toujours une heure avant le coucher du soleil ; c’est crotté, griffé, couvert de jus de feuilles et de pollens, qu’il allait se laver à la cascade avant d’étaler sur la table les trésors qu’il avait ramassés. Des fruits étranges, des plantes aux fleurs extravagantes qui poussaient sur des arbres, des cailloux, des insectes… L’un des cailloux, gros comme une noisette, émerveilla sa grand-mère : par une faille de sa gangue, on y reconnaissait un grenat couleur sang, pareil à un œil de dragon perçant à travers une paupière mi-close.
Une autre fois, il revint avec un petit perroquet bleu-gris voletant au-dessus de lui, qu’il avait capturé rien qu’en tendant la main. Relâché et posé sur la table de la terrasse, l’oiseau ne s’enfuit pas ; il arpenta la surface inconnue en direction d’une coupe de fruits et s’attaqua à une banane. Joseph la lui pela et la posa devant lui. L’oiseau en dévora la moitié tout en considérant l’assistance, esclaves inclus, d’un œil rond.
Jeanne se mit à rire.
Le perroquet l’imita.
Elle fut saisie.
Stella, une indigène nommée Juanita ainsi qu’un autre esclave observaient la scène, médusés.
— Joseph ! dit Joseph à l’oiseau.
Le perroquet le regarda et répéta :
— Joseph !
On lui conserva le nom. Il hanta la maison, explora toutes les chambres et, la nuit venue, suivit Joseph dans la sienne. Quand Franz-Eckart appela son fils au matin, l’oiseau arriva à tire-d’aile.
— C’est mon double, dit Joseph.
Peut-être était-ce vrai.
Son double en tout cas l’aimait ; quand Joseph lui disait : « Joseph, donne-moi un baiser », le perroquet se posait sur son épaule et frottait sa tête contre la joue de son maître.
Entre eux, les esclaves appelaient Joseph « le garçon qui enchante les oiseaux ».
Un après-midi, Jeanne regarda l’adolescent partir vers la plage, escorté par le perroquet.
— Il est devenu un Taïno, dit-elle.
— Tu penses toujours à l’identité, repartit Franz-Eckart.
Elle hocha la tête.
— S’il nous faut retourner dans l’Ancien Monde, comment fera-t-il ?
Elle partit à son tour à la découverte de cette forêt où Joseph et Joachim semblaient avoir élu domicile. Elle avait renoncé aux vêtements occidentaux : elle ne portait plus qu’une simple robe de toile qui lui servait de chemise et de robe tout à la fois. Ses chaussures d’Européenne n’eussent pas résisté longtemps à la boue, aux terrains caillouteux et à l’humidité ; que faire, d’ailleurs, de bas et de chaussures à poulaines sous les tropiques ?
Comme Franz-Eckart et Joachim, elle adopta ces sandales que Joseph portait nuit et jour.
Le relief de l’île était le plus accidenté qu’on pût imaginer. Et fort mal connu aussi. À l’exception des côtes, nul Espagnol n’avait, de l’aveu général, mis le pied dans le centre montagneux d’Hispañola. Colomb avait fondé La Navidad, au nord-ouest, mais la montagne, où s’étaient réfugiés les Taïnos, Ciguayos, Lucayos et Caribes qui ne voulaient pas céder à l’emprise espagnole, restait inexplorée. Peu de gens, d’ailleurs, en avaient cure. Les côtes ne recelaient déjà pas de grands trésors, alors les montagnes ! Ces païens finiraient bien par crever dans leurs antres.
À pied, toutefois, Franz-Eckart ni Jeanne ne risquaient d’aller bien loin. Au bout d’une heure d’exploration, on était fourbu : pas de risque dans ces conditions de se retrouver nez à nez avec des anthropophages.
— Du haut de cette colline, dit Franz-Eckart, à leur troisième promenade, on doit avoir une belle vue de l’île.
Ils en entreprirent l’escalade, se frayant un chemin à travers des branches basses et fleuries et des lianes tenaces. Au bout d’une demi-heure, ils étaient en eau. Au moment de reprendre haleine, Franz-Eckart enleva sa chemise, tout humide.
À gauche, le sentier qu’ils prirent était flanqué d’une paroi rocheuse au sommet de laquelle la végétation foisonnait. Ils étaient presque parvenus au sommet de la colline et leur regard embrassait déjà le paysage environnant.
Soudain, une tête apparut dans les broussailles à gauche, au-dessus d’eux. Jeanne fut saisie. Franz-Eckart rayonna.
— Salut, beauté ! s’écria-t-il.
C’était un cheval.
— Un cheval ! souffla-t-elle. Ici !
Elle franchit les quelques pas qui menaient au sommet. Le temps était limpide et la vue, celle qu’on souhaite aux âmes chères et parties. Une mer d’azur clair, piquée de bouquets de rochers verdoyants.
Un instant plus tard, le cheval se dégagea des broussailles et, suivant un chemin connu de lui seul, alla d’un pas décidé vers Franz-Eckart.
Jeanne prit peur.
Franz-Eckart accueillit le cheval comme un ami. Il éclata de rire et lui parla. Le cheval l’écouta. On ne pouvait prétendre le contraire : ce cheval écoutait cet homme. Mais à distance.
Franz-Eckart tenta de lui caresser le chanfrein. L’animal leva la tête.
— C’est à coup sûr le cheval fou du gouverneur, dit Jeanne. Prends garde.
Franz-Eckart lui parlait toujours. Elle ne comprenait pas ce qu’il lui disait.
La scène s’éternisait.
Le cheval fit un pas en avant et posa sa tête sur l’épaule de l’homme. Franz-Eckart le caressa. L’animal fermait les yeux, frottant son museau contre l’épaule. C’était une scène d’amour.
Jeanne fut stupéfaite. Elle se rappela le renard de Gollheim. Mais quel était donc cet étrange lien entre son compagnon et les animaux ?
Franz-Eckart, gardant une main sur le cheval, se retourna pour admirer le paysage.
— N’est-ce pas beau ?
Il le regarda et elle bégaya :
— Ce… cheval… ?
— N’est-il pas beau, lui aussi ?
Il était beau, en effet, nerveux, avec une encolure souple, une tête fine et des jarrets arrière très hauts, aux bas blancs. Sa robe était d’une couleur inconnue, bai clair, comme doré.
Lorsqu’ils amorcèrent leur descente, le cheval les suivit. La pente était trop abrupte et encombrée de branches pour que Franz-Eckart pût monter son nouvel ami. Mais quand le terrain redevint à peu près plat, Franz-Eckart se pendit à une branche et parvint à se mettre en selle. Façon de parler, d’ailleurs, car sa monture n’était évidemment pas sellée et, n’ayant pas de bride, n’obéissait qu’à la voix. Jeanne suivait, aussi étonnée qu’inquiète.
— Veux-tu monter ? lui proposa Franz-Eckart.
— Sans selle, ce sera trop difficile, répondit-elle.
En réalité, elle se méfiait de l’animal.
Lorsqu’ils approchèrent de la maison, les esclaves qui débroussaillaient le jardin à la machette suspendirent, incrédules, leurs mouvements.
Franz-Eckart sauta à terre, s’avisant progressivement de la stupeur qu’il causait. Joseph et Joachim, qui venaient de rentrer de la plage, s’immobilisèrent, eux aussi sous l’effet de la surprise.
Joseph demanda d’où venait l’animal ; Jeanne le lui dit.
Il alla flatter le cheval à l’encolure. Celui-ci tourna prestement la tête et lui donna un coup de langue. Joseph éclata de rire et redoubla de caresses. Joachim, de l’autre côté, frottait les flancs du cheval, le pansant de la main.
Les Caribes auraient vu une apparition qu’ils n’auraient pas été plus saisis.
Franz-Eckart, Joachim et Joseph conduisirent le cheval dans une des pièces vides de la maison.
— Voilà ton écurie, dit Franz-Eckart à l’animal.
Celui-ci parut hocher la tête.
Le lendemain, il sortit tout seul brouter dans les jardins. Franz-Eckart résolut d’aller au village du port, à la recherche d’un sellier qui confectionnerait au moins un harnais de fortune, pour brider l’animal. Joachim secoua la tête et haussa les épaules. Tout le monde comprit : point besoin de bride, ce cheval comprenait ce qu’on lui disait.
— Aussi, aller au marché avec ce cheval ! dit Jeanne.
Joseph le perroquet battit des ailes ; il voulait non seulement de la banane, mais encore ce fruit sucré et doré que pelait son maître. Joseph en trancha un morceau et le lui tendit. L’oiseau le remercia en imitant le rire de Jeanne, qui se remit à rire.
Les regards des esclaves allaient du cheval au perroquet. Les Caribes ne parlaient plus qu’à voix basse.
— Comment l’appellerons-nous ? demanda Jeanne, en indiquant le cheval dans le jardin.
— Pégase, dit plaisamment Joseph.
— Va pour Pégase.
Joseph obtint la permission de le monter ; il courut dans le jardin, pieds et torse nus et, s’accrochant à une branche, enfourcha le cheval avec agilité. Puis il se pencha pour caresser l’encolure de Pégase et sans doute lui parla. Ils partirent sur la plage au petit trot.
Le lendemain matin, le gouverneur Bobadilla se présenta à la Casa Nueva San Bartolome, accompagné de son secrétaire. Jeanne était sur la terrasse, en compagnie de Joachim ; elle comprit d’emblée l’objet de la visite : le secrétaire portait une selle et un harnais. Joseph était à la plage, Franz-Eckart et le cheval au jardin.
Bobadilla mit pied à terre, gravit le perron et salua Jeanne.
— Je vois que vous avez retrouvé mon cheval, dit-il.
— Je suis fort aise de vous avoir été utile, lui répondit Jeanne.
— Il s’était enfui dans les montagnes aussitôt débarqué, expliqua Bobadilla.
Franz-Eckart avait vu les visiteurs ; il les rejoignit.
— Comment l’avez-vous retrouvé ? demanda le gouverneur. Voilà près de deux ans qu’il a disparu. Toutes nos recherches ont été vaines. Je le tenais pour mort.
— Nous nous promenions à une heure d’ici, raconta Franz-Eckart. Je l’ai aperçu dans les broussailles, je l’ai appelé et il est venu.
Le gouverneur écarquilla les yeux.
— J’apprends que votre fils le monte, dit-il. Sans selle, ni étriers ni harnais. Il prend des risques. Ce cheval est fou, savez-vous ?
— Il ne m’a pas paru si fou, répondit doucement Franz-Eckart.
Il considéra la selle et le harnais que tenait le secrétaire et dit :
— Vous êtes donc venu le reprendre.
— Oui, les chevaux ne sont pas faciles à importer dans ce pays, comme vous avez pu en juger, répondit Bobadilla. Je destine celui-ci à mon épouse.
Le secrétaire s’était approché du cheval. Bobadilla et Franz-Eckart lui emboîtèrent le pas. Jeanne et Joachim suivirent la scène du regard.
Quand le secrétaire tenta de poser la selle sur le dos de l’animal, celui-ci se cabra et la rejeta. Il n’eut pas plus de succès avec le harnais, que le cheval saisit d’un coup de dents et lança au loin. En deux bonds, il s’était éloigné du secrétaire, qui ramassa la selle et réitéra son essai, en vain.
Bobadilla, rattrapant le cheval, tenta de lui barrer le passage. Pégase se cabra de nouveau, battant l’air de ses jambes antérieures de façon menaçante. Bobadilla recula pour ne pas recevoir un coup de sabot. Le secrétaire essaya une troisième fois de seller le cheval. Cette fois-ci, l’animal fonça en avant et s’enfuit vers la plage. Franz-Eckart se garda de tout commentaire ou conseil. Bobadilla demanda le fouet à son secrétaire et, ainsi armé, partit à la rencontre du cheval, qui l’observait par en dessous, tête baissée. Il arriva à trois pas de lui et fit claquer le fouet une fois, sans doute en guise d’avertissement. Le cheval s’élança vers le gouverneur qui dut faire un bond de côté pour éviter d’être écrasé.
La scène suivante fut carrément grotesque : le gouverneur poursuivit le cheval en claquant du fouet, suivi par son secrétaire, portant la selle et le harnais récupéré. C’était plaisant de voir ces deux hommes en noir, coiffés de grands chapeaux et bottés, tenter de battre un cheval de vitesse.
Bien évidemment, celui-ci les avait distancés de loin.
— Je vous avais dit que cet animal était fou ! s’écria le gouverneur, haletant et furieux. Et c’est lui que monte votre fils ?
Comme à point nommé, Joseph sortit de l’eau, vit les trois hommes à gauche et le cheval à droite et leva le bras ; le perroquet s’envola d’un rocher proche et alla se poser sur son épaule. Joseph ne prêta pas grande attention aux premiers, alla vers le cheval et lui flatta l’encolure. Le cheval tourna la tête vers lui, Joseph lui caressa le chanfrein et, grimpant sur un rocher proche, enfourcha Pégase et rejoignit les trois hommes au trot.
Perroquet sur l’épaule, il inclina la tête pour saluer les visiteurs de la main et repartit le long de la grève, tandis que l’oiseau homonyme battait des ailes pour garder l’équilibre.
Les femmes caribes sur la terrasse et les esclaves au jardin observaient la scène, pétrifiés.
Bobadilla était stupéfait. Son secrétaire béait également d’incrédulité. Ils se tournèrent vers Franz-Eckart, l’interrogeant du regard.
— Quel est votre secret ? demanda Bobadilla.
— Excellence, je n’en connais pas. Comme vous voyez, ce cheval se montre avec nous d’une grande douceur. Ma grand-mère le monte sans peine.
— Sans selle et sans étriers ?
Franz-Eckart sourit.
— C’est une bonne cavalière.
Bobadilla s’en retourna à pas lents vers la maison, escorté de son secrétaire et de Franz-Eckart. Il paraissait perplexe.
— Ne pourriez-vous le ramener vous-même à mes écuries ? demanda-t-il.
— Je veux bien essayer, Excellence, mais je crains que cet animal soit rebelle à la selle et aux harnais.
Le gouverneur gravit le perron, posa le fouet sur la table et se laissa choir sur un siège. Il leva enfin la tête vers Jeanne et Franz-Eckart :
— Je ne sais quel enchantement vous avez opéré sur ce cheval, mais il me semble que j’aurais mauvaise grâce à tenter de le reprendre, dit-il enfin.
Jeanne lui servit un gobelet de xérès.
— Il faut que vous ayez un étrange pouvoir sur les animaux, dit Bobadilla, sans s’adresser à personne en particulier.
Il porta le gobelet à ses lèvres.
— Excellence, répliqua Jeanne, je voudrais bien que ce pouvoir s’exerçât sur les insectes piqueurs qui hantent ma chambre !
Bobadilla éclata de rire. Jeanne servit du xérès à la ronde et s’assit.
— Peut-être, Excellence, dit-elle, et cela soit dit sans vous désobliger le moins du monde, les animaux ont-ils aussi des affections pour les humains et des préférences.
— Si je vous comprends bien, observa Bobadilla avec un sourire moqueur, les insectes nocturnes vous trouvent délicieuse. Ils ne sont pas les seuls.
Sur quoi il posa son gobelet et se leva. Il s’inclina cérémonieusement, son secrétaire en fit de même et les deux hommes se dirigèrent vers leurs chevaux.
Le gouverneur avait décidément l’esprit d’escalier.
Il revint avec son secrétaire déposer la selle et le harnais sur le perron.
— Ils vous seront utiles, déclara-t-il.
La selle était superbe. La refuser eût risqué de désobliger le gouverneur. Franz-Eckart accepta les cadeaux avec des remerciements respectueux, bien qu’il sût d’avance que ces équipements ne serviraient à rien. Ils étaient pour Pégase un symbole de servitude.
Lorsque le gouverneur Bobadilla et son secrétaire s’éloignèrent, Joachim, Franz-Eckart et Jeanne se regardèrent un moment, puis se mirent à rire.
— Tu as sauvé la situation, dit Franz-Eckart.
Elle se remémora le gouverneur des Indes occidentales courant sur la plage et faisant claquer son fouet ; son rire redoubla.