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La méditation

Qu’est-ce que la méditation ?

matthieu : Selon l’étymologie des mots sanskrit et tibétain, « méditer » signifie « cultiver » (on rejoint l’idée d’entraînement de l’esprit), mais aussi « se familiariser avec ». Il y a donc autant de formes de méditation que de manière d’entraîner son esprit. Toutes ont en commun la présence d’esprit, l’attention, la clarté et la stabilité. Si l’on cultive l’attention et la bienveillance, on se familiarise avec ces qualités. Il y a donc une dimension intentionnelle et un processus d’entraînement cumulatif (on devient de plus en plus attentif et bienveillant). On peut également se familiariser avec une nouvelle manière d’être, de gérer ses pensées et de percevoir le monde. Enfin, on peut se familiariser avec la nature de son esprit, laquelle nous échappe habituellement, parce qu’elle est voilée par les nuages de nos fabrications mentales, la radio Mental FM chère à Alexandre. On s’habituera à appréhender la présence éveillée derrière les cascades de pensées et à reposer dans la nature de la conscience pure. Dans ce cas, il ne s’agit pas d’un entraînement actif, mais d’une expérience directe. La pratique ne consistera donc pas à faire du « body-building de l’esprit », mais à écarter les nuages de la confusion et à contempler le ciel de la nature de l’esprit.

L’introspection bouddhiste a recours à deux méthodes : l’une analytique, l’autre contemplative. La méditation analytique consiste à aller jusqu’au fond des choses. Les choses sont-elles permanentes ou impermanentes ? Existent-elles de manière autonome ou en interdépendance ? Quelles sont les causes immédiates et ultimes de la souffrance ? Le moi, l’ego existe-t-il comme une entité unitaire, doué d’existence propre ? Ou n’est-il qu’une illusion commode qui n’existe que par convention ? Une fois que l’on est arrivé à une conclusion irréfutable, la méditation contemplative consiste à laisser son esprit reposer d’une manière non discursive dans cette nouvelle compréhension, de sorte qu’elle s’intègre à celui-ci comme l’eau pénètre dans la terre.

 

christophe : Défaut de soignant ou de méditant moins expérimenté que toi, j’ajouterais volontiers une troisième dimension, en amont de ce que tu viens de décrire, et qui me paraît très précieuse : l’apaisement.

 

matthieu : Oui, un esprit calme, clair et stable, est une condition indispensable à toute forme de méditation. On ne peut rien cultiver si l’outil de l’esprit est perpétuellement distrait, confus, et agité comme un enfant capricieux.

 

christophe : Cette étape initiale de l’apaisement est presque initiatique aussi ! Elle apprend à nos patients que méditer, ce n’est ni somnoler ni réfléchir les yeux fermés ! Pour bien méditer, il faut être bien éveillé. Si l’on a mal dormi, si l’on a pris trop de psychotropes, les exercices ne se passent pas bien. Il faut aussi comprendre que, dans la méditation, on change de registre psychologique : on ne renonce pas à réfléchir, à se montrer intelligent, mais on le fait d’une autre manière, par un autre chemin. On commence par effectuer un état des lieux : on observe nos pensées, leur présence, leur nature, leur influence sur nous. C’est un détour pour mieux revenir vers elles, dans ce que tu appelles la « méditation analytique », marquée entre autres par un fonctionnement de l’esprit posé, stabilisé, nourri d’apaisement et de recul.

Il y a un autre détour, lui aussi suivi d’un retour dans la méditation : quand on médite en pleine conscience, on se retire pendant un instant du monde, mais sans l’abandonner, simplement en observant son expérience. J’aime beaucoup cette phrase de Christian Bobin : « Pour l’instant, je me contente d’écouter le bruit que fait le monde lorsque je n’y suis pas. » Ce désengagement n’est que transitoire, nous reviendrons vers le monde, mais nous l’aborderons sans doute de manière différente, plus lucide, plus posée, plus apaisée, plus intelligente et déterminée aussi.

 

matthieu : Si je peux donner un exemple, similaire à celui de Bobin : on dit que dans la méditation, au lieu d’être emporté par le courant, on s’assied au bord de la rivière d’où l’on regarde l’eau couler. On peut aussi choisir de naviguer sur le fleuve en maîtrisant notre barque de manière experte.

 

christophe : Oui, et pour rester dans la comparaison, si l’on choisit de retourner naviguer sur le fleuve, on aura pris le temps de récupérer et de reprendre des forces, mais aussi de repérer les courants (comprendre le monde extérieur) et d’identifier nos peurs ou nos incohérences quant à la façon de naviguer (comprendre le fonctionnement de notre esprit dans ces circonstances). On aura refait le plein de lucidité et d’énergie, en quelque sorte ! Le détour par la contemplation est précieux pour faciliter l’action, si l’action est ensuite nécessaire. On est loin d’une vision de la méditation purement contemplative, seulement tournée vers l’intérieur de soi et le retrait du monde. Mais des temps de retraits réguliers sont précieux, quelle que soit notre vie, active ou contemplative.

 

alexandre : Écouter les bruits du monde… Christian Bobin donne une sacrée piste pour cesser de vivre sa vie à la manière d’une boule de billard qui s’agite en tous sens et se risquer à un autre rapport à l’être. Ce qui m’a conduit à la pratique de la méditation, c’est un épais désarroi, l’impossibilité du moindre repos, un état d’esclavage quasi permanent, pour le dire dans les mots de Swâmi Prajnânpad. Et l’aliénation peut envahir tous les terrains de la vie. On en finit par être tenu par le passé, les traumatismes, les attirances, les préjugés.

Méditer, c’est s’ouvrir à une expérience contemplative, rejoindre l’appel des traditions spirituelles à considérer le réel en renonçant à vouloir le posséder, le saisir, sans rien refuser. Les mystiques chrétiens nous prennent par la main pour nous conduire au-delà de l’avoir, de la possession, de la saisie et du rejet. Singulière expérience… Le moi habituel s’éclipse, un autre rapport au monde se laisse deviner. En compagnie des bouddhistes, nous sommes invités à nous donner au monde sans que l’ego ne ramène sempiternellement son grain de sel. Quand l’insatisfaction nous tenaille, difficile de ne pas considérer l’autre, la nature, la vie elle-même comme un instrument, une béquille, un immense magasin… La pratique élargit, dégage l’horizon.

Comment en finir avec la rapacité du mental ? Schopenhauer parle de ce vouloir-vivre, aveugle et vorace, qui veut à travers nous. Se lancer dans l’aventure spirituelle, c’est peut-être quitter peu à peu cet appétit inextinguible, cet état de manque. C’est fou comme l’intérêt, le désir, les attentes nous coupent de la beauté, de la légèreté, de la gratuité de chaque instant. Si nous sommes tenaillés par la faim, comment descendre une rue, fût-ce la plus belle du monde, sans loucher sur les restaurants, les fast-foods, la première pizzeria du coin, fermés à tout le reste ? Impossible, dès lors, de rencontrer la plénitude, le repos, la paix.

Méditer c’est aussi tenter un autre rapport à soi, aux autres, au quotidien, s’ouvrir à une qualité d’être, à un goût, une disponibilité intérieure.

Bergson, après Maître Eckhart, distingue le moi de surface, le moi social, pourrait-on dire, et le cœur de l’être humain. Précisément, méditer, prier, c’est y descendre progressivement, quitter les automatismes, dire adieu au personnage pour cesser de s’identifier à lui.

Les chrétiens parlent de combat spirituel. C’est dire que l’ego, les tentations, les illusions et la capacité de nous berner nous-mêmes sont tenaces, durs à cuire…

Concrètement, pour glaner quelques pistes, voici une sorte de kit de survie que j’ai longtemps suivi pour me livrer à la pratique de l’entraînement de l’esprit. D’abord, pour atténuer le tintamarre de Mental FM, écouter les bruits du monde précisément, tendre l’oreille aux coups de klaxon, aux rires d’un enfant, au silence, bref à tout ce qui nous environne, histoire de sortir du cinéma intérieur et de s’ouvrir à l’univers entier. Une tradition rapporte qu’Avalokiteshvara, le Bouddha de la compassion (Kannon chez les Japonais, qui est représenté sous une forme féminine en Chine) a atteint l’Éveil en se rendant attentif aux autres, en s’ouvrant aux appels de détresse, aux cris, au désespoir des êtres. Revenir aux sens, à la perception, c’est tordre le cou au mental qui analyse, compare et commente. Dans un deuxième temps, nous sommes invités à considérer chaque partie du corps pour le détendre, à regarder ces mains, ces pieds, ces jambes, ces bras, ce véhicule qui, aussi cabossé soit-il, nous conduit à l’Éveil. Occasion de cesser de le considérer comme un poids, une idole, une charge, un fardeau… Puis nous pouvons sans juger, sans rejet ni saisie, regarder passer l’immense flot de pensées, de sentiments, d’émotions qui nous traversent. Enfin, dans une quatrième étape, ô combien essentielle, pour offrir sa pratique et l’étendre à plus grand que soi, envoyons des metta, de l’amour, de la bonté, de la bienveillance !

Méditer, se départir des émotions négatives, se déprendre de soi, c’est aussi et surtout travailler au bien de tous. S’asseoir sur un coussin, s’allonger pour se recueillir. Ce n’est pas se retrancher du monde, mais se donner.

 

matthieu : Dans le bouddhisme tibétain, Avalokiteshvara est parfois représenté avec mille bras et un œil sur chaque main, symbolisant sa compassion qui voit tous les êtres, se montre attentive à leur sort et est toujours prête à remédier à leurs souffrances. Metta en pali, maitri en sanskrit, signifie la « bonté aimante » : elle consiste à souhaiter que tous les êtres trouvent le bonheur et les causes du bonheur. Tandis que karuna désigne la compassion (le pendant de metta), autrement dit, le souhait que tous les êtres soient libérés de la souffrance et de ses causes. La bonté aimante embrasse tous les êtres, quelle que soit leur condition, et se mue en compassion dès qu’elle est confrontée à la souffrance.

 

alexandre : Entraîner l’esprit à virer les toxines mentales, à dissoudre les parasites, à traquer les idolâtries, c’est aiguiser l’oreille intérieure et, pour le croyant, se rendre disponible à une transcendance. C’est voir l’immense solidarité qui nous unit tous à tout. Cette percée, cette ouverture peut bientôt envahir tout le quotidien et se prolonger en un élan vers l’autre, une joie de partager, de se tenir à l’écoute.

Dans Humain trop humain, Nietzsche donne un fabuleux outil : la meilleure façon de commencer la journée, c’est se demander si nous pouvons faire plaisir à quelqu’un ce jour-là.

Quel est le contraire de la méditation ?

matthieu : La conscience distraite ou endormie dans un relâchement excessif est le contraire de la méditation. L’esprit distrait ressemble à de l’herbe folle au sommet d’un col, qui se courbe dans tous les sens, au gré des vents. Elle ne sait même pas qu’elle est distraite. La conscience endormie peut être comparée à l’eau la nuit : bien qu’elle soit naturellement transparente, elle devient opaque dans l’obscurité. En revanche, si de nombreuses pensées surgissent, mais que l’on reste parfaitement conscient de ce qui se passe, on n’est pas distrait. Vouloir arrêter les pensées est une vaine chimère. Si l’on estime qu’une « bonne » méditation doit être dépourvue de pensées, on est mal parti. L’important est de rester lucide et conscient de notre état présent : sommes-nous calmes, agités, clairs, tendus ou relâchés ? Sommes-nous conscients d’être tristes ? joyeux ? pleins d’ardeur ou de nous ennuyer ? La distraction nous fait perdre cette conscience du moment présent et dix minutes plus tard, on s’aperçoit que notre esprit a vagabondé dans le monde entier et que l’on a complètement oublié l’objet de notre méditation. Le but n’est donc pas de faire en sorte que tout soit parfait, comme un ciel au beau fixe, mais de ne jamais oublier la présence éveillée.

 

christophe : Le bavardage de l’esprit, la dispersion, la distraction sont toujours les premiers obstacles de la pratique méditative, mais tout cela est normal : notre esprit fonctionne ainsi, notre cerveau produit des pensées comme nos poumons produisent des inspirations et des expirations. Tous nos organes font leur boulot à leur manière ! C’est à nous d’aller au-delà, de permettre à ces pensées d’être là, mais de ne pas les alimenter, de ne pas s’y immerger ! Comme tu le soulignes, Matthieu, la distraction ce n’est pas d’avoir tout un tas de pensées à l’esprit, mais de les écouter, de les suivre, d’y adhérer, de s’y perdre…

Dans la méditation de pleine conscience, le travail consiste à observer nos pensées, et nos réactions à ces pensées : comment elles attirent notre attention, comment elles influencent notre corps, font naître des impulsions, des images, s’enchaînent les unes aux autres, etc. Tous les moments où nous prenons conscience de notre distraction ou de notre dispersion sont des moments très précieux : ce sont autant d’entraînements à vite repérer que notre esprit est parti ailleurs.

Mais cette dispersion en elle-même n’est pas un souci si nous en acceptons la présence. Elle est comme l’essoufflement lorsqu’on fait un footing : c’est normal, on ne renonce pas à courir pour autant ; simplement, sur le moment on adapte son rythme, et sur la durée, on poursuit l’entraînement pour que l’essoufflement soit de moins en moins présent et gênant. Notre dispersion et notre distraction ne doivent pas nous dissuader de méditer, mais nous pousser à pratiquer des exercices simples, d’abord centrés sur leur repérage et le retour à chaque fois à la conscience du souffle, par exemple.

 

matthieu : On donne l’image du berger qui observe ses moutons : il ne les empêche pas de vagabonder à droite à gauche, mais à tous moments, il garde un œil sur eux.

 

alexandre : Adopter un regard contemplatif c’est aussi, nous disent les textes bouddhiques, embrasser la vie comme un père de famille qui, de sa fenêtre, observe les enfants s’amuser : deux camps s’affrontent, les cow-boys et les Indiens. Des cris se font entendre. Ce spectacle n’est qu’un jeu, il le voit parfaitement, tout attentif à ce qui se passe.

 

christophe : Et, ce qui est très spécifique à la méditation, c’est qu’après avoir pris conscience de sa dispersion mentale, on décide de l’observer, assez longuement. On ne se lance pas dans des réflexions, comme « je n’y arriverai jamais », « c’est impossible pour moi leur truc, il faut avoir un cerveau spécial », etc. Mais on reste là, à observer, en pleine attention, en pleine conscience, de quoi est composée exactement cette expérience de la distraction : encore une fois, il apparaît évident que méditer, ce n’est pas réfléchir comme d’habitude, mais commencer par vivre son expérience, profondément, pleinement, attentivement. Même les expériences gênantes, comme la distraction et l’ennui.

 

matthieu : À nouveau, au début, il y a un effort ciblé, studieux, quelque peu contraint. Ensuite, la présence éveillée devient une seconde nature, on ne médite pas intentionnellement, et pour autant, on n’est jamais distrait. C’est une sorte de pleine conscience ininterrompue, une manière d’être qui est le fruit mûr de l’entraînement.

Pourquoi méditer ?

matthieu : Certains peuvent se demander : « Pourquoi je m’embêterais à méditer ? J’ai bien d’autres choses à faire. » Ou comme on l’a vu dans les efforts : « La vie m’apprend suffisamment de choses, pourquoi en rajouter ? » Ce à quoi l’on peut substituer la question suivante : « Est-ce que je fonctionne de manière optimale ? » Il faudrait être très prétentieux ou malhonnête pour dire que tout va pour le mieux dans notre manière d’être ou de penser. Nous sommes un mélange d’ombre et de lumière. L’entraînement de l’esprit spécifique, la méditation, est pratiqué depuis des millénaires, et les neurosciences ont confirmé son efficacité. Pourquoi ne pas essayer ? Nous l’avons dit : on ne médite pas pour muscler ses méninges, mais parce qu’on a affaire à son esprit du matin au soir et qu’il est bien souvent perturbé.

 

christophe : Dans la mesure où méditer régulièrement demande un effort, il est légitime de répondre à cette question : pourquoi méditer ? Certains enseignants s’en sortent par le rappel sévère d’un idéal : la méditation, pour être la méditation, ne doit pas avoir d’objectifs, elle ne doit pas être liée à des attentes précises. On médite pour méditer, point ! Mais la plupart d’entre nous ne viennent pas à la méditation par simple curiosité ou par quête d’exotisme. On y vient parce qu’on en a besoin, parce qu’on souffre, qu’on est malade, qu’on voit bien à quel point notre fonctionnement mental, émotionnel, comportemental est éloigné de nos idéaux de conduite. Comme tu viens de le souligner, Matthieu, on sait qu’on ne fonctionne pas de manière optimale, et on a envie de progresser, tout simplement. Alors, on est prêt à s’engager dans les efforts de la pratique méditative, avec toutes ses étapes…

 

matthieu : De nos jours, il est universellement admis que faire de l’exercice est bon pour la santé. Personne ne vous accusera de perdre votre temps si vous y consacrez vingt minutes par jour. Même si l’on surestime parfois les bienfaits de la méditation sur la santé, plusieurs centaines d’études confirment ses effets bénéfiques sur notre santé physique et mentale (dans le cas de la prévention des rechutes de la dépression, par exemple). Donc, si vingt minutes par jour de méditation améliorent la qualité des vingt-trois heures et quarante minutes qui restent, y compris le sommeil, les relations humaines, la faculté d’échapper au burn-out, etc., cela semble être plutôt un bon investissement ! L’argument qu’on oppose le plus fréquemment est : « Oui, mais je n’ai pas le temps. » C’est un peu comme si le médecin vous disait : « Franchement, ça ne va pas. Vous devez suivre un traitement », et que vous lui répondiez : « Écoutez, docteur, je ne peux pas suivre ce traitement : je ne me sens pas bien et, qui plus est, je n’ai pas le temps. Donc je ferai ce qu’il faut quand j’irai mieux et que je serai à la retraite. »

Il faut donc savoir prendre du temps pour apprendre à améliorer notre qualité de vie. Pour donner un exemple instructif dans le monde des affaires – rien à voir avec la méditation –, le grand magnat américain de la fin du XIXe siècle J. P. Morgan disait : « Je peux faire ce que je fais en dix mois, mais je ne pourrais pas le faire en douze. » Il consacrait deux mois par an à reprendre des forces dans la nature, à restaurer la santé physique et mentale nécessaires pour accomplir tout ce qu’il entreprenait par ailleurs.

En quoi et comment la méditation
nous libère-t-elle ?

matthieu : Au début, notre esprit est très turbulent et il est donc bien difficile de mener à son terme une méditation analytique, de cultiver la compassion et, plus encore, d’observer la nature de la conscience : on a simplement affaire à un tourbillon de pensées. La première étape, on l’a vu, est donc d’acquérir un certain calme. Il ne s’agit pas d’étourdir l’esprit comme on assommerait quelqu’un avec un bâton, mais de lui permettre d’être un peu plus clair, un peu plus stable. C’est pourquoi la plupart des méditations commencent par l’observation du souffle. C’est à la fois pratique (la respiration est toujours là), simple (avec un mouvement permanent de va-et-vient) et subtil (c’est invisible et si l’on n’y prête pas attention, cela disparaît instantanément du champ de nos perceptions). C’est donc un excellent objet pour affiner ses facultés d’attention. Cet entraînement simple n’est pas pour autant facile. On peut même être découragé au début en constatant : « J’ai encore plus de pensées qu’avant, je ne suis pas fait pour la méditation. » Il n’y en a pas forcément plus, mais on commence à s’apercevoir de ce qu’il se passe, à mesurer l’étendue des dégâts. Avec le temps, telle une chute d’eau qui devient un torrent de montagne, puis une rivière et enfin un lac limpide, l’esprit se calme.

Après quelques semaines, voire quelques mois, je peux passer à l’étape suivante : « Maintenant que j’ai un esprit plus flexible et disponible, et que je peux le diriger comme un cheval bien entraîné, je peux lui dire : “Applique-toi à la compassion.” » Cette progression doit être respectée et il ne sert à rien de brûler les étapes : si l’on veut méditer sur la compassion alors que l’esprit ne tient pas en place, on ne va pas cultiver la compassion, on va simplement être distrait.

Je peux aussi me demander : « Finalement, qui médite ? Le moi ? La conscience ? » Je peux analyser la nature de tout cela. De façon plus contemplative et directe, je peux encore approfondir ma quête : « Qu’y a-t-il derrière toutes ces pensées ? N’est-ce pas cette présence éveillée, cet aspect de la conscience nue qui est la source de tout événement mental ? » Dès lors, je commence à entrevoir ce qui, sous-jacent à toute pensée, est toujours là, comme le ciel immuable derrière les nuages. Je peux ensuite laisser l’esprit reposer dans cette présence éveillée.

 

christophe : Effectivement, l’étape de l’apaisement, le premier objectif de la méditation de pleine conscience, est semblable à un échauffement pour un sportif, ou bien à des gammes pour un pianiste – une façon de maintenir une condition physique optimale afin d’accomplir les autres gestes. Pour les méditants, comme je l’explique à mes patients, c’est un travail non spécifique pour mettre son esprit sur les bons rails.

C’est pourquoi nous avons besoin de retravailler régulièrement la simple pleine conscience : d’abord pour des raisons culturelles – parce que notre environnement nous disperse –, ensuite pour des raisons naturelles – parce que l’attention, telle qu’elle fonctionne dans notre cerveau, nous pousse à la distraction, mécanisme ancestral de surveillance de l’environnement. La distraction est en effet une capacité utile, qui nous permet de réagir dès qu’un événement nouveau surgit dans notre environnement. Si nous sommes des animaux et que cet événement représente une menace, être « distrait » de ce que nous faisions – brouter ou nous reposer – nous sauve la vie. Mais si nous sommes des humains du XXIe siècle, la distraction, c’est souvent un coup de téléphone, un message publicitaire sur une page Internet, et cela ne nous sauve pas du tout la vie, bien au contraire.

 

alexandre : Le mental préfabrique une vision du monde, de la vie, de l’amour, de soi, du bonheur, de la joie. Il a un avis sur tout. Avec sa valise de préjugés, il nous coupe de l’expérience immédiate et nue. L’ascèse, c’est peut-être repérer ce qui appartient à la sphère de l’ego : le mouron, les soucis, les tracas, le désir de plaire, l’insatisfaction, pour retrouver la bonté primordiale de l’existence qui, par-delà peurs et attentes, se donne sans cesse dans la plénitude de l’instant. Mais comment calmer la bête ? En pleine pagaille, j’ai dû improviser un exercice de fortune : noter, évaluer les pensées, les émotions, les peurs de 1 à 10. Sur cette échelle de sismographie intérieure, 1 correspond à une idée neutre, tranquille, qui ne me fait ni chaud ni froid. À 10, je peux bondir sur le téléphone pour éviter de commettre l’irréparable… Cette technique, somme toute assez basique, a le mérite de nous détacher un peu des pensées : « Ah, tiens, un 3 », « Voilà un 4 ! », « Ah, je suis en face d’un 6… »

Pour notre malheur, nous croyons dur comme fer à tout ce qui se présente à l’esprit : convictions, lubies, phobies, fantasmes, délires… Parfois, désobéir à ces commandements, se risquer à laisser passer sans agir est un expédient des plus efficaces. La perversité du mental veut que le bourreau finisse par s’installer à demeure en nous. Maître des lieux, il ne nous quitte plus et veut qu’on lui obéisse au doigt et à l’œil, d’où une guérilla sans fin.

 

matthieu : Tant que notre esprit est la proie de l’agitation mentale, nous sommes esclaves de nos pensées. La maîtrise, c’est la liberté. Le marin maître de son navire navigue vers la destination de son choix. Un navire ballotté par vents et courants risque fort de sombrer sur un écueil.

Une personne sujette à la distraction s’élancera à la suite de chaque pensée comme le chien qui court après chaque bâton qu’on lui lance. L’esprit non maîtrisé a tendance à amplifier les pensées et à les laisser proliférer. Une pensée survient – j’ai envie d’une tasse de thé, d’aller acheter quelque chose au marché, de téléphoner, etc. –, le corps la suit et l’exécute. L’esprit calme se concentre sur un objet choisi ou repose dans une simplicité vaste et transparente.

 

christophe : Ce qu’apporte la méditation à notre liberté intérieure est très important : la stabilité de l’attention et des émotions tout d’abord, clés du discernement. Puis l’élargissement de la conscience : méditer, c’est s’ouvrir volontairement et calmement (pas comme dans la distraction involontaire) aux autres et au monde, comprendre leur importance, ainsi que les appartenances et les interdépendances qui nous lient. C’est adopter sur le monde un regard en quelque sorte extérieur à soi-même, c’est se libérer de soi.

 

matthieu : Prenons l’exemple d’un individu prisonnier de ses réactions. On l’insulte. Soit il se vexe, soit il se met en colère, soit il est déprimé. Il est loin d’être libre. Il est même une cible vulnérable à la critique et à la louange, au gain et à la perte et autres considérations ordinaires. Or il est possible de ne pas « péter les plombs » quand on nous critique ni de devenir arrogant et vaniteux quand on nous loue. Si l’on comprend que l’ego n’est pas une cible aussi solide qu’elle en a l’air, qu’il est en fait transparent par nature, toutes les flèches du monde ne peuvent plus lui faire de mal. On a retrouvé sa liberté. Si l’on amplifie et approfondit cette liberté intérieure, les perturbations traversent l’esprit et se dénouent à mesure qu’elles surviennent.

 

alexandre : C’est dingue et magnifique de se considérer comme transparent, de percevoir sa nature comme un ciel sur lequel les traumatismes, les accidents de parcours, les épreuves ne laissent aucune trace, ultimement…

L’une des vocations de la méditation tient à nous révéler que ça pense, ça désire, ça veut, ça réagit en nous, que se greffent sur notre être quantité de mécanismes de défense, de désirs adventices, de fantasmes. On est loin de la transparence… Précisément, l’entraînement de l’esprit vise à revenir à la maison, à nous départir de tout échafaudage. Et dire que toute la journée l’ego lutte à mort pour conserver ses prérogatives, faire valoir ses droits, défendre ses idées. D’où le risque d’un épuisement général et complet.

Ramana Maharshi disait avoir atteint l’Éveil après s’être dédié corps et âme à la question « Qui suis-je ? ». Voie royale qui l’a conduit sur l’autre rive, faisant exploser au passage les obstacles à cette profondeur, à cette percée hors des barrières de l’individualité.

Le zen parle de l’état originel, de cet espace, de ce cœur immensément vaste, ouvert. Tous, nous avons été des enfants sans cette tonne de préjugés, sans les complexes, les rôles sociaux, le besoin de compenser. En nous subsiste une part indemne, intouchable, sacrée, pure.

Méditer, c’est rejoindre au-delà des couches notre véritable essence. Entrer en intimité avec notre véritable nature.

 

christophe : C’est la distinction pédagogique que nous, soignants, établissons entre réagir et répondre. La réaction est immédiate et impulsive, la réponse est posée et réfléchie. Dans la vie, nous avons besoin des deux : parfois réagir vite, parfois répondre posément. Mais autant réagir ne nous demande pas d’efforts, c’est instinctif (rendre coup pour coup, par exemple) autant répondre, quand nos émotions sont impliquées notamment, demande un apprentissage.

Là encore, la pratique régulière de la méditation de pleine conscience apporte à nos efforts une série d’exercices et d’expériences irremplaçables. Par exemple, lorsque nous méditons avec nos patients, nous leur expliquons que si leur nez les démange ou si une crampe commence à étreindre leur mollet, ils peuvent bien sûr se gratter ou bouger. Mais nous leur demandons aussi de ne pas se comporter comme d’habitude : avant de le faire, prendre le temps d’observer ce qui se passe, d’explorer leur expérience. Respirer, voir où se situe exactement la démangeaison ou la crampe, quelle est son intensité, quelles pensées elle déclenche (« je ne vais pas tenir, il faut que je fasse quelque chose »), quelles impulsions du corps (le bras pour se gratter s’est-il déjà tendu ? avons-nous déjà commencé à gigoter pour changer de position ?)… Puis regarder si, après quelques instants, le besoin de se gratter ou de bouger est toujours là, ou bien s’est modifié, ou bien a disparu. Essayer de répondre, donc, plutôt que de réagir immédiatement. C’est étonnant pour les patients de voir qu’en prenant le temps de la pleine conscience avant d’obéir à une impulsion, parfois la situation (démangeaisons ou crampe) ou leur ressenti psychologique (« je dois faire quelque chose ») se modifient d’eux-mêmes.

C’est un bon entraînement, à partir de situations simples, pour apprendre à affronter des situations plus complexes, notamment face aux impulsions liées à l’activation émotionnelle, peur ou colère notamment.

La méditation apprend à ne pas être esclave de ses impulsions, de ses automatismes mentaux. Ça me démange, alors je me gratte ; je vois un truc à faire, alors je le fais ; j’ai un souci à l’horizon, alors je rumine, je ressasse ; on me contrarie alors que je suis stressé, alors j’explose ou je m’effondre. Toujours la différence entre réagir et répondre ! Méditer régulièrement, c’est se donner un espace de liberté qui offre la possibilité de choisir entre les deux. Et cet espace de liberté consiste à être présent, à observer ce qui se passe, mais en prenant le temps de ne rien faire d’urgent (pour mieux discerner où est l’important à cet instant).

 

matthieu : Un ami avec qui j’ai séjourné à Darjeeling dans les années 1960, le docteur Frédéric Leboyer, disait : « La méditation, c’est ne rien faire, mais avec méthode. » Pour Jon Kabat-Zinn, il s’agit de « ne rien faire, mais bien ».

 

christophe : Et selon André Comte-Sponville, « c’est ne rien faire, mais à fond » ! Au niveau neuropsychologique, par la pratique de cette présence au monde non active, non réactive, la méditation peut nous aider à inhiber certains programmes automatiques, comportementaux, émotionnels ou cognitifs (nos pensées automatiques). Et c’est extrêmement précieux pour les patients, parce que cela va freiner les déclenchements de ruminations et de comportements inadaptés, sans qu’il s’agisse d’une répression aveugle. On n’est pas sur le mode « empêche-toi de faire ça », mais sur le mode « observe l’expérience qui consiste à avoir envie de faire ça, et reste dans l’observation avant de passer ou non à l’action ». La crampe de posture ou l’envie de te gratter le nez pendant que tu médites, c’est tout bête, mais c’est une découverte phénoménologique pour la plupart des gens : ils comprennent qu’ils peuvent choisir d’accomplir, ou pas, quelque chose qui semble irrépressible au début.

 

matthieu : Quand j’ai appris la navigation avec mon oncle Jacques-Yves Le Toumelin, qui a fait le tour du monde en solitaire sur un voilier sans moteur, nous voguions au large des côtes bretonnes un jour de forte houle. Quand on tient la barre et qu’une vague vient sur le côté, le bateau dévie de sa trajectoire. On a alors tendance à donner un grand coup de barre pour lui faire reprendre son cap. Lorsque c’est fait, on repousse énergiquement la barre dans l’autre sens. Mon oncle m’a averti : « Arrête de t’agiter ! Tiens la barre au milieu, fermement. » Le bateau va aller un peu à tribord puis un peu à bâbord, et ainsi de suite, mais en moyenne il gardera son cap. Il est vain de s’épuiser à réagir. Dans la vie, tenir la barre, c’est rester dans la pleine conscience, sans passer son temps à attirer ou à repousser nos expériences.

 

christophe : Ce mécanisme d’attraction-répulsion est important à comprendre. Nous sommes attirés par ce qui nous semble bon : méditer ne va pas nous y rendre indifférents, mais nous aider à savourer cela sans nous y attacher (sans craindre à chaque instant que cela ne s’interrompe). Méditer va aussi nous permettre de vérifier si savourer ce qui nous attire est vraiment une bonne idée (car il peut s’agir de quelque chose de toxique et d’addictif : sucre, alcool, tabac, etc.).

Nous avons par ailleurs tendance à repousser ce qui nous semble désagréable : méditer va nous aider à mieux accepter le fait que des expériences désagréables existent (au lieu de rêver de ne jamais avoir à les affronter) et à les traverser au mieux, sans forcément les fuir (elles peuvent parfois nous être utiles). Il s’agit en quelque sorte de moins souffrir ou de « mieux » souffrir, sans être rétracté sur sa souffrance, ou asservi durablement par elle.

 

alexandre : Le zen parle de l’esprit de tous les jours. La liberté, la paix, la joie, le détachement se glanent au sein même des tiraillements, du chaos. Pourquoi, dès lors, ne pas considérer la colère, l’impatience, les penchants, tout ce qu’on aimerait tant arracher de notre cœur, comme autant d’occasions de pratiquer la sagesse, de s’exercer à la vertu, de grandir ?

Dans Par-delà le bien et le mal, Nietzsche évoque un granit, un fatum spirituel qui résiste à toute instruction. Subsisteront peut-être au cœur de notre être des préjugés mais aussi des séquelles, des souvenirs, des traumatismes opiniâtres qui mettent en échec le progrès, le changement. On peut se casser les dents des vies durant sur ces petits et gros travers qui nous plongent dans le découragement. Cette lecture binaire du monde, attraction-répulsion par exemple, est vraiment tenace, tyrannique. C’est du granit…

Pour foncer vers la liberté, peut-être convient-il de repérer ce socle, ce rocher…

 

matthieu : Pendant l’hiver, le gel fige les lacs et les rivières, et l’eau devient si solide qu’elle peut porter hommes, bêtes et attelages. Avec le printemps vient le dégel. La glace est dure et coupante, l’eau est douce et fluide. L’eau et la glace ne sont ni identiques ni différentes, la glace étant de l’eau solidifiée et l’eau de la glace fondue. De même, il arrive que l’esprit se fige, surtout lorsqu’il surimpose à la réalité des attributs dont elle est dépourvue – ami, ennemi, attirant, repoussant, etc. – et devient tourmenté par l’attirance et la répulsion. La méditation nous permet alors de faire fondre la glace des fabrications mentales en l’eau vive de la liberté intérieure.

Quand tout dans l’esprit semble se solidifier, que l’on a l’impression de ne pouvoir venir à bout de certaines tendances ou angoisses, je comprends qu’il te vienne parfois l’idée qu’il existerait un « granit », un noyau dur insurmontable. C’est une croyance liée à certaines expériences, aux souvenirs et traumatismes que tu évoques. Mais, en réalité, il n’existe aucune pierre d’achoppement pérenne au sein de l’être.

Au fur et à mesure que l’on apprend à reposer dans la nature fondamentale de l’esprit, il paraît inconcevable de succomber à l’anxiété profonde, à la haine ou à la jalousie. Ces états d’esprit paraissent tellement étrangers dans cet espace de présence éveillée. Ce qui, en nous, ressent de la haine, n’est pas la nature de bouddha. Cela ne veut pas dire pour autant qu’on ne risque pas de se fourvoyer à nouveau, puisqu’on est loin d’être arrivé au terme du chemin.

 

alexandre : Qu’est-ce qui nous exile de cet esprit vaste, pour le dire dans les mots de Shunryu Suzuki, de la nature fondamentale de l’esprit ? Les traumatismes, la souffrance, la peur de morfler, une certaine volonté de puissance, tout concourt à fausser compagnie à la liberté. En t’écoutant, cher Matthieu, je prends conscience que la méditation n’est pas là pour nous corriger, mais bien plutôt pour nous aider à rejoindre le fond du fond, la vraie joie. On devrait s’y adonner avec l’allégresse du prisonnier qui voit s’ouvrir la porte de son cachot.

 

matthieu : Oui, la méditation n’a pas pour but de nous corriger, au sens « scolaire » du terme, mais plutôt de nous permettre d’approfondir nos niveaux de conscience jusqu’à retrouver cette pleine conscience éveillée qui est non pas notre noyau dur, mais la transparente naturelle de l’esprit. Je cite souvent cet exemple : après s’être mis en colère, on dit bien : « J’étais hors de moi », « Je n’étais plus moi-même ».

 

alexandre : Il y a bien des manières d’être « hors de soi » : la furie, l’hubris qui nous emporte et nous aliène, et le don de soi, la générosité, l’amour, la compassion, karuna. D’un côté les ravages de la passion, de l’autre la déprise de soi. Méditer c’est se départir du moi en plongeant au fin fond de notre être.

 

matthieu : Donc on pourrait dire que la colère nous fait sortir de notre nature profonde, tandis que l’amour nous permet de sortir de l’ego.

 

alexandre : Exactement.

 

christophe : C’est l’image qu’évoque Simone Weil : « Percevoir chaque humain comme une prison, où habite un prisonnier, avec tout l’univers autour. » Se mettre en colère, c’est tout casser dans sa cellule ; et apaiser sa colère, sans pour autant renoncer à agir sur ce qui nous a mis en colère, c’est sortir de sa cellule pour voir un peu ce qui se passe autour. Une fois de plus, méditer, ce n’est pas, ou pas seulement, se mettre à l’écart du monde, mais c’est, à la fin, toujours s’y ouvrir et revenir à lui…

 

matthieu : Tant que nous sommes prisonniers de nos fabrications mentales et que nous déformons la réalité, nous ressemblons, disait mon maître Kangyour Rinpotché, à une abeille prisonnière d’une bouteille en verre : elle monte et descend inlassablement sans pouvoir s’en échapper. La liberté intérieure ne consiste pas à casser la bouteille, mais à comprendre que nos attachements ne sont pas aussi solides qu’ils en ont l’air et que le verre de la bouteille n’est qu’une illusion. Alors l’abeille rejoint le vaste ciel…

Avant et après la méditation

matthieu : La méditation ne doit pas cesser quand on se lève du coussin, sinon à quoi bon ? Ce serait comme aller au bain turc : une fois que l’on sort de ce cocon de vapeur chaude, il gèle dehors et l’on n’est pas plus avancé pour combattre le froid. Pire, on risque de s’enrhumer. Après la méditation – on parle de post-méditation – il faut donc s’assurer que certaines qualités perdurent comme un parfum et permettent d’entrer dans l’action en maintenant, au moins partiellement, la maîtrise de l’esprit acquise durant la méditation. C’est un exercice difficile, mais indispensable. Sinon, on est comme un cavalier qui n’a pas trop de mal à rester en selle dans un manège, mais qui, une fois lâché en forêt, est désarçonné au premier obstacle venu. Plus on est maître de son esprit, moins on sera vulnérable aux aléas de la vie quotidienne. Le degré auquel la post-méditation et la méditation sont unies est un bon indicateur des progrès spirituels. On dit qu’au bout du chemin, au niveau le plus élevé des bodhisattvas, il n’y a plus aucune différence entre la méditation et la post-
méditation. Mais cela ne s’accomplit pas en cinq minutes.

Cependant, même chez les débutants qui ont goûté à des périodes de méditation quotidiennes, quelque chose demeure, comme un paysage dont on se souvient les yeux fermés. En plein milieu d’un embouteillage ou d’une situation conflictuelle, il est possible de repositionner son esprit sur cette expérience. Cette reconnexion calme l’esprit : il devient moins susceptible d’entrer en ébullition au feu des circonstances adverses.

Si l’on fait des rappels de plus en plus fréquents, au bout d’un certain temps, les qualités de la méditation forment comme un filet d’eau, mince, mais continu. Peu à peu, ce filet se mue en rivière et le cours de la présence éveillée ne risque plus d’être interrompu.

 

christophe : Dans la pédagogie de la pleine conscience, c’est exactement ce qu’on fait, on distingue très clairement trois catégories de pratiques : les exercices formels prolongés (je m’assieds et je médite vingt minutes chaque matin) ; les parenthèses de pleine conscience tout au long de la journée, pendant quelques minutes se rendre présent à soi et au monde (dans une salle d’attente, dans les transports en commun, en se rendant d’un point à un autre, en prenant des pauses) ou se rendre présent à ses émotions (agréables pour mieux les savourer, désagréables pour mieux les traverser) ; et enfin les activités en pleine conscience (faire la cuisine, le ménage, son travail en pleine conscience ; manger, marcher, observer le ciel, la nature, écouter autrui en pleine conscience, etc.).

Peu à peu, on en arrive à la compréhension qu’il n’y a pas d’un côté les moments où l’on médite, où l’on vise apaisement et discernement, et de l’autre, les moments où l’on vit, stressés, énervés, dispersés ! La méditation n’est pas seulement une compensation, une réparation, mais elle doit être une base de transformation de notre manière de vivre.

 

alexandre : Il s’agit de s’exercer, ici et maintenant, avec les moyens du bord, sans l’obsession d’un quelconque résultat. Les maîtres zen ne cessent de marteler : « rien de spécial ». C’est dans la vie quotidienne que l’on doit, comme tu l’as dit, cher Christophe, oser se donner aux activités en pleine conscience : faire la cuisine, le ménage, essuyer un regard moqueur, louper un bus, se débattre avec un ordinateur rétif…

« Tant que notre esprit est la proie de l’agitation mentale, nous sommes esclaves de nos pensées. La maîtrise, c’est la liberté. »

Dans la vie spirituelle planent plusieurs dangers, le matérialisme spirituel : non spécule, on rampe vers des gratifications, des états de conscience modifiés, quelques profits ; la nostalgie d’un paradis perdu, la course effrénée vers une terre promise… Un père m’a dit un jour que le chemin consistait à être parfaitement imparfait. Parfois, enlisé dans le mal-être, on rêverait d’un traitement de choc, d’un remède de cheval, mais c’est millimètre par millimètre que nous progressons. Le terreau du quotidien offre mille leviers pour s’ouvrir au monde et danser joyeusement dans le tragique. Pourquoi ne pas nous adonner à une pratique fort simple : contempler, regarder le petit bonhomme s’agiter et laisser passer : « Ah, tiens, je suis stressé », « Aïe, aïe, aïe, me voilà en mode paniqué » ? Il n’y a peut-être rien d’extraordinaire dans l’ascèse : de brèves retraites intérieures, de petits moments de pleine conscience nous ramènent peu à peu à la maison, au calme, à la paix.

 

matthieu : Pour les petits exercices réguliers, il y a celui qu’avait proposé Chade Meng, un ancien ingénieur de Google, un jour où nous étions avec le Dalaï-lama, le neuroscientifique Richard Davidson et un groupe de méditants : « Je vais vous enseigner un grand secret, avait-il dit : dix secondes de méditation toutes les heures ! » Au départ, nous avons pensé : « C’est bien un truc de la Silicon Valley, le top de la superficialité. » Et puis quand il a expliqué son idée, nous avons commencé à changer d’avis. Tout le monde peut faire une pause de dix secondes, regarder autour de soi, ou par la fenêtre, et pendant dix secondes, engendrer un souhait altruiste, une bienveillance inconditionnelle vis-à-vis de tous ceux qui se présentent dans le champ de son attention. Dans le métro, au travail, dans la rue, pendant dix secondes, on souhaite intensément : « Puissent les êtres connaître le bonheur, s’épanouir dans l’existence, se libérer des difficultés, des poisons mentaux ; puisse ces obstacles disparaître. » Dix secondes. Même si on ne le fait que six fois par jour, c’est déjà beaucoup mieux que rien.

La vertu de cette pratique toute simple, c’est que l’effet perdure bien au-delà des dix secondes. Si l’on ouvre un flacon de parfum pendant dix secondes, la fragrance demeure une fois le bouchon refermé. Si ces vœux de bienveillance sont suffisamment rapprochés, ils engendreront une continuité, comme un parfum d’ambiance. Qui plus est, après avoir souhaité plein de bonnes choses à tout le monde, il y a peu de risque que l’on gifle le voisin à l’instant suivant.

Finalement, cette pratique de Chade Meng n’est pas très éloignée des enseignements traditionnels sur la méditation : de courtes périodes répétées, à intervalles réguliers, valent mieux que de gros efforts très espacés dans le temps. En neurosciences, on a d’ailleurs montré que, pour changer le cerveau, il est préférable de répéter de petits efforts tous les jours plutôt que de produire un gros effort tous les quinze jours : dans ce cas, le processus de transformation du cerveau, brièvement enclenché, ne se maintient pas.

 

christophe : Cela me rappelle un petit exercice que je propose aux patients (et surtout aux patientes…) pour le soir, après le boulot. Je leur dis : « Quand vous rentrez chez vous, la première chose que vous allez faire, c’est vous asseoir sur le canapé du salon, et vous accorder dix minutes pour vous poser, vous recentrer, respirer… Inévitablement, vous allez être assaillie de pensées du type : “Il y a de la poussière sous ce meuble, je la vois ; il faut que je fasse le ménage, le repas, que je réponde aux mails, etc.” Normal ! Surtout, ne leur obéissez pas. Observez-les, observez comment elles vous mettent la pression, vous donnent l’ordre de leur obéir, en instillant de l’inconfort dans votre corps et votre esprit, de la culpabilité, le sentiment qu’il faut bouger, agir. N’oubliez pas que vous faites quelque chose de très important, que personne ne pourra faire à votre place : prendre soin de vous. On pourra vous aider pour le ménage, la cuisine, tout le reste. Mais prendre soin de vous, c’est vous et vous seule qui pouvez le décider et le faire… » Et pendant cinq à dix minutes, ces patientes font l’expérience, stoïques, de ne rien faire ! Et de comprendre que c’est possible, que c’est une option existentielle envisageable, précieuse et bienfaisante.

Les vrais changements se font imperceptiblement dans la durée

christophe : Il y a un autre grand malentendu à propos de la méditation : beaucoup de gens pensent que pénétrer dans le circuit de la méditation va transformer leur manière d’être, qu’ils vont devenir plus « zen », plus ceci, plus cela. Du coup, ils ont l’impression d’être en échec quand ils ne se sentent pas plus « zen », ou qu’ils n’arrivent pas à l’être tout le temps. Je leur dis alors : « La méditation ne va pas transformer tout de suite votre manière d’être, mais elle va enrichir vos modes de réponse à la vie. Vous continuerez d’être en colère, il vous arrivera d’être triste ou inquiet, vous serez encore distrait, mais peut-être le serez-vous moins souvent, moins violemment, ou à meilleur escient. Peut-être y aura-t-il aussi des moments où vous arriverez à ne pas l’être. Le but de la méditation, en tout cas de la méditation thérapeutique, ce n’est pas devenir un sage à temps plein, mais de s’entraîner à adopter d’autres façons de réagir, et d’être un sage à temps partiel ! Plutôt que de dire : “Avant je faisais ceci, et aujourd’hui je fais cela, qui est radicalement différent”, se dire : “Avant je faisais ceci, je continuerai de le faire de temps en temps, peut-être à meilleur escient, mais je vais aussi développer d’autres façons de faire, et de choisir”… » C’est un enrichissement, un élargissement de nos manières de vivre, plutôt qu’une transformation radicale.

 

matthieu : C’est un peu la même situation dans les centres bouddhistes. On constate que quelqu’un se comporte de façon peu aimable et on s’indigne : « Comment se fait-il ? Cela ne devrait pas se produire en ces lieux… » Or, si de telles personnes sont venues assister à des enseignements, c’est précisément parce que, imparfaites, elles ont le désir louable de progresser. Il ne serait pas raisonnable d’exiger d’elles qu’elles manifestent d’emblée toutes les marques de la perfection ! Dans le cas de la méditation, le but est de progresser au fil des mois et des années. Plutôt que de chercher à faire des bonds soudains dans notre pratique, mieux vaut se fier à des progrès lents, mais fiables. Si on regarde fixement les aiguilles d’une montre, elles semblent immobiles, mais si on les regarde de temps en temps, on s’aperçoit qu’elles ont bougé. Nous devons donc être diligents sans être impatients. La précipitation s’accorde mal avec la méditation, car toute transformation véritable exige du temps. Peu importe que le chemin soit long, l’essentiel est d’avoir le sentiment de marcher dans la bonne direction. En outre, ce n’est jamais une affaire de « tout ou rien ». Chaque étape contribue à notre épanouissement intérieur et apporte son lot de satisfactions.

 

christophe : Oui, effectivement, en thérapie en tout cas, on ne se fixe pas un changement radical comme objectif immédiat. Dans un premier temps, on propose aux patients d’ajouter d’autres manières de répondre intelligemment à certaines circonstances existentielles, de les tester, de voir s’ils souhaitent se les approprier. Dans une salle d’attente de dentiste ou de médecin, est-ce mieux de respirer en pleine conscience, de faire des jeux vidéo ou de lire des revues ? Tout est bien, mais surtout tout est à essayer et à pratiquer, pour repérer ce qu’il est utile de faire selon les moments et nos besoins !

 

alexandre : Dans une salle d’attente, à un arrêt de bus, quand je suis énervé, je peux toujours me livrer à l’ascèse : « Ah, tiens, je passe en mode… » Ce qui m’a beaucoup aidé à apaiser la machine infernale, c’est un exercice d’Anthony de Mello. Précisément, il suggère une voie qui se sert de l’imagination pour, en un sens, court-circuiter le mental lui-même. Dans Un chemin vers Dieu, il donne toute une série d’exercices pour nous aider à prier, à savourer la valeur de l’existence, à l’accueillir telle qu’elle se propose. L’un d’entre eux, un brin cocasse, s’appelle « vos funérailles ». Il ne s’agit rien de moins que de se représenter son corps dans un cercueil et d’assister à son propre enterrement, de regarder les visages réunis pour l’occasion, d’écouter le prêche de l’officiant, de prêter l’oreille à ses paroles et de voir ce qui finalement est essentiel dans notre vie, dans le cœur de nos proches, dans les relations que nous lions tout au long de notre chemin. Rien de tel pour prendre de la hauteur, s’éloigner des tracas et, comme on dit, relativiser. Vécue à fond, cette expérience ramène à la vie, à ces mains, ces jambes, ces pieds, à ce corps, aux êtres qui nous sont confiés, à l’aujourd’hui qui s’offre à nous. Que pèsent, face à ce miracle, tracas et contrariétés ?

Au fond, méditer, c’est profiter de chaque instant sans spéculer sur l’avenir, se départir de l’esprit calculateur pour juste être au monde.

 

matthieu : Un jour, je suis resté longtemps assis dans une salle d’attente avec deux amis, dont l’un se trouvait être un méditant de longue date. Le troisième larron a fini par dire : « Je suis désolé que vous attendiez si longtemps. » Le méditant a répliqué : « Mais je n’attends pas. » Il voulait dire qu’il n’était pas frustré par la longueur de l’attente, car son esprit s’était désengagé de l’expectative de ce qui ne venait pas.

 

alexandre : Mais comment s’arracher à cet esprit d’expert-comptable et à cette incapacité de se trouver bien dans l’ici et maintenant ?

 

matthieu : Il faut savoir être au repos dans la fraîcheur du moment présent, au sein duquel il n’y a pas d’attente. Mais il y a aussi une autre forme d’attente, d’une tonalité plus grave, qui ne consiste pas seulement à dissoudre l’épaisseur de l’ennui, mais à se préparer concrètement à l’annonce d’une bonne ou d’une mauvaise nouvelle, dans le cas d’un examen médical par exemple.

 

christophe : Nous avons à faire l’effort de nous immerger dans l’expérience de l’attente, voir qu’il y a d’une part le fait de rester là dans l’expectative d’un événement à venir, et le fait d’être dans un état mental particulier. Si je me dis « je perds mon temps, l’heure tourne, qu’est-ce qu’ils fabriquent ? », le vécu de l’attente n’est pas le même que si je me dis « OK, je vois ces pensées et cette impatience qui tentent de prendre le contrôle de ma manière de percevoir cet instant ; je peux aussi le vivre différemment ; je peux profiter de cette attente pour me sentir vivant, me rendre présent à moi-même et au monde, en profiter pour me poser, respirer, observer, sourire… » Les conséquences sont différentes : dans le second cas on n’aura pas « perdu » son temps, on l’aura vécu.

 

matthieu : Si l’on n’entre pas dans le cercle vicieux de l’expectative quel est le problème ? Les gens se plaignent de ne pas avoir le temps de méditer. Profitons de ces vingt minutes de tranquillité !

 

alexandre : Le moi est programmé pour attendre, spéculer, investir. Il fait sans cesse des plans sur la comète avec ses critères bornés, étriqués, biaisés, d’où cette insatisfaction tenace, cette incapacité à être bien « à domicile ». Sans relâche, il fabrique des désirs en fonction de ce qu’il est maintenant. Qui dit que dans deux ans je tiendrai aux mêmes choses qu’aujourd’hui ? Un jour, mon fils m’a confié : « Je rêve de construire un chalet quand je serai grand, mais j’ai peur qu’une fois adulte je ne veuille plus faire de chalet. » C’est toujours ma situation actuelle, mon climat intérieur, mes besoins, mes intérêts que je projette sur l’avenir. Ce faisant, je me coupe de la fluidité de l’existence, de l’extrême nouveauté du devenir. L’ego est un grand conservateur qui s’acharne à plaquer sur ce qui va arriver ses manques, ses désirs. Mes rêves d’enfant ont passé, enfin pour une bonne part… Et, à la limite, les caprices de mon ego d’aujourd’hui comme celui de demain ne me concernent pas. Le moi qui sème n’est pas celui qui récolte…

Longtemps, à mes yeux, la pratique tenait de la lutte, d’un véritable sport de combat. Il fallait dézinguer anxiété, préjugés, penchants, tordre le cou au fatras passionnel, aux illusions, en un mot tenir le cap… Mais un granit spirituel, pour reprendre les mots de Nietzsche, un paquet de résistances, de conditionnements m’ont plongé dans un état de fatigue, d’épuisement, de découragement. Lorsque tous nos efforts se heurtent aux habitudes, aux forces d’inertie, comment ne pas désespérer et démissionner pour de bon ? Pour couronner le tout, il y a eu cette espèce de gymkhana émotionnel, cette dépendance carabinée.

Dieu sait si la méditation libère, mais en cas de crise aiguë, d’autres voies, complémentaires, alternatives, s’avèrent aussi bien utiles : le soutien d’amis dans le bien, l’action juste, les rencontres qui sauvent… D’où peut-être l’utilité de distinguer le traitement au long court et la gestion de crise. Que proposer à un addict, à un homme, à une femme aux prises avec l’anxiété, en pleine dépression ? Loin de moi l’envie de dégommer le zen qui justement invite à ne rien absolutiser, à ne s’accrocher ni à la pratique, ni à quoi que ce soit…

Persévérer, guérir de l’idée même de guérir, voilà le défi, majeur !

« Il s’agit de s’exercer, ici et maintenant, avec les moyens du bord, sans l’obsession d’un quelconque résultat. Les maîtres zen ne cessent de marteler : “rien de spécial”. »

Pour la route, pour le traitement au long cours, je me souviens d’un des premiers livres sur la méditation que j’ai lus : Cent clés pour comprendre le zen de Claude Durix. J’y découvrais maître Dôgen livrant un précieux viatique, un art de vivre qui soigne les plaies et nous arrache pas à pas aux comportements nocifs, aux émotions perturbatrices. Dans le Shobogenzo, notre magnifique compagnon de voyage mentionne « Les huit directives de philosophie pratique des Grands Maîtres pour obtenir l’Éveil qui est liberté totale ». Derrière ce titre bien sérieux se cachent des consignes de vie qui aident à instituer dans le quotidien quelques jalons, des pistes, comme autant de repères pour avancer. Assurément, quelle que soit notre pratique, ces conseils peuvent nous éclairer. En tout cas, au cœur de la tourmente, ils m’ont aidé à ne pas tout à fait perdre le nord !

D’abord, il nous est recommandé de nourrir peu de désirs, car ramper vers la gloire, saliver pour une voiture neuve, vouloir le corps d’un autre ne saurait nous combler. Justement, la deuxième pratique nous convie à dire oui à notre condition, à apprendre à nous satisfaire de ce qui nous est donné, et voilà que nous retrouvons la sobriété heureuse.

Dôgen invite aussi le progressant à aimer la solitude. On revient dans la chambre de Pascal, au point mort et à l’ennui qui peut nous pousser à traverser les océans pour nous fuir. Pour s’extraire de l’individualisme, source de tant de maux, cet habile connaisseur de l’être humain lance un vibrant appel à se dévouer, à poser des actes altruistes, histoire là encore de se déprendre un peu de soi.

Pour la grande aventure de l’existence, ce sage le sait bien : il faut nourrir une volonté forte, de la détermination pour, précisément, ne pas plier au premier obstacle. Il ne s’agit pas ici d’un vouloir sauvage et égoïste, mais au contraire d’un désir de progresser quel que soit le décor.

Enfin, il recommande d’apaiser l’esprit, d’où la nécessité de se lancer dans la méditation corps et âme. Concrètement, il encourage le progressant à fuir les discussions inutiles et à chercher la sagesse plutôt qu’à accumuler des théories.

Le hic, c’est bien sûr d’incarner dans le quotidien l’ascèse, la discipline de soi, cette sagesse zen et tout évangélique, faire descendre la pratique jusque dans le chaos. Comment bâtir un art de vivre qui permette de traverser les moments de crise ? Se livrer à l’exercice spirituel au cœur de la tourmente ? Tant de doutes s’élèvent…

Quand je me dépêtrais dans l’addiction, bricolant quelque expédient, tentant de suivre ces grands devanciers, je rêvais d’un guichet intérieur, d’une polyclinique de l’âme, d’un dispensaire ouvert à tous où l’on serait accueilli sans jugement aucun, où l’on pourrait se retaper, ensemble.

La pleine conscience se traduit-elle nécessairement par davantage d’altruisme ?

christophe : Il y a au moins trois études à ce jour qui montrent que la pratique de la simple méditation de pleine conscience, même sans que soit spécifiquement enseignée la bienveillance, augmente les capacités d’empathie et de comportements altruistes. Par exemple, un bref exercice de pleine conscience pousse les volontaires à plus souvent céder leur chaise à une personne avec des béquilles (en fait un comparse des expérimentateurs) qui entre dans une salle d’attente, que des personnes n’ayant pas médité. Toujours après de brèves inductions de pleine conscience, les résultats aux échelles de sensibilité empathique sont significativement accrus.

L’hypothèse est que l’apaisement émotionnel, l’ouverture attentionnelle et le recul pris par rapport à soi-même ouvrent naturellement la porte de la bienveillance : on est plus attentif à ce qui se passe autour de soi, nos inclinaisons naturelles vers l’empathie et la bienveillance pour autrui se trouvent facilitées, car libérées des émotions douloureuses éventuelles et des préoccupations autocentrées.

 

matthieu : Il est en effet raisonnable de penser que les pratiquants assidus de la pleine conscience seront naturellement plus ouverts aux besoins et aux aspirations d’autrui. En général, si la méditation est bien enseignée et bien pratiquée, la bienveillance survient naturellement. Mais il faut se méfier de l’idée que cette bienveillance va venir automatiquement, « de surcroît », comme un effet secondaire garanti de la méditation. Mieux vaut la mettre au cœur de nos priorités dès le départ.

C’est ce que semble confirmer la seule étude longitudinale (c’est-à-dire effectuée sur une longue durée) sérieuse réalisée à ce jour sur les effets de différents types de méditation. À l’Institut Max-Planck de Leipzig, la neuroscientifique Tania Singer et son équipe d’une trentaine de chercheurs ont suivi 150 volontaires pendant neuf mois. Ces sujets se sont livrés à trois mois de méditation de pleine conscience, trois mois sur la prise en compte de la perspective d’autrui, et trois mois sur la méditation de metta, ou méditation de la bienveillance. Tout cela, à raison de trente minutes par jour, cinq jours par semaine, ainsi que de deux heures avec un instructeur tous les samedis. Ces volontaires ont été divisés en trois groupes qui ont pratiqué ces méditations dans des ordres différents afin de vérifier si l’ordre dans lequel on fait ces pratiques influe ou non sur les résultats (ce qui n’a pas été le cas). Un autre groupe de volontaires a servi de groupe témoin en participant pendant neuf mois à un programme d’entraînement à la mémoire. Ce groupe témoin a subi les mêmes tests que les trois groupes de méditants. Toutes sortes de mesures étaient appliquées à tous les groupes (tests comportementaux, questionnaires, mesures physiologiques et immunologiques, scans, IRMf du cerveau, etc.).

Les résultats ont montré que les trois mois de méditation sur la pleine conscience améliorent bien la pleine conscience – l’attention, la présence, etc., – mais n’augmentent en rien les comportements prosociaux (c’est-à-dire les comportements d’aide, de partage, de coopération et de réconfort, dirigés volontairement vers autrui). La prise en compte de la perspective d’autrui améliore la faculté de comprendre ce que l’autre pense et ressent, mais n’augmente que faiblement les comportements prosociaux. En revanche, après les trois mois consacrés à la méditation sur la bienveillance, sur l’amour altruiste, les comportements prosociaux s’étaient considérablement accrus. Qui plus est, les changements structuraux observés dans le cerveau sont différents dans les trois types de méditation. Il semble donc clair que si l’on veut amplifier notre bienveillance, c’est sur la bienveillance elle-même qu’il faut travailler, ce qui semble logique.

 

alexandre : Si la méditation ne nous rend pas plus généreux, elle ne vaut pas une heure de peine… Plonger au cœur de l’intériorité, c’est découvrir qu’un lien indestructible nous unit les uns les autres. Preuve en est l’impact de notre entourage sur notre joie, notre paix. La passion la plus dévorante atteste aussi qu’au-delà de la crispation de l’ego nous sommes des êtres de communication, ouverts, tendus vers, offerts aux autres.

Méditer, c’est aussi découvrir tout le paquet de projections, d’accusations, de ressentiments qui parasitent le lien à l’autre. En ce sens, on pourrait dire que l’entraînement de l’esprit huile les relations humaines et arrache un à un les piquants qui se dressent entre les individus. Plonger en soi, c’est oser aller nu, se débarrasser des cuirasses, jeter tout costume pour se donner sans attendre. C’est aussi découvrir qu’il n’y a pas de territoire à soi, ni de lopin de moi à préserver. Pourquoi diable associer la compassion aux Bisounours tandis que cette force tient d’une hyper-lucidité, d’un hyper-réalisme ? Nous appartenons à la grande famille humaine. Libre à chacun de faire péter les cloisons rigides entre l’extérieur et l’intérieur, le moi et le toi.

 

matthieu : Effectivement, si la méditation consiste juste à faire des pauses, le regard perdu dans le vague, entouré de volutes d’encens, et à se contenter de se relaxer comme dans un spa, dix ans plus tard, on risque fort d’être toujours aussi coléreux, tourmenté et incapable de gérer ses émotions. On a totalement perdu son temps.

Au début, la méditation court le risque d’être trop autocentrée. Je me rappelle l’intervention d’Ajahn Amaro, un moine anglais de la tradition bouddhiste theravada, au cours d’une journée sur la pleine conscience en Californie. Il décrivait un père de famille qui a décidé de commencer la méditation : il prend son petit déjeuner très lentement, goûtant chaque saveur de sa cuillère de müesli, tandis que ses enfants se déchaînent autour de lui pour capter son attention. Il les ignore. Tout ce qu’il veut, c’est s’enfermer dans une petite bulle de tranquillité égotique.

 

christophe : Ce qui est sûr, c’est que nous sommes aujourd’hui à un tournant en matière de méditation. Cette démarche que nous encourageons tant, les uns et les autres, a désormais acquis une visibilité et une popularité impressionnantes. Mais il reste encore beaucoup à faire ! Sur le plan scientifique, nous devons continuer de travailler pour mieux comprendre comment agissent les différents types de pratiques méditatives (comme nous venons d’en parler à propos de la pleine conscience et des méditations de compassion et d’altruisme) et à qui les recommander, dans quel ordre, etc.

Et sur le plan de sa diffusion, nous avons à inlassablement rappeler que la méditation n’est qu’un élément parmi un ensemble de changements d’attitudes, de manières de penser et de se comporter, qui vont contribuer à faire évoluer favorablement notre monde. Par exemple, méditer à l’hôpital n’a de sens que si les soignants modifient aussi leur manière de soigner (plus de présence, d’écoute, de compassion) et les patients leur manière de prendre soin d’eux (ne pas attendre d’aller mal pour être attentifs à leur santé et bienveillants avec leur corps). Et ces changements, chez les soignants et les patients, doivent inspirer les décideurs politiques, qui devront légiférer pour que les lieux de soins soient aussi des espaces où l’on puisse prendre le temps d’écouter, de réconforter, de méditer, et non d’expédier le boulot le plus vite possible !

Même chose dans l’entreprise ou à l’école : la méditation individuelle apporte de grands bénéfices à chaque personne et à son entourage, mais elle doit aussi faire partie d’un grand changement de point de vue et de pratiques éducatives ou managériales.

Ce dont je suis convaincu, c’est que la pratique individuelle facilite les changements et les décisions concernant la collectivité : un dirigeant qui médite dirige différemment, un soignant qui médite soigne différemment, un enseignant qui médite enseigne différemment, un parent qui médite éduque différemment… Et c’est la raison pour laquelle voir des dirigeants politiques s’intéresser à la méditation me réjouit : nous avons récemment initié à la pleine conscience un petit groupe de députés et sénateurs, et le fait qu’ils aient vécu et pratiqué de l’intérieur va, je l’espère, avoir un impact sur leur manière d’accomplir leur mission.

Dangers et dérives de la méditation

matthieu : Je crois que les dangers et les dérives surviennent quand le type de méditation pratiquée n’est pas ajusté à nos dispositions mentales et à nos capacités. Il est notamment peu recommandé aux débutants de méditer trop intensément, dans des environnements trop isolés, sans avoir de points de référence pour savoir comment remédier aux défauts ou gérer les expériences qui peuvent surgir, et surtout sans être accompagnés par un guide expérimenté. Faute de respecter ces conditions, on risque fort de devenir comme un cheval qui s’emballe ou un véhicule dont le conducteur a perdu le contrôle. Les risques sont semblables à ceux de l’automédication : au lieu de prendre un cachet, on avale toute la boîte. L’absence de référence vient du fait qu’en Occident beaucoup de gens méditent sans être guidés par un instructeur plus expérimenté qu’eux, et entourés par une communauté de pratiquants qui sont familiers avec le processus de la méditation. Dans un contexte traditionnel, l’étudiant est guidé pas à pas, il peut s’ouvrir quand il le souhaite à un sage beaucoup plus avisé que lui et lui confier : « Voilà le type d’expérience que j’ai eue en pratiquant la méditation durant ces dernières semaines, qu’est-ce que vous en pensez ? » L’instructeur chevronné comprendra tout de suite que la personne a pris un chemin de traverse. Il va la réorienter, l’ajuster, ou lui dire : « Attention, vous êtes trop tendu », ou bien : « Vous vous laissez emporter par vos sensations ou votre imagination. » Dans ce contexte, le maître de méditation est comme un médecin qui ajuste le traitement, il saura conseiller un autre style de méditation.

En l’absence de ces précautions, si l’on est fragile, que l’on prend un livre sur la méditation et qu’on se lance à corps perdu dans une pratique intense, les fabrications mentales risquent de prendre le dessus et d’emporter le méditant novice dans un tourbillon d’expériences déconcertantes provoquées par des efforts quelque peu anarchiques. Il y a parfois de quoi devenir timbré ! L’esprit enclin à la rumination fera encore plus attention à ses ruminations et, ce faisant, aggravera sa situation. Tout est une question d’outil approprié au moment opportun, avec la puissance adéquate. Si la pratique tourne mal, ce n’est pas le fait de la méditation, mais de la personne qui a mal utilisé l’outil.

 

christophe : Oui, il y a plusieurs étapes, comme dans tout apprentissage. D’abord celle de la découverte : on tombe sur un article, un livre, un CD ou une application, ce qui nous permet de tester la démarche, de voir si cela nous convient, nous attire, nous fait du bien. Si l’on veut aller plus loin, mieux vaut alors ne pas rester seul dans son coin : on s’évitera des erreurs en étant guidé par des enseignants, en partageant avec d’autres méditants ; c’est là que rejoindre un groupe est important, pour apprendre correctement, et continuer à pratiquer, à en bénéficier dans sa vie quotidienne. Puis il y a une troisième étape, celle de l’approfondissement, qui concerne moins de personnes, et à ce stade, il est vraiment très important de choisir prudemment et patiemment la bonne voie, la bonne méthode et les bons enseignants, en tout cas « bons » pour soi, ses aspirations, ses capacités, ses besoins…

 

alexandre : En irait-il de la méditation comme de l’amour ? Après le coup de foudre, la passion, vient le train-train quotidien. Nous sommes alors conviés à ranimer la flamme, à souffler sur les braises, à se désincarcérer de la routine pour mourir et renaître à chaque instant dans la pratique. Y aurait-il un danger d’overdose ?

Shunryu Suzuki, en tout cas, nous vaccine contre le danger de chercher dans le zen des expériences extraordinaires. Il ne s’agit pas de décoller du sol, mais au contraire de s’y enraciner. Il va même jusqu’à comparer l’assise au simple fait d’aller aux toilettes. Pratiquer zazen, par exemple, c’est se purger des idées qui risquent de devenir nocives. C’est, nous dit-il, se désencombrer, se vider pour revenir à notre état originel, notre nature de bouddha. La vie a fini par jeter bien des immondices dans le puits de notre intériorité. Laisser s’en aller ces parasites, cette pollution intérieure, les préjugés, les mille et une crispations, c’est faire un petit tour aux cabinets. Et le sage, espiègle, d’ajouter que nous devons recourir à cette pratique aussi longtemps que nous vivons. J’aime ce côté basique : pour s’élever, pour s’édifier, rien de mieux que de prendre appui sur le réel.

 

christophe : Il y a aussi les voix de certains « gardiens du temple », qui s’élèvent parfois pour dénoncer l’instrumentalisation de la méditation : la méditation en entreprise, la méditation à l’école, la méditation dans le couple, la méditation à l’hôpital, la méditation face au cancer, etc. Est-ce un bien, ou une façon de dénaturer la démarche ? Leurs arguments se fondent sur l’idée que limiter la méditation à un usage spécifique la réduit au rang de simple outil au service du bien-être de l’individu, utilisé pour réduire le stress ou l’anxiété ou pour donner accès vite et bien à une paix intérieure au rabais. Cette conception utilitaire de la méditation, avec des objectifs précis et concrets destinés à améliorer notre quotidien, est-ce une première étape légitime selon toi, Matthieu ?

 

matthieu : Qui peut le plus peut le moins. Tout le monde n’est pas enclin à s’engager sur un chemin spirituel. C’est plutôt l’exception. Il me semble qu’à condition de ne pas considérer la pleine conscience comme l’apogée de la méditation, elle peut faire du bien dans de nombreux domaines. Il serait déplacé et trompeur, en revanche, de présenter des techniques très simplifiées comme étant l’essence de la méditation et de l’enseignement du Bouddha. En bref, si l’on considère la voie du bouddhisme dans son ensemble, deux points essentiels font défaut à la pleine conscience, telle qu’elle est communément enseignée de nos jours : la motivation et la Vue. La plupart des gens ne pratiquent pas la pleine conscience afin d’atteindre l’Éveil et de libérer les êtres de la souffrance. Ils ne cherchent pas nécessairement non plus à comprendre la Vue telle que le bouddhisme la définit, c’est-à-dire le fait que le soi de la personne et les phénomènes apparaissent, mais sont dénués d’existence propre. Ce que nous appelons la vacuité.

Il n’y a rien à redire à cela, car le but de la pleine conscience est différent de celui du bouddhisme. Pour l’anxieux, pour le malade qui souffre à l’hôpital, pour celui qui a du mal à gérer ses douleurs, sa chimiothérapie, ses angoisses, son burn-out, le MBSR (la réduction du stress par la pleine conscience, le programme créé par Jon Kabat-Zinn) fait le plus grand bien. Celui qui entreprend cette formation ne cherche donc pas à atteindre l’Éveil ni la libération, il aspire simplement à faire face à la maladie et à la souffrance. Si la méditation l’aide dans sa vie quotidienne à devenir meilleur, plus serein et bienveillant, on ne peut que s’en féliciter.

 

christophe : À l’hôpital Sainte-Anne où nous animons des groupes pour les patients qui présentent des rechutes dépressives, nous avons un discours aussi clair que possible. À celles et ceux qui commencent un programme, nous disons en substance ceci : « La méditation est un vaste univers, une porte ouverte sur une multitude de pratiques. Dans votre cas, il y a un besoin : la diminution de vos souffrances et une meilleure régulation émotionnelle. C’est un objectif absolument légitime, une première étape. Pour cela, nous allons vous proposer d’apprendre à méditer selon une approche très simple, mais très importante : la pleine conscience, qui consiste à savoir se rendre présent à toutes nos expériences de vie, agréables ou désagréables. » Puis, à la fin du programme, le discours que nous leur tenons est le suivant : « Voilà, nous vous avons donné une formation à la méditation que vous allez pouvoir utiliser au quotidien. Si cela vous intéresse, vous pouvez aller plus loin, mais pas avec nous : nous, nous sommes des soignants, pas des enseignants de telle ou telle tradition de méditation, laïque ou religieuse… »

Idem pour l’école, si la pleine conscience aide les enfants à stabiliser leur attention et à apaiser leurs émotions, c’est un bien, même si c’est une simplification de tout ce que la méditation permet de faire.

 

matthieu : Être attentif aux autres, trouver un meilleur équilibre émotionnel, accentuer ses comportements prosociaux, autant de points essentiels. Mais on ne va pas faire un cours de bouddhisme aux enfants, ou à qui ce que soit d’ailleurs qui ne l’a pas demandé.

 

alexandre : Pour tordre le cou à tout risque d’instrumentalisation et élucider les désirs et la motivation qui nous dirigent vers la pratique, qui nous font recourir à la méditation, pourquoi ne pas oser un heureux retour sur ce que nous attendons de la transformation de soi ? Craignons-nous, sans expédients efficaces, de morfler, de couler ? Courons-nous après une quelconque bouée de sauvetage ? Pouvons-nous introduire dans cet élan une visée altruiste ? D’abord, je crois qu’il s’agit de renoncer à toute recette miracle, à toute baguette magique et, une fois de plus, guérir de l’idée de guérir…

Il nous faut aussi dénoncer une récupération de la méditation, comme ces entreprises japonaises qui dispensent à leurs employés sous pression un petit cours de zazen pour qu’ils tiennent le coup. Le risque est fort de mettre un emplâtre sur une jambe de bois, d’oublier l’enjeu politique – les conditions de travail en l’occurrence – pour mettre sur le dos des salariés un poids de plus. La méditation est une voie de libération, non un moyen de rendre plus performant, plus corvéable à merci.

 

matthieu : Là, en effet, il y a un risque. Au Forum économique mondial de Davos, j’ai trouvé encourageant que, depuis quatre ans, le premier programme proposé sur l’agenda, tous les jours de 8 heures à 8 h 30, soit une séance de méditation. Il y vient généralement une centaine de personnes, parmi lesquelles j’ai vu un ministre japonais, de grands économistes, un champion de natation, et bien d’autres. Lorsque j’ai été préposé à cette séance de méditation, j’ai dit : « Vous êtes venus méditer sur la pleine conscience, et je vous propose de pratiquer la pleine conscience bienveillante. » Si l’on pose cette composante de bienveillance dès le départ, au moins on évite le plus gros des écueils : l’instrumentalisation de la méditation à des fins égoïstes.

Pour comprendre les risques encourus faute de cultiver spécifiquement la bienveillance, prenons deux exemples caricaturaux, certes, mais révélateurs : le tireur d’élite et le psychopathe. Si l’on se contente de la définition technique de la pleine conscience – « maintenir son attention, dans le moment présent, sur l’expérience qui se déploie instant après instant, sans porter de jugement » –, alors le tueur à gages, dont la mission est de descendre quelqu’un, doit s’exercer à rester dans le moment présent sans être distrait ou perturbé par ses émotions. Il est tout à fait dans le non-jugement et ne se demande pas si c’est bien ou non de tuer quelqu’un. Un psychopathe peut, lui aussi, être concentré sur le moment présent, sans jugement, afin d’instrumentaliser les autres sans merci. Néanmoins, il n’y a pas de tueurs à gages ni de psychopathes bienveillants. Donc, si l’on parle de « pleine conscience bienveillante », ce n’est pas pour compliquer les choses, mais pour éviter l’instrumentalisation et l’exploitation à des fins purement utilitaires, voire négatives.

Pour revenir à la méditation en entreprise, l’idée n’est pas de transformer les employés en citrons pressés, pour en extraire davantage d’heures de travail sans qu’ils succombent au burn-out. En vérité, cela ne semble pas être le cas dans les programmes mis en place. J’ai rencontré nombre de chefs d’entreprise qui n’ont pas fait de la méditation un outil d’exploitation des salariés, mais l’utilisent à des fins constructives et bénéfiques. Je pense notamment au directeur des ressources humaines de Sodexo qui me disait que la méditation avait considérablement amélioré les relations au sein de son entreprise. Sébastien Henry, entrepreneur et pionnier de la méditation au travail, a interrogé un grand nombre de chefs d’entreprise : au départ, ils craignaient plutôt qu’en méditant les salariés deviennent plus mous et que ce soit une simple perte de temps… Or ils constatent peu à peu que non seulement cette crainte est sans fondement, mais qu’eux-mêmes et leurs employés développent un meilleur jugement, parce qu’ils voient les choses dans un contexte plus large, de façon plus posée, et surtout que les relations humaines s’améliorent nettement. Au départ, ils ne s’attendaient pas à cela, mais c’est ce qu’ils ont observé.

 

alexandre : Je ne suis pas sûr qu’à l’aide de forceps on obtienne la sérénité, la grande réconciliation, le dire oui joyeux à l’existence. Un proverbe zen dit que rien ne sert de tirer sur un brin d’herbe pour le faire pousser ! Le chemin spirituel est formé de faux pas, de rechutes, de tâtonnements. Je vous avoue qu’il m’a fallu bien du temps pour revenir à la méditation et y voir autre chose qu’une camisole de force, une vaine tentative de redresser ce qui est tordu. Sur le sentier chaotique qui nous ramène à la maison, au-delà de la peur et des tourments, je me suis livré, comme je l’ai déjà raconté, à une retraite de trois mois. Je m’étais précipité pour me mettre à l’école d’un guide spirituel un peu comme on rentrerait dans un hôpital psychiatrique avec cette demande surhumaine : « Guérissez-moi en trois mois ! » Autant dire que c’était mal barré ! Et ce qui s’est ensuivi ne m’a pas rapproché un instant de la paix et de la joie. À vrai dire, ça a tourné au cauchemar et, n’osant pas avouer franchement que ma place n’était peut-être pas en ces lieux, j’ai tout fait pour finir à l’hôpital.

Je me rappelle de ces après-midi à errer au bord d’une route de campagne tentant, dès qu’un camion passait, de mettre mon pied sous l’essieu pour que se brisent les os et que je puisse décamper. J’ai tout essayé, saisissant même un caillou pour me frapper à cent vingt reprises le poignet. Rien n’y fit. Le corps est résistant. Le dernier jour, une disciple m’a carrément dit que si je quittais la retraite, cela signifiait que j’étais possédé par le démon. En cinq secondes, j’ai pris un taxi et mis un terme à ma carrière zen. Aujourd’hui, quand j’entends parler de maître spirituel, de disciple, je ne peux m’empêcher de penser aux dérives. Même avec la meilleure volonté du monde, il est difficile d’accueillir le granit spirituel sans recourir à tout un arsenal thérapeutique, sans pratiquer d’acharnement.

 

matthieu : Peut-être t’es-tu trouvé coincé dans un système trop rigide pour toi, du style « ça passe ou ça casse » ?

 

alexandre : La terrible prophétie : « Si tu pars d’ici, c’est que tu es habité par le démon » m’a suivi pendant longtemps et j’ai cru que le fond de mon être était réellement vicié, pervers, maudit. Je pense qu’avec la méditation il est un autre remède sine qua non, l’amour inconditionnel. Accepter les rechutes, les faux pas, nourrir une infinie patience à l’égard de tout ce qui ne se maîtrise pas, ce qui résiste. C’est ainsi que de tout mon être, je rêve de sages espiègles, de maîtres rigolos qui dispensent leurs enseignements en un immense éclat de rire, dans une énorme détente.

 

matthieu : Dans le bouddhisme tibétain, comme je l’ai évoqué plus haut, on recommande d’examiner le maître spirituel pendant des années avant de se confier à lui, afin de ne pas s’en mordre les doigts plus tard. Il y a des traités entiers chez nous sur les faux maîtres spirituels. Il ne s’agit pas d’être cyniques et négatifs, mais prudents : un engagement spirituel a des conséquences majeures pour notre vie. De tous les maîtres que j’ai connus, aucun ne cherchait à attirer ou à garder des disciples. J’ai connu un maître-ermite qui vivait à la frontière du Tibet, Sengdrak Rinpotché. Deux ou trois cents méditants vivaient aux alentours. Il disait : « Ils viennent et partent quand ils veulent, s’ils souhaitent recevoir un enseignement, je leur offre, mais ils sont entièrement libres de rester ou de s’en aller. »