Le début de l’été avait été froid, et le mercredi précédant la Saint-Jean ne fit pas exception. Assis dans la tribune nord du stade olympique, Thune grelottait et se maudissait de s’être laissé entraîner, pour la deuxième fois en moins de deux semaines, à assister à un événement sportif.
Mais avait-il le choix, au fond ? Sa malchance ne résidait-elle pas plutôt dans le fait qu’il avait ses entrées dans les cercles mondains les plus lancés d’Helsinki, qu’il connaissait personnellement les hommes puissants qui avaient fait construire les arènes sportives de cette cité et tenaient des discours grandiloquents dès que l’occasion se présentait ?
Dans un premier temps, le vice-bourgmestre de la capitale et non moins porte-parole de la Fondation du stade olympique, le très cosmopolite Erik von Frenckell, avait fait envoyer à l’Association du barreau finlandais quantité de billets pour l’inauguration officielle du stade en question. Le même von Frenckell, en sa qualité de vice-président du Comité d’organisation des Jeux olympiques, avait propulsé Helsinki au rang de potentielle ville-hôte pour la tenue de la prochaine olympiade de 1940 en tenant un discours de candidature dans cinq langues devant le Comité international olympique.
Thune, qui siégeait à la direction de l’Association du barreau finlandais (mais songeait à démissionner à l’automne prochain, lors de l’assemblée générale car, à ses yeux, l’association remportait la palme des activités les plus stupides), avait cherché un prétexte qui lui donnerait la possibilité de se faire porter pâle. Hélas, il n’avait trouvé aucune échappatoire. En outre, von Frenckell étant un homme aussi redouté que redoutable, connu pour sa propension à piétiner sans état d’âme quiconque suscitait son mécontentement, Thune n’avait vu d’autre solution que de participer à la cérémonie d’inauguration, qui s’était écoulée avec une lenteur d’escargot : non seulement elle avait débuté à 2 heures de l’après-midi, mais l’hymne national ne s’était fait entendre qu’à 9 heures du soir. Thune se demandait intérieurement quelle aurait été la réaction de von Frenckell et de Lauerma, le porte-parole de l’Association du barreau finlandais, s’il leur avait dit la vérité : les courses diverses et variées, la compétition de lancer de javelot, les courtes mi-temps de football, l’exhibition de gymnastique rythmique rassemblant près de deux cents fillettes, les lectures de poésies patriotiques et les discours officiels tout aussi patriotiques l’avaient ennuyé à mourir.
Une semaine plus tard, Leopold Grönroos, en affaires avec von Frenckell et généreux donateur à la Fondation du stade olympique (il était question de sommes astronomiques), avait eu l’idée de coupler la réunion de juin du Club du mercredi avec les rencontres internationales d’athlétisme qui se tiendraient au stade olympique. Ce serait leurs dernières retrouvailles avant la longue pause estivale et, comme Popol était le meilleur ami de von Frenckell, obtenir des billets était l’affaire d’un coup de fil. Thune eut beau grincer des dents, il n’eut guère d’autre choix que de s’y rendre.
Pour la première fois depuis plusieurs années, tous les membres du Club avaient répondu présent. Pendant le temps des compétitions, Guido Röman alla s’installer dans la tribune réservée à la presse : dépêché par le Hufvudstadsbladet pour écrire un article, il les rejoindrait après. Les autres avaient pris place dans la tribune nord : Grönroos, Arelius, Lindemark, Jary et Thune.
Robi Lindemark était d’un mutisme inhabituel – tout son être semblait ce soir-là en proie à une espèce de soumission, lui qui quelques semaines plus tôt, l’un des premiers jours de juin, s’était montré pour le moins audacieux.
Thune s’était offert un souper dansant au dancing du Kaivohuone, afin d’y écouter les Harmony Sisters. S’y rendant seul, il avait obtenu une table d’angle, à distance respectable de l’attraction principale du restaurant : l’affreuse boule à facettes suspendue au plafond, qui tournoyait inlassablement au-dessus du dancing space et projetait ses vifs reflets de lumière de part et d’autre de la salle plongée dans la pénombre. Thune avait été amplement satisfait de la situation : son objectif étant en effet de se régaler d’une portion de crépines de filets de poulet à la Turenne, de boire des verres de bourgogne puis de rentrer chez lui. Or, il avait avisé, assise à une autre table, une joyeuse clique composée d’Arelius, Röman et Lindemark. Il les avait trouvés passablement éméchés et en adoration absolue devant les trois sœurs Valtonen. Thune s’était efforcé de demeurer rencogné à sa table mais, bien sûr, les clubmen l’avaient repéré et prié de les rejoindre dès qu’il aurait terminé de souper. Lindemark s’était montré le plus euphorique : volubile, présomptueux, et à ce point sous le charme de la plus blonde des sœurs, Vera, qu’il s’était emparé des brins de muguet plantés dans le vase au centre de la table. Titubant jusqu’à la scène, il avait essayé de coincer les fleurs dans les mains de cette pauvre chanteuse, alors même que le trio féminin entonnait son plus grand succès, Sataman valot, une réinterprétation en finnois de la romance Harbor Lights.
– Et Gabi, elle est restée à la maison ce soir ? n’avait pu résister à demander Thune au retour d’un Robi hébété.
Thune avait posé la question en imprimant à sa voix le plus de sarcasme possible, et le ton dégoulinant de raillerie n’avait échappé ni à Zorro ni à Guido : ils avaient plongé le nez dans leur assiette. Mais Robi, insouciant et ahuri ce soir-là, n’avait pas compris ce que supposait l’intonation de Coturne. Il s’était contenté de répondre :
– Oh, elle avait juste un peu mal au crâne, elle ne voulait pas nous accompagner.
Thune avait rétorqué :
– Mal au crâne ? Oui, en effet, ça la tue parfois. Du moins, quand ça l’arrange…
Zorro et Guido avaient eu toutes les peines du monde à garder leur sérieux. Pour autant, Robi ne semblait pas concerné par cet échange verbal : son regard était rivé sur la superbe Vera Valtonen qui reprenait une autre ritournelle à la mode.
Lorsque, quasi errant, il rentra chez lui ce soir-là, Thune se sentait seul et neurasthénique. À minuit passé, le ciel était toujours clair. Tous les arbres étaient en fleurs : les derniers merisiers avaient encore leurs boutons blancs, les premiers lilas venaient d’éclore, les thyrses gonflés pointaient sur les marronniers.
Il se dit, c’était plus fort que lui, que toute la ville était imprégnée de Gabi.
Gabi embaumait et imbibait Helsinki tout entier – mais au Kaivohuone se trouvait l’homme qui, non content de la lui avoir volée, s’entichait de midinettes d’une vingtaine d’années chantant des rengaines langoureuses.
Trois semaines plus tard, sous la bruine qui tombait sur le stade, Thune songeait avec perfidie que le médecin chef Lindemark, ce soir si discret, avait peut-être eu le temps de lire l’ensemble des critiques sur Le Coussin de soie depuis la soirée où ils s’étaient retrouvés au dancing. Oui, peut-être Robi avait-il été un peu froissé, somme toute, de s’apercevoir que l’ouvrage de Gabi avait reçu un si bel accueil. Car Le Coussin de soie avait suscité des réactions majoritairement positives, tant dans la presse nationale que dans les revues littéraires – même si des commentaires ambigus (ainsi qu’un certain nombre de piques) n’avaient pas manqué de fuser à propos des connotations ouvertement érotiques des nouvelles. Thune se prit à s’interroger sur la question de savoir lequel des deux rôles avait le plus de poids : celui de l’époux dédaigné ou celui de l’actuel amant de « la nouvelle papesse du sensualisme littéraire », l’une des formules dont usaient les critiques pour qualifier Gabi. Il rejeta immédiatement cette pensée, comme on fait retomber sur les carottes une pomme de terre bouillante.
Thune préféra penser à quelqu’un d’autre. À Joachim Jary, par exemple, enfin de retour parmi eux.
Robert Lindemark avait signé son bon de sortie de Kopparbäck en avril dernier, alors que Thune se trouvait en Suède. L’hospitalisation, cette fois, avait été de courte durée, et Thune n’en connaissait pas le motif : Jary n’avait jamais aimé parler de sa maladie ni des séjours en clinique qu’elle induisait. Et si autrefois Robi tenait son ami informé de l’état de santé de Jogui, du moins dans les limites du secret professionnel, il y avait renoncé depuis un bon bout de temps déjà.
Jary n’avait participé ni aux sessions de mai ni à celles de juin. Même lorsqu’il semblait au mieux de sa forme, il demeurait fragile – sans doute avait-il voulu se préserver des émotions fortes que pouvaient facilement provoquer des discussions houleuses. Il n’avait pas besoin de s’inquiéter : hormis une petite joute verbale d’Arelius, les deux rencontres du printemps s’étaient déroulées dans une ambiance calme. Sur le plan de la politique, songea Thune, le club continuait à porter un regard attentif sur les évolutions en cours : l’Europe entière reprenait son souffle, soulagée que l’unification de l’Allemagne et de l’Autriche n’ait pas provoqué une catastrophe d’ampleur internationale.
Hélas, Jary était d’une nature à ne pouvoir connaître la tranquillité. Un jour ensoleillé de mai, il avait rendu visite à Thune, au bureau, causant et gesticulant, dans un mouvement intense et tourmenté qui le caractérisait. Il l’avait interrogé à propos de son séjour à Stockholm, curieux d’apprendre quelles pièces de théâtre et quelles expositions de peinture il avait vues. Thune s’était exécuté docilement, évoquant le Peer Gynt au Dramaten, expliquant qu’à ses yeux le rôle aurait gagné à être interprété par Gösta Ekman si celui-ci n’avait pas tragiquement disparu.
– J’ai vu Gösta jouer à Helsinki, en décembre dernier. Je savais qu’il allait bientôt mourir, déclara Jary avec gravité.
– Tu es encore parti pour raconter n’importe quoi, Jogui, répondit Thune d’une voix amicale. Comment peux-tu voir quelqu’un sur scène et savoir qu’il va mourir ?
Et Jary, d’une gravité sépulcrale :
– Pas sur scène, Coturne. Ça s’est passé un jour où je traversais le parc de l’Esplanade pour me rendre au café Bronda. Je l’ai vu sortir d’une auto avec chauffeur, non loin du Théâtre suédois. J’ai voulu aller le saluer, puisqu’il est souvent venu à Helsinki et que nous nous sommes vus à l’occasion. Mais je n’ai pas osé. Il n’était pas maquillé, tu comprends, et la mort se lisait sur son visage.
– Il était complètement ravagé, tu veux dire ?
Que la star des planches suédoises soit sous la dépendance de l’alcool et de la cocaïne était un secret de Polichinelle depuis des années. Qu’importe : les lycéennes et étudiantes avaient rempli les cinq premières rangées du Théâtre suédois lors de la dernière pièce présentée dans la capitale finlandaise, comme lors des précédentes d’ailleurs. Marie-Louise, la nièce de Thune, avait réussi à décrocher une interview avec « le Grand » pour le journal de son lycée de jeunes filles et écrit un article élégiaque sur la beauté transparente et presque surnaturelle de l’idole, sublimée par les rides que les années avaient creusées dans son visage.
– Plus que ravagé, renchérit Jary avant de poursuivre : Gösta était un homme brisé. Car vois-tu, un individu peut être ravagé par bien des fléaux et des calamités. Mais tant qu’il n’est pas brisé, l’échec n’est pas définitif. C’est le fait d’être brisé qui est la mesure de tout. Quand tu es brisé, tu n’appartiens plus qu’à la mort.
Après un haussement d’épaules, Thune avait répliqué :
– On croirait entendre une sentence divine. Excuse-moi mais… je n’y crois pas un instant. Moi je crois en ce qui est cartésien, je crois en la raison. Et je crois que les individus et leur destinée doivent être jugés au cas par cas.
À ces mots, Jary s’était fendu d’un petit sourire, à la fois ironique et mélancolique, et avait demandé :
– Dis-moi, Coturne. Tu crois au Mal, toi ? Tu crois en l’existence du Mal ?
Thune s’était accordé un instant de réflexion avant de répondre :
– Non. Pas dans une acception biblique ou métaphysique.
Jary avait alors sorti une photographie et l’avait tendue à Thune. Celui-ci l’avait prise et examinée.
Elle était de piètre qualité, visiblement prise par un amateur. Le cliché flou montrait une masse de gens, dans un village ou une petite ville. Son absence de netteté donnait l’impression qu’il s’agissait d’une photo prise à la va-vite, en secret… oui, qu’il s’agissait d’une photo volée.
On voyait quatre hommes et une femme, à quatre pattes sur une rue pavée. Ils étaient affairés, sans qu’on distingue exactement à quoi : leurs silhouettes étaient floues, les visages tournés vers les pavés. On ne voyait pas non plus à quoi ils ressemblaient, sinon que les hommes portaient un costume et un pantalon, la femme une robe et un manteau.
Puisque ces gens à genoux demeuraient méconnaissables, l’attention de Thune s’était dirigée vers les spectateurs sur la photo. Et ils ne manquaient pas, comme si la totalité des villageois étaient sortis de leur maison pour assister à la scène : des vieux, des jeunes, des femmes de tous âges, des enfants. Un groupe d’hommes, très grands, une douzaine, se tenait tout près des personnes accroupies. Ils se différenciaient des autres en ce qu’ils portaient l’uniforme.
– Qu’est-ce que c’est que ça ? avait demandé Thune.
– Des Juifs qui nettoient une rue à la brosse à dents.
– Où se trouve ce village ? Comment s’appelle-t-il ?
– Ça n’a aucune espèce d’importance. Ce village, c’est tous les villages. Et tous les villages sont ce village. Disons simplement que ça se passe en Autriche.
– D’où tu la tiens, cette photo ?
– Un parent éloigné de ma belle-sœur l’a prise. Il l’a développée en de multiples exemplaires qu’il a envoyés à tous ceux qu’il connaît.
– Pour que les gens comprennent enfin.
– Mais qu’est-ce que tu veux que les gens comprennent, à la fin ? Que le Mal existe ?
– Regarde les visages. Pas ceux des Juifs puisqu’on ne les voit pas. Regarde ceux des autres.
Thune avait regardé. Il avait vu que ce Jary voulait qu’il voie. La plupart des gens riaient aux éclats. Un rire franc, puissant, sardonique. Tous autant qu’ils étaient. Les vieillards comme les jeunes hommes. Les femmes âgées comme les jeunes filles. La majorité des enfants. Tout le monde riait, même si certains gamins avaient une mine sérieuse et affligée.
Une belle jeune femme parée d’une robe-chemise et d’un carré d’étoffe portait sa petite fille sur les épaules, de sorte qu’elle puisse mieux assister à la scène. La mère avait la tête tournée et le regard levé : elle observait le doigt pointé de son enfant, les yeux pétris d’amour.
Le regard de Thune était ensuite tombé sur les hommes en uniforme. Douze au total : dix en chemise brune, avec un brassard orné de la croix gammée ; deux en long manteau de cuir noir et en casquette militaire noire. Alors que les « chemises brunes » riaient eux aussi, les deux officiers ne se départaient pas de leur air grave et compassé.
– Je suis navré, Jogui. Je suis terriblement navré, répondit Thune, qui se sentit d’un seul coup impuissant.
Ils avaient donc pris place en cette fraîche soirée de juin dans les tribunes du stade olympique, deux mois venaient de s’écouler depuis cette conversation, et Thune observait Jary non loin de lui. Celui-ci était lancé dans une discussion avec Robi Lindemark, où le premier parlait avec fougue tandis que le second ne faisait guère qu’écouter.
Thune se réjouissait sincèrement que Jary ait à nouveau rejoint leur cercle. Cependant, parce qu’il connaissait son Jogui depuis leur tendre enfance et avait suivi le déroulement de sa maladie, il n’en oubliait pas moins que l’évolution de son mal l’avait précipité de sa position d’artiste parmi les plus doués de la capitale finlandaise à celle d’un quidam condamné à devenir peu à peu l’ombre du jeune premier qu’il avait été. Thune avait vu son ami succomber progressivement à son psychisme tourmenté et à son imaginaire fiévreux – ce qui autrefois constituait sa force d’artiste s’était transformé en talon d’Achille ; aussi son œil aguerri comprenait-il que Jary ne tarderait pas à connaître un nouvel internement. Aujourd’hui encore, il se trouvait dans l’une de ses phases survoltées où, pendant un bref laps de temps, tout était animé, joyeux et parfait. Un Jogui ainsi galvanisé se révélait chaque fois un être fantastique qui semblait déborder d’une inépuisable réserve d’histoires et d’anecdotes plus dramatiques et distrayantes que les précédentes. Mais ces périodes de frénésie se terminaient toujours par un essoufflement mental d’une implacable férocité, saturé d’idées fixes et de peurs toutes plus vagues et fugitives, mais aussi toutes plus terribles et persistantes les unes que les autres. L’issue était invariablement la même : Joachim Jary était admis à la clinique de Robert Lindemark, qui l’assommait de Gardénal et autres barbituriques censés atténuer ses angoisses, tout en essayant de l’amener à dompter son extraversion grâce à des entretiens et à des thérapies à la pointe du progrès.
Au fil des années, Thune et Jary avaient été soudés par leur détestation commune de toute forme de compétition sportive, alors que les autres clubmen s’intéressaient au sport. Chez quelques-uns, Guido Röman par exemple, il ne s’agissait plus d’un intérêt mais d’une passion. Chez d’autres, tel Robi Lindemark, l’intérêt s’était manifesté sur le tard – et même si dans ses périodes les plus euphoriques son enthousiasme demeurait modéré, il n’en était pas moins là. À certains moments, leurs camarades se moquaient de l’hostilité que manifestaient Thune et Jary, qu’ils se plaisaient à surnommer « les cousettes du Club d’aiguilles du mercredi ».
Aussi étaient-ils sidérés de voir Jogui trépigner de joie en vue des meetings du soir. Et pour cause : Salomon, son jeune neveu, s’était distingué lors des périodes éliminatoires comme l’un des sprinters les plus prometteurs du pays et figurait parmi les favoris pour le 100 mètres. L’épreuve, exclusivement nationale, n’en était pas moins impressionnante. Tous les meilleurs athlètes finlandais du moment y participaient : le Vyborgeois Ruikka, le Savonien Marttinen, le Helsinkien Tallberg qui s’entraînait à l’Idrottsklubben-32. Bref, uniquement des grosses pointures. Et puis Salomon Jary.
Juste avant le coup de feu de départ, le corps menu de Jogui Jary se contracta. Pendant quelques instants, il ressembla à un chat, un chat errant décharné ; il se recroquevilla, hypertendu, à l’instar des coureurs en contrebas sur la piste.
À peine onze secondes plus tard, il se redressa, transfiguré, soulagé et fier. Le stade olympique venait de vivre une course grandiose et palpitante. Les clameurs enthousiastes du public se transformèrent en brouhaha continu et, après quelques secondes supplémentaires, le speaker confirma dans les haut-parleurs ce que chacun avait vu de ses propres yeux : l’épreuve venait d’être remportée par Salomon Jary dans le couloir extérieur, coiffant au poteau Ruikka, Marttinen et Tallberg – tous dans un mouchoir de poche, mais lui en tête.
Pendant quelques minutes festives, les autres clubmen félicitèrent à tour de rôle un Jogui heureux par de confraternelles bourrades dans le dos. La joie était sincère – seule celle de Zorro Arelius avait quelque chose de contraint. Puis on passa petit à petit à l’événement de la soirée, le 5 000 mètres, au cours duquel le Suédois Jonsson se mesurerait à l’espoir finlandais Mäki. On spéculait sur un nouveau record du monde sur la piste formée d’un mélange de terre glaise et de cendrée.
La course de fond venait de commencer (Mäki menait devant un Jonsson courant avec la légèreté d’une plume et l’impassibilité d’un sphinx) lorsque le speaker annonça les résultats définitifs du 100 mètres.
Premier : Marttinen. Deuxième : Ruikka. Troisième : Tallberg. Quatrième : Jary. Arrivés tous en même temps : onze secondes et des poussières.
Une vague d’étonnement envahit les spectateurs. Au même moment, Jonsson accéléra la cadence et Mäki se fendit d’une vilaine grimace, donnant l’air d’avoir des difficultés à coller à son adversaire. L’épreuve captivait le public et la surprise provoquée par les résultats du 100 mètres fut oubliée dans un haussement d’épaules collectif.
Coulant un regard vers Jary, Thune se rendit compte que son visage avait viré au blanc et que sa bouche remuait mais sans prononcer le moindre mot : aucun son ne sortait de sa gorge.
Du coin de l’œil, il vit également que Robi essayait de capter son attention. Il se tourna résolument vers lui et les deux amis s’observèrent, tous deux secouant gravement la tête. Lindemark pinça les lèvres et se composa une mine censée exprimer l’incrédulité.
Grönroos et Arelius, absorbés par le spectacle du combat singulier auquel se livraient Mäki et Jonsson, paraissaient n’avoir rien remarqué.
– Coturne… ? fit Jogui d’une voix mal assurée. Qu’est-ce qu’ils viennent de dire dans les haut-parleurs ? J’ai dû mal entendre, je crois.
Thune et Lindemark échangèrent un nouveau regard. Ils se taisaient l’un comme l’autre. Cet instant qui n’en finissait pas de s’étirer dans le silence rendait la situation pour le moins pénible.
Un silence que Thune décida de briser en répondant, lentement :
– Non, Jogui. Tu as bien entendu. Ils ont placé Salomon en quatrième position.
– Mais… ils ne peuvent pas faire ça, dit Jary d’une voix fluette. Schlomo a gagné. Tout le monde l’a vu. Ils l’ont même dit dans les haut-parleurs quand il a atteint la ligne d’arrivée. Et puis… même les autres ils ne les ont pas placés dans le bon ordre : Ruikka est arrivé avant Marttinen. Ça aussi, on l’a vu.
– Je suis profondément navré, Jogui.
Thune avait une désagréable sensation de déjà-vu, la sensation de connaître les répliques avant même qu’elles ne soient prononcées. Il se délesta de son malaise en ajoutant sur un ton optimiste :
– Ils vont sûrement corriger leur erreur.
Il jeta un œil vers la ligne d’arrivée où les juges préparaient déjà la prochaine course, le 400 mètres haies. Ils étaient douze au total, tous vêtus de costumes d’été gris et de canotiers clairs. Thune songea : ils ressemblent à des pingouins qui auraient perdu leurs couleurs, à une horde d’oiseaux sans direction.
– Mais c’est… c’est complètement dingue ! éructa Jary. Tallberg était à la traîne de plusieurs mètres ! Comment est-ce qu’il peut arriver troisième ? En plus ils les classent tous avec le même temps d’arrivée ! Coturne…
– Oui ?
– Mais qu’est-ce que c’est que ça ? Pourquoi ils font ça ?
– Je ne sais pas, Jogui. Je n’en sais absolument rien.
Le 5 000 mètres se termina par un sprint sur la ligne droite finale, dans un duel insensé opposant Jonsson et Mäki, remporté par le Suédois qui établit ainsi un nouveau record national. Aucune correction ne fut apportée aux résultats du 100 mètres. Quand vint l’heure de la remise des médailles, Marttinen, Ruikka et Tallberg montèrent sur le podium. Salomon Jary demeura invisible.
L’incident gâta l’ambiance de la réunion de Saint-Jean que le Club du mercredi transporta ensuite dans la propriété de Popol Grönroos, à Munksnäs, une villa aux allures de palais somptueux. Un Jogui Jary malheureux comme les pierres n’arrivait pas à en démordre, revenant inlassablement au cours de la soirée puis de la nuit à ce qu’il qualifiait de « meurtre arbitral », voulant que Grönroos et Röman interviennent auprès des dirigeants des hautes sphères du sport, eux qui y avaient leurs entrées.
Thune, non content d’être l’ami le plus proche de Jogui au sein du club, était capable de poser sur l’affaire son regard neutre de juriste. Une faute avait été commise, et les fautes doivent dans la mesure du possible être réparées. Bien que le ressassement de Jary finisse par agacer Thune, il s’évertua à faire bonne figure. Quant à Lindemark, il endossa son rôle de médecin personnel et le pria, pour son propre bien, de se calmer.
Popol et Zorro ne cachèrent pas leur exaspération, particulièrement au milieu de la nuit, quand l’alcool commença à produire son effet. Grönroos rabroua vertement Jary en signalant qu’il était hors de question pour lui d’aller consulter le puissant von Frenckell et de l’enquiquiner avec une question juive aussi ridicule : ça ne mènerait à rien de bon et lui, Grönroos, se couvrirait de honte par-dessus le marché.
Guido Röman, en revanche, écouta avec attention et gentillesse, promettant de faire de son mieux. Quoi qu’il en soit, il avait déjà mentionné l’erreur d’arbitrage dans son reportage sur la compétition d’athlétisme. Qualifiant cette faute d’« incompréhensible », il avait même étayé son propos d’une photo qui montrait les quatre coureurs devant le cordon d’arrivée, ainsi qu’une autre où l’on voyait les juges d’arrivée en costume gris et anonyme, juchés sur leurs échelles respectives, chronomètre en main. Il promit en outre à Jary de soulever la question une seconde fois au sein de la rédaction, avant la Saint-Jean : il demanderait à ses chefs s’ils estimaient que le scandale suffisait pour rédiger un article complémentaire.