XI

Matilda se trouvait elle aussi dans les tribunes du stade olympique ce fameux mercredi soir. Aussi ne fut-elle nullement surprise, le lundi après la trêve de la Saint-Jean, d’entendre Thune évoquer les compétitions sportives et le scandale consécutif au sprint.

Le scandale à proprement parler, Matilda n’en avait qu’une vague idée. La réaction étrange des spectateurs à l’annonce des résultats du 100 mètres ne lui avait cependant pas échappé, et elle se rappelait que la remise des médailles avait occasionné une vague de murmures au sein du public. Mais elle ne connaissait pas grand-chose au sport, n’étant pas coutumière des rencontres sur une piste. En outre, elle était restée concentrée la majeure partie de la soirée sur ce que son frère Konni avait eu à lui raconter.

Leur conversation avait porté sur ce qui leur était arrivé au cours de cette année écoulée, depuis leur dernier rendez-vous. Comme souvent, Matilda avait été taiseuse, laissant simplement sous-entendre qu’elle foulait le même sentier qu’autrefois, certes solitaire mais on ne peut plus sécurisant. Bien plus que ses propos laconiques, l’attitude distraite et absente de Konni à son égard la chiffonnait. À certains moments, elle se sentait blessée qu’il lui pose si peu de questions, paraisse si peu intéressé par la vie qu’elle menait.

Il ne lui avait jamais demandé (ce dont toutefois elle se réjouissait) pourquoi Hannes avait disparu dans la nature du jour au lendemain ; et là, il ne lui demandait pas quelle place elle avait trouvée, dans quelle branche elle travaillait, ni même le nom de la société. Aussi choisit-elle de ne rien révéler de sa propre initiative. Il ne se passait rien de très ébouriffant dans son existence, s’était-elle bornée à lui indiquer, mais son métier lui plaisait beaucoup, son nouveau patron semblait être un homme charmant, elle touchait un bon salaire, elle était plus à l’aise financièrement que par le passé.

– Est-ce que la moitié de ta paye file toujours dans le cinéma ? avait-il lancé, un brin taquin.

Elle avait dû admettre que c’était sans doute le cas, avant d’orienter rapidement la discussion vers d’autres sujets, préférant plutôt s’enquérir de sa vie à lui.

Dans un premier temps, il répondit à contrecœur, mais Matilda réussit à lui tirer les vers du nez et, petit à petit, il se dégela. Ce qui ne l’empêcha pas d’employer des phrases lapidaires, prononcées en staccato, avec une intonation virile presque convulsive.

L’essentiel étant qu’il raconte, s’était-elle dit, qu’il ne tombe pas dans le mutisme et garde ses soucis pour lui, comme il en avait l’habitude quand il était petit.

Konni parlait, Matilda écoutait, et les courses d’athlétisme sur la piste cendrée en contrebas retrouvèrent leurs justes proportions, se transformant en broutilles insignifiantes dans le grand tumulte de l’existence. Assis à la droite de Matilda, il débitait des mots anguleux, aussi durs que du granit, à propos des adversités de chaque instant qui compliquaient leur vie à Tuulikki et à lui, à propos de son désir de vivre à demeure à Helsinki, des chamailleries incessantes au sein de leur jazz-band. Il expliqua que, d’accord, Arizona faisait rentrer de l’argent dans les caisses, mais que l’entretien de l’orchestre était extrêmement cher : il fallait payer les salaires, acheter des instruments et des partitions, s’occuper des arrangements des chansons, penser aux frais journaliers, prévoir un budget pour les transports qui coûtaient les yeux de la tête, etc.

– Il faudrait qu’on ait nos propres locaux de répétition pour qu’on puisse y donner des cours de musique, ronchonna Konni. Comme le font les gars de Dallapé. Et là, crois-moi, ça mettrait du beurre dans les épinards !

 

Matilda avait obtenu les billets par l’intermédiaire du Capitaine.

Au cours du printemps, une poignée de lettres étaient arrivées au cabinet, autant de petites enveloppes adressées à Mme Wiik – puisqu’à présent il s’était entré son statut civil officiel dans le crâne –, toutes contenant des invitations à déjeuner dans des restaurants du bord de mer ou des propositions de soupers dansants dans des établissements huppés, eux aussi situés en périphérie de la métropole. Matilda n’avait pas négligé ces courriers et y avait même répondu : en opposant systématiquement un non catégorique.

En juin, après avoir poliment mais fermement décliné plusieurs invites, elle avait reçu une nouvelle enveloppe contenant cette fois deux billets pour les compétitions d’athlétisme.

« À mon grand dam, je n’ai pu obtenir de billets pour l’inauguration, écrivait le Capitaine avant de poursuivre sur un ton légèrement railleur, mais peut-être ceux-ci feront-ils office de substitut ? Je me vois pour ma part contraint et forcé d’assister à cette même manifestation aux côtés de messieurs plus barbifiants les uns que les autres – aussi vous envoyé-je ces tickets, pussent-ils vous agréer. J’ose espérer que vous trouverez le temps de vous y rendre en une douce compagnie qui trouvera grâce à vos yeux. Et pour cause, ne m’aviez-vous pas confié, lors de notre dernier cinq-à-sept regrettablement bref, qu’il vous plairait de voir de l’intérieur notre forteresse olympique pendant qu’elle brille encore des mille feux de sa nouveauté ? »

Elle avait aussitôt remarqué que les compétitions tombaient le jour de son anniversaire. Dans un premier temps, elle avait songé offrir le deuxième billet à Fanny, une camarade d’études dont elle avait fait connaissance à l’École supérieure de commerce et avec qui elle allait parfois au cinéma. Et puis Konni lui avait écrit pour signaler qu’il mettait le cap sur Helsinki : Arizona avait décroché un contrat au dancing du Mikado à partir du 1er juillet. Tuulikki et les enfants resteraient à Turku, mais il prendrait ses quartiers dans la capitale dès la mi-juin pour mieux s’occuper de tous les préparatifs. Il souhaitait notamment louer un meublé (central de préférence, et surtout le moins cher possible) pendant le laps de temps précédant leur engagement.

Matilda lui avait répondu qu’ils iraient ensemble aux rencontres sportives organisées dans le nouveau stade olympique. Elle lui avait également proposé de séjourner dans son petit living, chez elle à Tölö. « Je vais me procurer un lit pliant pour toi. De toute façon, j’ai de la place à ne plus savoir qu’en faire », avait-elle précisé.

Konni n’avait pas pris soin de répondre à son courrier, se contentant un soir de juin de surgir comme un diablotin de sa boîte et de sonner à sa porte, en lui tendant un paquet sitôt entré dans le vestibule :

– C’est bientôt ton anniversaire, non ?

Et Matilda de demander :

– Je peux l’ouvrir maintenant ?

Il avait opiné, elle s’était précipitée.

Une tablette de chocolat et, surtout, un stylo à plume dans son magnifique étui.

– Mais… c’est un Montblanc ! s’était-elle exclamée en désignant l’étoile blanche. Il faut que tu apprennes à faire attention à ton argent, Konni !

– Oh, ce n’est pas un Meisterstück, juste un modèle meilleur marché.

Dans un mouvement impulsif, elle avait serré son bras tendrement puis réitéré sa proposition du lit pliant dans le living. Non sans un rictus, Konni avait répondu qu’un thé et un sandwich, suivis de la journée au stade dont elle avait parlé, suffiraient amplement. Elle, une secrétaire réglée comme une pendule, avec ses petites habitudes, n’aurait aucune envie de partager son logis avec un artiste de music-hall, pas même un mois ou deux, même si ce musico n’était autre que son frère. En plus, il s’était déjà dégoté une chambre dans une pension de la rue Berggatan. Et d’ajouter enfin :

– Mais je te remercie du fond du cœur, ma chère Milja. On ne fait pas meilleure sœurette que toi !

À elle, en entendant cela, elle s’était fait la réflexion suivante : Je t’aime beaucoup, mon petit Konni chéri, mais je t’en prie, ne m’appelle pas Milja.

À lui, elle avait simplement fait la réflexion suivante :

– Ne m’appelle pas Milja, Konni. Appelle-moi Matilda.

Konni avait très vite retrouvé son humeur des mauvais jours. Il était sympathique et d’une gentillesse presque surnaturelle à son égard, mais Matilda avait vu clair dans son attitude : il était nerveux intérieurement, fiévreux et malheureux ; sa situation n’avait pas changé d’un iota, ou presque : elle reconnaissait son regard aux abois, cette colère dans ses yeux.

Le hasard voulut, pendant la rencontre sportive, que Konni et elle se retrouvent à quelques tribunes seulement de Claes Thune et de ses comparses. Par chance, Matilda et son frère étaient assis bien plus haut, dans l’avant-dernière rangée. Mais, comme elle avait ses règles, elle s’était vue obligée de s’éclipser au petit coin et, sur le chemin du retour, elle les avait vus de près dans le hall : Thune, le Capitaine et les autres. Elle avait aussitôt tourné les talons et décampé en toute hâte. Elle savait que, ce faisant, elle ne raisonnait pas de façon logique ; il lui semblait cependant que croiser le Capitaine en compagnie de Thune ne ferait que compliquer terriblement la situation.

Et, dans l’éventualité où le Capitaine devait se montrer vaniteux et bête au point de révéler à Thune qu’il courtisait sa dactylette… Eh bien, dans ce cas, tout serait fini avant même d’avoir commencé.

 

Thune était d’une humeur massacrante quand il revint au bureau le lundi suivant la Saint-Jean.

Il avait passé le week-end chez sa sœur Ulla et son mari Sigurd, dans leur villégiature de Kallvik, au sud-est de la capitale. Il avait beaucoup plu, et la grande maison de vacances était humide et froide. Resté à Stockholm avec Elin, Roro n’avait pas été présent pour le ragaillardir un peu. Thune avait été condamné à se farcir les jacasseries de sa nièce Marie-Louise et de ses amies du lycée de jeunes filles sur leurs idoles de cinéma, leurs cours d’équitation, les garçons du club Bleu-Blanc de lawn-tennis. Elles s’étaient gavées de ces Kellogg’s Corn Flakes américains, qu’elles engloutissaient avec du lait au petit déjeuner comme au déjeuner, feignant le désespoir lorsque le dimanche venu la boîte de céréales était vide : qu’allaient-elles faire à présent ? Les flocons d’avoine étaient à vomir, sans parler de l’Ovomaltine ! Thune avait en abomination leur ton de voix traînant d’enfants gâtées et plus encore leurs gloussements en rafales.

Également présente, maman Esther, la mère d’Ulla et Claes Thune. Du haut de ses presque quatre-vingts ans et de son dos aussi raide et droit qu’un tisonnier, la veuve Esther Thune avait débarqué à bord de la Packard rutilante et noire de Sigurd Hansell, elle-même conduite par le chauffeur et fidèle serviteur Vaattovaara. Sitôt arrivée, elle avait accordé ses violons avec ceux de son gendre, de quelques années plus jeune qu’elle si bien que leur différence d’âge était insignifiante, afin qu’ils entonnent de concert leur sempiternelle complainte sur la décadence morale des jeunes générations et remplissent les heures avec les souvenirs de la lutte constitutionnelle et des héros du tournant du siècle dernier. Maman Esther avait toutes les aptitudes pour exceller dans l’art du souvenir, elle qui comptait parmi ses amies l’artiste Sigrid Schauman, dont le frère n’était autre qu’Eugen, compatriote mort en héros pour avoir tiré en 1904 sur l’exécrable gouverneur général russe du grand-duché de Finlande Nikolaï Bobrikov, avant de retourner l’arme contre lui.

Thune, pour sa part, estimait que toute époque nécessitant des héros pistolet au poing était une époque cruelle. Il avait également entendu dire qu’Eugen Schauman voulait mourir après avoir été éconduit par la femme qu’il aimait, veillant par la même occasion à emporter dans sa tombe le Bobrikov si détesté des Finlandais. Durant ce week-end, Thune avait veillé à ne pas se mêler des conciliabules entre maman Esther et Sigurd Hansell : il savait que non seulement elle était mécontente de la direction prise par le XXe siècle, mais qu’elle était déçue par son seul fils et que cette déception avait grandi ces dernières années.

Le cabinet d’avocat Claes Thune ne générait guère d’argent, et Esther n’avait toujours pas été remboursée des vingt-six mille marks prêtés en guise de capital de départ, dix ans plus tôt. C’était encore Esther qui avait fourni le gros des clients – amis et enfants d’amis de son défunt époux, le fabricant de porcelaine Thorolf Thune –, ce qu’elle ne manquait jamais de rappeler à son fils. Et comme elle s’était montrée peu impressionnée par sa nomination aux deux postes successifs d’attaché près de la légation de Finlande (seule la fonction d’ambassadeur, devinait Thune, aurait trouvé grâce à ses yeux), ce dernier échouait continuellement à faire valoir devant sa mère une vision de la vie qu’il voulait libérale. Pour autant, Esther Thune ne le considérait pas comme un vaurien. C’était encore pire. Elle considérait Claes comme un gosse appliqué et consciencieux, qui certes se mettait en quatre pour y arriver, mais dont les facultés intellectuelles, au vu des résultats, faisaient atrocement défaut – en somme : veut, mais peut peu. Enfin, qu’il ait perdu Gabi, un si bon parti – la lignée des Fahlcrantz n’était pas seulement fortunée, elle était aussi de bien meilleure extraction que cette médiocre famille de petits entrepreneurs des Thune –, avait propulsé maman Esther bien au-delà de la désillusion.

Le jour de la Saint-Jean, après quarante-huit heures de pluie quasi ininterrompue, le niveau de la mer avait tellement monté que les prés situés entre la plage et la villa hansellienne de Kallvik furent submergés. Des bancs entiers de brèmes, de carpes et de brochets s’égarèrent sur les terres inondées où, pris au piège, ils stationnèrent sans pouvoir repartir lorsque la pluie s’arrêta et que l’eau se retira. Sigurd Hansell rassembla une équipe de pêcheurs composée de lui-même, de quelques voisins et de Thune. Les poissons ayant rejoint les terrains via une rigole qui débouchait sur la mer, Hansell sonna la fin de la retraite en tendant un filet à mailles fines. Ensuite les hommes s’installèrent non loin, allumant qui sa pipe, qui son cigare, qui sa cigarette, et attendirent le bon moment pour entamer la boucherie. Ils pataugèrent toute la soirée ainsi que la moitié de la nuit dans un enfer clapotant de poissons à moitié étouffés que tantôt ils assommaient, tantôt ils cognaient contre les rochers de la plage. Puis ils les nettoyaient – un Hansell aux anges dénombra pas loin d’un millier de spécimens. Elles aussi ravies, maman Esther et sœurette Ulla se mirent à évoquer les temps anciens, durant l’enfance de Claes et d’Ulla, des pêches sensationnelles, des chasses à l’élan que papa Thorolf adorait tant, se remémorant particulièrement ce moment lorsque les chasseurs buvaient une goutte ou deux pendant qu’on dépeçait et vidait l’élan tué, dont les entrailles fumaient en dégageant des relents étrangement âpres.

À ce stade du week-end, Thune se languissait de son appartement helsinkien, qu’il aurait aimé rejoindre dans la seconde. Hélas, il lui restait encore vingt-quatre heures d’adversités à endurer. Le dimanche matin, il eut enfin une bonne raison d’accorder une visite au cabinet extérieur. De fait, il était systématiquement incommodé quand il était hébergé par Ulla et Sigurd à Kallvik : impossible d’aller à la selle – et il se doutait que son transit intestinal se contrariait parce qu’il leur cachait ses opinions politiques : la constipation intellectuelle produisait un effet physique équivalent. Donc, ce dimanche-là, il découvrit que la façade sud du chiotte venait d’être affublée d’une nouvelle ornementation murale : une affiche de l’idole politique hansellienne, Mussolini. Sur le cliché, Il Duce était accoutré d’un uniforme de plein air vaguement scout et d’un feutre tyrolien planté d’une plume de perdrix. Le menton carré aux allures de bloc de pierre était aussi ombrageux et impérialement relevé que d’ordinaire, tandis que le regard aquilin embusqué épiait les nuages. De peur que les spectateurs ne ratent la symbolique, le photographe avait placé Mussolini à côté d’un aigle empaillé en train de se poser : les ailes étaient déployées et les serres enfoncées dans un socle en marbre blanc d’une taille considérable, au bord duquel étaient gravés les mots « Due Aquile », « deux aigles ». Enfin, histoire de parfaire l’impression visuelle, quelqu’un (Ulla, à coup sûr) avait apporté sa contribution en rehaussant la photographie d’un cadre doré des plus seyant. Avec un gémissement sonore, Thune expulsa un étron dur et beaucoup trop petit, sans cesser de disséquer le portrait du Duce en se demandant quel aigle paraissait le plus empaillé des deux : celui avec la plume de perdrix ou celui avec les plumes de rapace. Dans le même temps, il se jura que cette fête de la Saint-Jean serait la première et la dernière qu’il passerait ici. Il exécrait les relations imposées et les gesticulations réactionnaires, qu’elles aient lieu dans la villa hansellienne de Kallvik ou dans la villa fahlcrantzienne d’Esbo. Mais au moins avait-il, là-bas, la possibilité de ramer sur le bras de mer, de se cacher un peu plus au sud derrière des rochers ou des brisants et de s’octroyer une petite baignade. Ici, il n’y avait aucune barque et donc aucun moyen de fuir.

 

Thune emporta ces expériences du week-end, ainsi que les trois dernières pages du Hufvudstadsbladet, au cabinet en ce lundi matin du 27 juin et, toutes confondues, elles lui donnèrent la sensation lancinante que le temps, le monde et lui-même étaient désarticulés.

– Attendez un instant, je vous prie, il faut que je vous montre quelque chose, dit-il à Mme Wiik alors qu’ils s’apprêtaient à planifier la semaine, qui promettait d’être calme.

Il alla chercher dans son bureau l’une des éditions du quotidien suédophone, celle du jeudi, contenant le reportage de Guido Röman et les résultats du meeting sportif qui avait eu lieu dans le stade olympique. Il tendit à sa secrétaire le journal ouvert à la page des sports, pointant plus précisément la partie du bas où se trouvait la photo de Marttinen, Ruikka, Tallberg et Salomon Jary devant le cordon d’arrivée.

– Dites-moi, madame Wiik : lequel de ces hommes remporte la course ?

Elle jeta un œil intéressé à la photo puis fit glisser son regard vers le haut afin de vérifier la date de publication.

– Celle de mercredi dernier ? Tiens, j’y étais… Mais j’avoue que je n’ai pas vraiment prêté attention aux résultats.

– Et pourquoi ? s’étonna Thune. Si vous y étiez ?

– J’étais en pleine discussion avec mon frère que je n’avais pas vu depuis un an. Et puis ce jour-là, c’était mon anniversaire.

Baissant les yeux sur ses chaussures, Thune ânonna, malheureux :

– Oh, pardonnez-moi. J’aurais naturellement dû… Permettez-moi malgré tout de vous transmettre a posteriori tous mes vœux de bon anniversaire.

– Je vous remercie. Et ne vous faites pas de reproches inutiles : comment pouviez-vous vous en souvenir ?

Elle poursuivit, guillerette, en désignant la photographie :

– On voit parfaitement qui est le vainqueur. Celui le plus près de l’appareil photo. Il est déjà arrivé alors que les autres sont légèrement derrière lui.

– Oui, c’est ce qu’on est en droit de penser !

Il entendit lui-même que sa voix avait soudain des accents étranges, courroucés et triomphants à la fois. Il tenta de se maîtriser au moment d’ajouter :

– Mais les résultats officiels l’ont classé quatrième. Celui qui se trouve dans le couloir intérieur a été déclaré vainqueur.

– Le plus loin, là-bas ? s’exclama Mme Wiik, à présent ébahie. C’est pour ça que le public a sifflé lors de la remise des médailles ? Il n’est même pas arrivé deuxième… Il est troisième !

– Pas selon ces types-là, dit Thune en montrant les juges d’arrivée tout de gris vêtus, aux allures d’oiseaux, près des coureurs.

– Ce sont eux qui décident du vainqueur ?

– Oui. Ou plutôt non ! En fait, ils sont uniquement censés chronométrer les temps d’arrivée. Le premier arrivé a gagné, expliqua Thune, soudain en proie à un léger vertige.

– C’est bizarre, le sport…, marmonna-t-elle en ponctuant sa phrase par un rire. Je n’y ai jamais rien compris, je dois dire. Je n’ai pas l’habitude d’aller aux compétitions. Les billets m’ont été offerts par… une connaissance.

Thune sentit son instabilité intérieure s’amplifier. Dans sa façon de choisir ses mots, Mme Wiik faisait preuve d’une précision transparente et frêle – pareille à une pellicule de glace fraîchement formée au cours de la nuit. Et si en principe il appréciait cette précision, certaines fois, comme là, elle le troublait.

– Normalement, expliqua-t-il, aucun doute ne plane sur l’identité du vainqueur. Le 100 mètres n’est pas une exception à la règle, soit dit entre nous. Et quand bien même : dans les cas insolubles, on peut très bien laisser deux sportifs se partager la victoire.

– Certes. Sauf qu’ici ils sont quatre. Laisserait-on autant de personnes gagner ?

Thune était de plus en plus perturbé.

– Je ne saurais l’affirmer avec certitude. Mais je ne crois pas que ce soit possible.

– Pourtant ça doit l’être. Regardez-le, celui-là, insista Mme Wiik en pointant un doigt sur Tallberg, il est distancé de plusieurs mètres par les autres. Il doit bien y avoir une raison qui explique pourquoi il a le droit de partager la victoire, non ?

– Non, il n’y en a pas.

Il se sentit d’un coup accablé de fatigue. Il lui tourna le dos pour regarder par la fenêtre. La place Kaserntorget baignait dans le soleil, la lumière forte l’obligea à plisser les yeux. Le thermomètre montait déjà à dix-neuf degrés ce matin – peut-être la chaleur estivale allait-elle enfin daigner venir. Oui, Thune éprouva soudain le désir impérieux de prendre plusieurs semaines de congés ; un désir comme une douleur dans les moindres recoins de son corps. Il secoua résolument la tête avant de reprendre la conversation :

– Vous vous souvenez certainement du Club du mercredi, cette confrérie d’amis qui s’est réunie ici, un soir de mars ?

– Oui, je me souviens de chacun d’eux, en effet. Il y avait vous-même et quatre autres messieurs, n’est-ce pas ?

– En fait nous sommes six. Le sixième, absent ce soir-là, est un proche parent de l’athlète qui a remporté la course mais auquel on a subtilisé la victoire. Son oncle, pour être précis.

La secrétaire observa de nouveau la photo d’arrivée dont elle lut la légende.

– Jary, déclara-t-elle calmement. Ah oui, lui aussi je m’en souviens. Il était venu vous voir pendant que vous étiez à Stockholm. Il avait laissé un courrier à votre attention, vous ne vous rappelez pas ?

– Si, évidemment. Maintenant je me rappelle.

Il la regarda avec un air d’excuse avant d’enchaîner :

– J’ai oublié de vous poser la question : il vous a beaucoup… importunée ?

– Mais pas du tout ! Il était très sympathique. Bavard, mais sympathique.

– Il se trouvait également dans les tribunes lors des compétitions. Et il s’est démené pour que justice soit faite. Il a essayé d’obtenir réparation auprès de Kolehmainen.

– Excusez-moi, mais qui est Kolehmainen ?

– Vous ne le savez pas ?

Thune se sentit brusquement ragaillardi. Il était habitué à ce que tout le monde dans son entourage, même les femmes, en sache davantage que lui sur le sport et les sportifs.

– Pardonnez mon ignorance, mais je ne sais vraiment pas qui c’est.

– Anders Kolehmainen, coureur de fond, quadruple médaille d’or aux Jeux olympiques.

Il entendait lui-même à quel point il plastronnait en continuant son laïus :

– Il fait partie du Helsingin Kisa-Veikot. Le HKV était l’organisateur sportif, avec la police, du meeting de la semaine dernière. Kolehmainen possède un magasin d’articles de sport dans la rue Kajsaniemigatan. Mais il est surtout l’un de nos fameux Finlandais volants, nos héros de l’athlétisme national. C’est lui qui a apporté au pays ses premières médailles, avant même l’indépendance. Songez donc : médaille d’or du 5 000 et du 10 000 mètres, et du cross-country individuel aux Jeux olympiques de Stockholm en 1912.

– Ah, lui ! D’accord, j’y suis. Et il ne pouvait pas l’aider ?

– Non. Ou bien il ne le voulait pas. Selon Jogui… je parle de l’oncle. Donc, à en croire Jogui, Kolehmainen lui a répondu que ce qui s’était passé n’était qu’une bagatelle.

– On ne peut donc plus rien faire ?

– Oh, si. Jary ne s’est pas arrêté là. Il a tenté de décrocher une audience auprès de von Frenckell.

– Auprès du vice-bourgmestre d’Helsinki en personne ? fit Mme Wiik, feignant la stupeur. Et ça a marché ?

– Non. Von Frenckell avait déjà quitté la ville pour les fêtes de la Saint-Jean. Mais il a fait savoir par un intermédiaire que les résultats publiés étaient valides. Et quand Guido Röman… oui, un autre clubman…

– … Et par ailleurs l’un de vos clients, l’interrompit sa secrétaire. Il s’est présenté au cabinet à plusieurs reprises. C’est un homme petit, avec une moustache soignée, un joli complet, de beaux souliers, mais avec un pantalon affreusement blousant.

Thune se demandait d’où venait à Mme Wiik cette manie de couper la parole à son supérieur. Non que cela lui arrive de façon intempestive, mais le faire une fois était une fois de trop. Qui sait, d’ailleurs, si son manque de respect n’avait pas poussé la secrétaire à quitter – ou à devoir quitter ? – la société de transport Hoffman & Laurén… Thune garda dans un coin de sa tête qu’il lui faudrait s’en enquérir auprès du Club suédois et de la Confrérie des commerçants. Discrètement, cela allait de soi.

Le rouge lui monta aussitôt aux joues. Il savait parfaitement pourquoi Guido préférait porter des pantalons amples – et, bien que le commentaire de Mme Wiik fût innocent, il se sentit gêné. Pour la mille et unième fois de sa vie, il maudit son absence de quant-à-soi dont Gabi s’était si souvent moquée. Dans un élan désespéré, il se raccrocha à la pensée qui avait amené la discussion sur Guido :

– Guido Röman a tâché de convaincre ses supérieurs que le scandale du stade olympique méritait une suite. Il a promis de s’en occuper lui-même et d’y consacrer autant de travail que nécessaire. Mais le chef du service des sports et le rédacteur en chef ont tous deux estimé que la couverture apportée à l’événement suffisait : le journal a révélé qu’une erreur a été commise, inutile à leurs yeux de s’y appesantir.

L’avocat frappa sur l’appui de la fenêtre avec la phalange de son index et embraya, désormais agacé :

– Et c’est justement ça, le hic : que ce ne soit pas un scandale aux yeux de tout le monde. On ne considère pas qu’il est ici question de rendre la justice, mais uniquement de Juifs qui se plaignent. Et on nie la présence de dignitaires allemands dans les tribunes. Puisque c’est à eux qu’on a voulu plaire.

Mme Wiik l’observa d’un œil scrutateur. Thune s’en aperçut, sans surprise, et nota qu’une certaine rudesse luisait dans le regard de sa secrétaire. Elle dit :

– J’espère que vous ne prendrez pas mal ce que je vais dire, mais cela m’étonne que vous croyiez que la justice coule de source. Obtenir justice est un privilège. Et, visiblement, les Jary ne font pas partie des privilégiés. Ni le coureur ni son oncle.

Thune la dévisagea, abasourdi. Jamais encore elle ne s’était adressée à lui avec des propos aussi acerbes. Elle en prit conscience à son tour et s’empressa d’ajouter, honteuse :

– Je vous prie de m’excuser, je ne voulais pas…

– … Ça ne fait rien, l’interrompit-il tout aussi vite, pour la rassurer. De toute façon, vous avez entièrement raison.

Il la regarda dans les yeux et reprit :

– Vous savez, autrefois Joachim Jary faisait partie des privilégiés. Non pas parce qu’il était juif, naturellement. Mais parce qu’il était très doué.

Il secoua la tête de nouveau, bien décidé à en finir pour de bon avec ce sujet scabreux.

– Enfin, que voulez-vous, nous sommes en plein calme estival… Mais en ce qui nous concerne, nous avons encore quelques affaires à régler : Grönroos devrait passer aujourd’hui, ainsi que Guerassimov. Pouvez-vous sortir leurs dossiers, s’il vous plaît ? Ah, autre chose, pendant que j’y pense. J’ai l’intention de vous donner trois semaines de congés payés. Quand souhaitez-vous les prendre ?

Il vit la confusion se dessiner sur le visage de sa dactylo. Comme elle ne pipait mot, il poursuivit :

– Est-ce que ça vous conviendrait du samedi 16 juillet au lundi 8 août ?

– Euh, bien entendu…, répondit une Mme Wiik presque en état de choc. Et vous ? Comment pensez-vous… ?

– Le cabinet sera entièrement fermé pendant cette période. Je vais changer de domicile, entre autres.

– Félicitations ! s’exclama-t-elle.

Thune ne répondit pas. Il regarda par la fenêtre, s’ingéniant à se façonner un air viril et déterminé, pour ne pas paraître en proie à un accès de mélancolie. Du coin de l’œil, il vit que sa secrétaire venait de comprendre qu’elle avait commis une bourde, qu’elle rougissait d’être aussi primesautière. Après quelques secondes de silence, elle tenta de se ressaisir :

– Puis-je vous demander où vous… ?

– Je pars m’installer à Munksnäs. Dans la rue Borgvägen.

– Oh, donc vous vivrez toujours au bord de l’eau.

– Vous êtes familière du quartier ? Vous savez où se trouve cette rue ? s’étonna Thune.

– Je n’affirmerais pas que Munksnäs m’est familier. Mais je sais où se trouve la rue. Il m’est arrivé d’aller faire des promenades le dimanche dans le parc de Fiskartorpet. C’est un endroit absolument magnifique.