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L’égocentrisme

 

matthieu : Bien des gens pensent que si l’on ne se réfère qu’à soi, on jouit d’une liberté maximale : on n’est pas obligé de se plier à la volonté des autres, on décide de ce que l’on aime, de ce que l’on fait et de ce que l’on vit, on ne prend en considération ni le bien d’autrui ni l’ensemble de la situation. Mais ce faisant, on risque de devenir des Narcisses dont la principale préoccupation est de savoir comment on se sent, prêtant attention aux moindres réactions de son moi, envers lequel on est aux petits soins.

L’égocentrisme est fondamentalement un obstacle sur le chemin de la liberté et un rétrécissement du monde : si l’on vit avec le sentiment exacerbé de l’importance de soi, si l’on se représente l’ensemble de nos rapports aux autres et au monde en fonction de notre ego, on instrumentalise les êtres (est-ce qu’ils vont m’apporter quelque bienfait ou menacer mes intérêts ?). On est ainsi soumis aux diktats de ce petit potentat qui ne possède aucune limite dans ses caprices et ses exigences. L’univers apparaît comme une sorte de catalogue où l’on pourrait commander tout ce que l’on souhaite. Et l’on est malheureux parce que le monde n’est pas configuré pour satisfaire nos demandes sans fin. L’égocentrisme mène à la frustration et au tourment. On finit par être obsédé par le moindre plaisir ou déplaisir, on devient le jouet de ces microclimats de réactions d’attirance ou de répulsion, et loin d’être libre, on devient très vulnérable.

 

christophe : De manière générale, quand le mot « ego » apparaît dans une conversation, ce n’est pas bon signe ! Il désigne le plus souvent un excès d’attachement à soi, à ses intérêts, à son statut. Dans la terminologie psychologique, nous disposons de nombreux termes pour évoquer le lien que nous cultivons à nous-mêmes. Il y a par exemple l’égotisme, un terme plutôt technique que d’usage quotidien, que l’on retrouve dans l’œuvre autobiographique de Stendhal, Souvenirs d’égotisme. Le terme désigne, selon Paul Valéry, le « développement de la conscience pour les fins de la connaissance » : il s’agit d’accepter que le regard que nous portons sur le monde ne peut provenir d’ailleurs que de nous-mêmes. C’est un premier mouvement spontané, et c’est pourquoi l’essentiel de nos efforts, par rapport à cet « ego », doit être de nous en affranchir plutôt que de le nourrir, puis d’aménager un rapport lucide plutôt que de vouloir à tout prix nous en débarrasser.

Ce que l’on nomme « égocentrisme » désigne la tendance à se placer au centre, à considérer ses intérêts avant ceux des autres. Par exemple, dans une discussion, cela pourrait consister à parler systématiquement le premier avant de donner la parole à autrui ; ou lors d’un repas, à se servir avant tout le monde : même si on ne finit pas le plat, même si on en laisse aux autres, on passe tout de même avant eux ! L’égocentrisme ne s’accompagne pas forcément de regard négatif sur autrui, de mépris, de méconnaissance, il est juste une attention prioritairement portée sur soi. C’est une vision naïve et incomplète de la vie en collectivité, qu’on retrouve, à un moment donné, chez les jeunes enfants, plus qu’une philosophie existentielle organisée.

« Quand on souffre beaucoup, on écoute les autres en pensant à soi, on regarde le monde en pensant à soi. C’est épuisant et stérilisant. »

Dans l’égoïsme, on passe au cran supérieur. L’égoïste se fiche que les autres existent, il ne se préoccupe pas de leurs besoins. La devise « Après moi, le déluge » est caractéristique de l’égoïsme : une fois mes besoins satisfaits, ce qui arrivera à d’autres dans l’avenir m’indiffère. Je ne leur veux pas de mal, mais je ne fais aucun effort pour leur faire du bien. C’est une philosophie de vie basée sur le « chacun pour soi ».

Enfin, il y a le narcissisme, au sens où nous l’utilisons en psychologie et en psychiatrie : un égoïsme important, une surévaluation de sa valeur (autrement dit un « complexe de supériorité ») qui s’accompagne de mépris des autres, auxquels on se sent supérieur, et de droits que l’on s’arroge de ce fait. Les individus narcissiques ne se sentent pas obligés de respecter les règles de vie sociale puisqu’ils pensent que leurs droits sont supérieurs à ceux des autres : droit de parler plus que les autres (puisqu’ils disent des choses plus intelligentes), de dépasser les autres dans les files d’attente (puisque leur temps est plus précieux), de rouler plus vite (puisqu’ils conduisent mieux), de les déranger, mais sans pour autant tolérer de l’être par eux, etc. Dans le narcissisme, il y a combinaison d’égoïsme, de sentiment de supériorité et d’une relative amoralité. Le président américain actuel, Trump, en est hélas un assez bon exemple. La philosophie de vie narcissique est pathologique et toxique pour les groupes humains : elle les fait régresser, là où la collaboration et le respect d’autrui sont associés aux progrès de toutes sortes.

 

matthieu : Le narcissisme est décrit en psychologie comme une tendance au grandiose, un besoin d’admiration et un manque d’empathie. Le narcissique est un admirateur inconditionnel de sa propre personne – la seule chose qui l’intéresse – et il cherche inlassablement à renforcer l’image flatteuse qu’il a de lui-même. Il a peu de considération pour les autres, qui ne sont pour lui que des instruments susceptibles de rehausser son image. On a longtemps pensé qu’au fond d’eux-mêmes les narcissiques ne s’aimaient pas et se surévaluaient pour compenser un sentiment d’insécurité. Les travaux de recherche ont montré qu’en vérité les personnes narcissiques souffrent bel et bien d’un sentiment de supériorité. Lorsque le narcissique finit par être confronté à la réalité, il se met généralement en colère, envers les autres ou envers lui-même. Des études ont montré que ceux qui se surestiment présentent une tendance à l’agressivité supérieure à la moyenne.

La psychologue Jean Twenge a révélé que l’Amérique du Nord souffre depuis une vingtaine d’années d’une véritable épidémie de narcissisme. En trente ans, le nombre d’adolescents qui sont d’accord avec l’affirmation « Je suis quelqu’un d’important » est passé de 12 à 80 %. Aujourd’hui, toujours aux États-Unis, un collégien sur quatre peut être qualifié de narcissique. D’après les chercheurs, l’une des raisons de cet égocentrisme vient de l’usage des réseaux sociaux, qui sont en grande partie consacrés à la promotion de soi.

À l’opposé, toutes les religions nous rappellent les vertus de l’humilité. Les chrétiens insistent sur « l’oubli de soi » (kénosis). La règle de saint Benoît décrit les douze échelons de l’humilité que le moine doit mettre en pratique. Du côté de l’hindouisme, la Bhagavad-Gita nous dit : « L’humilité, la modestie, la non-violence, la tolérance, la simplicité […] la maîtrise de soi […] le non-ego […], telle est, je l’affirme, la connaissance. Le contraire de cela, est ignorance. » Le bouddhisme considère l’humilité comme une vertu cardinale semblable à une « coupe posée à même le sol, prête à recevoir la pluie des qualités ». Les humbles ne sont pas des gens remarquables qui s’évertuent à se persuader qu’ils sont nuls, mais des êtres qui font peu de cas de leur ego. Ils s’ouvrent plus facilement aux autres et sont particulièrement conscients de l’interdépendance entre tous les êtres et du sentiment d’appartenance à la grande famille humaine. Les chercheurs ont aussi mis en évidence l’existence d’un lien entre l’humilité et la faculté de pardonner. Ceux qui s’estiment supérieurs jugent plus durement les fautes des autres et les considèrent comme moins pardonnables.

La souffrance peut nous rendre égocentriques

alexandre : Peut-être se dissimule en nous, au tréfonds de notre personnalité, un « mini-Trump » qui claironne non pas « America first » mais « Me first », « Moi d’abord ». Sept milliards d’êtres humains vivent sur notre belle planète. Pourquoi ce mental nous leurre à ce point, en s’obstinant à se hisser au-dessus de cette multitude d’hommes, de femmes, d’enfants ?

 

matthieu : Si nous traçons une ligne et plaçons d’un côté notre personne et de l’autre les sept milliards d’êtres humains, et que nous persistons à penser que nous sommes plus importants que ces sept milliards d’individus, nous faisons une grossière erreur de calcul ! C’est là l’exemple même d’un asservissement aveugle à l’ego.

 

alexandre : Quelle aberration ! Quelle absurdité que de s’enliser dans cette grossière illusion : un, moi > sept milliards ! Fatale erreur qui ne relève pourtant pas de la perversion. En pleine souffrance se met en place comme un réflexe qui nous replie sur nous-mêmes jusqu’à nous inciter à oublier le monde entier. J’ai si peur de morfler que je m’accroche au personnage que je joue. Pourquoi jour et nuit, à plein temps, m’acharner à vouloir protéger, chouchouter, sauver le petit personnage auquel j’ai fini par m’identifier ? À trop vouloir sauver sa peau à tout prix, on risque fort cependant de négliger voire de mépriser les autres. À coup sûr, on se tire une balle dans le pied.

 

christophe : Ce que tu décris, Alex, me frappe en tant que médecin : régulièrement, nous régressons vers l’égocentrisme, notamment sous l’effet de la souffrance. Elle capte nos ressources attentionnelles et nous remet inlassablement au centre de tout, en nous remplissant de nous-mêmes. Quand on souffre beaucoup, on écoute les autres en pensant à soi, on regarde le monde en pensant à soi. C’est épuisant et stérilisant.

Il existe des travaux scientifiques très intéressants, réalisés à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris, par Philippe Fossati et son équipe : on fait lire des listes de mots – dont des mots négatifs (égoïste, cruel, lâche, menteur, etc.) – à des personnes déprimées et à d’autres non déprimées, tout en observant ce qui se passe dans leur cerveau avec des appareils de neuro-imagerie. Chez les déprimés, on voit une activation très importante des zones de référence à soi (comme le cortex préfrontal ventro-médian), notamment à la lecture des mots négatifs (ce qui correspond à leur tendance à s’auto-accuser et à se dévaloriser). Ils sont très centrés sur eux, mais, à l’inverse des narcissiques, c’est pour se critiquer. Les non-déprimés ne se sentent, en revanche, concernés que par certains mots négatifs, pas par tous : ils ne ramènent pas tout à leur personne, mais seulement ce qui a du sens par rapport à eux.

On pourrait dire qu’il s’agit à propos de la dépression d’un égocentrisme autotoxique. Et autoaggravant : en se centrant ainsi sur nous-mêmes de manière négative lorsque nous souffrons, nous aggravons encore notre souffrance (en nous focalisant sur cette partie de nous qui va mal et en l’assimilant à toute notre personne) et nous nous éloignons des solutions et des soulagements possibles (qui ne résident pas en nous à cet instant, mais plutôt dans l’intérêt porté vers le monde qui nous entoure). C’est pourquoi les personnes déprimées peuvent paraître égoïstes : c’est un égoïsme involontaire, car elles n’ont pas l’énergie, la capacité de faire l’effort de détourner leur attention d’elles-mêmes pour la porter vers autrui.

À un degré moindre, c’est ce qui se passe avec les personnes mal dans leur peau et dans leur vie : elles parlent trop d’elles, dans toutes les conversations, elles ramènent sans cesse la discussion vers leur nombril. Je me souviens ainsi d’une cérémonie de crémation d’une amie proche : dans la voiture qui nous reconduisait chez sa famille, pour une soirée de partage, nous parlions de ses cendres, en nous demandant quelles avaient été ses dernières volontés à ce sujet (les disperser ? les préserver ?) ; aussitôt, une des passagères de la voiture interrompit la conversation pour raconter que, pour sa part, elle avait demandé que ses cendres soient dispersées au sommet d’une montagne qu’elle avait gravie plusieurs fois, etc. Il y eut un grand malaise dans la voiture, jusqu’à ce qu’un de ses proches la remette sèchement à sa place en lui rappelant que, pour l’instant, ce n’était pas elle qui était morte…

Pour être tout à fait honnête, j’ai aussi observé cette tendance chez moi ! Lorsque je ne vais pas bien, je suis trop plein de moi et de mes souffrances, et si je ne me surveille pas, j’ai tendance à laisser mon ego souffreteux envahir mes pensées (ça, c’est mon problème) et mes discussions (ça, c’est un problème pour les autres). Plus je souffre, plus je me surveille pour m’efforcer de limiter mon temps de parole égotique : parler de mes soucis un temps, si l’on m’y invite ou si j’en ressens le besoin, puis vite redonner la parole à l’expérience des autres ! Je sais que cela me fera davantage de bien ! J’en avais un jour parlé avec une de mes tantes, très sympathique et drôle, mais très centrée sur elle-même et ses proches (ses enfants et petits-enfants), qui reconnaissait son égocentrisme avec humour en m’avouant : « Je suis malade de moi-même ! » Elle incarne à mes yeux ce que peut être une personne égocentrique sympathique : amusante quand on est soi-même de bonne humeur, mais agaçante le reste du temps. Heureusement qu’elle a beaucoup d’autres qualités !

Il est important aussi de rappeler que l’égocentrisme est un passage obligé dans le développement de la psychologie humaine : il y a une période de la vie où l’enfant, lorsque son identité émerge, est naturellement et transitoirement égocentrique (ou au moins égotiste, comme dirait Stendhal), il commence par voir et comprendre le monde à partir de lui-même, en référence à lui-même, à son échelle et selon ses règles. Un point essentiel de toute démarche éducative va donc consister, entre autres, à lui apprendre à dépasser cet égotisme enfantin, et à lui enseigner, par l’exemple et les conseils, l’existence et l’importance des autres. Toute éducation trop « narcissisante » va fabriquer des enfants tyrans, intolérants à la frustration, inaptes au bonheur et au bon compagnonnage avec leurs semblables. Mon ami le psychologue Didier Pleux a bien montré dans ses ouvrages comment les « enfants rois » deviennent très souvent des « adultes tyrans » et narcissiques. Malheureux et rendant les autres malheureux…

L’ego n’est ni un vice ni une solution

christophe : Il est important de ne pas porter de jugement moral sur l’égoïsme. Bien évidemment, il n’est pas une bonne solution. Mais il relève avant tout d’une erreur émotionnelle (quand la souffrance en est la source) ou intellectuelle (quand on calcule qu’on obtiendra davantage en faisant cavalier seul qu’en collaborant). Le plus souvent, donc, c’est une faute d’intelligence et non une faute morale. Même si l’on ne cherche pas à faire du bien aux autres, et que l’on ne s’intéresse qu’à l’atteinte de ses objectifs personnels, je pense qu’on se trompe fondamentalement en s’enfermant dans « la bulle de l’ego », comme tu l’appelles, Alexandre. Se refermer sur l’ego, c’est s’appauvrir et s’affaiblir : c’est un oubli profond de ce que peuvent nous apporter les autres (par leur aide, leurs conseils, leurs points de vue, leur affection, leur regard), un oubli aussi du bien-être que peuvent nous procurer les échanges avec eux (une part notable de ce qui nous rend heureux vient de ce que nous donnons et recevons). Ne demandons pas aux égoïstes de devenir altruistes, mais juste de comprendre cette vérité : sans les autres, ils se coupent les ailes !

Outre les intérêts matériels, les conséquences émotionnelles de l’ouverture aux autres devraient les motiver. De nombreuses études ont toutes conclu dans le même sens : plus il y a d’égoïsme et de narcissisme, moins il y a de bonheur dans nos vies. Et c’est dans le bonheur que nous nous sentons libres, car le bonheur est un état qui nous apporte l’énergie, l’envie, l’ouverture… Notre liberté est accrue par de bonnes relations aux autres : même si cela nous demande quelques efforts au départ. Ne pas s’occuper des intérêts d’autrui semble au début nous laisser plus libres (« un effort et une contrainte en moins »), mais à la fin nous serons perdants. La quête de la liberté demande aussi des efforts !

 

matthieu : En physique, en chimie et en mathématiques, l’expression « degré de liberté » indique la possibilité pour un système d’évoluer sans contrainte dans une direction particulière. Quand le système ne peut pas changer d’état, on considère que c’est le degré de liberté minimum. Un degré faible de liberté nous permet de passer d’un état A à un état B. Et dans un degré de liberté très grand, de multiples états et configurations sont possibles.

Dans la vie, l’égocentrisme est un appauvrissement parce que tout ramener à sa petite prison constitue une autolimitation de son potentiel : le monde est centré sur soi, alors qu’on est seulement un individu parmi un nombre infini d’autres êtres. On limite ainsi son degré de créativité, de liberté et son potentiel d’action. Les possibilités de l’existence sont tronquées et notre marge de manœuvre est réduite.

On demandait à Edison pourquoi il avait été nécessaire qu’ils se mettent à dix-sept pour inventer l’ampoule électrique, et il répondait : « Si j’avais pu le faire tout seul, je l’aurais fait… »

 

alexandre : Pour envoyer paître l’ego, cessons déjà de jouer au procureur général, renonçons à le considérer comme un péché, un vice, quand il s’agit d’un boulet. Pourquoi se sentir coupable de se trimballer ce fardeau ? Les égocentriques, dont bien souvent je viens grossir les rangs, ressemblent à des convalescents, des grands brûlés plus qu’à des pervers.

Ne jamais oublier la leçon de Spinoza : considérer nos tares, nos passions tristes, comme s’il s’agissait de courbes, de volumes ou de lignes, tenter de les comprendre, de nous attaquer au problème sans juger, à la manière du mécanicien de Chögyam Trungpa. Rien ne sert de condamner le chauffard qui a eu le malheur de planter sa bagnole dans le décor, quand il s’agit de retaper les tôles froissées, de réparer illico le véhicule. S’atteler à zigouiller l’égoïsme ne tient nullement de l’autoflagellation. Lançons-nous sans tarder sur un joyeux chemin, sorte de jeu de piste où se traquent les erreurs, les faux pas, sans esprit de sérieux ni psychodrame. L’égocentrisme procède plutôt de la pauvreté, d’une indigence, comme vous l’avez signalé. Il tient d’une limitation du champ de vision, d’un repli de la conscience sur notre seul intérêt. Étouffant en lui-même, il se met, comme qui dirait, dans une situation de handicap, coupé de l’infini, du monde, des autres.

Un pas de plus et nous voilà enlisés dans le narcissisme du pantin qui adore et chérit sa propre image. À ce stade, il y a carrément double peine, double restriction : d’abord, on se recroqueville sur soi, puis sur l’album-photo d’un ego perçu comme une entité étanche, autarcique. Le diagnostic du Bouddha est d’une vibrante actualité : toute fixation engendre de la souffrance. D’où l’on comprend que le narcissique n’a pas fini de morfler… En réduisant le monde à ses catégories, il s’ampute de l’essentiel. Fasciné par une image qui le coupe de la réalité, il erre dans une illusion totale. Face aux diverses pathologies du nombril, il ne sert à rien de jeter la pierre sur des prétendus pervers, alors qu’il est urgent de dépister les illusions d’optique. Toujours cet épineux et coriace problème de l’acrasie. J’ai beau savoir pertinemment que je cours droit vers l’abîme, comment oser bifurquer, ôter mes œillères, ouvrir les yeux ?

L’art culinaire possède ses exhausteurs de goût, ces condiments qui relèvent la saveur des mets. Existerait-il des exhausteurs d’ego ? Coups du sort, épreuves, souffrances, mépris de soi, manque de confiance, instinct de conservation, peur de mourir, comparaisons, blessures, tout concourt à ce que le petit moi s’arc-boute et se replie sur lui. Que dit le bouddhisme sur les facteurs qui durcissent le sentiment de ce fameux moi ?

« L’égocentrisme est un obstacle sur le chemin de la liberté et un rétrécissement du monde. »

 

matthieu : On dit que le Bouddha est un thérapeute. On doit donc se considérer comme un malade et non se blâmer. Tu parlais de l’instinct de survie. Le postulat du bouddhisme est que chaque être animé et sensible souhaite ne pas souffrir et rester en vie. Son aspiration la plus fondamentale est d’aller vers la libération de la souffrance et, par voie de conséquence, de vivre pleinement son existence. Si l’on doit se défaire de la souffrance et de ses causes, la sagesse et la connaissance sont nécessaires. Dans les sociétés tribales, en Amazonie par exemple, l’une des raisons pour lesquelles les personnes âgées sont très respectées est qu’elles ont réussi à survivre jusqu’à un âge avancé, ce qui est un exploit dans des conditions souvent très pénibles. Ce que l’on respecte, c’est donc les enseignements qu’elles ont tirés de leur expérience de la vie, qui leur ont permis de survivre dans des circonstances difficiles. Le discernement, l’expérience et la sagesse sont donc les valeurs clés qui nous permettent d’identifier les causes de la souffrance et de nous affranchir de leur servitude. Si cette démarche commence par soi, elle ne suppose nullement que l’on néglige les autres.

Comment lutter contre les exhausteurs d’ego ?

christophe : Oui, nous avons à faire cet effort de raisonner et d’agir sur les deux dimensions conjointes. Ce n’est pas « moi OU les autres », mais « moi ET les autres ». Qu’il s’agisse de bonheur ou de malheur. Ce n’est pas « mon » bonheur contre celui des autres ; je dois apprendre à me réjouir du bonheur d’autrui, d’abord par principe, puis par logique : il n’enlève rien au mien, et s’il doit avoir un effet, il sera positif car un entourage heureux sera plus à même de m’aider, de m’écouter, de m’aimer.

De même, attention à la compétition toxique du « qui est le plus malheureux ? » : parfois, les personnes qui souffrent ont tendance à comparer à l’excès, que ce soit pour se rassurer (« il y a pire que moi ») ou pour se plaindre encore plus (« ma souffrance est la pire »). Il est préférable de tourner le dos à ce genre de comparaisons, et de respecter toute souffrance, celles des autres ou les nôtres, sans hiérarchiser, de notre mieux.

Pour compléter ce que disait Alex sur le fait que l’égocentrisme n’est pas un vice, il est important, pour nous médecins, de rappeler : « Ne vous accusez pas ! Ne vous culpabilisez pas ! Repérez simplement ces moments où vous êtes excessivement autocentrés et demandez-vous de quoi ils sont le symptôme. Où est le problème derrière les “moi je moi je” ? Où est la souffrance ? »

Quand je prends conscience que j’ai une envie excessive (une fois de plus, il existe des envies légitimes) de parler de moi, de me plaindre, je peux me demander de quoi j’ai besoin. De plus d’attention, de compréhension, d’affection, d’amour ? Et voir si je peux les obtenir autrement qu’en tirant la couverture à moi. En exprimant directement ces besoins, par exemple…

Ce qui complique encore la tâche, c’est que nos tendances égocentriques sont régulièrement réactivées par la société dans laquelle nous vivons, qui nous pousse à nous accorder beaucoup d’importance. Toute la société de consommation abuse des « exhausteurs d’ego », selon la formule d’Alexandre. Et pas pour notre bien, pas pour nous remonter le moral ou nous valoriser sans arrière-pensées, mais pour le bien des actionnaires des trusts qui ont des leurres à vendre ! Les flatteries sur nos petites personnes auxquelles la pub a recours, « Vous êtes fantastiques, vous méritez le meilleur, tout de suite, sans attente, sans contrainte », ont évidemment pour but de nous faire acheter quelque chose. J’attends le jour où une pub nous dira : « Vous êtes géniaux tels que vous êtes, n’achetez rien, vous n’avez besoin de rien de plus ! » Je pense que je peux attendre longtemps ! Chaque fois que nous sommes ainsi valorisés, il y a un exhausteur d’ego, dont le but est de déréguler nos appétits : manger plus de denrées trop sucrées ou salées ou trafiquées, pour les exhausteurs de goût, ou acheter des choses inutiles et socialement valorisantes, pour les exhausteurs d’ego.

Grâce à La Fontaine et à sa fable Le Corbeau et le Renard, nous savons pourtant que « Tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute » ! Mais au bout d’un moment, nous l’oublions et nous croyons à ces flatteries mercantiles et factices. Ces dérégulations publicitaires nous poussent donc à acheter et à consommer pour accroître notre bonheur (grâce à ce nouveau canapé, cette nouvelle voiture), notre beauté (grâce à ces nouveaux vêtements), notre jeunesse (grâce à ces nouveaux produits cosmétiques)… Mais aussi notre liberté : la pub nous dit sans cesse « occupez-vous de vous ! écoutez-vous ! au diable les contraintes ! cédez à vos tentations ! ». Cette vision de la liberté est une impasse. Nous allons rapidement nous cogner au réel : celui de notre compte en banque, celui des besoins réels de notre entourage (nos enfants seront plus heureux de passer du temps avec nous que de se voir offrir un nouvel écran, même s’ils ne le savent pas eux-mêmes).

 

matthieu : À New York, les magasins d’une chaîne de pharmacies affichent au-dessus de leur vitrine la phrase suivante : « De quoi ai-je l’air ? Comment je me sens ? De quoi ai-je besoin, maintenant ? » J’avais envie d’écrire en dessous : « Je me fiche de mon apparence ; je me sens très bien, merci, et je n’ai besoin de rien. »

 

alexandre : Dégommons sans tarder l’affreux malentendu qui laisse accroire que l’altruisme tient du sacrifice. Comment tordre le cou à cette petite voix qui peut nous fourvoyer : « Jusqu’ici, je me suis consacré aux autres, j’ai donné, mais qu’ai-je reçu en retour ? » La générosité, la compassion, le don de soi ne saurait être une affaire d’expert-comptable, de bilan, de retour sur investissements. Quelle calamité que de reprocher à ses enfants une quelconque ingratitude. « Après tout ce que l’on a fait pour eux ! » L’altruisme s’élève au-dessus de tout placement. La niaise attente d’un renvoi d’ascenseur ne le concerne pas.

 

christophe : « Trop bon, trop con », dit-on parfois. D’abord, est-ce vrai ? On peut aussi être con par égoïsme, par mesquinerie. Ce n’est pas réservé aux gentils. Ensuite, cela concerne surtout la question de la déception qui menace ceux qui donnent avec une attente d’amour, de reconnaissance ou de réciprocité. En soi, il n’est pas anormal d’être heureux qu’on nous dise merci. C’est un plaisir et une source de motivation supplémentaire pour continuer. Mais c’est une attente à dépasser et dont il ne faut pas rester prisonnier : « OK pour attendre un retour, mais acceptons aussi qu’il n’y en ait pas, parfois ! » Prenons un exemple : vous invitez des amis chez vous, plusieurs fois de suite, et eux-mêmes ne vous invitent jamais en retour. Le réflexe, souvent, consiste à se dire : « Puisqu’ils ne m’invitent pas, je ne les invite plus », au lieu de se dire : « Est-ce qu’on ne passe pas de bons moments ensemble ? » Et de se poser la vraie question : « Qu’est-ce que je recherche ? L’équité comptable ou le plaisir ? »

 

matthieu : Le Dalaï-lama dit lui-même : « Si vous avez une attitude altruiste, il n’est pas sûr qu’elle va plaire à l’autre. Mais de toute façon, vous êtes gagnant à 100 %. Car c’est un état d’esprit éminemment gratifiant en soi. »

Raphaëlle, l’une de mes amies proches qui travaillait au Tibet à la construction d’écoles et de cliniques, a connu des moments de découragement et a été blessée à force de se heurter au machisme de certains qui la traitaient durement et injustement. Elle est venue demander conseil à l’un de nos maîtres, qui lui a dit : « Ton travail n’est pas de rendre les gens parfaits – ça c’est le travail du Bouddha – mais de construire des écoles et des cliniques. » On ne peut pas s’attendre à ce que les gens se comportent bien, simplement parce qu’on les aide. Lorsque l’on s’engage dans des projets humanitaires, il est important de reconnaître que le but est de soigner, d’éduquer, même s’il arrive que l’on rencontre en chemin des gens peu reconnaissants, véreux, voire malfaisants. Le jugement moral est une chose, la compassion une autre : elle vise à remédier aux souffrances, quelles qu’elles soient, où qu’elles soient et quelles que soient leurs causes.

 

christophe : Ce que tu dis est essentiel, Matthieu. Finalement, l’altruisme est une solution joyeuse à l’égotisme. Mais il en existe sans doute plusieurs versions, plusieurs étapes.

Il y a des personnes assez naturellement altruistes, question de gènes, d’éducation ou de trajectoire de vie. C’est merveilleux qu’elles existent et soient des sources d’inspiration, elles chez qui l’altruisme est une évidence et qui le pratiquent avec simplicité, comme elles respirent. Pour les autres, dont je suis, il faut des efforts réguliers ! On commence souvent par un altruisme avec des attentes : comme tous les apprenants, nous avons besoin d’être récompensés et guidés ! Rien de méchant si ce n’est qu’une étape ; mais attention aux déceptions ! Régulièrement me rappeler que si je suis déçu, c’est mon problème, pas celui de l’autre.

Puis il y a l’altruisme sans attente, vers lequel on s’efforce de progresser. Selon les contextes, selon les moments de notre vie, on peut y arriver, on peut parvenir à se comporter comme un bodhisattva, ainsi que l’évoquait Matthieu. Pour faire simple, il s’agit, dans le bouddhisme, d’êtres humains qui ont le souci d’aider les autres à progresser tout en progressant eux-mêmes (on ne laisse personne derrière soi) ; le bodhisattva cherche à s’approcher de l’Éveil, mais en aidant aussi les autres à s’en approcher. Bien évidemment, fonctionner en permanence ainsi est difficile pour la plupart d’entre nous. Parfois, on a mal aux dents, mal au dos, on a des soucis et on n’y arrive tout simplement pas !

Mais quand on a réussi à fonctionner sur ce registre, à vivre ainsi, à raisonner, ressentir et agir ainsi, cette expérience laisse un goût de « revenez-y ». Les personnes dont parlait Alexandre, qui régressent de l’altruisme avec attente vers l’égocentrisme, par déception, par fatigue, sont peut-être des gens qui n’ont pas assez souvent goûté aux bénéfices de l’altruisme sans attente. Car là, on est vraiment dans la liberté intérieure, on vit la légèreté de l’altruisme sans rien attendre en retour. Attendre quelque chose, c’est être moins libre.

Quand on est médecin, il arrive qu’on ait des patients qui râlent tout le temps, qui ne sont pas gratifiants. Certains jours, c’est pesant, et en ce qui me concerne, je me dis alors que mon rôle n’est pas d’avoir des patients gentils, mais de les soigner. Et je les traite comme s’ils étaient « gentils ». Je m’efforce de ne pas lier mon attitude à la leur. Je m’y évertue en général en tant qu’humain, mais encore plus en tant que médecin : il y a dans la relation de soin trop d’enjeux pour que je me laisse aller à des exigences de réciprocité. Ce n’est d’ailleurs pas une relation tout à fait égalitaire et symétrique : du fait de leur souffrance et de leurs attentes, les patients sont en position de vulnérabilité par rapport à moi. Mais c’est vrai aussi à chaque fois que nous sommes en face de quelqu’un qui souffre.

Néanmoins, je pense qu’il faut être soi-même en forme pour être capable de cette attitude. D’où l’importance du soin de soi !

 

matthieu : Il faut savoir rester altruiste dans la mesure de ses capacités pour éviter le burn-out. Préserver nos facultés de pouvoir aider autrui. En dépassant ses limites, on accomplit moins qu’on ne le pourrait.

 

christophe : Encore une fois, l’étape de l’égocentrisme n’est pas à éradiquer, mais à dépasser. Elle est un point de départ, et parfois un point de régression nécessaire et justifié. Par exemple, si nous traversons des épreuves importantes.

J’aime bien l’exemple du masque à oxygène : dans les avions, lorsque l’équipage déroule les consignes de sécurité aux passagers, on nous explique qu’en cas d’incident conduisant à une dépressurisation de la cabine des masques à oxygène tomberont devant nous. Et on dit aux parents : placez d’abord le masque à oxygène sur votre visage, avant de le mettre sur celui de vos enfants. On commence par soi pour pouvoir mieux aider autrui ensuite ; ce n’est alors pas de l’égoïsme, mais du pragmatisme.

Quand je prends cinq minutes entre deux patients, pour récupérer émotionnellement, respirer en pleine conscience, me détendre et me recentrer, c’est du temps que je me consacre au lieu de leur consacrer. Mais je le fais tranquillement parce que je sais aussi que je vais mieux les écouter et les aider ensuite.

 

matthieu : On peut transcender deux types d’attente : la reconnaissance et le succès à tout prix. Évidemment, lorsqu’on se lance dans une cause, on s’attend à ce qu’elle porte ses fruits. Mais il faut aussi être capable de lâcher prise si la tâche entreprise, pour une raison ou pour une autre, ne rencontre pas le succès escompté. Être dévasté si l’on est confronté à l’échec relève, pour une part, de l’égocentrisme. Vouloir à tout prix que le projet réussisse procède d’une certaine arrogance. Lorsqu’il échoue, mieux vaut se dire que l’on a fait de notre mieux, que l’on n’a rien à se reprocher (si c’est bien le cas !) et passer à autre chose en gardant l’esprit serein.

 

alexandre : Rousseau apporte de l’eau à notre moulin lorsqu’il distingue l’amour de soi (se protéger des maladies, des intempéries, prendre soin de son être…) et l’amour-propre, qui nous expose dangereusement au désir de s’imposer, de briller, de se démarquer, bref au narcissisme ; pire, à la volonté de puissance, à l’égoïsme le plus effréné.