XII

Matilda savait qu’elle avait joué au chat et à la souris avec Thune ce lundi-là lorsque, ébranlé par le résultat du 100 mètres, il lui avait montré la photo de la coupure de presse.

Elle avait un peu honte. Bien qu’en général elle conserve une grande retenue, Mme Wiik pouvait parfois imposer un non ferme et définitif. Cette fois-ci, elle n’y était pas allée de main morte.

Elle n’avait pas fait si semblant – juste un petit peu. Une femme peut toujours feindre l’ignorance et laisser aux hommes les plus dilettantes le plaisir de pontifier.

Thune avait réussi l’examen avec brio, se gardant bien de pontifier, au contraire : il avait souligné qu’il était tout aussi ignorant qu’elle en matière de sport. Et il n’avait pas non plus caché son trouble durant les quelques instants où elle l’avait déstabilisé.

Elle y avait déjà songé et elle y songeait à nouveau : elle l’appréciait beaucoup, ce Claes Thune, précisément parce qu’il faisait souvent preuve d’humanité. Quant à savoir si sa cuirasse était fragile au point qu’il nourrisse le désir d’en endosser une plus robuste, ou s’il se fichait d’exercer un quelconque pouvoir et de susciter l’admiration : ça, pour l’heure, Matilda l’ignorait.

En revanche, elle n’ignorait pas que quatre athlètes ne pouvaient se partager la victoire et qu’arriver ex æquo à une course était un phénomène extrêmement rare.

Elle comprenait la surprise de Thune quand il avait constaté qu’elle connaissait la rue Borgvägen. Seuls les gens aisés habitaient ce quartier huppé en bordure de mer, et il partait du principe qu’elle était pauvre. Ces dernières années, la firme de construction publique Munksnäsbolaget avait fait construire des habitations bon marché non loin de la baie, le long de l’avenue Stora-Allén et dans la rue Grundvägen. Les propriétaires de villas sur le littoral avaient adressé aux journaux des courriers rageurs : ils redoutaient que les faubourgs ne se transforment en taudis et que leur propriété ne perde de la valeur. Au printemps précédent, Matilda avait eu l’occasion de voir Errol Flynn dans Capitaine Blood au Bio Rita, le cinéma situé dans la Grundvägen ; les arbres bourgeonnaient, et tout le faubourg – y compris les HBM le long de l’avenue – lui était apparu d’une beauté féerique.

Ce jour resterait à jamais gravé dans sa mémoire comme celui où maître Thune et elle avaient discuté, vraiment discuté ensemble, pour la toute première fois : ce matin d’été ensoleillé, juste après la trêve de la Saint-Jean, lorsque le coureur juif s’était vu confisquer sa victoire et qu’elle avait osé dire à son patron que la justice est un privilège.

 

L’été s’était fait attendre mais, maintenant qu’il était enfin là, il battait son plein. Juste après la Saint-Jean, le mercure se mit à grimper à près de vingt-cinq degrés tous les jours, poursuivant même certains après-midi son envolée jusqu’à trente. À Sandudd, à quelques encâblures de la rue Mechelingatan où habitait Matilda, la plage était noire d’estivants à moitié nus, allongés sur des serviettes et des couvertures ou à même le sable chaud, écoutant des rengaines à la mode sur de petits gramophones de voyage tout en se faisant bronzer. Avec des soirées tout aussi chaudes, le deux-pièces de Matilda au cinquième étage était saturé d’un air torride et confiné de jour comme de nuit : le soleil brillait dans les pièces du petit matin au crépuscule.

Parfois, elle repensait que cela faisait presque dix ans que Hannes et elle avaient emménagé ici. L’immeuble était flambant neuf à l’époque, ils étaient mariés depuis douze ou treize mois, elle venait de décrocher une place chez Hoffman & Laurén, Hannes travaillait à l’usine de métallurgie Maskin och Bro. Le loyer était élevé mais ils avaient couru le risque.

À cette époque, la cité se terminait au croisement des rues Mechelingatan et Caloniusgatan. Et s’il y avait des HBM – juste construites elles aussi – dans le quartier, notamment du côté de la rue Museigatan, au-delà, le paysage était dégagé et laissait transparaître des prairies, des forêts et des rochers. À part la brûlerie de café que tenait Julius Nissen au rez-de-chaussée de leur immeuble, on ne trouvait aucun magasin à la ronde. La ligne de tramway, qui traversait la rue Mechelingatan, desservait l’hôpital Maria et continuait jusqu’à la baie de Gräsviken, était toujours en chantier ; les rues n’étaient pas encore asphaltées, les flaques dissimulaient des fondrières si profondes qu’un enfant aurait pu s’y noyer, les frêles boutures plantées par la municipalité pour qu’elles deviennent de grands arbres capables de dispenser une ombre agréable moururent toutes sur pied.

Dans une autre cage d’escalier de leur immeuble se trouvait l’appartement d’une certaine Mme Craucher. Des hommes de toutes sortes, tant en uniforme qu’en civil, toquaient à sa porte à toute heure du jour et de la nuit. Mais des jeunes filles se présentaient aussi chez elle – la rumeur disait même qu’elles y restaient longtemps, parfois plusieurs jours. Ces filles aux lèvres outrageusement fardées, qui portaient des bibis extravagants et parlaient d’une voix forte, Matilda les entendait de temps en temps éclater de rire sur le trottoir, au bas de l’immeuble. Quant aux hommes qui rendaient visite à Mme Craucher, ils ne regardaient que de mauvaise grâce les autres locataires dans les yeux ; leur borsalino ou leur képi étaient enfoncés sur le crâne de sorte que le bord leur cache la moitié du visage. Mais leurs subterfuges n’empêchaient pas Matilda et Hannes de les reconnaître pour avoir vu leur photo dans les gazettes ou dans les annonces officielles des promotions et nominations. Ils avaient compris l’un comme l’autre qu’il était plus prudent de ne pas trop toiser ces visiteurs impromptus, ni d’ailleurs de trop réfléchir à ce qui pouvait bien se passer au domicile de Mme Craucher.

Toujours est-il que Matilda avait été ahurie en cette soirée de fin d’hiver, quand, de retour du travail, elle avait trouvé son immeuble fourmillant de policiers.

C’était un an après que Hannes eut jeté l’éponge et pris ses cliques et ses claques : il s’était levé de son fauteuil un soir d’été, avait posé son journal et annoncé qu’il descendait acheter du tabac à pipe ; lorsqu’il était remonté, il avait bourré sa pipe sans l’allumer, et sans préparer son sempiternel thé du soir. Au lieu de quoi il avait sorti leur valise en carton bouilli, la plus grande qu’ils possédaient et, sans prononcer une parole, s’était mis à y fourrer ses vêtements et ses livres.

Matilda se souvenait de cette sensation d’abandon total qu’elle avait éprouvé le soir où Mme Craucher avait été assassinée. La solitude la rongeait de l’intérieur, bien que huit mois déjà se soient écoulés depuis le départ de Hannes. Elle se rappelait la rue sinistre et détrempée, la lumière blafarde des réverbères et des projecteurs des agents en faction devant l’entrée menant à l’appartement de Mme Craucher. Matilda avait eu peur, tout bonnement : peur de la méchanceté humaine. L’homme qui lui avait tiré dessus était visiblement un pauvre bougre détraqué. Mme Craucher jouissait de relations très influentes, surtout dans les cercles ultra-patriotiques du pays – aussi, pendant des jours et des semaines après son meurtre, la ville n’avait été que bruits, rumeurs et ragots1.

 

Matilda s’efforçait de ne pas déroger à ses vieilles habitudes, d’agir comme si tout était exactement comme avant. Le soir, elle s’enfermait dans les salles obscures et visionnait un film, voire deux. Il lui arrivait aussi de rester à la maison : elle s’asseyait alors dans le fauteuil de lecture et lisait un roman de gare en écoutant l’émission de variétés à la radio.

Elle s’installait près de la fenêtre ouverte – histoire de se ménager un peu de fraîcheur. Dehors, l’été était implacable : l’air suffocant du soir se collait à elle, des relents de friture montaient du restaurant situé non loin dans la rue Runebergsgatan, un tramway passait en émettant un crissement strident ; les clameurs des promeneurs et des picoleurs tantôt douces, tantôt fortes et criardes, rampaient le long des façades pour pénétrer dans son appartement.

Fanny, sa seule amie, lui manquait. Un jour après le travail, elle prit le tram jusqu’à Sörnäs pour aller chez Fanny qui habitait un immeuble en pierre dans la rue Tavastvägen. Elle sonna. Personne. Matilda lui écrivit au crayon quelques lignes sur un bout de papier qu’elle glissa dans la fente pour le courrier. Quelques jours plus tard, elle reçut une carte postale de Fanny qui lui disait : « Ma chère Matilda. Je m’occupe pour quelques semaines d’enfants en colonie de vacances. Ma nièce, qui vient arroser les fleurs pendant mon absence, m’a transmis ton mot. Il faut absolument qu’on se voie à mon retour ! Je t’embrasse bien fort. Fanny. P.-S. : Quand est-ce que tu te fais enfin installer le téléphone pour qu’on puisse s’appeler ? »

Konni lui manquait. Mais il avait sûrement fort à faire, lui qui jouait la moitié de la nuit avec son orchestre au dancing du Mikado et dormait dans sa petite chambre de la rue Berggatan jusque tard dans la journée. Elle n’avait pas encore eu l’occasion d’entendre Arizona. Konni avait insisté pour qu’elle passe l’écouter, ce qu’elle voulait aussi. Il lui manquait néanmoins un cavalier : le Mikado n’était pas seulement un restaurant dansant, mais aussi un endroit où la gent masculine, personnel et clients confondus, ne s’embarrassait pas de faux-fuyants et fondait sur la première femme venue qui se présentait non accompagnée.

Elle nota dans un coin de sa tête qu’elle devait contacter Konni le plus tôt possible. Au passage, elle se promit de ne pas oublier d’acquérir une ligne téléphonique : il était bigrement temps ! D’autant qu’elle en avait les moyens. Certes, elle avait donné à son frère une petite somme d’argent après leurs retrouvailles au stade olympique, mais elle avait encore des économies.

Par une de ces soirées, elle se surprit à l’admettre : Hannes lui manquait, malgré les années écoulées depuis qu’il avait pris l’ascenseur avec sa valise et disparu dans la rue pour ne plus reparaître.

Ils ne s’étaient jamais beaucoup adressé la parole, Hannes et elle. Elle n’avait d’ailleurs rien dit ce soir-là : elle n’avait pas pleuré, ne l’avait pas prié de rester, n’avait même pas lâché un « au revoir ». Elle était restée impassible et silencieuse sur le seuil de la porte du living, l’avait regardé enfiler ses chaussures et son veston, l’avait vu se préparer à partir. Lorsqu’il avait ouvert la porte d’entrée, leurs regards s’étaient croisés. Il lui avait adressé un signe de tête en guise d’adieu ; elle avait opiné en retour.

Depuis, elle était seule. Comment avait-elle pu rester seule aussi longtemps ?

Force lui était de constater qu’elle était profondément et inexorablement seule, qu’elle le veuille ou non. Inutile de le nier. Il ne lui restait qu’une issue : prétendre que cette solitude ne la tourmentait pas, qu’au contraire elle lui plaisait.

 

Matilda s’acharnait à trouver la tranquillité.

Dans une boutique de radios de la rue Henriksgatan, elle s’acheta un tableau listant les stations et émissions de TSF ; elle l’étudia minutieusement afin d’en finir avec les perturbations et les fritures pendant le concert de variétés musicales retransmis le soir par la tour émettrice de Lahti.

Un soir, elle alla à Munksnäs voir Mayerling au Bio Rita, avec Charles Boyer dans le rôle de l’archiduc Rodolphe d’Autriche et Danielle Darrieux dans celui de la jeune Marie Vetsera. Après le film, elle se sentit à bout de nerfs et de mauvaise humeur. N’ayant aucune envie de prendre la ligne M du tramway afin de redescendre vers le centre, elle erra dans ce faubourg endormi qui ressemblait à un îlot de verdure, pour rejoindre le bord de mer. Arrivée devant la rue Borgvägen, elle marcha depuis l’École des cadets jusqu’au rocher face au restaurant Fiskartorpet, en tentant de deviner laquelle des cinq maisons mitoyennes avait achetée Thune, celle où il emménagerait dans quelques semaines.

Un autre soir, alors qu’elle flânait dans Tölö, ses pas la conduisirent à Alphyddan, pile dans la rue Sturegatan où le cinéma Louhi projetait Hulda de Juurakko, de Valentin Vaala.

Matilda le vit pour la troisième fois et, cette fois encore, la salle était bondée. Dans le public, des femmes de tous âges, quelques hommes (qui s’étaient sans doute laissé traîner là) assis à côté de leur épouse ou de leur fiancée.

Le Louhi était situé très au nord ; quelques pâtés de maisons plus loin, l’agglomération prenait fin. On se trouvait dans des coins pauvres et il suffisait d’observer les spectateurs pour s’en rendre compte : les ouvrières, vendeuses de magasin, sténodactylos, étudiantes, toutes ces jeunes femmes qui remplissaient les salons de Tölö brillaient ici par leur absence. Les hommes tiraient à qui mieux mieux sur leur cigarette pendant le film, quelques filles également, et, dans la salle obscure des volutes bleues s’enroulaient jusqu’au plafond, une odeur âcre de tabac se mélangeait aux relents de transpiration et de parfum trop acidulé. Si une personne sortait du lot, c’était bien Matilda, pimpante dans son adorable corsage bleu marine, ses impeccables escarpins et ses ongles laqués.

Quelle ironie du sort ! songea-t-elle.

Lors des deux séances précédentes, le film lui avait plu. Or, ce soir, il la mettait presque en colère : rien ne semblait impressionner ni ébranler la protagoniste, aucune adversité, aucun soupçon, aucune calomnie. Cette fameuse Hulda de Juurakko demeurait robuste comme une truie primée à un concours de bestiaux, elle semblait prête à soulever des montagnes pour atteindre le but qu’elle s’était fixé.

Fanny avait raconté à Matilda que, dans certaines familles aristocratiques, on cherchait coûte que coûte à empêcher le petit personnel de voir le film : ces messieurs et ces dames de la haute redoutaient que leurs filles de chambre et autres domestiques prennent un mauvais pli après avoir vu Irma Seikkula triompher dans le rôle de Hulda. Pour Matilda, les inquiétudes de la bourgeoisie relevaient du mystère ; elle trouvait au contraire que la Seikkula était peu crédible et que Tauno Palo surjouait dans le rôle du juge Soratie.

Sur le chemin du retour, elle descendit du tram à hauteur de la sucrerie, décrivit une large boucle pour fuir quelques ivrognes gueulards assis sur la plage de Tölö face à la baie, et regagna son appartement en traversant le parc d’Hesperia.

Inquiète dans son corps, inquiète dans son âme.

Elle avait fini par accepter, elle avait rencontré le Capitaine.

Et elle savait intimement qu’elle le reverrait bientôt.

 

Le lundi suivant la trêve de la Saint-Jean, elle joua les ingénues devant Thune ; elle savait déjà qu’elle verrait le Capitaine.

Elle ferait le premier pas, quitte à reculer au dernier moment, se dit-elle juste avant le rendez-vous. Pendant quelques instants, une connivence tacite et presque ludique s’installa entre Thune et elle, et Matilda sentit monter le désir de se confier à l’avocat, de lui raconter. Pas tout, mais certaines choses. Par exemple, qui elle était et d’où elle venait. Pas tout ce qu’elle avait enduré, mais suffisamment pour que Thune comprenne pourquoi sa vie avait pris ce tournant.

Le désir disparut aussi vite qu’il avait surgi.

Heureusement.

Car après leur rendez-vous, après avoir fait face au Capitaine, après l’avoir regardé dans les yeux et entendu parler, elle avait su. Elle continuerait, elle irait plus loin, elle jouerait le jeu jusqu’au bout : que la volonté du hasard soit faite, en enfer comme sur terre.

 

Au Kafé Mississippi de Mejlans, le Capitaine et elle avaient bu un thé en mangeant un smörrebröd au hareng mariné.

Sur la colline, juste avant la fermeture de l’établissement, ils faisaient face au coucher du soleil, avec une vue plongeante sur la baie de Fölisöfjärden et l’île de Drumsö. La mer était étale et le paysage vaporeux de chaleur ; pas un mouvement dans le feuillage des arbres, même les trembles ne bruissaient pas. Les derniers rayons du soleil s’insinuaient à travers les fenêtres à croisillons de la villa en bois, colorant d’un rouge doux les lames du parquet.

Ç’aurait pu être beau et romantique. Pour peu qu’elle ait été en compagnie d’un autre. De Hannes, par exemple : le Hannes des premières années.

Quant au rendez-vous en soi, il n’y avait pas grand-chose à en dire. Ils avaient conversé. Le Capitaine était débordant de politesse envers elle, lui demandant comment elle avait trouvé son poste au cabinet d’avocat de Claes Thune, lui demandant où elle avait travaillé avant. Elle avait répondu avec la même politesse, mais en usant de subterfuges. Elle avait toutefois évoqué le nom de son précédent employeur : la société de transport Hoffman & Laurén.

Avec un hochement de tête, le Capitaine avait cru bon de préciser qu’il connaissait personnellement Risto Laurén :

– Un chic type, dommage qu’il ait dû partir si jeune.

Il l’avait interrogée sur les billets pour les meetings sportifs au stade olympique : en avait-elle fait bon usage ? Et, auquel cas, avec qui ? Elle l’avait remercié très chaleureusement – quel moment étourdissant d’avoir la chance de voir la forteresse de l’intérieur ! – et précisé qu’elle y était allée avec son frère, un musicien – oui, en fait un chef d’orchestre.

– Un orchestre connu, peut-être ? avait voulu savoir le Capitaine.

– Oh, pas aussi connu que Rytmi-Pojat ou Dallapé. Mais ils ont enregistré pas mal de disques. Arizona, ils s’appellent. Ils donneront des concerts au Mikado tout l’été.

– Imaginez si nous pouvions aller y danser ensemble ! s’était exclamé le Capitaine avec, dans la voix, un enthousiasme de petit garçon.

Matilda avait lâché un rire réprobateur.

– Ce ne sera pas possible, hélas. Vous n’aurez aucune peine à comprendre pourquoi, j’imagine.

Le Capitaine avait évidemment remis sur le tapis cette désormais fameuse course du 100 mètres à l’issue de laquelle Salomon Jary s’était vu confisqué sa victoire. Matilda s’était bien gardée de mentionner qu’elle savait déjà tout par la bouche de Claes Thune et, par conséquent, réentendit toute l’histoire : la consternation de Joachim Jary, ses interventions auprès de Kolehmainen et von Frenckell afin de faire valoir les droits de son neveu, et ainsi de suite. Le Capitaine préférait considérer l’incident comme une insignifiante broutille. Il n’avait strictement rien contre les Juifs, cela allait sans dire : ils avaient tout de même affaire à un peuple très doué, bien que particulier. Non, ce n’était pas ça, mais plutôt le fait que ce pauvre Jogui Jary souffrait de nombreux problèmes ces dernières années.

– Des problèmes avec lui-même. Oui, avait cru bon d’ajouter le Capitaine, avec ses nerfs pour dire franchement les choses.

Matilda lui avait posé mille et une questions sur son travail, lui demandant si l’exercice de la médecine privée était plus rentable qu’un poste dans la médecine hospitalière, l’interrogeant sur ses lourdes responsabilités, ses longues journées et tutti quanti. Ce faisant, elle avait essayé de donner à leur tête-à-tête un tour qui lui permettrait d’en apprendre davantage sur sa vie privée. Elle ne voulait pas paraître trop curieuse, mais… y avait-il dans sa vie une épouse, une maîtresse, des enfants, quelqu’un ?

Ses tentatives n’avaient pas été couronnées du succès escompté. De temps à autre, leur discussion lui avait fait l’effet non pas tant d’une épreuve d’escrime mais d’un combat à fleurets mouchetés. Voilà, non pas tant un combat de boxe mais un entraînement de boxe dans le vide : du shadow-boxing, de la boxe de l’ombre.

Puisqu’ils n’étaient tous deux que cela, des ombres. Des ombres issues de leurs passés respectifs.

Même si le Capitaine ne se souvenait pas et n’en avait pas conscience.

– Pourquoi vouliez-vous me rencontrer, en fait ? avait-elle désiré savoir, juste avant qu’ils ne se quittent.

– J’ai du mal à le mettre en mots. Mais, quand je vous ai vue au cabinet pour la première fois au printemps dernier, il s’est produit quelque chose d’étrange en moi…

Il lui avait lancé un regard hésitant, comme pour discerner sur son visage si elle prenait ombrage de ses propos – puis il avait ajouté :

– J’ai eu cette impression que je désirais mieux vous connaître. Car il me semble que nous pourrions vraiment nous apprécier, vous et moi. Nous apprécier et nous comprendre.

– Vous n’aurez aucune peine à vous imaginer que…

Matilda s’était interrompue, laissant sa phrase en suspens au moment parfait. Elle avait coulé vers lui une œillade placide, croisé son regard et articulé d’un ton ne souffrant aucun malentendu :

– Les gens jasent. Et ça ne me plaît pas. Encore moins quand ils jasent sur moi.

– Je comprends. Mais je puis vous assurer que je désire uniquement mieux vous connaître. Je ne suis pas animé de mauvaises intentions, je…

– Auquel cas ces mauvaises intentions seraient… ? l’avait interrompu Matilda, en s’ingéniant à lui offrir le sourire le plus avenant et le plus horripilant qui soit.

Le Capitaine avait baissé les yeux. Il n’avait pas réussi à garder son sang-froid : il s’était emparé de sa tasse de thé dont il avait avalé la dernière gorgée à une telle vitesse qu’il n’avait pu éviter d’émettre un bruit de bouche.

– Pardonnez-moi, avait-il marmonné – puis, avec une voix empreinte d’une soudaine dureté, d’un accent jusqu’alors absent : Je suis profondément désolé de me comporter comme un gamin maladroit. Je souhaite uniquement avoir la possibilité de vous revoir. Je ne désire rien de plus.