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La fleur d’Amérique

Déclaré schismatique par le concile de Pise, en 1511, Jules II convoqua à son tour un concile à Latran, en 1512, pour excommunier le roi de France.

Ces batailles de mitres ne changèrent à vrai dire rien à la vie quotidienne.

Franz-Eckart résolut de ne plus écrire de quatrains. Prudence superflue : le père Lebailly vint lui annoncer que le cardinal Georges d’Amboise était mort quelques mois auparavant. Sa tribu était désormais sans pouvoir.

Les vins des propriétés de Jeanne s’amélioraient.

Ciboulet, presque septuagénaire et marchant avec peine, vint à Angers, pour le plaisir de revoir sa maîtresse. Il lui apprit que Sidonie, la sœur de Guillaumet, était morte d’une fluxion et que sa pâtisserie était passée aux mains de sa propre fille, âgée de vingt-trois ans, qui s’en tirait fort bien.

— Guillaumet n’est plus très jeune, ajouta-t-il. C’est son fils Gontrand qui tient l’affaire.

Décidément, les pâtissiers duraient plus longtemps que les rois ; l’équipe pâtissière de Jeanne en avait déjà vu quatre et elle en verrait sans doute un cinquième, car l’on murmurait que Louis le Douzième était malade.

Pendant les années passées à Hispañola, Jeanne avait vécu en plein air. Mais l’âge l’avait rendue frileuse ; sauf quand les journées de printemps étaient douces, et l’été, elle préférait le coin du feu. Sa lecture favorite était une traduction de Sénèque, De la tranquillité de l’âme, imprimée par François aux Trois Clefs.

Le livre lui glissait parfois des mains et elle dérivait dans une torpeur crépusculaire. Elle revoyait des visages aimés.

Un jour, il lui sembla que Barthélemy se tenait au coin de l’âtre, debout ; elle lui sourit et allait lui parler quand Frederica entra pour lui demander si elle souhaitait qu’on ajoutât de l’ail à une fricassée de poularde.

Une autre fois, elle vit Denis, en larmes. Elle s’affola, se redressa sur son siège. Avait-il enfin compris son crime ? S’était-il repenti ?

Mais la vision disparut.

En 1513, Louis le Douzième, battu à Novare par la Sainte Ligue de Jules II et de Maximilien, perdit le Milanais. Les Suisses assiégèrent Dijon. Henry le Huitième d’Angleterre fit le siège de Thérouanne, l’emporta et rasa les murs de la ville. Tant de frais engagés, tant de sang versé, et rien à la fin. Depuis plus d’un demi-siècle qu’elle observait l’humanité, Jeanne n’en retirait qu’une immense tristesse.

Mais aussi la fierté d’avoir épargné aux siens les blessures et les déboires de ceux qui frayaient avec les princes.

Cette année-là, 1513, elle convoqua tous les siens à la maison L’Estoille : Ferrando, ses fils et son frère, François, Jacques-Adalbert, Déodat et Léonce Doulcet.

— Je me fais vieille, leur dit-elle, et je ne suis pas éternelle. En un demi-siècle, nous tous et moi-même avons constitué un patrimoine qu’une gestion prudente nous a permis d’étendre. J’ai commencé par être pâtissière. Par l’ironie du sort, nos plantations outre-Atlantique produisent du sucre. Nous possédons également une draperie, des fermes, des vignobles, une imprimerie, une compagnie maritime forte de cinq navires et une compagnie d’assurances. Nous possédons enfin des maisons à Paris, à Strasbourg, à Angers, à Genève et maintenant à Cadix. Tout cela nous a permis d’être banquiers. Les bénéfices sont également répartis entre vous. Je vous adresse la prière suivante : ne laissez jamais la vanité compromettre le fruit de tant d’efforts. Nous avons pu maintenir ce patrimoine en évitant de nous engager dans les querelles de princes. À leurs yeux, tout étranger est l’ennemi et tous les biens de ce monde leur appartiennent en dernier recours. Rien n’est moins chrétien qu’un prince, à commencer par le pape, et tout homme qui porte un glaive est perdu. Le pouvoir est un ver corrupteur. Ne vous laissez jamais séduire par le désir de briller et de montrer votre bien. Ne vous séparez jamais. Votre force est dans votre union. Que vos enfants grandissent dans cette croyance.

Ils l’avaient écoutée en silence. Elle les avait élevés et mariés et ceux qu’elle n’avait pas élevés s’étaient tous chauffés à son soleil. Elle était leur voix secrète.

— Quand je ne serai plus là, ajouta-t-elle, il vous faudra un chef. Ce sera François.

Elle avait fini. François remplit un verre de vin et le lui porta, puis l’embrassa. Sa femme, Ferrando, Angèle et tous les autres, ainsi que les enfants, l’embrassèrent à leur tour.

Elle se sentait légère. Trop sans doute. Le temps l’avait amenuisée et rendue comme poreuse.

 

 

Un matin de septembre, elle reçut un courrier de Cadix, adressé par le siège de la Compagnie maritime ; il avait été acheminé par l’Ala de la Fey, qui, désormais, faisait régulièrement la traversée entre Cadix et Saint-Domingue, comme les quatre autres navires, qui arrivaient et partaient également chargés.

Ma chère Jeanne,

Cela fait deux ans que tu es partie et tu es toujours avec moi à la Casa San Bartolome. Si je l’oubliais, Juanita me le rappelle de son rire copié du tien. Valeria et moi avons eu un deuxième enfant, un garçon, Juan. Avec l’aide de Joachim, que nous voyons parfois, trop rarement, nous nous efforçons de le préserver et nous préserver aussi de maladies nouvelles qui sont apparues sur l’île et qui déciment les Caribes et même les esclaves d’Afrique, sans parler des Blancs.

Ferrando m’ayant nommé intendant des plantations, j’ai obtenu du nouveau gouverneur d’être espagnol, sous le nom de Josefe Hunyadi de Stella. Je parle bien leur langue, maintenant, grâce aux leçons de latin de Franz-Eckart.

Il y a bien cent esclaves noirs sur nos plantations, et Ferrando a jugé que j’étais le plus à même de les diriger sans brutalité, du moins ceux qui travaillent sur nos terres, car il en va hélas autrement pour les autres.

Joachim est devenu le chef des Caribes de la région, et comme il a réussi à calmer une rébellion d’esclaves, il est bien vu du gouverneur. Sachant nos liens, je veux croire que cela a incité le gouverneur à la bienveillance à mon égard.

Nos vies s’achèveront sur terre, mais tu sais, toi entre toutes, qu’elles se poursuivent ailleurs, et tu sais que je suis avec toi.

Pégase se porte à merveille et comme on a importé des juments à Hispañola, je veux espérer qu’il ne sera plus longtemps célibataire.

Embrasse tendrement Franz-Eckart, mon père, pour moi. Il est le père le plus doux qu’on puisse espérer.

Josefe Hunyadi de Stella,

Casa Nueva San Bartolome, Santo Domingo,

Hispañola, en ce 25 juillet de l’an 1513.

Hunyadi de Stella. Il avait uni les deux noms, celui du sang et celui du cœur.

Elle montra la lettre à Franz-Eckart ; elle lui vit les yeux humides et s’abstint de lui demander s’il retournerait à Hispañola quand elle ne serait plus là. Elle dit simplement :

— Je veux qu’il soit inscrit dans l’héritage.

Pour en être sûre, elle en écrivit à François, craignant que, par discrétion, Franz-Eckart ne voulût pas mentionner son fils.

 

 

Le 25 septembre, alors qu’elle cueillait des poires dans le verger, elle poussa un petit cri et Franz-Eckart, qui se trouvait à quelques pas de là, accourut pour la soutenir.

Elle défaillit. Il la porta dans ses bras jusqu’à la grande salle du bas et l’allongea sur un faudesteuil.

Elle revint brièvement à elle et entrouvrit les yeux. Ses binocles étaient tombés. Il revit le bleu de ses yeux.

— Je m’en vais, murmura-t-elle.

— Je suis là, je t’accompagne, dit-il, la tenant dans ses bras.

Il n’y eut plus que le souffle de Franz-Eckart. Jeanne était inerte.

 

 

Elle vit Joseph, souriant, solaire. Il avait tenu parole.

Elle avait Franz-Eckart à droite, Joseph à gauche.

Elle avança vers la lumière et aperçut au loin ses parents.

Puis Barthélemy…

Un vent souffla.

Après elle ne sut plus. Et d’ailleurs, il n’y avait pas de mots pour le dire.

 

 

Frederica entra dans la salle.

— Elle est morte, dit Franz-Eckart.

La vieille servante fondit en larmes. Il reprit Jeanne dans ses bras, la monta dans sa chambre et l’étendit sur son lit. Frederica courut appeler le père Lebailly.

On ne pouvait attendre que François, Déodat, Jacques-Adalbert, Ferrando et tous les autres eussent reçu leurs lettres et qu’ils vinssent.

Jeanne, baronne douairière de Beauvois et de l’Estoille, morte d’un arrêt du cœur à soixante-dix-huit ans, fut inhumée deux jours plus tard au cimetière de Saint-Maurice.

Franz-Eckart fut le seul de ses proches présent à la messe et à l’enterrement. Mais peut-être fallait-il considérer Frederica et les servantes comme des proches. Il jeta la première aspersion d’eau bénite et la première pelletée de terre.

Il n’avait jamais imaginé qu’on pût être aussi seul au monde. Il n’avait vécu ces dernières années qu’en communion avec elle. Elle seule avait été assez forte pour l’arracher sans violence à ses études. Le secret de sa force était dans sa douceur et dans son absence d’apprêts. C’était ainsi qu’elle avait créé tout un monde.

Il envia ceux que les larmes soulagent.

Une deuxième messe fut célébrée quinze jours plus tard, à Saint-Maurice cette fois, en présence de ses enfants et alliés. De Guillaumet, d’Ythier, de Ciboulet.

Après la messe, Déodat prit le pot de la fleur d’Amérique qu’il lui avait rapportée de son voyage et alla le poser sur la tombe de sa mère.

Quand il revint, l’année suivante, à sa grande surprise la fleur avait survécu.

Dix ans plus tard, elle fleurissait régulièrement.

Peut-être fleurit-elle toujours, d’ailleurs.