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L’entraînement de l’esprit

 

christophe : En parlant de ce parfum de rose, tu as fait un travail d’enquête psychologique qui me fait penser au célèbre épisode de la madeleine dans À la recherche du temps perdu de Proust : le narrateur sent que quelque chose se passe dans un repli de sa mémoire au moment où il déguste un gâteau, et prend le temps d’accomplir tout un long et passionnant exercice d’introspection pour remonter jusqu’à un délicieux souvenir d’enfance. Dans ton cas, cet effort d’élucidation de la montée d’angoisse t’a permis d’alléger son emprise sur toi : c’est l’intérêt même de l’entraînement mental que de pouvoir nous aider rapidement et efficacement, face aux événements de vie, à accroître notre liberté intérieure (liberté de cheminer dans sa mémoire pour Proust, liberté de dissoudre ton anxiété pour toi).

Qu’est-ce que l’entraînement de l’esprit ?

christophe : Qu’est-ce qu’« améliorer » son esprit ? Qui n’a rêvé de disposer d’une meilleure mémoire, d’une attention plus stable et résistante aux distractions, d’être capable de comprendre ses émotions et de les utiliser au mieux, d’avoir plus de volonté et de discernement, d’être plus généreux et plus altruiste ? Mais comment fait-on pour développer ces qualités ? Est-ce cela qu’on appelle l’« entraînement de l’esprit ? »

C’est dans ta bouche, Matthieu, que j’ai entendu pour la première fois cette formule, il y a bien longtemps. Tu parlais du body-building, de tous ces gens qui consacrent des heures à sculpter leur corps, et tu te demandais pourquoi ils ne faisaient pas également de mind-building, pourquoi ils ne dédiaient pas la même énergie à améliorer le fonctionnement de leur esprit ? Cette image m’avait d’abord amusé, puis fait réfléchir.

 

matthieu : Ce n’est bien sûr qu’une image imparfaite, car l’idée de « muscler » son cerveau est quelque peu simpliste et réductionniste. Mais cette image montre que, comme nos muscles, nos qualités et nos défauts ne sont pas figés. L’entraînement de l’esprit permet de cultiver nombre de qualités qui font de nous un meilleur être humain. Il serait étrange et contradictoire de se moquer de cette démarche tout en reconnaissant la nécessité d’apprendre à lire et à écrire, à jouer d’un instrument de musique et à acquérir des connaissances. Par quel mystère en irait-il autrement des qualités humaines ? Elles s’avèrent aussi malléables que toute autre capacité susceptible d’être améliorée par la pratique.

 

christophe : Pendant des années, j’avais beau être psychiatre, médecin du cerveau, les objectifs sur lesquels je faisais travailler mes patients étaient de l’ordre d’un allègement de leurs souffrances, mais pas tellement d’un développement de leurs capacités mentales. Mais finalement, on a aujourd’hui compris que la psychothérapie avait intérêt à être envisagée aussi comme la discipline de l’entraînement de l’esprit : entraînement à moins souffrir, à moins faire souffrir, mais aussi à mieux cultiver toutes ses qualités ; ce second objectif pouvant nettement améliorer le premier, car une bonne partie de nos souffrances se nichent dans nos incapacités ou méconnaissances en matière de fonctionnement de l’esprit. L’angoisse ou la dépression, la colère ou le découragement ont d’autant plus de prise sur nous que nous ignorons les lois, souvent simples pourtant, du fonctionnement de notre esprit et de nos émotions.

La règle la plus importante du changement psychologique nous est donnée par Aristote : « L’excellence est un art que l’on n’atteint que par l’exercice constant. Nous sommes ce que nous faisons chaque jour. L’excellence n’est donc pas une action, mais une habitude. » Nous, psychothérapeutes, ne visons pas l’excellence, mais le changement ; remplaçons donc les mots dans la phrase d’Aristote, et nous avons le message : tout changement psychologique ne relève pas d’une simple décision ni d’un déclic, mais d’une pratique régulière.

 

alexandre : À mes yeux, la pratique spirituelle, la méditation, l’entraînement de l’esprit procèdent d’un déménagement intérieur : il s’agit de descendre d’un ou même carrément de plusieurs étages pour atteindre le cœur de notre être, loin de l’agitation, ses angoisses habituelles. Entraîner son esprit, c’est en somme le déprogrammer, le déconditionner, s’employer avec bienveillance à repérer la logique de dingue du mental – c’est souvent un grand parano et un sacré tyran – pour nous élargir et sortir progressivement de nos préjugés. À la surface, où sévit le fameux ego, règne l’appât du gain, la crainte, les projections et une insatisfaction des plus tenaces. Au plus profond de notre être nous attend la nature de bouddha, le calme, la paix, une liberté inconcevable.

Pour inaugurer l’ascèse, osons voir le diagnostic en face, reconnaissons que bien souvent, ce sont nos peurs, nos complexes, nos délires qui tiennent les ficelles. Un pas de plus et nous voilà carrément comme des marionnettes, des pantins, des girouettes voire d’étranges robots. Heureusement, la pratique est là pour nous apprendre à danser dans le chaos sans en rajouter des couches. Loin de la corvée, elle s’apparente presque à un jeu : traquer le baratin intérieur de radio Mental, regarder l’inconsistance des désirs les plus tenaces, dissoudre les illusions qui nous coupent du monde et de la liberté.

 

christophe : Les transformations de l’esprit obéissent pour beaucoup aux mêmes règles que celles du corps. On ne peut pas se réveiller le matin en décrétant : « À partir d’aujourd’hui, je vais avoir plus de souffle, être plus souple et plus musclé ! » Mais on peut se dire : « À partir d’aujourd’hui, je vais courir régulièrement pour avoir plus de souffle, faire du yoga pour être plus souple, et un peu de gymnastique pour être aussi plus musclé ! » De même, l’énoncé « à partir d’aujourd’hui, je vais moins stresser, être plus heureux et plus généreux » ne fonctionne pas, ou pas très longtemps. Ce qui est efficace, c’est de s’y entraîner quotidiennement. C’est cela, le principe de l’entraînement de l’esprit : pour résister au temps qui passe, aux oscillations de motivation, et aux déstabilisations de l’adversité (pas facile de ne pas stresser face aux stresseurs ! pas facile de rester généreux quand on traverse des moments de manque personnel !), tout changement doit devenir une habitude, enracinée et donc résistante à l’effacement.

Ainsi, la plupart de nos comportements et de nos émotions relèvent certes des objectifs qu’on s’est fixés, des valeurs qui nous inspirent ou de notre volonté, mais aussi d’un travail obscur et humble, d’une pratique régulière, qui ne porte pas ses fruits immédiatement, mais qui, comme tous les apprentissages, a un impact significatif sur le long terme.

Il y a deux grandes erreurs concernant ces efforts. D’une part, beaucoup de gens pensent qu’on ne peut guère changer psychologiquement, que le naturel revient toujours au galop. Ils se trompent sur le côté inéluctable du tempérament, « je suis comme ça », « voilà, c’est ma nature… » Et d’autre part, à l’opposé, ils surévaluent leur volonté : « Si on veut, on peut. » Ils veulent progresser, le décident, mais échouent parce qu’ils pensent que la décision et le déclic suffisent. Mais la vie est déjà assez compliquée comme ça : on ne peut pas décréter la mobilisation générale de notre volonté à chaque moment de la journée, face à un souci, à une montée d’émotion, à une situation compliquée. Nous avons besoin d’automatismes facilitateurs, de « bons réflexes », quitte à décider de ne pas les suivre si nécessaire. Tel est, me semble-t-il, l’enjeu de l’entraînement de l’esprit.

 

matthieu : N’est-il pas possible de faire l’expérience du monde d’une manière plus juste et heureuse, comparée à notre lot quotidien ? Rien ne vaut-il la peine d’être amélioré dans notre existence ? Est-il vrai que nos travers et nos émotions conflictuelles soient indispensables à la richesse de la vie et fassent de nous la personne unique en son genre à laquelle nous sommes tant attachés ? Ne sommes-nous pas victimes du « syndrome de Stockholm » en nous prenant d’affection pour les états mentaux qui nous tiennent en otage et nous privent de notre liberté intérieure ? Être affranchi de nos automatismes et de nos conditionnements habituels n’enlève rien à la richesse de l’existence, bien au contraire. Cette liberté élargit notre horizon, révèle des potentialités négligées. Elle nous ouvre à autrui puisque nous sommes moins accaparés par notre vulnérabilité et par le sentiment exacerbé de l’importance de soi.

Les sciences contemplatives comme les neurosciences nous apprennent que nous pouvons nous transformer et que notre cerveau change à mesure que nous cultivons de nouvelles aptitudes. On peut apprendre à jongler, mais aussi à devenir plus bienveillant et plus libre intérieurement. La graine n’est pas la pousse, laquelle n’est pas encore la fleur ni le fruit. Or nous avons tant à apprendre concernant nos émotions qui, pour un rien, forment l’étincelle qui met le feu à un tas d’herbes sèches, puis à la forêt tout entière.

Par ailleurs, pour la plupart d’entre nous, nous sommes peu familiers avec l’aspect fondamental de la conscience que l’on peut appréhender derrière le rideau des pensées. Lorsque l’on parle à quelqu’un de la « nature de l’esprit », bien souvent, cette notion n’évoque pas grand-chose. Il importe donc de se familiariser avec la présence éveillée, la conscience pure dénuée de constructions mentales qui est au cœur de notre expérience. Or c’est bien au sein de cette présence éveillée que l’on devient capable de gérer les émotions au moment même où elles surviennent.

Quel rapport à la liberté ? Si nous voulons nous affranchir des diverses causes de la souffrance, il importe de faire preuve de discernement envers les aspects les plus subtils de la loi de cause à effet, de ce qu’il convient d’accomplir ou d’éviter. À cette fin, il est bon de maîtriser notre esprit comme le marin maîtrise son navire ou le cavalier sa monture.

On pourrait arguer que la vie nous apprend suffisamment de choses et qu’il n’est pas nécessaire de s’infliger le labeur d’un entraînement de l’esprit. À l’occasion d’un voyage en Corée, j’ai discuté avec l’abbé et les moines d’un monastère zen. Cet abbé me disait : « Vous parlez de cultiver l’amour altruiste et la compassion. Mais les gens ont déjà tant à faire ! Vous allez rajouter à leur stress. Ce qu’il faut, c’est vider l’esprit de tout concept. » Je me suis permis de suggérer qu’il était fort possible que la bienveillance réduise le stress au lieu de l’augmenter.

 

alexandre : L’urgence, l’immense défi, c’est purger l’esprit de cette volonté de pouvoir que l’on peut, à son insu, exercer sur les autres. À ce propos, Anthony de Mello, dans Quand la conscience s’éveille, tire à boulets rouges sur les caricatures de la charité. Il dénonce toutes ces BA, ces bonnes actions accomplies pour son confort personnel, pour éviter les morsures d’une mauvaise conscience. Rien à voir avec l’authentique compassion qui est dépourvue de tout narcissisme, de toute volonté de retour sur investissements.

Le zen nous invite à passer par la Grande Mort, à se déprendre de tout, à oser l’abandon complet pour renaître et redevenir un enfant. Certes, ce baptême du feu est quelque peu décoiffant. Pourtant, ce délicat passage qui peut déboucher, si l’on se fourvoie, sur le fanatisme voire sur une indifférence d’airain, ouvre à la liberté, à un cœur innocent et limpide qui va vers l’autre sans calcul.

 

matthieu : D’après le bouddhisme, pour qu’une vertu – comme la générosité, la patience ou la persévérance – contribue à nos progrès vers la liberté intérieure, vers l’Éveil, il importe qu’elle soit dénuée d’attachement aux notions de « sujet » (« moi », le « généreux »), d’« objet » (l’« autre » qui reçoit mon don et devrait en être reconnaissant) et d’« action » (être hyper-conscient que l’on est en train de « donner »). Le don doit être mû par un pur sentiment d’amour désintéressé, accompli avec la fluidité d’un esprit libre de toute forme de saisie. De même, la patience ne doit pas procéder d’une vertu crispée qui se martyrise en étant patiente, mais d’une invulnérabilité souriante et légère surgie d’une vraie liberté intérieure.

 

christophe : Tout comme l’entraînement du corps nous permet de courir plus longtemps sans avoir à forcer ni à nous « arracher les tripes », comme on dit en langage sportif, celui de l’esprit nous permet de fonctionner au quotidien plus sereinement et donc, plus librement, sans être absorbé par l’effort ou concentré sur la difficulté : c’est un paradoxe, mais notre liberté intérieure a besoin d’automatismes, de bons réflexes pour s’exercer pleinement.

Si l’entraînement de l’esprit ne relève pas simplement d’une volonté de changer, il ne procède pas davantage d’une démarche intellectuelle : réfléchir sur ses limites et ses objectifs ne suffit pas. C’est pourquoi il est très lié pour moi à la découverte de la méditation de pleine conscience. Car plus je médite, plus je vois clairement la différence entre d’une part réfléchir à quelque chose – à des intentions, des résolutions –, et d’autre part s’y exposer dans un espace de conscience ouvert et fluide, qu’on arrive à créer quand on s’est mis sur le registre de la pleine conscience. De par le fonctionnement très spécifique du cerveau obtenu par la méditation de pleine conscience, on devient plus réceptif, plus malléable, plus ouvert, et je pense que c’est un processus de changement personnel qui complète celui que l’on obtient par le travail de la volonté, de la réflexion : il y a alors quelque chose qui est plutôt de l’ordre de la réceptivité, du lâcher-prise, de la profondeur des niveaux atteints. Ça ne reste pas au niveau du cortex, de l’intelligence, du rationnel : quand on médite, on essaie aussi de faire entrer ces choses-là au plus intime de nous, dans notre corps, dans les zones cérébrales profondes du cerveau émotionnel. Et cette imprégnation facilite ensuite la mise en pratique répétée des comportements adaptés.

 

matthieu : Aristote disait que cet équilibre est respecté lorsqu’on exprime la bonne émotion – adaptée à une situation particulière – avec la juste intensité, ni trop ni pas assez. On peut apprivoiser nos émotions avec patience et douceur, comme on le ferait avec un animal sauvage.

L’émergence de la cohérence intérieure

christophe : Il est important de comprendre aussi que tant la sagesse que la liberté intérieure, qui vont de pair, sont des compétences ou capacités « émergentes » : c’est-à-dire des phénomènes qu’on ne peut décider de déclencher à volonté, mais dont on peut faciliter l’apparition (l’émergence depuis notre esprit) en réunissant certaines conditions. C’est comme pour le sommeil : on ne peut pas décider de s’endormir, mais on peut réunir les conditions pour permettre au sommeil de venir (une journée bien remplie, une soirée paisible, pas d’écrans une ou deux heures avant le coucher, songer à quelques images agréables ou instants de petits bonheurs avant de s’endormir, dans une pièce sombre et pas trop chauffée, etc.).

 

matthieu : Les qualités nouvelles d’un phénomène émergent sont davantage que la somme des composantes qui l’ont fait émerger : le tout est plus que la somme des parties. Si l’on considère, par exemple, la fluidité de l’eau et ses autres qualités, on ne peut pas les déduire rien qu’en examinant les qualités des molécules d’eau, H2O, considérées individuellement. De même, la conscience est bien davantage que la simple addition des propriétés des neurones du cerveau, des cellules du corps et des éléments de notre environnement, quand bien même ceux-ci servent de support à l’expression de la conscience. Dans le cas des qualités humaines, elles émergent d’un ensemble de composantes qui peuvent toutes être cultivées individuellement. Le sentiment de plénitude qui constitue un bonheur authentique, par exemple, est davantage que la simple addition de l’équilibre émotionnel, de la résilience, de la bienveillance, de la sérénité, etc.

 

christophe : Oui, mais il faut cultiver régulièrement ces composantes pour que le phénomène « émerge », c’est-à-dire sorte de nous-mêmes. On ne parle pas ici de qualités « tombées du ciel » ! Les composantes qui facilitent l’apparition de la liberté intérieure sont multiples : apaisement et équilibre émotionnel, recul sur soi, juste compréhension de la dynamique de nos émotions, associée à une juste pratique de leur régulation, habitude prise d’attentivement observer ses pensées, surtout lorsqu’elles se présentent sous forme de certitudes ou de convictions. « Dès qu’on a pensé quelque chose, chercher en quel sens le contraire est vrai », dit Simone Weil. C’est un bon exemple d’entraînement de l’esprit dans le domaine du recul sur soi et de la quête de la nuance, sinon de la vérité même.

On ne peut pas cultiver le bon fonctionnement de notre esprit comme une sorte d’entité globale, mais on va travailler chacune de ses composantes. On se fixe des objectifs spécifiques, mais qui dessinent le paysage mental et émotionnel dans lequel nous rêvons d’habiter.

 

matthieu : La superposition de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel engendre une lumière blanche. De même, si l’on crée une cohérence entre la compassion, la maîtrise de l’esprit, la liberté intérieure, le discernement et la joie de vivre, les couleurs variées de ces qualités forment la lumière blanche de la sagesse. La sagesse n’est pas la simple addition de ces qualités, mais ce qui en émerge.

 

alexandre : Pourquoi est-ce si crucial de s’attaquer à l’entraînement de l’esprit ? D’abord, c’est lui le grand interprète qui traduit, organise, met en scène les expériences et les circonstances de notre quotidien. S’il se plante, s’il se goure, s’il comprend tout de travers, nous voilà vraiment dans de beaux draps ! Épictète disait déjà : « Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les opinions qu’ils en ont. » Et Sénèque est formel : si nous ne parvenons pas à devenir l’ami de nous-mêmes, si nous avons l’oisiveté malheureuse, il est impossible de rencontrer quelque félicité. Bien souvent, nous ne sommes que nos propres bourreaux, inventant à longueur de journée des soucis, mille et un tracas. C’est comme s’il y avait deux couches à la souffrance : primo, le tragique de l’existence, les tremblements de terre, les catastrophes naturelles, les maladies, la mort… Deuxio, la tonne de psychodrames, de mal-être fabriqués par le mental, la comparaison, l’illusion.

La bonne nouvelle, c’est précisément que sur ces tourments autogénérés, nous ne sommes pas sans pouvoir. D’où la nécessité de transformer son esprit et ne pas reléguer à une activité annexe ce qui peut nous aider à moins nous pourrir la vie. Il est urgent de s’y adonner corps et âme sans se perdre dans les affaires courantes. Peut-être qu’avec l’amour, c’est le défi le plus important au monde ? Comment accéder à la paix, à la joie, à un équilibre si la machine qui décrypte le monde déraille complètement ? S’ajuster, traquer les illusions et les préjugés, affiner son regard sur le monde n’a rien de triste, au contraire. Comme Spinoza le révèle, se dégager de l’erreur et des passions tristes nous ouvre à une immense joie. Pourquoi s’en priver ?

L’entraînement permanent de l’esprit, malgré nous… et parfois contre nous

alexandre : L’existence est tragique et comique en un sens… C’est dingue qu’aujourd’hui, glanant des outils avec vous, j’ai le culot de donner des conseils pour oser se lancer à fond dans l’aventure de l’entraînement de l’esprit ! À une époque pas si lointaine de ma vie, je me suis retrouvé totalement en roue libre. J’avais perdu le contrôle. D’où la nécessité de demeurer vigilant, aux aguets, sans faire monter le crispatiomètre. Pratiquer l’ascèse, c’est faire péter les forces d’inertie, les résistances et peut-être désobéir à une partie de soi. Cioran n’est sans doute pas un cas si isolé. Il avoue : « Personne autant que moi n’a cultivé ses défauts avec tant de minutie et d’acharnement. »

 

christophe : Quand on parle d’entraînement de l’esprit, on pense à une démarche volontaire et consciente, et c’est bien le cas. Mais il n’y a pas que ça. Nous avons vu que nos environnements pouvaient aussi nous influencer et nous façonner par imprégnation culturelle (vivre dans une culture de la violence nous pousse plus facilement à avoir recours à la violence, sans que nous fassions d’efforts ou même que nous en soyons conscients). Lorsqu’une culture nous amène à pratiquer régulièrement certains comportements, à développer régulièrement certaines habitudes et automatismes de pensée, alors il y a aussi un entraînement de l’esprit. Mais il est de nature différente.

Les recherches en neurosciences montrent que nous apprenons sans cesse : chaque moment, chaque action, chaque interaction sont l’occasion pour notre cerveau de se développer d’une certaine façon, de tracer des « voies neurales », des chemins mentaux qui, s’ils sont régulièrement empruntés et pratiqués, deviendront des autoroutes pour nos pensées et nos émotions. Une question importante s’impose donc : quelles nourritures quotidiennes donnons-nous à notre cerveau, au travers de toutes nos activités ? Notre esprit s’entraîne tout seul, tout le temps, à notre insu : et il se nourrit de ce que nous lui offrons par les objets sur lesquels nous portons notre attention, par l’environnement dans lequel nous l’immergeons avec nous.

 

matthieu : Tes propos démasquent le leurre de l’éducation « neutre ». L’entraînement de l’esprit et la méditation ne sont pas des démarches artificielles : nous entraînons constamment notre esprit, à toutes sortes de choses, en regardant la télé par exemple – ce qui n’actualise pas forcément le meilleur de nous-mêmes ! L’entraînement sous sa forme la plus noble s’appelle l’« éducation ». Sous une forme plus prosaïque, c’est un « conditionnement ». Tous deux (l’éducation et le conditionnement) procèdent du même processus de neuroplasticité. On hésite à introduire à l’école l’apprentissage de valeurs éthiques, mais les enfants vont de toute façon se forger une morale. Mieux vaut qu’elle soit fondée sur des valeurs universelles comme la bienveillance, l’honnêteté et la droiture que formée au contact de la télé-réalité et de jeux vidéo d’une violence inouïe. La volonté de provoquer, de faire la guerre sur les cinq continents comme ce fut le cas de nombreux présidents américains, résulte de cinquante ans d’entraînement de l’esprit, plus ou moins conscient, à l’arrogance, à la pulsion de toute-puissance et à l’indifférence aux souffrances d’autrui.

Quand j’ai écrit mon livre sur l’altruisme, j’ai été frappé de découvrir les entraînements qui ont été, pendant un temps, imposés aux soldats américains pour surmonter leur répugnance à tuer. L’armée américaine s’était aperçue qu’au moment de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre de Corée, seulement 15 % des soldats tiraient sur l’« ennemi » sur la ligne de front, non par lâcheté, mais mus par une répugnance naturelle à tuer un autre être humain : ils faisaient semblant de tirer ou tiraient à côté. Du coup, avant la guerre du Vietnam, les instructeurs militaires ont entraîné les soldats pour qu’ils étouffent tout sentiment d’empathie et tuent sans hésiter. Durant les marches, à chaque pas, ils devaient scander « Kill » (« Tue »). Ils s’entraînaient à tirer sur des cibles à forme humaine qui n’apparaissaient qu’un court instant, obligeant les recrues à tirer sans réfléchir. Manquée, la cible disparaissait. Touchée, elle se renversait tandis qu’en giclait du sang artificiel. Le but avoué était de désensibiliser les recrues. Les résultats ont été spectaculaires : au Vietnam 80 % des soldats ont tiré sur l’ennemi. Mais ces mêmes 80 % ont ensuite présenté des syndromes post-traumatiques très graves. Ils avaient été forcés d’agir contre leur nature. Au bout de quelques années, ils ont été rapatriés, puis relâchés dans la société, sans accompagnement, ou presque. Nombre d’entre eux sont devenus dépressifs, alcooliques ou drogués.

Aujourd’hui, l’armée américaine compte davantage de morts par suicide que sur le front. Après s’être rendu compte de cette lamentable situation, l’État américain dépense des fortunes pour essayer de venir en aide tant bien que mal aux victimes de son propre système. Même chose avec les enfants-soldats en Afrique qu’on insensibilise en les forçant à tuer quelqu’un qu’ils connaissent. Dans tous ces cas, il s’agit là aussi d’un entraînement de l’esprit qui met en jeu la neuroplasticité.

Mieux vaudrait actualiser notre potentiel de bonté, non ? Et là, ce n’est pas de la chirurgie esthétique de l’esprit, mais l’accomplissement d’une manière d’être optimale. Ne laissons pas notre potentiel pourrir avant même qu’il ne se soit épanoui.

 

christophe : Cet entraînement de l’esprit peut nous permettre de choisir, entre toutes les capacités humaines nichées au fond de notre cerveau, celles que nous voulons voir croître. Nous avons, en tant que mammifères humains, des capacités à l’agression, à l’égoïsme, à la colère, etc. Mais nous avons aussi des capacités à la coopération, à l’altruisme, à la joie. Si je veux être libre de choisir, mieux vaut ne pas laisser mon cerveau être seulement nourri par mon environnement culturel ou par les circonstances, mais choisir de l’éduquer moi-même et de l’amener dans les bonnes directions !

 

matthieu : Quand on apprend le piano, un professeur nous corrige et nous indique les bons doigtés, on s’entraîne et on progresse. Dans le cas qui nous intéresse, le travail s’applique à notre propre esprit. Comment procéder ? Nous sommes tous d’accord sur ce point : si l’on veut se libérer de certaines composantes émotionnelles délétères, il faut d’abord les repérer et poser un diagnostic. Prendre conscience, par exemple, que l’on est soupe au lait, que l’on manque d’enthousiasme, ou que l’on souffre de jalousie chronique. Tout n’est pas à changer. Il faut repérer les aspects de nos états mentaux qui engendrent des tourments et mettre en place des antidotes appropriés. L’entraînement consiste également à favoriser l’épanouissement de certaines qualités, puis à les renforcer – la compassion et la force d’âme, par exemple. Un petit cœur devient un grand cœur et on finit par avoir – comme disait ma mère à propos d’une personne particulièrement bonne – « un cœur sur chaque main ».

Intelligence émotionnelle
et entraînement de l’esprit

christophe : En matière d’intelligence émotionnelle, l’entraînement de l’esprit consiste à créer de nouvelles habitudes, de nouvelles réponses aux situations qui activent nos émotions. En général, nos difficultés proviennent soit d’émotions trop intenses (comme dans les colères explosives, les attaques de panique, les crises de désespoir), soit d’émotions prolongées par les ruminations (ruminer ses idées noires, ses inquiétudes ou son ressentiment).

Ce qu’il faut bien comprendre pour commencer, c’est qu’aucune de nos activités mentales n’est anodine : à chaque fois que nous ressassons nos soucis, nous musclons notre capacité à nous faire du souci ; à chaque fois que nous ressassons notre rancune, nous musclons notre capacité à ressentir de la rancune ; à chaque fois que nous laissons notre esprit se faire happer par une distraction, nous musclons notre capacité à nous laisser distraire, etc. Entraînements de l’esprit involontaires, mais efficaces, hélas. Et de même, chaque explosion de colère ou chaque attaque de panique prépare le retour de la suivante, lorsque nous serons placés à peu près dans les mêmes circonstances.

Il importe donc de ne pas laisser « tourner ces programmes » dans notre cerveau. D’arrêter tout de suite les ruminations, dès qu’on s’en aperçoit ; par exemple en se livrant à une activité antagoniste : marcher, parler à quelqu’un, ou même les coucher sur le papier pour les clarifier et s’en débarrasser, ça ne marche pas si mal. En cas de montée de crise de colère, se mettre rapidement à l’écart, et procéder de même. C’est plus compliqué pour les attaques de panique, et il faut souvent l’aide d’un thérapeute ; mais ce dernier va tout de même expliquer comment les entraver soi-même, en respirant lentement, en restant attentif au monde extérieur au lieu de s’autocentrer et de partir dans les interprétations angoissantes de son état. Premier temps, donc, entraver ces programmes, perturber cet entraînement « sauvage » de l’esprit qui maintient nos souffrances émotionnelles.

« Entraîner son esprit, c’est le déprogrammer, s’employer avec bienveillance à repérer sa logique pour nous élargir et sortir progressivement de nos préjugés. »

Deuxième temps, tester de nouveaux programmes, « pour de vrai ». En thérapie comportementale, par exemple, se confronter aux situations qui déclenchent des peurs, mais sans obéir à la peur : si l’on a peur du vide, rester face au vide, en respirant calmement, mais sans fuir. À chaque nouvelle confrontation réussie (sans fuite) à la situation, le programme d’entraînement choisi (affronter) marque des points par rapport au programme d’entraînement subi (fuir). C’est pour cela que c’est long : si j’ai ressenti dans ma vie quarante crises de panique, il me faudra au moins quarante confrontations réussies à des situations « panicogènes » pour que les programmes, antipanique et propanique, soient à égalité, et que, peu à peu, mes réflexes soient plutôt de rester calme et de respirer que de m’affoler. De même pour la colère, plus j’aurai affronté de situations irritantes en ne m’énervant pas, plus mon programme de régulation émotionnelle – « ça m’énerve, mais je sais rester calme et dire calmement que ça m’énerve » – sera robuste, fonctionnel et s’activera en premier, avant le programme « si ça continue, je vais tout faire péter ! ».

C’est le même principe en psychologie positive, développer son optimisme ou ses capacités à la gratitude nécessite qu’on observe d’abord à quel entraînement spontané, non identifié, notre esprit est soumis : dans le cas de l’optimisme, n’aurions-nous pas tendance à ne jamais nous réjouir par prudence ? C’est-à-dire, ne nous sommes-nous pas très bien entraînés à freiner toute forme d’enthousiasme en interposant tout de suite des pare-feu – « ne te réjouis pas trop vite, on ne sait jamais… » ? Ou bien, pour la gratitude, est-ce que nous ne cultivons pas assez notre attention au bien qui nous vient des autres ?

Une fois ces repérages effectués, il faut faire tourner les programmes Optimisme ou Gratitude très régulièrement. Par exemple, chaque soir, évoquer trois événements méritant notre gratitude, si possible les écrire et mieux encore les exprimer : plus les exercices sont incarnés, les émotions vraiment ressenties et accompagnées d’actes concrets (écrire, parler ou téléphoner pour exprimer la gratitude), plus les voies neurales sont activées et fortifiées. C’est comme pour la mémoire : la répétition mentale aide, mais aussi la répétition à haute voix, l’écriture, l’expression à autrui (pour les blagues, par exemple, le meilleur moyen de les retenir est de les raconter plusieurs fois), etc.

Car il y a bien sûr un substrat biologique de l’entraînement de l’esprit lié à la neuroplasticité, autrement dit, à cette capacité du cerveau à se reconfigurer, à remodeler ses voies synaptiques en fonction des réseaux cérébraux qui auront été activés régulièrement par des événements mentaux, des actes, des émotions, des expériences de vie, le tout de manière répétée.

C’est un peu comme en sport : il existe toutes sortes d’entraînements, que l’on répète inlassablement. En rugby, par exemple, on commence par préparer des combinaisons pour enchaîner après les mêlées, les touches, les contre-attaques, etc. Puis on teste ces combinaisons face à une opposition, avec des remplaçants ou lors de matchs amicaux sans enjeux : on s’aperçoit que c’est un peu plus compliqué, mais que cela permet aussi de faire de petits réglages supplémentaires, et de mieux roder encore les combinaisons. Et le jour du match, face à une véritable opposition, en situation de stress, ça marchera mieux. Pour le changement psychologique, c’est pareil : il est indispensable de s’entraîner au calme, puis de le tester en vrai, dans la vraie vie, face à l’opposition du réel !

 

alexandre : Et si nous devenions des rugbymen de l’entraînement de l’esprit en appliquant le fair-play, la solidarité sur le terrain de la vie intérieure ? Un des grands chantiers du travail de soi consiste, ce me semble, à désamorcer les bombes à retardement léguées par le passé : traumatismes, blessures, attentes jamais comblées, manques affectifs, trahisons, déceptions… Une plongée en soi-même permet de revisiter les mille et un incidents, banals, oubliés, les trésors et les fantômes d’autrefois pour repérer leurs impacts souterrains, leurs influences, aujourd’hui, sur nos états d’âme, sur notre manière d’être au monde. Jusqu’à quand nous ramasserons-nous à la figure ce flot d’émotions ravivées par un simple souvenir ? Quand le zen parle de la Grande Mort, il nous invite à repartir, renouvelés, à renaître carrément. Nous pouvons aussi nous amuser à repérer les mille rengaines du mental : « Tu es heureux, tu vas le payer cher », « Tôt ou tard, tu vas claquer, prépare-toi à dégringoler ! », « Il m’en faut plus, consomme ! Donne-moi à bouffer, je suis en manque ! »… Tant d’hameçons nous arrachent au présent, nous tentent, nous cherchent. La pratique, c’est de maintenir le cap sans tomber dans le panneau.

Tous pareils ?

christophe : L’argument qu’on oppose parfois à l’entraînement de l’esprit, c’est la crainte d’un formatage, la peur qu’on finisse tous par se ressembler. C’est étrange, car le même enseignement, par exemple à l’école, ne produit pourtant pas le même effet et les mêmes résultats, selon les personnalités des enfants. Peut-être la crainte d’une uniformisation a-t-elle d’autres racines ? Peut-être avons-nous le sentiment que ce sont nos défauts qui nous aident à être nous-mêmes ? Les gens ont-ils l’impression de mieux se distinguer des autres grâce à leur égoïsme, leurs colères, leurs mesquineries, leurs travers, leurs défauts ?

 

matthieu : En somme, mieux vaudrait se distinguer dans l’individualisme que se ressembler dans l’altruisme ? Plutôt curieux, non ?

 

christophe : Très étrange ! Mais nous avons des excuses pour penser comme ça, c’est un thème récurrent de la culture occidentale. Nous connaissons le célèbre incipit du roman de Tolstoï, Anna Karénine : « Toutes les familles heureuses se ressemblent, mais chaque famille malheureuse l’est à sa façon. »

 

matthieu : Goethe n’écrivait-il pas que « trois jours de bonheur ininterrompus seraient insupportables, car c’est toujours la même chose ». Pour certains, la souffrance est excitante : riche en péripéties, elle donne du sel à la vie et une incandescence à notre ennui. Nos défauts seraient une myriade de petites bêtes fascinantes qui grouillent dans notre mental, tandis que les vertus ressembleraient à de pompeuses demoiselles tirées à quatre épingles. Cette tendance ne viendrait-elle pas du fait qu’il est plus facile de tourner ces qualités en dérision que de déployer les efforts nécessaires pour les acquérir ?

 

alexandre : La peur de l’inédit, l’opiniâtreté des habitudes, les forces d’inertie, il est tant d’obstacles au changement, sans parler de ce besoin de sensationnel, d’extraordinaire, de piment. Entre l’acharnement thérapeutique et le laxisme, pour reprendre un de tes mots, Matthieu, s’offrent le quotidien et ses mille occasions de progrès intérieur. L’âme a ses saisons. On se lève le matin en pleine forme et nous voilà plongés dans la mélancolie, l’angoisse, les tiraillements.

Et si le mental avait besoin de toujours ronger un os, de se faire les dents, de se sentir exister en ferraillant contre l’adversité, en se trouvant un ennemi intérieur ou extérieur pour justifier son existence ? S’initie-t-on assez à l’art du repos, à la recréation de soi, à la non-lutte, sans avoir besoin de ces montagnes russes intérieures pour se sentir vibrer ? C’est quand même dingue que, certains jours, nous en venions à préférer l’agitation au calme plat…

Apprivoiser l’ennui n’est pas une mince affaire, surtout à une époque où l’hyper-stimulation sévit de tous les côtés. Toujours demeurent ces deux couches qui nous donnent décidément du sacré fil à retordre : le tragique de l’existence, les catastrophes, les maladies, et cette torture intérieure, les psychodrames, les tracas fabriqués par l’ego. Je rêverais d’une vie sans cet encombrant boulet.

 

christophe : Mais face à cela, il y a l’idée que le bonheur nivellerait plus que le malheur, et que nous serions plus créatifs dans l’expression de nos défauts que dans celle de nos qualités ! Cela n’a pas été beaucoup étudié, mais le peu qui existe ne confirme pas cette idée. Les émotions agréables sont plutôt associées à une ouverture attentionnelle plus grande et à une plus grande flexibilité psychologique : cela ne va pas dans le sens de réactions stéréotypées ! On peut noter d’ailleurs que la diversité des émotions agréables ressenties (il existe une « émodiversité », tout comme une biodiversité) est associée à une meilleure santé.

Finalement, on peut rester très différents les uns des autres dans notre façon d’être gentil, généreux, optimiste ! Certains expriment très ouvertement leur gentillesse, d’autres l’expriment peu et discrètement, et commettent leurs petits actes de gentillesse en douce, etc. On peut n’être optimiste que dans certains domaines, ou en présence de certaines personnes, etc.

 

matthieu : Bien entendu, même les grands maîtres spirituels manifestent leur bonté sans faille de manières différentes. Le fait d’avoir acquis une grande sagesse et d’être parfaitement libre intérieurement n’empêche pas qu’ils ont des caractères différents et des façons d’enseigner différentes. Certains sont peu loquaces, d’autres enclins à la conversation. Certains sont des ermites que l’on ne peut rencontrer que dans leurs lointaines retraites, d’autres, comme le Dalaï-lama, partagent inlassablement leur vision de la compassion avec un nombre incalculable de leurs semblables.

 

christophe : Tout de même, pour les maîtres dont tu parles, on est sur une autre planète : à t’écouter, ils sont proches de la perfection, et là, effectivement, les qualités se ressemblent et s’alignent sur un idéal, non ?

 

matthieu : Oui, leur ressemblance tient aux choses essentielles – sagesse, compassion, contentement, maîtrise de soi… – et non aux apparences, à des aspects plus périphériques de leur caractère. C’est curieux, car chez tous ceux qui ont encore pas mal de chemin à parcourir, l’ampleur des différences révèle la variété infinie des défauts possibles, tandis que les qualités de la sagesse et la bienveillance ont tendance à se ressembler par leur adéquation avec la réalité. Faute d’en avoir fait l’expérience, sans raison valable, certains imaginent que si tous les êtres étaient bienveillants, patients, affranchis de la jalousie, ce serait casse-pieds : on s’ennuierait dans un paradis terne et monotone. La paix intérieure semble si lointaine… J’ai toujours trouvé étrange que l’on associe la sérénité, le calme et le silence à l’ennui. Pourtant, le sentiment de plénitude qu’apporte la liberté intérieure offre une richesse de chaque instant. La paix intérieure va de pair avec la joie de vivre, l’enthousiasme, l’ouverture aux autres, la force d’âme. Elle fait remonter à la surface le meilleur de nous-mêmes. Rien d’ennuyeux dans tout cela !

Le mode par défaut

matthieu : Les neuroscientifiques parlent de réseau cérébral par défaut pour désigner le mode d’activité du cerveau lorsqu’on ne fait rien de spécial et qu’on ne porte pas son attention sur un objet particulier. Sur le plan psychologique, c’est l’état d’esprit qui domine la plupart du temps, lorsque nous ne sommes pas engagés dans une activité mentale ou physique particulière. Ce peut être la sérénité, la liberté et le calme intérieurs, mais aussi la tristesse, l’ennui, ou l’agitation mentale.

 

alexandre : Mon mode par défaut, ce serait plutôt ces vieilles rengaines qui trouvent toujours un moyen de se recycler : « Foutu pour foutu… », « On ne se refait pas », « Il est fou et vain de s’acharner à redresser ce qui est tordu »… Un des grands chantiers de l’entraînement de l’esprit consiste à contempler, à observer les forces en présence et à repérer notre mode par défaut.

À ce titre, Pascal inviterait-il à s’attaquer au mal à la racine, à faire un retour sur soi ? En tout cas, il est un maître qui nous guide au-delà des sirènes et des attentes, au-delà des rôles et des vaines ambitions. Son diagnostic est limpide et libérateur : « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre. » J’y trouve un exercice, un outil et peut-être le premier pas de l’entraînement de l’esprit. Qu’est-ce qui peut bien me tomber dessus lorsque je reste seul dans ma chambre ?

J’appelle « point mort » l’état habituel de mon âme, ce que je ressens intérieurement lorsque je ne suis plus happé par les tâches, quand les distractions, les occupations ont cessé, dès que je me retrouve seul, sans activité, sans livre ni télévision, sans possibilité de m’évader. Est-ce l’angoisse, la peur, un mortel ennui, une paix, la confiance ? Repérer son « point mort » est une avancée considérable. Comment ne pas instrumentaliser les autres, accuser le monde, se fuir sans cesse, si au fond de nous, constamment, nous expérimentons le manque, les tiraillements, un mal-être existentiel ?

En médecine, on distingue l’allostasie et l’homéostasie. Est homéostasique celui qui trouve son équilibre intérieur en lui, pourrait-on dire. L’allostasique a en revanche besoin d’une substance, d’un autre, du divertissement pour tenir le coup. Identifier son mode par défaut, le climat intérieur dans lequel je baigne habituellement, découvrir sans juger si je penche plutôt du côté de l’allostasie est déjà une source de joie. L’entraînement de l’esprit tient du jeu, non de la corvée. Découvrir qu’un parfum de rose totalement inoffensif suffit pour que s’invite en mon âme une tristesse carabinée, c’est assurément adopter une attitude contemplative.

D’ailleurs, un pas décisif consiste à comprendre que notre cerveau a pour coutume d’être distrait, non de méditer. À la base, la sérénité, ce n’est pas son truc. Il est programmé pour juger, condamner, comparer, se faire du mouron, fuir dans le passé, anticiper, bref, délirer et battre la campagne. Singulière pratique prônée par Mingyour Rinpotché que de dix fois dans la journée faire une halte et observer : « Ah, tiens, je “non-médite” à fond. », « J’ai été complétement distrait. » S’apercevoir que l’on est distrait est en soi un puissant exercice de vigilance. Et voilà que déjà la liberté s’inaugure ! Jour et nuit, les rouages de notre esprit nous inclinent à monter tout en épingle. Tranquillement, le plus paisiblement du monde, je peux regarder ce grand fatras d’émotions et de jugements à l’emporte-pièce, presque en rigolant : « Ah, tiens, c’est ça ma conception de la vie », « La voilà cette petite idée farfelue qui m’a pourri toute la journée ». Entraîner notre esprit, c’est oser, sans narcissisme aucun, examiner notre cerveau, ce grand interprète aux pouvoirs infinis.

La méditation offre une voie royale qui permet de passer le flot d’idées et de passions sous un regard lucide, bienveillant et de pourfendre, une à une, les illusions. Sans absolutiser aucune pratique, il faut aussi rappeler que quand on est enfoncé jusqu’au cou dans les passions tristes, il arrive que la méditation ne soit pas toujours à notre portée. Nous avons aussi besoin de mains qui se tendent, d’aide.

Intelligence artificielle, transhumanisme ou entraînement de l’esprit ?

christophe : En vous écoutant, les amis, je me disais que cet entraînement de l’esprit dont nous discutons est une sorte de transhumanisme bio ! Le transhumanisme est ce courant désireux de produire un « humain augmenté » – plus intelligent, avec une mémoire infaillible, etc. – à l’aide de la science et de la technologie, et, par là même, de résoudre tous les problèmes de la société et de l’humanité. Et, puisque cela concerne également nos capacités physiques, d’augmenter indéfiniment notre longévité – et autres rêves d’immortalité. Mais alors, quid du cerveau et de l’entraînement de l’esprit ? Matthieu, tu es sans doute celui de nous trois qui connaît le mieux le sujet…

 

matthieu : Alors commençons peut-être par la question de l’intelligence artificielle (IA) et des algorithmes. Un algorithme est un ensemble de règles qui permet de déterminer, par le calcul, l’enchaînement des actions nécessaires à l’accomplissement d’une tâche. Les algorithmes sont le moteur de l’IA. Les développements récents dans le domaine de l’IA permettent non seulement de mener à bien des tâches complexes, comme de composer de la musique qui ressemble à celle de J.-S. Bach ou de battre Gary Kasparov aux échecs, mais aussi d’apprendre à jouer à d’autres jeux, à partir des règles fournies au système. C’est ainsi que, récemment, un programme d’IA a appris en trois jours à maîtriser le jeu de go et à battre cent fois sur cent un autre ordinateur qui avait lui-même battu le champion du monde de go. Ce dernier n’apprenait pas, mais il avait mémorisé au préalable des milliers de parties de go et disposait d’une puissance de calcul phénoménale.

Aujourd’hui, dans des cas complexes de cancer par exemple, l’IA est capable de poser des diagnostics médicaux plus justes et précis que les meilleurs spécialistes. Il est donc très probable que, dans un avenir proche, l’IA nous remplace pour accomplir nombre de tâches qui nécessitent aujourd’hui l’intervention de l’intelligence humaine. En revanche, ce type d’« intelligence » n’a pas grand-chose à voir avec la conscience. L’IA ne « perd » ni ne « gagne », pas plus qu’elle n’est triste ou joyeuse, ou encore émerveillée par la musique de Bach qu’elle joue sans le savoir. Elle n’a rien à voir avec un être conscient capable d’observer la nature fondamentale de son esprit, de se défaire de la haine et de l’avidité, de rechercher la liberté intérieure, ou de jouir d’un sentiment de plénitude. En d’autres termes, l’IA n’est pas un être, mais un mode de calcul. Bien souvent, nous confondons les deux.

On peut facilement confondre le « je pense, donc je suis » de Descartes avec « je réfléchis, donc je suis », alors que du point de vue qui nous intéresse, il s’agirait plutôt de dire « je suis conscient, donc je suis ». Du point de vue de la conscience, l’intelligence artificielle n’est rien, strictement rien. Elle ne fait pas l’expérience de quoi que ce soit, du point de vue phénoménologique. Plus que jamais, l’avènement de l’IA souligne la différence fondamentale entre « intelligence » et « conscience ».

Par ailleurs, l’IA est fondée sur l’utilisation d’une masse colossale de données, ce que l’on appelle le « big data », qui ne peuvent pas être engrangées par un cerveau humain en dépit de son extraordinaire sophistication. C’est, comme on l’a vu, le big data des connaissances médicales et de l’ensemble des travaux de recherches et essais cliniques publiés à ce jour qui permet à l’IA de poser des diagnostics très précis. Pourtant, le paradoxe réside dans le fait qu’avoir instantanément toutes les informations que nous pourrions souhaiter sur la construction des pyramides ou les maladies de cœur ne nous rend pas plus sages, plus bienveillants et plus équilibrés pour autant. Là encore, l’avènement du big data accentue plus que jamais la différence entre informations et sagesse. Se dire qu’on va devenir un meilleur être humain en introduisant une puce électronique dans un coin du cerveau est plutôt pathétique.

 

christophe : Pathétique et risqué ! Il y a dans le transhumanisme une impatience très contemporaine, un désir d’aller vite et sans efforts : on veut emprunter l’ascenseur plutôt que l’escalier. Mais c’est en montant les escaliers qu’on se fait les muscles et le souffle, qu’on densifie ses os, etc. L’ascenseur du transhumanisme va oublier en route tout un tas de bénéfices des changements progressifs et initiés par les humains eux-mêmes… En plus, ce qu’on vise, ce sont des performances physiques ou intellectuelles, plus souvent que des vertus morales. Or accroître les premières sans développer les secondes est risqué.

Par ailleurs, ce qui est présenté comme un progrès possible peut aussi se révéler catastrophique, comme dans l’agriculture, où les progrès techniques (substances chimiques et machines ultra-
performantes) ont été dévastateurs pour l’écosystème. Quel effet les puces cérébrales auront-elles sur les subtils mécanismes de nos échanges neuronaux, faits, dans chaque synapse, de rétroactions chimiques si complexes qu’on est très loin d’en avoir compris tous les rouages ?

Au lieu de s’en remettre à la technique pour faire progresser les cerveaux humains, à l’aide de modifications géniques, de puces électroniques et autres matériaux de synthèse, si nos sociétés essayaient de s’attacher sérieusement à cette histoire d’entraînement de l’esprit ?

 

matthieu : Du point de vue de l’entraînement de l’esprit, le transhumanisme est comme une fleur en plastique posée à côté d’une rose fraîchement éclose. Au lieu d’aspirer à devenir un meilleur être humain en cultivant des qualités fondamentales, comme la bienveillance et la sagesse, en œuvrant pour une plus grande justice sociale et en veillant au sort des générations futures, le transhumanisme vise, lui, à « améliorer » l’être humain en augmentant un certain nombre de ses capacités, non parce qu’elles font de lui une meilleure personne, mais parce qu’elles se prêtent à une amélioration de ses performances par des moyens techniques. Ce critère, à lui seul, fausse la notion d’« amélioration », puisqu’il ne s’agit pas de qualités liées à notre manière d’être, mais à des capacités – intelligence discursive, puissance de calcul, faculté de mémoriser des informations, beauté et force physiques, longévité, etc. Les moyens utilisés allient une hybridation des dispositifs technologiques ou informatiques avec une intervention au niveau du génome humain.

On ne voit certes pas pourquoi l’on s’opposerait à la réparation de gènes défectueux qui engendrent des maladies graves et des handicaps physiques et mentaux. Du point de vue de la pathologie médicale, cette technologie peut être très bénéfique. Mais la manipulation plus qu’hasardeuse du génome dans le but d’améliorer des qualités définies sur des critères égocentrés et hédoniques semble davantage relever d’une épidémie de narcissisme que d’un élan vers un monde meilleur. Lorsque l’on constate les monstruosités provoquées par l’usage débridé de la chirurgie esthétique, l’on ne peut que s’inquiéter du résultat de manipulations beaucoup plus profondes de la condition humaine. Contrairement aux apparences, le transhumanisme procède d’une vision réductionniste de l’être humain et non d’une véritable amélioration de ce qui fait de nous des êtres capables d’affiner les niveaux de conscience de notre esprit. Réductionniste parce que l’on identifie l’esprit humain au fonctionnement d’un ordinateur et d’un ensemble d’algorithmes mathématiques. Il est difficile de concevoir quel mode de relation pourrait exister entre l’expérience à l’état pur, la conscience qui observe sa propre nature en l’absence de cogitations mentales, et des algorithmes. Un ordinateur calcule beaucoup mieux que nous, mais ce n’est pas un être, il ne pense pas, il est totalement dénué d’expérience subjective.

 

christophe : Même dans le cas des maladies psychiques, par lesquelles le transhumanisme commencera sans doute – pour soulager les souffrances et incapacités –, quel sera le résultat ? Tu es alexithymique par exemple (c’est-à-dire que tu as du mal à décoder les émotions d’autrui) et hop ! on te greffe un logiciel cérébral qui t’envoie un signal d’alarme et alerte ton cortex préfrontal. Quand il détecte que Matthieu Ricard, qui est en train de te parler, a un visage triste, le logiciel t’envoie une alerte : « Bip ! Attention, attention, l’interlocuteur est triste, adoptez, vous aussi, une mimique préoccupée, souriez doucement et écoutez-le mieux… »

 

matthieu : Ce genre d’intervention est déjà pratiquée pour traiter des cas graves d’épilepsie. L’épilepsie s’accompagne d’une sorte de court-circuit entre certaines régions du cerveau qui les conduit à fonctionner de manière autonome, ce qui déclenche une crise. Pour venir en aide aux épileptiques sujets à des crises très fréquentes, les cliniciens percent la calotte crânienne et implantent à des endroits très précis du cerveau des électrodes dont l’activation neutralise les crises. Pour ce faire, ils doivent tâtonner pour trouver la localisation désirée. Il arrive que l’implantation d’une électrode dans une région voisine ait des effets inattendus. Parfois, le patient, qui reste pleinement éveillé durant cette intervention, devient instantanément déprimé au point de se dire : « Je n’ai aucune raison d’être au monde, je veux cesser de vivre. » On enlève l’électrode, et pof ! Il revient complètement à la normale. On place l’électrode dans un autre endroit et, tout aussi soudainement, la personne ressent une félicité inimaginable. On enlève l’électrode et tout disparaît. De telles stimulations ne sauraient évidemment remplacer l’entraînement de l’esprit, pas plus que le dopage ne peut, à lui seul, remplacer l’entraînement chez un athlète qui aspire à devenir champion olympique du 100 mètres. Mais on peut certainement imaginer des modes de stimulations moins invasifs qui engendreraient chez le sujet une béatitude parfaite – le temps de la stimulation seulement.

 

christophe : Mes amis qui travaillent sur ces programmes d’implantations d’électrodes de stimulation cérébrale à demeure, à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris, m’expliquaient qu’avant de les proposer aux patients souffrant de TOC sévères, ils vérifient que tout le reste n’a pas été correctement essayé : médicaments et aussi psychothérapies comportementales, par plusieurs thérapeutes différents. Même eux, experts de la stimulation cérébrale, considèrent qu’il vaut mieux commencer par la thérapie, qui est un entraînement de l’esprit ciblé sur une pathologie – surtout dans le cas des TOC, où les exercices pour s’opposer aux rituels doivent être inlassablement répétés, eux aussi !

Il y a un dernier point sur ces liens entre progrès technologiques et entraînement de l’esprit : j’ai souvent l’impression que les progrès technologiques spectaculaires de ces dernières décennies n’ont pas été suivis du côté des humains par des progrès psychologiques équivalents. Nous avons su produire des richesses considérables (pas forcément bien réparties d’ailleurs, mais c’est une autre histoire), mais nous n’avons pas appris dans le même temps à en faire bon usage : le colossal accroissement de notre richesse d’informations et de distractions, via les écrans, a plutôt augmenté notre stress que notre culture générale, plutôt accru nos addictions que notre bonheur de vivre, etc.

Avant d’implanter ces progrès techniques dans nos cerveaux, si nous nous penchions un peu sur le moyen de faire progresser nos esprits pour arriver à un meilleur usage, et parfois un meilleur contrôle de tous les progrès technologiques ? Si nous réfléchissions aux moyens d’accroître notre liberté par rapport à toutes ces richesses auxquelles nous devenons peu à peu « accros » : souvenons-nous du « syndrome du GPS » ! À force de nous en remettre aux machines pour nous guider, nous ne regardons plus autour de nous… Mais c’est plus compliqué de regarder autour de soi que sur son téléphone, plus compliqué de se pencher sur son cerveau que sur son écran !

 

matthieu : Mieux vaut donc en rester à un « humanisme bio », « fait maison », qui consiste à devenir peu à peu, par l’entraînement de l’esprit et la réflexion profonde, quelqu’un de plus sage, altruiste, serein et libre de toutes les vaines chimères de l’homme augmenté par des artefacts qui n’ont pas grand-chose à voir avec la vie. Une démarche qui tendrait vers un état optimal pour soi et une préoccupation active du mieux-être de toutes les espèces, humaine et non humaines, et de la qualité de notre environnement.

 

alexandre : Certains jours, je rêverais de bondir sous la douche sans effort, de pianoter sur le clavier sans que mes doigts ne s’agitent en tous sens, de me balader dans la rue sans croiser ces regards qui fixent, ces yeux qui balaient ce corps des pieds à la tête… Quand j’entends évoquer l’humanité augmentée, le transhumanisme, je pense illico à la phrase de Nietzsche : « Je vous enseigne le Surhumain. L’homme est quelque chose qui doit être surmonté. Qu’avez-vous fait pour le surmonter ? » Non, je ne suis pas le centre du monde ni l’alpha et l’oméga de la Création, l’univers ne tourne pas autour de moi et, comme chacun, je suis invité à m’extraire des bornes de mon individualité, à quitter mon confort pépère pour oser m’avancer dans la grande vie. L’homme doit être surmonté… La grande question c’est : par quoi ? Par quel mode de vie et comment ? L’éloge de la force, de la performance est pour le moins casse-gueule ; elle met pas mal de gens sur la touche sans rendre vraiment heureux quiconque.

À travers nos échanges, nous essayons de dire la nécessité, la beauté de la solidarité, rappelant au passage que le défi écologique consiste à habiter notre commune maison sans nous tirer dans les pattes. Aujourd’hui, me semble-t-il, l’individualisme gagne de plus en plus de terrain. Même notre vision du bonheur a tendance à se rabougrir pour se confiner dans les étroites limites d’un bien-être tout personnel. Où sont passés les grandes mobilisations collectives, l’engagement pour une société plus juste, plus équitable où chacun a sa place ?

La technologie nous accule à notre finitude, à notre vulnérabilité. Tous, nous allons claquer et pour certains, dans l’isolement. Tant que nous nous maintenons dans la logique individualiste, dans le règne du « moi d’abord », quand bien même vivrions-nous cent mille ans, le quotidien tiendrait du drame, du tiraillement, voire de l’enfer… Finalement, le moi est un grand conservateur, il ne supporte pas l’idée que le monde puisse continuer sans lui, il s’accroche. D’où la souffrance, l’insatisfaction, la peur qui pourront bientôt se prolonger dans une demi-vie qui n’en finirait pas de finir sur des années.

Il y a peu, je me trouvais avec ma fille à Venise. Sur le bateau, parmi une foule de touristes, nous avons aperçu une mère de famille qui souffrait d’une malformation. Elle n’avait pas de bras, ses mains étaient comme greffées directement sur ses épaules. Céleste m’a glissé à l’oreille : « Elle n’a pas de chance, cette dame ! » Pressentait-elle les moqueries, les difficultés, la discrimination qui peuvent s’abattre sur une vie ?

« Elle n’a pas de chance, cette dame ! » Ces mots m’ont plombé plusieurs jours. Évidemment, ils me renvoyaient au handicap, à la différence. Dans ma vie, la question de la santé reste cruciale. Je l’ai dit. Je ne saurais que répondre si un neurologue me proposait un traitement qui me guérisse, tant mon identité, ma personnalité ont été façonnées pour le meilleur et pour le pire par cette singularité inscrite de manière indélébile dans les replis de ma chair. Au fond, mon boulot à plein temps, c’est de dire oui sans l’ombre d’une résignation à ce qui est.

Parler d’humanité augmentée fait bien sûr écho au drame d’une criante injustice : certains ont moins de bol que d’autres. Jadis, j’ai fait l’éloge de la faiblesse. Aujourd’hui, je serais plus prudent, me méfiant des discours qui, mal compris, justifieraient, banaliseraient les épreuves. Ce n’est pas la souffrance, mais ce que l’on en fait qui grandit. Dans cette alchimie qui peut éventuellement transformer la peine en occasion de progrès, la solidarité est capitale. Sans elle, le combat serait vain.

Mais revenons au transhumanisme… Pour un éclopé de mon espèce, ce qui apaise ce n’est pas l’espoir d’une recette miracle, mais la grande pacification ici et maintenant. Heidegger mettait déjà en garde contre l’abus de la technique. C’est fou comme l’acquisition d’un objet aussi banal qu’un smartphone peut changer jusqu’à notre rapport au monde, nos liens aux autres, notre emploi du temps, nos loisirs et notre manière d’être. En montagne, sans réseau, on a l’impression de se retrouver à poil, se ramassant comme un sentiment de grand vide. L’expérience de la joie, une vie ancrée dans un chemin spirituel ne saurait être détournée par le décor, des gadgets, et pourtant c’est ce qui est en train de se passer.

Plus que jamais, il faut réhabiliter l’humain, le lien, le nous, la solidarité. Nous ne rencontrons pas d’autres consommateurs ni même des organismes vivants, mais bel et bien des êtres en chair et en os. L’homme n’est pas un robot. Il a une histoire, un parcours, des fêlures, des aspirations profondes, un désir de progresser, des sentiments, de la compassion, il n’est pas clos sur lui-même. La vie se donne, se reçoit, se partage. N’est-ce pas une erreur de point de vue que de vouloir confectionner du dehors le bonheur, la santé, de fabriquer technologiquement une liberté, un être ? Une nouvelle fois, la tentation est grande de mettre la main sur ce qui, pour toujours, nous échappe et heureusement.

La femme que nous avons rencontrée à Venise, les personnes handicapées, les malades et tout un chacun appellent une immense solidarité. Il nous faut tout mettre en œuvre pour que l’existence de tous soit allégée des fardeaux, de la lassitude, de la fatigue d’être. L’urgence est donc double : lutter contre la maladie, la souffrance, l’inégalité et s’engager activement pour une société plus juste, afin que le « elle n’a pas de chance » ne soit pas une fatalité, pour qu’on puisse vivre une différence, quelle qu’elle soit, sans avoir honte de qui nous sommes ni de notre apparence. Plus qu’à l’immortalité d’un moi perclus de complexes, je vise à une humanité où l’on cesse de claquer seul dans un coin, où la soif de performance n’étendrait plus ses ravages, où l’homme ne serait plus coupé du monde, des autres et du fond du fond. Se dépasser, dans ce contexte, n’a rien de clinquant. Il s’agit de nous mettre tous en route pour, avec les moyens du bord, arracher les racines du mal, alors que selon une vision du transhumanisme, celui-ci ne ferait que perpétuer, que prolonger des conditions de vie inacceptables, sans parler des mains entre lesquelles la mission de nous transhumaniser tomberait. Ultimement, nous sommes invités à nous interroger sur notre place dans le monde. N’y a-t-il pas une certaine beauté à se considérer comme des passagers éphémères, comme le lieu d’un miracle permanent dont le mystère nous échappe et de loin ?

 

matthieu : Eh oui, vivement un peu d’air frais ! Marcher dans la rosée du matin, méditer sur la nature lumineuse de l’esprit, être émerveillé par un sublime paysage, ému par le regard innocent d’un enfant, pleurer à chaudes larmes, aimer, donner, recevoir, partager, venir en aide à ceux qui souffrent, vivre dignement… Pauvre Intelligence artificielle qui ne connaît rien de tout cela ! Quelle merveille que la conscience humaine, si pleine de richesses et de profondeur. Et puis… qu’une belle mort soit le couronnement d’une belle vie !