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La pacification intérieure

 

christophe : La paix, bien sûr, est l’absence de guerre, sinon de conflits et de tensions. La guerre suppose la mobilisation de toutes les forces (d’un pays, d’une personne) contre un ou plusieurs adversaires. Elle est parfois nécessaire, mais toujours problématique. Je ne sais plus quel homme politique disait : « Les deux premières victimes, en cas de guerre, sont la Liberté et la Vérité. » Car toute guerre implique d’une part des lois dites d’exception qui restreignent nombre de libertés, et d’autre part une censure qui restreint l’expression de nombre de vérités. Il en est de même dans nos esprits : partir trop souvent en guerre nous enchaîne et nous aveugle. Certains combats sont nécessaires dans nos vies, mais l’état de guerre permanent ?

La paix intérieure, une énergie calme

Être attaché à la paix intérieure, ce n’est pas renoncer aux conflits, mais s’efforcer de ne pas vivre en état de lutte permanente, tête baissée contre le réel. C’est voir quand il faut faire la guerre et quand il faut faire la paix, même imparfaite. C’est s’efforcer d’utiliser la force et la fermeté sans colère ni aveuglement. Sacré programme !

Mais peut-être devons-nous nous attacher davantage au processus de pacification intérieure qu’à l’état de paix en lui-même, forcément instable et transitoire ? Effectuer régulièrement en nous ce travail de pacification de nos émotions toxiques, de ce surcroît de colère ou de ressentiment qui ne nous pousse plus vers les actions, mais vers les agressions ?

Une première question me vient à l’esprit en songeant à toi, Matthieu, comment un sage peut-il ne pas être tourmenté, parfois ? Et j’ajouterais : ne doit-il pas l’être ? Ce qui serait comme un marqueur de son implication dans ce monde, où tout n’est pas réjouissant, loin de là.

« Cet idéal de paix intérieure est un point de départ de l’engagement, il débouche sur une action, avec une économie de moyens. C’est l’action sans la gesticulation. »

 

matthieu : Le sage est le premier à être intimement touché par la souffrance des êtres. On dit qu’il est sensible à la souffrance d’autrui comme celui qui a une poussière dans l’œil, alors que les êtres ordinaires ne la ressentent guère plus qu’une poussière dans la paume de la main. L’hédoniste autocentré accorde peu de place aux autres dans ses pensées. Le sage n’exclut personne de son cœur.

Le Dalaï-lama nous a confié qu’il n’y avait pratiquement pas un jour où, lors de sa méditation quotidienne, entre 3 et 7 heures du matin, les larmes ne lui soient pas venues aux yeux en pensant aux souffrances des êtres. Ce sont des larmes d’amour et de compassion qui n’ébranlent pas sa paix intérieure. Paul Ekman, l’un des grands spécialistes des émotions faciales, disait que, de toutes les personnes qu’il avait observées, le Dalaï-lama est sans doute celle qui exprime ses émotions – joie ou tristesse – avec la plus parfaite transparence. Mais ces émotions surgissent au sein d’une sagesse inébranlable qui est une claire compréhension de l’impermanence et de l’absence d’existence propre des phénomènes. Le sage perçoit avec une acuité extrême les besoins des autres et il est toujours prêt à agir pour leur bien, sans que son esprit ne soit happé par le maelström des afflictions. En 2009, avant les Jeux olympiques de Pékin, alors que plus de deux cents Tibétains avaient été tués par l’armée chinoise et des milliers emprisonnés pour avoir manifesté dans la rue, le Dalaï-lama a déclaré que depuis l’année où il avait dû fuir l’invasion de son pays, il ne s’était jamais senti aussi impuissant à accomplir quelque chose d’utile pour les Tibétains. Toutefois, à la différence de ce qu’il avait vécu en 1959, moment dramatique entre tous, il n’avait pas perdu sa paix intérieure. La sagesse et la maturité spirituelle confèrent une grande liberté face à l’emprise des émotions perturbatrices.

 

alexandre : Perinde ac cadaver, « tout juste comme un cadavre ». Dans les Constitutions, saint Ignace de Loyola invite ses compagnons à réagir à la manière d’un cadavre. Assurément, il nous livre un sacré exercice pour inspirer notre quotidien : faire le mort, ne pas surréagir, laisser passer quand tout nous incite à nous emporter. Tout en prêtant l’oreille au saint, ne pouvons-nous pas tordre le cou au malentendu tenace, à la caricature grossière qui prête au sage une mort quasi clinique ? Au contraire, il est un grand vivant. En lui, l’existence se déploie et se donne en surabondance. L’exemple lumineux du Dalaï-lama suffit à congédier illico les esprits chagrins qui croient que le sage se coltine un encéphalogramme plat, qu’il s’est définitivement retranché du monde, qu’il conduit une existence cool et pépère, loin, très loin des vicissitudes du commun des mortels.

Foncer vers la liberté, c’est peut-être oser un art de vivre, tenter d’opposer des antidotes à l’égoïsme et aux autres pathologies du nombril. La sagesse, cette liberté intérieure, comprend deux grands chantiers : une science de l’esprit, une ascèse sans cesse réitérée pour purger notre être de toutes les émotions perturbatrices, ainsi qu’une pratique de la générosité : la voie du cœur, le sentier de l’altruisme.

Quand je bataillais contre l’addiction, je puisais un immense réconfort à savoir que, sur ma table de chevet, se trouvaient d’habiles médecins, tout prêts à m’épauler. Trois d’entre eux m’ont particulièrement aidé à sortir du tunnel : Maître Eckhart, ce guide qui nous conduit comme par la main vers la déprise de soi et nous enseigne à nous perdre, à nous abandonner ; Nietzsche, ce grand pacificateur qui invite à dire oui à tout, y compris au chaos gigantesque qui, bien des fois, risque de nous dévorer tout crus ; et Chögyam Trungpa qui démolit une à une les illusions et les tentations de mettre le grappin sur une paix factice, sur une sécurité de pacotille. Justement, sur le point qui nous occupe, ce remarquable maître nous donne peut-être une clé : « Il faut travailler dur pour aider autrui, directement, sans même porter des gants en caoutchouc pour nettoyer les vomissures. » C’est assez dire que le sage, l’homme et la femme pleinement libérés ne démissionnent pas. C’est au cœur du chaos, des tourments qu’il s’agit de se mettre à l’école de la sagesse, de bâtir une liberté, de récolter millimètre par millimètre la moisson qui vient vers celui qui progresse. Quel triste malentendu laisse accroire que travailler à la pacification intérieure revient irrémédiablement à brider toute sensibilité, à devenir une mauviette, une âme déjà morte, emmurée dans un cachot…

 

christophe : La science montre, comme vous venez de le dire, que la sagesse n’est pas la stérilisation de nos passions ! Les quelques études dont nous disposons montrent que les personnes jugées « sages » (par les questionnaires d’évaluation, ce qui est certes discutable, mais passons…) ressentent autant d’émotions, agréables ou désagréables, que les autres, parfois même plus ; mais elles en sont moins esclaves et moins téléguidées par elles. Voilà pour le versant intérieur de la liberté. Mais pour l’engagement extérieur dont nous parlions au début ? Même chose ! La paix intérieure entraîne le calme extérieur, mais pas l’inertie !

Pourtant, aux yeux de beaucoup, la force vient de la colère et de l’agitation. Quand on essaie de visualiser une personne pleine d’énergie, on ne l’imagine pas calme et posée. Dans les clichés occidentaux, l’engagement dans le monde est source d’agitation et non de tranquillité, il nous met sur un pied de guerre, pas sur un pied de paix.

Est-il possible d’utiliser l’énergie de la colère sans hériter de sa tendance à l’agression ? De nombreux travaux de psychologie expérimentale montrent qu’il existe une concordance entre le corps et l’esprit. Ce qui voudrait dire qu’un esprit en paix ne nous pousserait pas « naturellement » à des actes énergiques. Mais peut-être faut-il alors réhabiliter ce que j’appelle l’énergie calme ? Ne peut-on apprendre à dissocier agitation et énergie ? Je suis convaincu qu’il est possible de cultiver des états où l’on est plein d’énergie, sans être pour autant agité ni énervé. Et en t’écoutant parler, Matthieu, j’interrogeais ces clichés si fréquents sur la colère nécessaire et les guerres justes. Et même si je suis convaincu qu’il n’en est rien, je manque parfois d’arguments face à ceux qui prétendent que la paix intérieure nous détourne des préoccupations du monde et du souci d’agir.

 

matthieu : Certes, la colère incite à l’action. Elle présente des aspects de vivacité, de vigueur et d’efficacité qui, en eux-mêmes, peuvent être utiles, tant qu’ils ne sont pas associés à la malveillance. Mais dans la plupart des cas, la colère dégénère très vite. L’énervement, la perte de contrôle et, finalement, le désir de nuire prennent le dessus. La colère devient toxique. Une étude portant sur plusieurs centaines d’étudiants qui ont passé un test de personnalité mesurant leur degré de colère chronique et d’hostilité a montré que, vingt-cinq ans plus tard, les plus agressifs d’entre eux avaient eu cinq fois plus d’accidents cardiaques que les moins coléreux.

 

alexandre : … d’où la nécessité de se mettre au boulot sans tarder pour ne pas finir complètement rance et amer, et s’avancer dans la grande santé. Ne négligeons pas non plus la violence qui, retournée contre soi, fait d’énormes ravages. Le défi ? Repérer déceptions, trahisons, échecs et traumatismes, toutes ces bombes à retardement. Pour se lancer dans un travail de libération, dans une ascèse, il faut du carburant, des actes répétés au quotidien, de la joie, des amis dans le bien. Et pour les irascibles de tout poil, le génial Sénèque peut déjà fournir la trousse de secours. Il nous prodigue son traitement contre la colère : « Prenons le contre-pied de tous les indices qui la révèlent : que le visage se détende, que la voix s’adoucisse, que la démarche se ralentisse ; peu à peu, l’intérieur se modèlera sur l’extérieur. »

Un de mes amis, stoïcien sur les bords, me disait qu’à chaque fois qu’il sentait naître en lui des reproches, du courroux, la moindre occasion de semer la zizanie au sein de son couple, il s’allongeait par terre et laissait s’évanouir les étincelles avant que l’incendie ne se déclare… J’aime que la transformation de soi s’inscrive dans des petits actes, au cœur du quotidien. Se libérer, sortir du cachot, oser l’évasion réclame une ingéniosité, de la persévérance et un paquet d’humour. Rien ne sert de partir en guerre contre les émotions, courons plutôt à grands pas vers la paix !

 

matthieu : Du point de vue de l’évolution et de la survie de l’espèce, comme l’a souligné Darwin dans L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux, toutes les émotions ont une utilité. La jalousie contribue à maintenir la cohésion d’un couple en incitant le conjoint à écarter ses rivaux, augmentant ainsi les chances de survie de sa progéniture. La colère peut aider à surmonter rapidement un obstacle qui entrave la réalisation de nos désirs ou constitue une menace. La convoitise incite à s’approprier ce dont on a besoin. Mais ces émotions deviennent sources de tourments lorsqu’elles s’amplifient au point d’échapper à notre contrôle et de ne plus être appropriées à une situation donnée.

« La liberté consiste à établir un dialogue intelligent avec ses émotions et à apprendre à les laisser se défaire d’elles-mêmes à mesure qu’elles surgissent. »

En laissant régulièrement nos émotions s’exprimer sans mesure, on renforce nos tendances et on sera de nouveau la proie de ces émotions dès que leur charge émotionnelle aura atteint le seuil critique. En outre, ce seuil s’abaissant, on se mettra plus facilement et plus souvent en colère. La liberté consiste à établir un dialogue intelligent avec ses émotions et à apprendre à les laisser se défaire d’elles-mêmes à mesure qu’elles surgissent. Ce faisant, on ne refoulera pas la colère, mais on évitera qu’elle ne se transforme en cause de souffrance. Ici encore, sagesse est synonyme de liberté.

Quant à l’énergie calme dont tu parles, Christophe, le Dalaï-lama a donné un jour, sur un ton humoristique, l’exemple de quelqu’un en proie à une forte colère qui veut donner un coup de canne à l’objet de son ressentiment. S’il est survolté et gesticule dans tous les sens, il risque de se taper sur la figure en essayant d’assener un coup à l’autre. Le Dalaï-lama a ajouté sur un ton espiègle, alliant le geste à la parole : « Si vous êtes parfaitement calme, vous prenez la canne, et tac, un coup précis sur le bout du nez. » Il est tout à fait possible de mener une action ferme et déterminée pour neutraliser une personne dangereuse, sans éprouver la moindre haine, ni donner libre cours à une violence immodérée et cruelle.

 

christophe : Finalement, cet idéal de paix intérieure est un point de départ de l’engagement, il débouche sur une action, avec une économie de moyens. C’est l’action sans la gesticulation.

 

matthieu : Regarde un maître d’aïkido, comme le fondateur de cette discipline, maître Ueshiba. Dans un film, on le voit, tout frêle en apparence, avec sa grande barbe blanche, attaqué de plusieurs côtés par des pratiquants beaucoup plus jeunes que lui. Avec un calme inaltérable et un minimum de gestes, il fait virevolter ses assaillants à droite et à gauche. Tous se retrouvent par terre comme par enchantement. Une action déterminée accomplie avec calme sera souvent plus efficace qu’une explosion de gestes ou de paroles désordonnées. Dans des situations d’urgence, où il faut prendre des décisions vitales, n’est-il pas préférable de conserver son calme ? En cas d’incident technique dans un avion, si tout le monde se met à hurler dans le poste de pilotage, il y a peu de chance que la bonne décision soit prise. Un héros n’est jamais hystérique.

 

christophe : Pour toi, c’est évident, mais pour beaucoup de gens, il faut aller au-delà d’un premier réflexe, associant action extérieure et agitation intérieure. C’est toute la différence entre la paix et le calme : on peut être un homme d’action calme. Mais comment expliquer qu’il est possible de s’engager sans ressentir de colère ou d’inconfort intérieur ?

Paix intérieure = calme extérieur

matthieu : Il me semble qu’il y a différentes formes d’inconfort. Il est fort souhaitable d’être ardemment concerné par le sort d’autrui et de considérer comme inacceptables les souffrances causées par l’injustice, la discrimination, l’oppression et la cruauté. Selon les circonstances, il sera préférable d’avoir recours à la diplomatie, au dialogue et à la conciliation ou, si nécessaire, à des formes d’intervention plus énergiques. Lorsque c’est la manière la plus habile de procéder, un sage pourra manifester une « sainte colère », tout en restant parfaitement maître de lui-même. Péter les plombs obscurcit notre jugement : nous surimposons nos projections sur notre adversaire et le percevons comme totalement haïssable, alors que la réalité est toujours plus complexe. On voit ce que cela donne chez des gens qui, comme Donald Trump, sont incapables de se contrôler : ils passent d’un jour à l’autre de la louange dithyrambique à l’éreintement sans merci. Dire n’importe quoi, insulter autrui, écumer de rage ou trépigner d’impatience déclenche le plus souvent une escalade de l’hostilité.

Le calme s’exerce dans le feu de l’action, tandis que la paix intérieure se construit sur la durée. Si ton bateau a fait naufrage et que tu as tout perdu, le fait que tu retrouves ton équilibre et ta sérénité, au lieu d’être dévasté des mois durant, est un indicateur de ta résilience et de ta paix intérieure.

 

alexandre : La colère, comme les tiraillements de la chair, nous met bien souvent en flagrant délit d’acrasie. Le défi, c’est d’identifier les signaux d’alarme, tout ce qui annonce l’incendie. Oui, il faut bien le dire, le mental est un sacré pyromane qui s’ingénie à mettre de l’huile sur le feu et monte sur ses grands chevaux à la moindre occasion. Euripide, par la bouche de Médée, dit bien ce divorce qui sépare nos plus hautes aspirations de nos faits et gestes, de notre quotidien : « Je suis vaincue par le mal ! Je comprends bien l’énormité du mal que je vais faire, Mais la colère est plus forte que mes réflexions ! » Et si nous usions de ruses, d’ingéniosité pour dégonfler la rage ? En traquant, par exemple, à la manière des stoïciens, les mille et un jugements qui concourent à nous faire sortir de nos gonds. Un badaud se moque de ma dégaine et voilà une magnifique opportunité de repérer les : « De quel droit il me traite comme ça ? » « Jamais on ne me laissera en paix ! » « Il s’est regardé, lui ? » « Quelle injustice de juger sur les apparences… »

 

christophe : Travailler régulièrement à calmer nos petites colères, nos petits ressentiments, nous prépare à mieux réagir lors de circonstances plus intenses. L’idée n’est pas d’éroder nos capacités à réagir, mais de prendre l’habitude de les associer, autant que possible, à un état de calme intérieur. Le calme serait donc l’un des bénéfices comportementaux et psychologiques de la paix intérieure.

 

matthieu : En d’autres mots, le calme est une expression de la paix de l’esprit que la liberté intérieure nous confère. Celui qui est constamment agité par des pensées sauvages ne jouit que d’un très petit degré de liberté, car il fonce dès qu’une impulsion surgit en son esprit. Celui qui est libre intérieurement sera exempt des points sensibles qui provoquent l’hyper-réactivité et des blessures qui font hurler dès qu’on y touche. Le sage n’est ni amorphe ni indifférent, son espace mental est si vaste que les perturbations ne remettent pas en cause sa liberté intérieure. Il ignore les tempêtes dans un verre d’eau.

 

alexandre : Le Bouddha, Jésus, Spinoza, Épictète et bien d’autres dégagent des autoroutes vers la liberté. Toujours, il s’agit de se désencombrer, de sortir de ses représentations étroites, de se libérer du qu’en-dira-t-on pour oser nager en pleine mer et reprendre si possible le gouvernail de son existence. Quel affreux malentendu a associé le travail de soi, cette sculpture de l’intériorité, à une corvée ! Sortir du cachot est une aventure, une renaissance, un chemin de joie, presque un jeu. Le progressant s’exerce à repérer les préjugés, à dégommer les attachements, à aimer davantage, mieux. Pour s’extraire de la lessiveuse des tempêtes émotionnelles et cheminer à grands pas vers l’ataraxie, cette absence de troubles intérieurs si chère aux écoles de l’Antiquité, peut-être faut-il tendre l’oreille à cette interrogation très pratique d’Épictète : « Si quelqu’un livrait ton corps au premier venu, tu en serais indigné ; mais de livrer toi-même ton âme au premier qui t’insulte en le laissant la troubler et la bouleverser, tu n’en as pas honte ? »

Vivre sur le mode du pilotage automatique n’est peut-être pas une fatalité. Congédions tout de suite la vieille image écornée d’un sage renfrogné qui grincerait des dents et nous taperait sur les doigts au moindre faux pas ! Oui, nous pouvons nous hâter vers la sagesse la joie au cœur, et entreprendre un itinéraire de libération par générosité, amour de la vie, par gourmandise, oserais-je dire !

La paix intérieure, démodée
ou de pleine actualité ?

christophe : Vous vous souvenez de cette amie que nous avions rencontrée et qui nous disait « la sagesse, la paix intérieure, c’est ennuyeux finalement » ? Est-ce que toutes nos réflexions ne sont pas à contre-courant de ce que propose notre époque ? Mouvement et changements permanents, flux continus d’informations et de distractions, incitation à réagir rapidement plutôt qu’à réfléchir lentement, réflexions basées sur les images plutôt que sur les écrits, connexion constante avec proches, médias ou même inconnus… La paix intérieure suppose un retrait relatif et régulier de tout cela. Et la liberté intérieure a besoin d’une critique régulière du flot qui nous est proposé : toute information porte une influence, masque une manipulation éventuelle, induit en nous des envies, des pensées, des émotions qui ne nous rendent pas forcément plus libres, mais bien souvent plus dépendants, avec moins de recul et de discernement… Nous avons donc besoin de sagesse pour y voir plus clair ! Ce n’est pas de privation dont je parle, il ne s’agit pas de renoncer à l’action, aux informations, aux distractions, aux plaisirs, mais de s’interroger régulièrement sur le rapport que nous entretenons avec tout cela, notamment dans le domaine de nos libertés : sommes-nous capables de nous en passer ?

 

matthieu : La qualité du temps qui passe n’est pas tributaire d’expériences intenses, excitantes, trépidantes et sans cesse renouvelées. Il n’est pas nécessaire, selon l’expression de Pascal Bruckner, de devenir un « croisé de l’incandescence », qu’il y ait tout le temps des étincelles, que tout soit nouveau, fort, stimulant… Le sage est content de regarder les feuilles tomber d’un arbre, un petit oiseau se poser quelques instants sur la branche… Ne rien voir du tout le satisfait tout autant que s’il contemplait à tout moment un paysage somptueux. Les prétendus « succès » de l’existence n’ajoutent rien à sa sérénité et leur absence n’y retranche rien. La richesse intérieure se suffit à elle-même et se régénère à mesure qu’on en fait l’expérience. Finalement, l’épuisement des ressources intérieures vient de ce que nous tentons de rendre excitant ce qui semble monotone, d’accélérer ce qui est tranquille, et de brûler la chandelle par les deux bouts. Dans le calme intérieur, nul besoin de toute cette pacotille.

 

christophe : Le calme n’est pas l’inertie, nous l’avons dit. Et il n’est pas non plus la monotonie. Il nous aide à apprécier le réel, ses nuances, ses subtilités, sans besoin d’enjolivures, de maquillage ou de coups de klaxon ! Il affûte notre regard sur le monde. Il nous rend moins dépendants des coups de tonnerre et roulements de tambours. Mais il nous demande des efforts supplémentaires. La facilité, c’est de se laisser acheter par la société de consommation et ses stimulations qui sont des manipulations. La difficulté, c’est de cultiver le calme pour augmenter son discernement et sa liberté, dont fait partie la liberté de choisir ce qui doit nous bouleverser ou nous exciter !

C’est le même genre de choix qu’entre faire son marché et sa cuisine, ou acheter des plats cuisinés. La première option nous prend beaucoup plus de temps, mais on s’aperçoit aujourd’hui que la seconde nous expose à des empoisonnements : les plats du commerce sont trop riches en sel, sucre, exhausteurs de goût, etc. Il en va de même pour ce dont nous nourrissons notre vie et notre bonheur : on achète ou on fabrique ? On se rapproche de la dépendance ou de l’autonomie ?

 

alexandre : L’ego s’inscrit toujours dans la lutte, l’appât du gain, la chasse au meilleur. Mais comment déshabituer une âme toujours aux aguets, percluse de craintes et de peurs ? Comment apprendre à glisser dans le toboggan de l’existence quand on a une mentalité de grand argentier qui spécule jour et nuit, sans parler des conflits intérieurs qui semblent résister à la meilleure volonté du monde ?

J’ai toujours rencontré avec envie chez Spinoza l’acquiescentia in se ipso, à savoir la « satisfaction de soi ». Tant qu’on ne découvre pas le bonheur à domicile, la tentation est grande de courir à gauche et à droite, d’instrumentaliser les autres et d’en faire des distributeurs automatiques de récompenses, d’affection. L’auteur de l’Éthique semble nous guider pour nous conduire à cet amour de soi qui trouve au fond de notre être son origine. Rien à voir avec le narcissisme qui se borne à n’aimer qu’une image tronquée de son être.

Le drame de Narcisse, son absolue solitude, c’est qu’il ne s’est finalement jamais rencontré. Il se mire sans se connaître. Il n’a affaire qu’à des représentations. D’ailleurs pour Spinoza la satisfaction de soi naît de la connaissance intuitive de Dieu. Voilà qui est génial : nous ne développons pas l’autocompassion seuls devant la glace, mais en nous jetant dans le monde, en nous donnant aux autres, en vivant. Sur ce chemin, nous pouvons déjà reconnaître que nous sommes des êtres de manque, des carencés majeurs qui croient trouver dans la surconsommation un baume pour les plaies, les béances. Le manque, le sentiment de vide nous font courir après de faux biens ; d’où la dépense d’une énergie considérable. Au bout du compte, nous voilà sur les rotules, exsangues et pas très heureux pour tout dire. Comment habiter ce monde simplement, en laissant de côté l’avidité d’un ego blessé et revendicateur ?

 

matthieu : La simplicité va de pair avec une économie de ressources émotionnelles : il n’est plus nécessaire de s’user à gérer sans trêve des conflits extérieurs et intérieurs, on cesse d’être persuadé que le monde entier est contre nous, que tout doit être consommé, utilisé et maximisé comme on presse un citron. Notre ego n’a plus soif d’être chouchouté et ne se sent plus menacé à tous les tournants. Du coup, on économise une énergie phénoménale. On reste en roue libre dans la sérénité intérieure. C’est le contraire d’une voiture qui roulerait en première, l’accélérateur au plancher, donnant de brusques coups de freins, faisant un maximum de bruit tout en consommant un maximum d’essence, et qui n’arriverait pas au bout du voyage, parce que le moteur est en surchauffe permanente.

 

christophe : La paix intérieure est source d’économie d’énergie : nos forces intérieures sont plus intelligemment mobilisées, nous les gaspillons moins en gesticulations. Elles s’épuisent moins ; c’est important, car nous avons une quantité quotidienne d’énergie limitée, qu’il s’agisse des efforts physiques ou psychologiques. Au-delà d’un certain seuil, nous sommes « vidés », comme on le dit si bien ! Autre avantage : on ne pollue pas les autres avec nos impulsions, nos énervements, nos exigences et nos petitesses.

Par ailleurs, la paix intérieure est bonne pour notre écologie mentale ! Elle réduit non seulement les tensions entre les personnes, mais aussi à l’intérieur d’elles. Et du coup, elle les pousse vers les bonnes décisions : moins consommer, moins s’énerver, prendre le temps de réfléchir à ses véritables besoins, et non à ceux, mimétiques, de la société de consommation (si l’autre a ceci, je le veux aussi).

L’allègement de soi, le jardinage tranquille et bienveillant de notre vie intérieure (face à l’apparition et à la pousse régulière d’inquiétudes, de ruminations, d’obsessions, de servitudes…) nous prendra de moins en moins de temps et d’énergie et, au fil du temps, nous libérera pour tout le reste, tout ce qui n’est pas nous.

 

matthieu : C’est une harmonie durable. Étant en harmonie avec soi-même, on se trouve aussi en harmonie avec les autres et avec son environnement naturel. Pas d’hyper-consommation, ni à l’intérieur ni à l’extérieur.

 

alexandre : Cette conversion intérieure reste finalement très humble. Il ne s’agit pas de se payer un virage à 180 degrés, mais, jour après jour, de poser des petits actes. Qu’est-ce qui me réjouit au fond du fond ? Comment faire circuler la vie ?