À peine de retour de Corée où j’avais passé trois ans à tenter de m’initier à la méditation et à fréquenter les Évangiles, je me suis retrouvé nez à nez avec un étrange personnage qui m’a fait froid dans le dos. Je traversais une zone de turbulences assez carabinée qui me rendait un brin sensible et pour tout dire très fragile. Dans les pissotières d’un restaurant de Lausanne, tandis que je soulageais ma vessie, un gars est entré. On aurait dit une véritable scène de saloon. En me regardant droit dans les yeux, il m’a lancé : T’es pas viril, Jollien ! On vit dans un monde en guerre ! La gentillesse, la bienveillance, les Bisounours, on en a marre !

Sur le coup, je n’ai pas eu la force de dégainer quelques répliques bien senties pour lui signifier que, par exemple, la générosité est tout sauf mièvre, qu’au contraire elle procède d’un sublime courage, qu’elle est de la dynamite bien capable de faire péter les égoïsmes, la brutalité, la soif de vengeance, en douceur. J’aurais rêvé de lui rétorquer façon Tarantino : C’est bon, mec ? T’as tout dit ? On peut passer à autre chose ? Pourquoi des levées de boucliers quand il s’agit de promouvoir le non-égoïsme, le don de soi et la cessation de tout combat ? Aujourd’hui, la rébellion ne se trouve-t-elle pas justement du côté de l’altruisme, de la douceur, de la générosité ? Nous faudrait-il devenir durs parce que le monde est dur ? Que répondre aux esprits chagrins, aux âmes de shérifs, aux cow-boys qui exaltent l’affirmation de soi, la puissance… ? Pourquoi diable associer la non-lutte à une lâcheté ? N’y a-t-il pas une peur énorme derrière la volonté de se réfugier sous une armure, à adopter une posture de guerre ? T’es pas viril !…

Insécurisé au possible, ébranlé, chancelant, je suis sorti des cabinets avec le sentiment d’une immense vulnérabilité. Pratiquer la solidarité, considérer l’autre comme un coéquipier embarqué sur la même galère, n’allait donc pas de soi… Ce soir-là, j’ai ressenti une immense solitude.

Alexandre