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Le découragement et le désespoir

 

christophe : Ce sont là deux histoires impressionnantes, deux exemples de réactions opposées face à la tentation du désespoir, ce ressenti premier qui prend à la gorge lorsqu’on perd un enfant. Mais commençons peut-être, les amis, par un ressenti moins tragique et plus courant : le découragement. Il m’apparaît comme une sorte de trépied qui repose à la fois sur une usure, une fatigue (je suis découragé parce que j’ai longtemps essayé), sur une absence de résultat ou du moins de résultat satisfaisant (ça ne marche pas) et sur une perte d’espoir (je n’y arriverai jamais). C’est l’écolier désemparé face à un devoir de maths qu’il n’arrive pas à résoudre, le bricoleur énervé qui échoue à réparer quelque chose, le proche attristé qui s’épuise à aider un ami dépressif…

Le risque du découragement, c’est le renoncement, qui en représente la conséquence concrète. Et c’est aussi une perte de liberté insidieuse : je peux échouer sans me décourager, et je garde alors l’espoir qu’une solution viendra plus tard. Alors que le découragement m’enferme dans la certitude qu’il n’y a pas de solution qui puisse venir de moi, et même, si le découragement est profond, du monde extérieur.

Précisons qu’il existe deux sortes de renoncements : le renoncement choisi et le renoncement subi. Dans le premier, on s’aperçoit de sa fatigue et de son incapacité transitoire à affronter la situation, à résoudre le problème ; on l’accepte, on lâche prise, et on s’accorde du repos, de la réflexion, on demande de l’aide. Ce renoncement choisi est une forme de prévention du découragement. Mais le renoncement subi, conséquence d’un acharnement et d’un épuisement, nous affaiblit et réduit notre sentiment d’efficacité et de liberté.

L’optimisme des souris

matthieu : Un des aspects de la liberté, c’est de disposer d’un large choix de possibilités. Le découragement nous fait renoncer à ces potentiels, qu’il rejette d’emblée. On se dit à soi-même « je n’en suis pas capable », ou « ce projet est voué à l’échec ».

On dit souvent que les optimistes sont naïfs et que les pessimistes sont plus réalistes. Il a été démontré que cette idée reçue était fausse : les pessimistes exagèrent beaucoup les aspects négatifs d’une situation, et si on leur propose des solutions, ils ne les mettent pas en œuvre parce qu’ils pensent que ça ne va pas marcher. À l’inverse, le degré de liberté de l’optimiste est beaucoup plus vaste : il entreprend des dizaines de choses dont certaines finissent par réussir. Le pessimiste est victime d’une sorte de découragement chronique.

 

christophe : Il existe des études intéressantes à ce sujet en psychologie expérimentale. On plonge des souris dans un grand récipient d’eau où elles n’ont pas pied. On mesure combien de temps elles nagent avant de se laisser couler, autrement dit, avant de se décourager parce qu’elles sont épuisées et concluent qu’il n’y a plus d’espoir de survie. C’est comme cela d’ailleurs qu’on testait autrefois les antidépresseurs : ils devaient augmenter le temps de nage des souris, et on ne retenait que les molécules qui avaient cet effet « antidécouragement ». Mais il existe une autre façon, non médicamenteuse, de prolonger leur temps de nage : en leur faisant connaître au préalable une expérience de succès à leurs efforts. On les plonge dans un bac où, sous l’eau, non visible, mais à portée de patte au cours de leur nage, se dresse un promontoire. À un moment donné, elles tombent dessus, par hasard, et peuvent alors s’arrêter de nager et se dire (peut-être, dans leur cerveau de souris !) que leurs efforts sont récompensés, que ça valait la peine de persévérer et qu’il y a toujours de l’espoir au bout des efforts. De telle sorte que si, par la suite, on les plonge dans le bac sans promontoire, elles continuent de nager bien plus longtemps que les autres, mues par ce souvenir et cet espoir. C’est ce qu’on a appelé le « sentiment d’efficacité apprise ».

À l’inverse, on a réalisé d’autres expériences avec des chiens. On les met dans une cage qui comporte deux parties séparées par une petite barrière facile à sauter, et dont le sol grillagé peut être électrifié. On les soumet alors à des petits chocs électriques désagréables : évidemment, les chiens sautent dans l’autre partie de la cage pour éviter le choc. Puis on modifie les conditions de l’expérience, et on leur impose les chocs en les attachant pour les empêcher de sauter : ils ne peuvent plus agir pour se protéger. Ensuite, on s’aperçoit que même si on les détache, les deux tiers d’entre eux sont résignés et ne cherchent plus à éviter les chocs en sautant la barrière. C’est l’inverse de ce qu’on a mis en évidence avec les souris. Martin Seligman a appelé ce phénomène l’« impuissance apprise », ou la « désespérance apprise ».

Ces recherches, qu’on a transposées chez les humains, évidemment sans chocs ni nage forcée, éclairent certains comportements qu’il ne faut pas juger trop vite : les individus trop régulièrement confrontés à des situations face auxquelles ils se sentent impuissants finissent par être totalement résignés : dans certaines trajectoires de vie, où l’on a été battu par ses parents, moqué par ses camarades, où les professeurs vous ont traité de minable, où les expériences d’échec se sont accumulées, le découragement et le renoncement jaillissent tout de suite, face à la première difficulté rencontrée. Ces personnes sont en doute constant et violent sur leurs capacités à affronter la vie. Leur découragement récurrent les enferme dans une cage, comme ces animaux longtemps captifs et qui, même si on ouvre les portes de leur cage, commencent par y rester, et continuent d’y tourner en rond. Il y a ainsi des cages mentales dans lesquelles on s’est trouvé enfermé longuement, et qu’on a du mal à abandonner, même si les conditions extérieures de notre vie ont changé. On est victime de doutes ravageurs sur sa capacité de liberté et d’autodétermination, parce que être libre, cela suppose d’affronter beaucoup d’obstacles, et on ne croit pas assez en soi : doute constant et découragement récurrent.

Du doute et de l’espoir

alexandre : Le doute, l’esprit critique, ces instruments de vie, peuvent vite se retourner contre soi, tourner à vide et faire de sacrés dégâts. Et le découragement, le désespoir peuvent ronger un cœur. La tradition du zen décèle dans le doute un instrument de libération. Prendre conscience que l’ego ne peut résoudre les problèmes de l’existence, qu’il n’est pas vraiment conçu pour nous apporter la paix, apprendre à s’en méfier, cesser de le prendre au mot, voilà un grand pas vers la sagesse ! Rien à voir avec
l’hésitation, les tergiversations qui diffèrent toujours l’occasion du progrès et nous enlisent dans un état de perplexité, d’insécurité avancée. D’où l’incitation des maîtres à se montrer déterminé, à s’engager sans pourquoi sur le chemin de la vie spirituelle avec la confiance que, tôt ou tard, nous arriverons à l’éveil, à l’image d’un fleuve qui, descendant la montagne malgré les détours et les obstacles, aboutit inéluctablement à la mer. Difficile pourtant de garder cette foi, cette conviction en pleine tempête mentale. Pourtant, nous voilà en route pour de bon, quels que soient le décor et les circonstances extérieures.

Quant au découragement, à mes yeux, il trouve peut-être son origine dans l’absence de confiance. Je me lève le matin sans force ni énergie, complètement anéanti face aux travers que j’essaie de corriger depuis belle lurette. Je ne cesse de me casser les dents sur les mêmes contradictions. Un pas de plus et je plonge carrément dans un noir désespoir si je n’entrevois aucune solution, aucun sens à ce désert intérieur, au vide total que je traverse certains jours et qui, dans le pire des cas, nous expose à la tentation du suicide.

Sur ce chemin, ce qui m’inspire, c’est assurément tous ces hommes et ces femmes, ces maîtres, ces sages, mais aussi la foule des anonymes qui en ont bavé, qui sont passés par là et s’en sont sortis. Ils raniment la flamme, donnent foi à la bonté de la vie, nous aident à maintenir le cap. Ce qui plonge dans le découragement, c’est l’immobilisme, l’impossibilité d’inscrire la vie dans une dynamique et l’impression de se retrouver face à un mur.

Découragement et désespoir proviennent aussi de ce sentiment d’impuissance quand aucune issue ne peut être entrevue. Soudain rien n’a de sens… La sagesse sait faire feu de tout bois et intégrer dans une dynamique échecs, tracasseries, tourments et peut-être même trahisons et douleurs. Ici, il n’est pas inutile de distinguer l’espérance de l’espoir. Ce dernier me semble borné, limité, focalisé sur un objet précis : « J’espère gagner au Loto. » Je me lève chaque matin, les yeux braqués sur cet objectif, le reste du monde n’existe pas ; je veux décrocher le jackpot, trouver un bon boulot, rencontrer une femme ou un homme, acheter une belle bagnole, que sais-je. L’espérance, la confiance, tient d’une disponibilité intérieure, d’une ouverture. C’est elle qui donne le cran à Etty Hillesum de dire au milieu des camps de concentration, quoi qu’il arrive : « J’aurai la force. » L’espoir s’accroche à une sécurité, l’espérance nous plonge dans la confiance et l’abandon. Elle ne se cramponne pas à un bonheur sur-mesure, mais nourrit la conviction que l’existence autorise toujours des occasions de joie et de progrès.

« L’important est de ne pas s’identifier au désespoir. On ne va pas chez le médecin en déclarant : “Docteur, je suis la grippe”. »

 

christophe : Oui, dans le découragement, il y a la notion qu’il peut s’agir d’un état transitoire : je suis découragé parce que j’ai fait des efforts et qu’ils n’ont pas abouti, ou qu’il me semble qu’ils ne vont pas aboutir. Dans le désespoir, c’est figé dans la certitude : quoi que je fasse, ça ne marchera pas. Le désespoir, c’est du découragement figé, cristallisé, enraciné…

Dans le vocable « découragement », il y a un mouvement qui va de plus de courage vers moins de courage. Ce courage-là, ce n’est pas l’attitude face au danger, mais plus largement, dans l’usage ancien du mot, une force morale ou une énergie à agir. Ce que l’on souhaite quand on dit « bon courage » ! Le découragement n’a pas à voir avec l’émotion de peur, mais plutôt avec celle de tristesse. Et avec tous les degrés d’intensité, qui vont de la lassitude, au découragement, puis au désespoir.

Dans ce que tu viens de dire, Alex, je retrouve l’idée d’André Comte-Sponville dans son imposant et passionnant Traité du désespoir et de la béatitude, ou dans son adaptation très très résumée pour le grand public Le Bonheur, désespérément : la meilleure chose à faire, parfois dans nos vies, c’est de renoncer à espérer, autrement dit renoncer à attendre, renoncer à s’attacher pieds et poings liés, les yeux fermés, à des objectifs. On est tous d’accord en théorie, mais c’est quand même bien agréable d’avoir des projets, des espoirs, des espérances !

 

matthieu : La détermination, la flexibilité, la lucidité, le pragmatisme, la sérénité et la force d’âme sont les qualités que les psychologues ont associées à l’espoir et qu’ils ont identifiées chez les personnes de nature optimiste, qui ne s’abandonnent pas volontiers au découragement. Ces mêmes psychologues définissent l’espoir comme la conviction qu’il est possible d’accomplir les buts que l’on s’est donnés et de trouver les moyens nécessaires à cet accomplissement. On sait que l’espoir améliore les résultats des étudiants aux examens et les performances des athlètes, mais aussi qu’il aide à supporter les maladies et les infirmités douloureuses. Une étude a montré que les personnes enclines à espérer supportent deux fois plus longtemps d’avoir la main plongée dans l’eau glacée – une façon de mesurer la tolérance à la douleur.

Les effets curatifs indéniables des placebos reposent sur l’espoir de guérir associé à la décision de suivre un traitement dont on pense qu’il va nous faire du bien. L’effet placebo consiste à changer d’attitude par rapport à la maladie et au remède. Il opère un changement chez le patient qui engendre de l’espoir puis acquiert la conviction que tel médicament peut le guérir. De ce fait, il va recentrer son attention et ses ressources physiques et mentales sur la guérison dont le médicament est un vecteur porteur d’espoir. L’effet placebo ravive le désir de survie. Les médecins et les infirmières savent que des malades animés par une détermination farouche à survivre résistent mieux aux moments critiques. Ceux qui cèdent au découragement et estiment qu’ils sont fichus sombrent dans une résignation passive et meurent plus vite.

Toutefois, une exacerbation chronique de nos espoirs et nos craintes peut également déstabiliser notre esprit. Ce dysfonctionnement s’explique le plus souvent par une tendance à être excessivement centré sur soi-même. Face aux événements de la vie, la personne se demande constamment : « Pourquoi moi ? » ou « Pourquoi pas moi ? » On sait que l’excès de rumination du passé et d’anticipation anxieuse de l’avenir est l’un des signes précurseurs de la dépression. S’affranchir des tiraillements de l’espoir et de la crainte nous rapproche donc de la liberté intérieure.

 

christophe : Parfois, j’ai des patients dont les espoirs sont tellement forts que je me fais du souci pour eux, et je vérifie toujours qu’ils sont dans une attitude active. Espérer gagner au Loto et ne rien faire de sa vie, ce n’est pas la même chose que d’avoir l’espoir de gagner tout en continuant à travailler et à se réjouir avec ses amis. Je pense que nos espérances ne sont toxiques que si elles s’accompagnent d’une forme de rétraction sur l’objet des attentes et de désertion de tout le reste de notre vie. On peut être très amoureux de quelqu’un et espérer qu’un jour une liaison puisse se concrétiser avec la personne, mais ce n’est pas une espérance pathologique si, par ailleurs, on continue de voir ses copains, de travailler, de se réjouir de toutes les autres choses de la vie. Et une fois de plus, ce qui me semble être la grande source de souffrance, c’est la rétraction sur un unique objet d’espérance. Nous n’avons pas à nous affoler qu’il existe dans nos vies des sources de souffrance, des sources d’espérance, mais il nous faut bien vérifier qu’elles s’inscrivent dans un lien au monde qui reste ouvert, fluide, vivant, actif…

 

matthieu : Le problème commence quand on surimpose nos attachements aux choses et aux personnes : « Sans lui – ou sans elle – je ne peux absolument pas être heureux » ou « Si je ne me débarrasse pas de cela, je ne pourrai jamais être en paix. » Nous avons tendance à penser que certaines choses, certaines situations ou certaines personnes sont intrinsèquement désirables ou détestables, alors que ces caractéristiques sont, comme toute chose, changeantes et qu’elles résultent en bonne partie de nos projections mentales.

Se libérer du désespoir

christophe : Que dire face à quelqu’un de désespéré ? Même moi qui suis thérapeute j’ai parfois des ondes de détresse pour la personne en proie au désespoir, j’ai peur de ne pas arriver à l’aider. Dans ces moments-là, j’essaie de transmettre à mes patients des paroles proches de celles que je me tiens aussi, parfois, à moi-même !

« Ce n’est pas un état forcément anormal, tu as le droit d’être découragé, tu as le droit d’être désespéré ; tu n’as peut-être même pas fait d’erreur, ni de bêtise. Peut-être que ce qui te désespère aujourd’hui aura disparu demain ? Même si tu n’y crois pas, à cet instant, prends tout de même le temps de respirer et de te répéter cette phrase, sans la juger, sans la repousser. Tous les humains peuvent être découragés pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Tu n’as rien à te reprocher. C’est juste une composante de la condition humaine.

De ton mieux, fais quelque chose, un petit truc pour toi, un petit truc pour autrui, même si ça n’a rien à voir avec la situation. Ne reste pas focalisé sur le problème, à te ravager intérieurement. Si tu es découragé ou désespéré, c’est peut-être tout simplement que la situation est réellement décourageante et désespérante et que, pour l’instant, il n’y a pas de solution simple. S’il y a une solution, elle se présentera ; s’il n’y en a pas, d’autres choses surviendront. Dans les deux cas, ne te fais pas de sur-souci et ne reste pas enfermé dans la toute petite pièce de ton esprit face au problème. Sors, bouge, range, cours. Ne reste pas seul, parle à quelqu’un, pas forcément de ton problème, trouve un lien avec une personne qui t’aime, qui va te changer les idées ou te conseiller, te consoler.

Et après, quand tu seras sorti de cette période de découragement ou de désespoir, surtout ne passe pas tout de suite à autre chose : prends le temps de regarder ce qui s’est passé, assieds-toi, écris, réfléchis, observe où tu en es aujourd’hui de ce désespoir. Cherche à comprendre pourquoi il n’est plus là, comment il a disparu – peut-être s’est-il juste transformé en tristesse. Aujourd’hui, tu n’es plus désespéré. Pourquoi as-tu pu alors tomber dans ce gouffre de désespérance ? Dans quel état étais-tu ? Quelles ont été les étapes de ce cheminement qui t’a conduit à en sortir ? Souviens-toi de tes moments de “désespoir pour rien”, ou presque rien, auxquels tu as finalement survécu. Pense à ce que dit Cioran : “Nous sommes tous des farceurs, nous survivons à nos problèmes.” »

Tout comme il faut nous souvenir des grands moments de bonheur, nous ne devons jamais oublier les moments où nous nous sommes auto-intoxiqués, complètement hypnotisés par notre désespoir. Il est essentiel de savoir jusqu’où chacun de nous est capable de s’enfoncer dans ses erreurs et ses points faibles, d’en avoir une conscience très claire, non pas pour nous juger, mais afin d’être capables de bienveillance pour soi, aujourd’hui, et demain, de prudence face à nos prochains découragements.

« Ici, rien n’est jamais raté »

matthieu : Je pense à ma sœur Ève : en tant qu’orthophoniste, elle s’est occupée d’enfants issus de milieux très défavorisés, à l’hôpital Sainte-Anne, pendant trente ans. Des enfants qui refusaient parfois de parler, et qui avaient beaucoup de mal à apprendre à lire et à écrire. L’un d’entre eux, qui ne se souvenait plus du nom de ma sœur, l’avait appelée la « Dame des mots ». Certains lui avaient confié qu’ils avaient toujours échoué dans les différentes institutions par lesquelles ils étaient passés. Elle leur avait répondu : « Ici, rien n’est jamais raté. » À la fin de la séance de rééducation, l’un des enfants avait noté une seule phrase dans son cahier : « Ici, rien n’est jamais raté. » Il a expliqué à Ève qu’il était très heureux d’être accepté tel qu’il était.

Face à des personnes désespérées, il faut rester très humble et ne pas prétendre avoir réponse à tout. Parfois, une simple présence bienveillante est ce que l’on peut offrir de mieux. Si les circonstances s’y prêtent, on peut rappeler que, quelle que soit la magnitude du désespoir, il y a toujours en nous un potentiel de changement. Si la personne semble réceptive à cette idée, on peut aussi suggérer qu’il y a toujours quelque chose au plus profond de nous qui n’est pas touché par le désespoir, cette « présence éveillée » dont j’ai parlé précédemment. Il est clair que la détresse et la souffrance ne vont pas s’évanouir d’un seul coup, mais en reconnaissant un espace de paix au cœur de nous-mêmes, nous pouvons laisser cet espace prendre peu à peu de l’ampleur. On peut aussi suggérer à la personne d’évoquer les moments paisibles qu’elle a connus dans sa vie. Ces évocations vont l’aider à se rappeler que cette paix est une réelle possibilité. L’important est de ne pas se laisser définir par son état mental et de ne pas s’identifier au désespoir. On ne va pas chez le médecin en déclarant : « Docteur, je suis la grippe. » Or nous ne sommes pas plus le désespoir que nous ne sommes la grippe. C’est un mal qui nous affecte et auquel nous pouvons remédier.

 

alexandre : Pour ne pas nous identifier totalement à nos états mentaux, aux tracas du jour, il est peut-être bon de nous départir de cette volonté vorace de résoudre les problèmes sur-le-champ. Parfois, lorsque je suis envahi par de multiples tâches, je me convaincs que pour aller plus vite, il faut ralentir. Piétiner dans l’agitation, c’est risquer de griller les étapes et commettre des impairs. Pourquoi ne pas oser la non-précipitation ? Et si je me couche le soir sans avoir réglé tous les problèmes, est-ce forcément une catastrophe ?

Paradoxalement, pour apprendre la patience, il convient de poser des actes, de sortir du mental et de briser l’inaction. Il y a peu, j’attendais une nouvelle d’un médecin et le téléphone tardait à sonner. La panique s’en est donnée à cœur joie. Alors, je me suis souvenu de l’enseignement du zen qui invite à se livrer corps et âme à l’action. Je me suis muni d’un balai, j’ai rangé ma chambre. Puis j’ai médité en dédiant ma pratique à tous celles et ceux qui souffraient à travers le monde.

Repérer les engrenages avant de s’y engouffrer, voilà le défi majeur du pratiquant ! Souvent, à Séoul, je traversais le quartier des prostituées, apercevant des hommes qui attendaient sur le seuil. Spectacle tragi-comique que de voir ces individus hésiter à franchir le pas ou non. La vie spirituelle tient dans ces microchoix, ces fractions de seconde où nous pouvons encore éviter de cuisants regrets. Comment avoir un brin de recul dans ces instants cruciaux ? Pour calmer le mental qui s’agite, rien de mieux que de revenir au présent, sur la terre ferme, au « fais ce que tu fais ». On connaît la formule du sage : « Quand tu marches, marche, quand tu es assis, sois assis, surtout n’hésite pas ! » Quand tout va mal, lorsque l’ego nous tourmente avec ses délires, osons une fidélité au quotidien et continuons d’amener les enfants à l’école, de répondre à un mail d’une personne qui a besoin d’aide, à oser nous extraire, nous détourner du cinéma intérieur.