JOURNAL
08 septembre 2005 : Londres
Cette nuit, j’ai brûlé le dernier livre de ma bibliothèque. Voilà des siècles que je poursuis mes recherches et le verdict des milliers d'ouvrages que j'ai consultés est unanime : les êtres tels que moi sont maudits, sans espoir de salut. Pourtant, je n'y crois pas !
Il est vrai que j'ai longtemps été un prédateur sans conscience, mais mon histoire est parsemée de rencontres qui ont changé cela. Alors au diable les livres ! Il est temps de trouver mes propres réponses. Mon intuition me souffle qu'il me reste une chance et je sais où trouver la protection dont j'ai besoin.
Je dois revenir sur mes pas, me souvenir de ces femmes qui ont su percevoir en moi cette âme que je crains d'avoir perdue. Retourner vers elles car seul leur souvenir peut me sauver de l’abîme.
C’est un long pèlerinage qui m’attend.
10 septembre 2005 : Chapelle de Sainte-Marie-de-la-Consolation
Comme le temps passe ! L’esprit trop occupé par mes travaux, voilà des années que je n’avais pas foulé les dalles de cette crypte. La poussière s’est accumulée, couvrant le tombeau de sœur Marguerite d’un voile grisâtre, pareil à celui que l’oubli a posé sur mes souvenirs.
J’aurais dû revenir la voir plus tôt.
C'est elle la première à m'avoir fait prendre conscience des méfaits du temps. Elle m'affirmait que je n'étais pas un enfant de Satan, mais que les siècles écoulés asséchaient mon âme plus sûrement que tous les pactes diaboliques. Maintenant que je reviens sur mon passé, je sens bien qu’elle avait raison.
Je suis resté longtemps debout, les mains posées sur la dalle de granit, à me rappeler nos discussions.
Étranges rencontres dans cet austère parloir monacal, éclairé d’une unique lampe. Dressée devant moi, une haute grille séparait le monde entre dehors et dedans. Lequel de nous deux servait-elle à protéger ? Elle ou Moi ? Elle qui, tremblante, s’avançait dans la nuit à la rencontre d’un damné ? Elle qui, parfois, détournait les yeux lorsque mon œil froid de prédateur s’attardait trop sur elle ? Ou moi, puissant prince des ténèbres, qui tremblait devant ce fragile éphémère et reculait, le regard baissé, pour ne pas me brûler au feu clair de son âme ?
Qu’est-ce qui me poussait à revenir auprès d’elle, nuits après nuits ? Qu’est-ce qui m’empêchait de la briser de mes mains, comme l’auraient fait tant de mes frères ? Quel était ce besoin étrange de revenir sans cesse goûter à la nostalgie de mon humanité perdue ?
Elle me consolait d’être tel que je suis. Elle me parlait de la miséricorde de Dieu, et elle me parlait de l’espoir. Et moi, malgré mes millénaires de noirceurs, je l’écoutais comme un enfant.
11 septembre 2005 : Chapelle de Sainte-Marie-de-la-Consolation
Hier, bouleversé par les vieilles images du passé, je n’ai pas pu agir. Ce soir, pour me faire pardonner de troubler son éternel sommeil, je lui ai apporté une grande brassée de lys, et une seule rose rouge, comme je le faisais autrefois. Puis j’ai forcé sa tombe pour trouver ce que j'étais venu chercher : un petit crucifix d'or mêlé d'argent, étincelant parmi les restes de sa dépouille. J’ai hésité avant de le prendre, je l’avoue. Le contact d’un symbole sacré, quelle qu’en soit la confession, peut me réduire en cendres de manière aussi radicale que si je m’exposais aux rayons du soleil. L'intuition qui m'avait conduit jusqu'ici pouvait être fausse. Je pouvais me tromper !
Mais le bijou d’or blanc que je serre encore dans mon poing tout en écrivant ce journal est resté aussi froid que ma peau. C’est l’immense amour que Sœur Marguerite dispensait à tous ceux s’approchant d’elle, même aux êtres les plus noirs tels que moi, qui m’a protégé. Il imprègne encore le métal de cette relique, et je sens sa force palpiter en moi à la place de mon âme perdue.
Ce premier succès ne me donne pas encore de certitude. Mais j'ai l’espoir de parvenir, au bout du chemin, à me sauver du néant. En lisant ces lignes, Sœur Marguerite m’aurait corrigé de sa voix douce : n’est-ce pas là le lot de tous les hommes, le doute et malgré tout l’espoir de la rédemption ?
Je crois avoir compris, enfin, cette lumière au cœur qu’elle nommait la foi.
10 Juillet 2006: Entre Londres et Rome
La deuxième femme de ma vie s’appelait Béatrice.
Voilà des années que je ne m’étais pas soucié de connaître un nom humain, et elle me l’avait confié comme un trésor. Béatrice est un prénom chrétien, soufflait-elle en sortant de sous sa tunique une pauvre médaille d’or mêlée de trop de cuivre. Au revers, très discrète, on pouvait voir gravée la silhouette d’un poisson.
Après l’or blanc de sœur Marie, c’est cet or rouge que je dois trouver maintenant.
11 Juillet 2006: Rome
Durant cette première nuit à Rome, j’ai erré longuement dans les rues. Trop de lumières. Trop de monde. Seul le cirque en ruine demeure de la ville que j’ai connue. Pourtant, les souvenirs de ce quartier misérable où j’avais rencontré les premiers chrétiens me sont revenus en nombre. Les maisons étaient basses et rapprochées. La ruelle était jonchée d’immondices. Ils se faufilaient dans le noir, silencieux, se rassemblant discrètement dans une cave. Discrètement, mais pas assez pour échapper aux yeux vigilants d’un être de la nuit. L’une d’entre eux, surtout, avait attiré mon regard. Jeune et fraîche, sa promenade clandestine la drapait d’un grand halo couleur d’angoisse. Son cœur vigoureux battait à tout rompre dans sa poitrine, douce musique qui m’attirait. Je la voulais. J’attendais dans l’ombre qu’elle vienne à moi pour me repaître de son sang. Mais un cliquetis d’armes a interrompu ma chasse. J’étais en ce temps trop peu au fait des choses humaines pour comprendre et l’intervention des soldats romains de Marc-Aurèle n’avait aucun sens pour moi. C’est la frustration de me faire ravir ma proie qui me poussa à intervenir.
C’est ainsi que j’ai rencontré Béatrice.
15 juillet 2006: Rome
Le fantôme de Béatrice me poursuit cette nuit.
J’ai croisé dans la rue une pauvresse qui lui ressemble et j’ai posé dans sa main une pleine poignée de pièces. Elle a eu exactement le même regard, ce regard qui pendant quelques années a été pour moi la plus belle des récompenses : peur, surprise et gratitude mêlées.
Lorsque j’ai sauvé ma petite chrétienne, elle m’a regardé comme cela. Elle m’avait vu, formidable, écarter les soldats d’un revers de main. Elle m’avait vu sombrer dans la soif de sang et déchiqueter la gorge de l’un d’entre eux sous ses yeux. Elle m’avait pris pour un ange terrible venu se battre pour la gloire de Dieu. Lorsque je me suis approché d’elle, elle est tombée à genoux, toute tremblante, et m’a fixé avec adoration.
Moi le prédateur redoutable, moi le puissant ancien qui faisait fuir dans la terreur ces misérables humains lorsqu’ils me voyaient sous mon vrai visage, j’ai été si surpris que j’ai décampé.
Par la suite, je l’ai suivie sans jamais oser la toucher. Pour une fois, une vie humaine m’a semblé intéressante à observer, puis importante à préserver. Je l’ai sauvée plusieurs fois.
Petit à petit, elle m’a amené à les aider, éveillant en moi, de sa petite voix douce, un humain depuis longtemps disparu. Elle me parlait des problèmes touchant ses frères : celui-là capturé par les Romains, celui-là enfermé dans les geôles du cirque… À chaque fois le drame de la condition humaine, la souffrance et la mort que moi seul pouvait éviter. Elle implorait à travers moi son Dieu de Miséricorde, et moi, chaque fois, pour le plaisir étrange de voir son regard s’illuminer, j’accomplissais des actions bien contraires à ma nature. Elle a su apprivoiser la bête assoiffée de sang qui dormait en moi. J’étais attaché à elle. Et elle à moi. Le jour où, enfin, j'ai osé lui avouer que je n'étais pas l'ange qu'elle espérait, elle a souri. « Tant mieux » a-t-elle murmuré. Et m'a fait taire d'un baiser.
20 juillet 2006: Rome
Aujourd’hui, je me suis rendu dans les catacombes. Les temps ont changé, et les souterrains où de pauvres clandestins se cachaient pour vénérer leurs morts sont devenus un véritable lieu de culte surmonté d’une église.
Pourtant, j’ai retrouvé facilement l’endroit où repose Béatrice. À quelques salles de là, une statue représente une jeune fille qui lui ressemble. Mais de Béatrice, que reste-t-il ? Quelques os grisâtres derrière une plaque où j’ai gravé un petit dessin de ma propre main. Quelques os grisâtres et une ombre dans le souvenir d’un immortel.
J’ai attrapé la petite médaille d’or que j’étais venu chercher, puis je suis parti en titubant. L’éternité qui nous sépare m’a donné le vertige.
04 septembre 2006: Thèbes
Je suis ici chez moi. Depuis mon débarquement au Caire, cette sensation étrange ne m’a pas quitté. L’impression, après tant de siècles, d’être « revenu ». L’âme de cette terre est vieille, bien plus vieille que moi. Chaque pierre, chaque être vivant, jusqu’au moindre souffle de vent porte en lui des millénaires d’Histoire.
Assis sur une dune, loin de tout, j’ai laissé le silence du désert m’envahir.
10 janvier 2007: Cité des morts
Dans la vieille ville, j’ai trouvé quelques pilleurs de tombes prêts à m’aider pour une liasse de billets.
Enfin, ce soir, les ouvriers ont dégagé la dalle protégeant mon tombeau. Certains d’entre eux, attirés par l’appât du gain, ont même tenté de pénétrer au-delà du seuil avant de m’avertir. J’ai soigné ceux qui pouvaient encore l’être.
Les Anciens Egyptiens ne tolèrent pas que l’on touche à leurs sépultures, et celle-ci est toute particulièrement protégée. Tu auras été un bon mentor, ma belle prêtresse d’Isis, puisque les charmes de vie et de mort que j’ai appris avec toi sont toujours là au bout de trois mille ans.
12 janvier 2007
Enfin, la salle principale a été dégagée. J’ai pris le temps d’admirer toutes les peintures murales, qui narrent la vie de Maatsout, grand Médecin de Pharaon, et de sa belle et toujours jeune épouse, Mekkatari.
Mekkatari ! Sur les fresques, elle est grande et belle, et ses yeux bordés de noirs sont toujours aussi profonds. On sent en elle l’assurance des reines et la fougue des panthères.
Chose étonnante, les couleurs sont toujours aussi fraîches, comme si elles ne dataient que de la veille. Il m’a semblé, un bref instant, être entré dans ses appartements et sentir sa présence sensuelle dans l’ombre d’une colonne. Une seconde de vertige, j’ai attendu qu'elle en sorte pour se jeter à mon cou et m’enlacer avec passion. Puis, j’ai poussé le lourd couvercle de marbre pour contempler son visage d’or. Je l’ai caressé du bout des doigts. Tout me parlait de sa vie et là, devant moi, elle semblait dormir en souriant. J’ai résisté à l’envie d’arracher ce masque, de déchirer ces bandelettes, pour que son corps desséché me prouve mon erreur.
Mekkatari. Prostré sur les marches qui mènent à elle, j’ai pleuré des larmes de sang.
13 janvier 2007
Aujourd’hui, j’ai étudié le reste des salles, retrouvant peu à peu comment lire les hiéroglyphes. Le peintre a représenté la cour de Thoutmosis II avec une grande minutie, et un scribe inventif a gravé l’histoire de mes guérisons miraculeuses sur tous les poteaux.
C’est elle qui d’abord a utilisé la « puissante médecine » qui coule dans mes veines. Quelle manière plus ingénieuse pour s’introduire à la cour aurait-on pu imaginer ? Il suffisait d’une coupe de potion à la troublante couleur rouge pour redonner à Pharaon santé et énergie. Elle-même en a profité, et son corps d’éternelle adolescente faisait tourner bien des têtes.
Plus d’une fois, j’ai songé lui faire partager ma sombre éternité. Mais elle voulait tout : les caresses de mes mains sur son corps chaud et la jeunesse éternelle, le pouvoir de la nuit et celui du soleil, la liberté et la puissance, l’immortalité sans la malédiction. Peut-être que cette malédiction lui aurait sauvé la vie, lorsque l’une de mes expériences échappa à mon contrôle, comme elle avait sauvé la mienne ? Je ne le saurais jamais.
Depuis, son corps repose ici, à côté du sarcophage vide qui porte mon nom.
14 janvier 2007
J'ai retrouvé pleinement la mémoire de ces temps anciens. Inutile d'errer plus longtemps dans ces salles vides, comme une âme en peine. J'ai rouvert le sarcophage de ma maîtresse pour y prendre la petite croix d'ankh qu'elle portait de son vivant. Encore une fois, j’ai hésité avant de toucher l'objet sacré. Des trois femmes de ma vie, c’est de ma belle prêtresse, si ambitieuse et versatile, que je doutais le plus. Comment savoir quelle part tenait la soif de pouvoir dans l’élan qui la jetait dans mes bras ? J’ai effleuré le symbole du bout des doigts, craignant un embrasement qui n’a pas eu lieu. Et là, j’ai su avec certitude qu’à sa façon, elle aussi elle m’aimait.
31 janvier 2007: Cité des morts
Mon parcours s’achève ici.
J'ai confié mes trois reliques à un bijoutier qui a fabriqué pour moi une alliance de trois anneaux d'or entrelacés. Lorsque j'ai passé au doigt ce symbole, quelque chose en moi s'est empli de lumière et à nouveau, j'ai craint de m'embraser. Mais elles sont auprès de moi et elles me protègent.
Voilà plusieurs jours que je ne me suis pas nourri. D'ordinaire, cet état de grande faiblesse me fait perdre le contrôle de moi-même, et je m'élance à l'aveuglette sur la première proie venue. Pas cette fois. J’en suis sûr maintenant, la force de l'amour des trois femmes de ma vie peut faire céder les ténèbres.
À l’aube, je m’allongerai dans le tombeau vide qui m’attend depuis toujours. J’espère ne plus me réveiller.
Mekkatari, Béatrice, Marguerite... Quelque part au-delà du temps, trois femmes m’attendent.