XIV

Matilda était une adepte de la tempérance. Si elle s’accordait exceptionnellement un verre de sherry ou de vin rouge quand elle sentait rôder une menace, elle n’en avait pas moins banni à jamais la bière et l’eau-de-vie. Elle n’était pas sans savoir les traces indélébiles que laisse l’alcool sur le psychisme et la physiologie humaines. Elle savait que Konni avait connu des périodes où il levait un peu trop le coude ; elle ne l’avait jamais vu ivre, mais Tuulikki et d’autres lui avaient raconté à quel point il devenait invivable dès qu’il abusait de la boisson.

Leurs dernières années de vie commune, avant qu’il ne disparaisse dans la nature, Hannes était parfois revenu à la maison avec une bouteille, une chopine, une flasque. Toutes contenaient de la vodka ou du mauvais whisky, l’un comme l’autre de contrebande puisque c’était encore l’époque de la prohibition, avant 1932, avant que la loi interdisant la vente d’alcool ne soit abrogée. Toujours est-il que Hannes n’était pas à prendre avec des pincettes ces samedis soir quand il buvait. L’alcool le rendait acariâtre, triste. Il maudissait ce monde (en bon socialiste qu’il était, il ne croyait pas en dieu) qui lui réservait une destinée aussi misérable, avec si peu d’occasions de se réjouir.

Matilda avait toutes les peines du monde à se protéger de Hannes quand il était soûl. Certains samedis soir, la passion des premiers temps se ravivait en lui, et il avait envie d’elle, aussi fort qu’au début. Mais, ces dernières années, Matilda ne pouvait plus. Non seulement elle ne pouvait plus se donner à lui – et cela faisait déjà longtemps –, mais elle ne pouvait plus se plier à ce qui avait autrefois sauvé leur vie de couple. Quand l’amour commença peu à peu à la répugner, elle prit l’habitude d’empoigner les mains empressées de Hannes et de lui chuchoter que, hélas, elle avait ses affaires et saignait terriblement, ou qu’elle se sentait un peu fiévreuse et redoutait donc d’être fertile – ils étaient tombés d’accord sur le fait qu’ils n’avaient pas les moyens d’élever un enfant en ce moment. Hannes voulait que Matilda tende la main dans le noir pour toucher son membre ; cela durait la plupart du temps une minute ou deux, après quoi elle aurait tant aimé filer à la salle de bains pour nettoyer ses doigts avant que ça sèche et se transforme en une espèce de colle, mais elle ne pouvait décemment pas le faire tant que Hannes ne s’était pas endormi.

Même ça, Matilda ne pouvait plus s’y résoudre à la fin. Hannes n’étant pas un homme violent – jamais il ne l’avait frappée –, il cessa peu à peu d’insister. Et il se mit à boire, parfois énormément. Le dimanche matin, au réveil, il n’était pas beau à voir ; elle le découvrait souvent retranché le plus loin possible d’elle dans leur lit pourtant pas très large. Puis il s’asseyait à la table de la cuisine, son café à la main, scrutant leur rue désertée, sans gratifier Matilda d’un mot ou d’un regard. Il affichait de petits yeux, injectés de sang, et son haleine fétide se répandait dans le modeste deux-pièces. À cause de ce souvenir très précis de Hannes – le plus triste qu’elle gardait de lui –, Matilda comprit dans quel état se trouvait Thune lorsque, après avoir tripatouillé ses clés un petit moment sur le palier avant d’ouvrir, il entra dans le vestibule, avec une heure de retard sur l’horaire habituel.

 

Les yeux de Thune étaient aussi rouges et gonflés que ceux de Hannes le dimanche. Il avait certes essayé de se peigner, à l’eau visiblement, mais sans résultat probant : des mèches rebelles se dressaient à l’horizontale sur sa nuque, à croire qu’il avait dormi sur un aimant dont le magnétisme continuerait de fonctionner. Non content d’avoir noué sa cravate à la va-comme-je-te-pousse, il dégageait une odeur piquante à plusieurs mètres de distance. Il la salua par un « bonjour » plus marmonné que prononcé, sans quitter des yeux le parquet. Elle lui retourna son salut, d’une voix amicale mais neutre, et, en l’entendant, Thune sembla se remémorer quelque chose. Il se figea en se dirigeant vers la porte de son bureau, alla vers Matilda et lui dit :

– Je suis désolé d’arriver avec un tel retard. J’ose au moins espérer ne pas avoir raté un client ?

Matilda lui assura – à cet instant elle se sentit légèrement supérieure, comme une grande sœur dont le petit frère vient de s’égratigner le genou et pleure dans son jupon pour trouver un peu de réconfort – qu’il n’y avait pas de mal : le directeur Stjernschantz ne viendrait pas avant 11 h 30 et le consul Gadd à 15 heures. Sinon, aucun autre rendez-vous n’était prévu aujourd’hui. Elle s’efforça de ne pas tourner la tête vers l’avocat tant son haleine exhalait des relents d’alcool. Et encore, si ce n’avait été que ça, mais une autre mauvaise odeur se superposait à celle-ci, la renforçant et la rendant encore plus pestilentielle : des effluves sucrés et incommodants, comme des baies gâtées ou des oranges avariées.

Thune s’inclina, plus troublé qu’autre chose, avant d’aller s’enfermer dans son antre. Quelques instants plus tard, la musique résonna : il venait de mettre un disque sur le gramophone. Il s’agissait d’un morceau que Thune écoutait souvent : une longue pièce orchestrale qui répétait la même mélodie austère sans discontinuer, sinon de plus en plus fort avec toujours plus d’instruments, tant et si bien que le tintamarre final vous vrillait les tympans. Matilda songea : Konni reconnaîtrait à coup sûr le morceau, lui qui aime tous les genres de musique ; il en connaîtrait non seulement le compositeur, mais aussi le titre.

 

Matilda ne vit pas Thune ce vendredi-là. Sur le coup de 16 heures, alors qu’elle avait terminé son travail et n’avait qu’une envie, rentrer chez elle, elle toqua doucement à sa porte pour savoir s’il voyait d’autres tâches à lui confier avant son départ. La musique s’était tue depuis plusieurs heures, pas un bruit ne résonnait à l’intérieur – le directeur Stjernschantz et le consul Gadd étaient venus solliciter les conseils de l’avocat puis étaient repartis. Matilda s’apprêtait à toquer derechef lorsque Thune lui répondit enfin et, à entendre sa voix, elle supposa qu’il avait somnolé à sa table de travail ou dans l’un des fauteuils de l’office.

– Il n’y a plus rien pour aujourd’hui. Vous pouvez rentrer chez vous, je vous remercie.

À ces mots, elle se contenta de partir.

 

Or, le samedi matin, Thune arborant les mêmes yeux rougis et la même mine neurasthénique, Matilda fut prise d’un d’un élan d’inquiétude et de sympathie.

C’était leur dernière journée de travail avant les vacances d’été. Quelle solitude, quelles turpitudes pouvaient le tarauder ?

Thune, cela tombait sous le sens, avait infiniment plus d’argent à sa disposition que Matilda. Un grand appartement dont il était sûrement propriétaire et qu’il lui suffisait, s’il devait déménager, de vendre pour en racheter un nouveau avec la somme obtenue grâce à la transaction. Il avait également un mobilier sublime, des costumes chic et modern style qu’il ne savait pas porter, des eaux de Cologne et des parfums pour messieurs qui coûtaient les yeux de la tête et dissimulaient une odeur de tristesse et de solitude.

Quoi qu’il soit et quoi qu’il ait, il était seul. Plus l’été avançait, plus elle l’avait vu sombrer dans la solitude, une solitude qui formait un petit nuage au-dessus de sa tête ; ce nuage devenait chaque jour plus gris et plus sombre. Matilda n’avait pas sa pareille pour débusquer les solitudes : elle avait aussi repéré celle du Capitaine, dès leur première rencontre.

Et cette raison très précise, le fait qu’elle ait vu si distinctement la solitude de Thune, la poussa probablement à oser, cet après-midi, poser une question incongrue. Non pas une question, mais deux.

 

Thune dormit aussi très mal la nuit de vendredi à samedi : il se réveilla en nage, rejeta dans la chaleur le drap d’un coup de pied, déboutonna sa veste de pyjama et fut accablé de pensées tristes en songeant que, passé la quarantaine, une fête arrosée menait automatiquement à la gueule de bois.

Aux premières lueurs de l’aube, il ouvrit la fenêtre pour laisser pénétrer l’air nocturne. Il alla chercher dans sa bibliothèque le nouveau recueil de poésie du Suédois Hjalmar Gullberg, cala l’oreiller contre sa tête et, étendu sur son lit, feuilleta le livre sans parvenir à se laisser emporter par les strophes tintinnabulantes. Il se rappelait ces journées où Gabi et lui, durant leur premier hiver à Stockholm en 1933, emmitouflés dans des couvertures, se lisaient à voix haute des poèmes du même auteur, extraits de L’Amour au XXe siècle. Quelques vers lui restaient en mémoire :

Puis :

Lors de la publication du recueil, Thune connaissait par cœur nettement plus de vers – la récitation, avec une interprétation souvent teintée d’ironie, avait été dans ses jeunes années sa matière d’excellence ; mais aujourd’hui la plupart des strophes s’étaient étiolées et éclipsées de son cerveau.

Gabi et lui avaient aimé le ton sans artifice des poèmes du jeune Gullberg. Aucune jalousie, aucun dégoût n’assombrissaient encore leur relation ; Thune avait été fier d’être l’époux de la belle Gabi – et sans doute était-elle tout aussi fière d’être son épouse.

Leurs premières années passées à Stockholm représentaient pour Thune les meilleures de sa vie d’homme. Qui sait si ce furent de bonnes années pour Gullberg également ? Toujours est-il que le scalde suédois n’avait, depuis, rien accompli d’aussi vigoureux et précis.

Qu’il ait en revanche inspiré une certaine nouvelliste dont les débuts en littérature auraient lieu cinq ans plus tard, Thune en était convaincu – et pareille prise de conscience ne l’aidait nullement à s’endormir. Il finit par piquer du nez au lever du jour et, pendant une poignée d’heures, dormit d’un sommeil agité, à mi-chemin entre la veille et la torpeur, et ponctué de rêves vaguement menaçants qui tous côtoyaient l’absurde.

 

Déjà ébranlé, Thune fut encore plus touché que d’ordinaire par l’empressement de Mme Wiik.

Juste avant le déjeuner, elle prit soin d’aller à la boulangerie de l’autre côté de la place prendre deux pains à l’avoine tout juste sortis du four, descendit aux halles acheter une plaquette de beurre frais, de la marmelade d’orange amère ainsi qu’un gros morceau de saucisse fumée de chez Seeck – sans oublier les fameux scones aux raisins de Corinthe fabriqués par Ryker’s : la boîte de l’office était presque vide. Elle avait réglé la plupart des denrées en puisant dans la caisse du cabinet ; mais le pain à l’avoine, elle l’avait payé de sa propre poche, ce que Thune avait catégoriquement refusé.

Ensuite elle avait préparé du thé, tartiné de ce beurre frais des tranches de pain encore tiède, agrémentées pour moitié de marmelade et pour moitié de saucisse, disposé le tout sur un plateau et toqué délicatement à la porte de l’avocat pour savoir si un frugal déjeuner en l’honneur des prochaines grandes vacances lui faisait envie. Auquel cas, où maître Thune désirait-il se restaurer : dans son bureau, dans la kitchenette ou dans le secrétariat ?

Il se sustenterait volontiers dans son antre, répondit-il (« Ou pourquoi pas dans l’office, tiens ! »), mais à la condition expresse que Mme Wiik lui tienne compagnie. Elle accepta sans la moindre réserve. Elle porta dans l’office le plateau qu’elle cala sur la table aux pieds en acier, avant d’ôter un mouton de poussière du siège d’un fauteuil en cuir.

Revenant avec la théière et sa propre tasse, elle remplit celle de son supérieur et prit place non pas sur l’autre fauteuil disponible mais sur l’une des chaises plus rudimentaires, un peu éloignée de lui. Ils mangèrent avec appétit, d’abord dans un silence tout juste interrompu par les louanges de Thune sur l’excellence des smörrebröds qu’elle avait confectionnés.

– Vous avez lu le journal ce matin, je suppose ? lui demanda-t-il quand il estima que ce silence devenait trop pesant. Ça y est, c’est décidé.

– Non, j’ai fait une petite promenade au lieu de lire la presse. Qu’est-ce qui est décidé ?

– Les Japonais préfèrent concentrer leurs efforts sur la guerre. Tokyo a officiellement renoncé à organiser les jeux. Helsinki deviendra donc la cité olympique dans deux étés.

– Oh, fit Mme Wiik, montrant peu d’enthousiasme à l’annonce de cette nouvelle. Tant mieux si le stade trouve une utilité maintenant qu’il a été construit.

Thune sentit une vague de soulagement déferler dans son corps.

– Pour être franc, le sport ne m’intéresse pas plus que cela moi non plus.

Sitôt qu’il eut prononcé cet aveu, il crut déceler dans le regard de sa secrétaire une lueur amusée. Aussi chercha-t-il fébrilement un sujet sur lequel faire rebondir la conversation :

– Vous faites une promenade tous les matins ? D’ailleurs, dans quelle partie du quartier de Tölö habitez-vous ? Au sud, je suppose ?

– Non, dans le nord. J’habite dans la rue Mechelingatan, au numéro 23.

– Mais, au 23… Ce n’est pas là que… ?

Mme Wiik ne lui laissa pas le temps de finir :

– Effectivement, c’est l’immeuble où Mme Craucher a trouvé la mort. Nous… enfin, j’y habitais déjà avant son assassinat. Mais, pour répondre à votre question : en hiver, la promenade ne procure aucun plaisir. À cette saison, en revanche, c’est différent. Donc, tous les matins, je vais me promener sur la plage avant de venir au bureau. On dort si mal, la nuit, par cette chaleur.

– À qui le dites-vous…, approuva Thune.

Il s’apprêtait à continuer mais se tut lorsque papillota sur sa rétine l’image de sa secrétaire souffrant d’insomnie, avec une chemise de nuit pour seul vêtement. Elle se tournait et se retournait impatiemment dans son lit, exactement comme il le faisait ; elle avait elle aussi rejeté d’un coup de pied la couverture et le drap, ses cuisses frêles brillaient d’un éclat laiteux et son visage luisait sous l’effet de la crème de nuit dans la lumière de l’aube. Et même s’il savait que Mme Wiik ne pouvait deviner la nature des images conçues par son imagination, la pudeur le retint de terminer sa phrase. Non que cela ait une quelconque importance : il avait déjà oublié ce qu’il voulait dire.

– Hier matin, enchaîna-t-elle, je me suis levée tôt. Il ne devait guère être plus de 6 heures quand je suis partie de chez moi. Et là, vous me croirez si vous voulez, mais aux abords de la baie d’Edesviken, une équipe de cinéma était en train de tourner. Avec de vraies vedettes, s’il vous plaît !

– Peut-être à cause de la fraîcheur matinale ? proposa Thune. Le maquillage ne coule sûrement pas autant à cette heure-ci de la journée qu’en pleine chaleur. Et quelles stars avez-vous vues ?

– Dans le parc d’Hesperia, ils avaient construit un kiosque, expliqua Mme Wiik, d’une voix rêveuse. Vous savez, ces pavillons en bois comme on les faisait autrefois. Et ils étaient tous là, songez donc ! Tauno Palo, Santeri Soihtu, Kullervo Kalske, Ansa Ikonen, Irma Seikkula et Regina Linnanheimo. Ce sera forcément le plus grand film de tous les temps quand il sortira dans les salles de cinéma !

Jamais encore Thune n’avait vu sa secrétaire aussi galvanisée. Il s’enquit :

– Avez-vous eu une indication sur le genre de film que ce sera ?

– Un film musical, je crois.

Toujours aussi contemplative, elle avait à présent le visage d’une douceur sans pareille. Pour la première fois depuis qu’il l’avait embauchée, Thune devina la petite fille qu’elle avait été. Elle poursuivit :

– Ansa Ikonen se trouvait à l’intérieur du kiosque, j’imagine qu’elle doit jouer une vendeuse. Santeri Soihtu se tenait à l’extérieur, penché vers elle qui passait la tête dehors, légèrement de biais, comme si elle voulait mieux observer le ciel. Et ils chantaient ensemble. On n’entendait pas leur chanson, car leurs voix étaient très basses. À moins bien sûr qu’ils n’aient pas chanté du tout mais juste bougé les lèvres. Ils avaient l’air d’avoir le béguin l’un pour l’autre. Et, tout autour du kiosque, les autres les regardaient chanter.

– Et… parmi toutes vos vedettes, vous avez une idole ? demanda Thune.

– Oh, comme vous y allez, maître Thune ! fit-elle avec une mine gênée comme pour balayer sa question. Honnêtement, je trouve les films en provenance de Hollywood, de Paris ou de Berlin nettement meilleurs que ce qui se tourne à Helsinki. N’empêche, j’aime bien Santeri Soihtu. Les gens n’ont que Palo et Kalske à la bouche, mais ils oublient toujours Soihtu, à croire qu’il n’existe pas. Seikkula, elle, je ne l’aime pas du tout. Je trouve qu’Ansa Ikonen s’en sort bien mieux sur l’écran.

Thune ne put réprimer un léger sourire. Elle parlait vite, presque à bout de souffle, et elle avait des opinions tranchées. Enfin une petite fissure dans la façade de dactylette modèle qu’affichait Mme Wiik. S’apercevant qu’il souriait, elle redressa le dos, porta la tasse de thé à ses lèvres et but une gorgée silencieuse. Puis elle s’exclama :

– Mais où ai-je la tête ! Pardonnez-moi, je ne sais pas ce qui m’a pris.

– Ne me demandez surtout pas pardon, voyons, ma chère, se récria Thune, se maudissant d’avoir souri de ses propos. Je trouve fort plaisant que nous causions ainsi. Moi-même, j’aime bien les films. Mais j’ai si rarement le temps d’aller au cinématographe. Vous savez ce que c’est : le travail, ces montagnes de choses à faire. Le dernier film que j’ai vu récemment, c’était La Fiancée du chasseur de Risto Orko et…

Son explication se perdit dans un silence impuissant. Il se doutait que Mme Wiik avait compris : c’était Gabi qui l’avait traîné au cinéma et, depuis qu’elle l’avait quitté, il n’y était plus allé.

– Je ne l’ai pas vu, celui-là, dit-elle presque sur un ton d’excuse, avant de retrouver courage : La lumière était si belle hier matin, dans l’extrémité du parc qui donne sur la baie. Et les gens qui y flânaient étaient eux aussi très beaux. Le monde entier scintillait. Impossible dans ces conditions d’imaginer tant de meurtres et de guerres…

Sa voix s’était muée en un chuchotement pensif, et son visage avait retrouvé son apparence douce et rêveuse. Thune cherchait une parole adéquate, mais sa secrétaire fut plus rapide :

– Il y a une chose qui m’intrigue. Ils utilisaient des lampes et des projecteurs, mais aussi de grandes toiles blanches qui obstruaient la lumière. Est-ce vraiment nécessaire, surtout par un matin aussi beau que celui d’avant-hier ?

Thune voyait la scène comme s’il y assistait et, pour une raison mystérieuse, les images le rendirent soudain morose.

– Il n’est pas exclu que nous soyons face à l’une des lacunes de la réalité : nous devons l’enjoliver même quand elle est au sommet de sa beauté.

Il s’accorda quelques instants de réflexion avant d’ajouter :

– Ou bien cette lacune existe non pas dans la réalité mais en nous. Et si c’était nous qui n’osions jamais avoir confiance en l’existence réelle de la beauté ? Nous qui n’osions avouer que c’est suffisant ainsi ?

– Comme Garbo peut-être ? suggéra Mme Wiik. Le monde entier vénère son profil parfait alors qu’elle est obsédée par ses pieds qu’elle trouve trop grands.

 

Ils demeurèrent un long moment dans l’office. Ils n’avaient pour ainsi dire rien à faire : Mme Wiik indiqua à Thune qu’elle avait deux lettres à affranchir et à poster, rien de plus. L’avocat avait songé préparer un procès en paternité pour lequel il plaiderait à la rentrée : il représentait les intérêts de l’ingénieur Wilhelmsson, qui avait fricoté avec une femme et voulait à présent nier ses frasques amoureuses. Mais il n’éprouvait pas le moindre enthousiasme pour le dossier Wilhelmsson, à croire que les grandes vacances avaient déjà commencé.

Mme Wiik alla à la kitchenette couper d’autres tranches de pain et préparer quelques smörrebröds supplémentaires.

– Je prendrai les miens à la marmelade, s’il vous plaît ! lança-t-il alors qu’elle sortait.

Pendant son absence, il fuma une Chesterfield et mangea deux scones.

Sitôt revenue, Mme Wiik lui resservit du thé et retrouva sa loquacité. Elle parla de son frère Konni : il jouait une demi-douzaine d’instruments et dirigeait l’orchestre Arizona qui avait décroché un contrat au Mikado ; voilà longtemps qu’elle voulait aller l’écouter et, maintenant que sa meilleure amie Fanny vivait à nouveau dans la capitale, toutes deux avaient prévu un souper dansant. L’épouse de Konni, Tuulikki, les accompagnerait : elle prendrait le train de Turku à Helsinki pour assister au concert. Enfin, insista-t-elle, comme le Mikado n’était pas un lieu recommandable pour trois dames seules, Reinhard, le frère de Fanny, ainsi que Heikki, le cousin de Tuulikki, leur tiendraient compagnie.

Thune, qui l’écoutait poliment, alla jusqu’à lui demander si elle aimait danser (« Je ne sais pas car je n’ai jamais vraiment beaucoup dansé », répondit-elle) lorsque, soudain, une image du pont avant du SS Archimedes jaillit dans son esprit, et il fit le lien entre son souvenir et les paroles de son employée.

– Attendez une seconde ! s’écria-t-il avec une telle brusquerie qu’elle sursauta. Quel est le nom de l’orchestre de votre frère, déjà ?

– Arizona.

– Et il s’appelle Konni… Ahlberg ?

– Pas Ahlberg, mais Ahlbäck, rectifia-t-elle. Alors comme ça vous le connaissez ?

Elle semblait surprise et heureuse quand elle lui posa la question..

– En fait, non.

Il lui expliqua l’histoire de la traversée en bateau, au mois d’avril précédent, la rencontre avec les musiciens sur le pont avant, sa soirée au salon de première classe où il avait écouté l’orchestre en sirotant des whisky-soda sans inviter l’une des dames sur le dancing space.

– Je ne suis franchement pas un Fred Astaire dans mon genre, crut-il bon de préciser.

Mme Wiik l’écouta avec des étincelles dans les yeux – on voyait nettement qu’elle admirait son frère –, mais elle dit :

– Oui, maintenant je me souviens qu’ils devaient aller en Suède enregistrer des disques. Il n’a pas été désagréable envers vous, au moins ?

– Mais pas du tout ! Pourquoi donc me posez-vous cette question ? s’étonna Thune. Il était même la gentillesse incarnée.

– Konni est un garçon adorable, mais parfois c’est un homme un peu bourru.

– J’ai bien vu qu’il avait bu. Comme tous ses camarades d’Arizona, d’ailleurs. Ce qui ne les a nullement empêchés d’être absolument charmants, tous autant qu’ils étaient.

Il se tut un instant avant de demander :

– Et donc Ahlbäck est votre nom de jeune fille ?

– Exact, répondit Mme Wiik à contrecœur.

Thune s’attendait à ce qu’elle en dise davantage, peut-être qu’elle raconte son enfance avec Konni, qu’elle parle de leurs parents, qu’elle évoque la jeune fille qu’elle avait été. Or, après avoir confirmé qu’Ahlbäck était son nom de jeune fille, elle entra à nouveau dans sa carapace. Il se sentit un peu blessé que l’existence de Konni n’ait pas été mentionnée plus tôt ; d’autant plus que le frère et la sœur entretenaient des contacts réguliers, et l’on était en droit de penser qu’il lui avait raconté avoir interprété des fox-trot et des tangos pour son patron : quelle drôle de coïncidence, tout de même !

Thune fit part de sa stupéfaction mais tenta de dissimuler son désarroi. Mme Wiik répondit avec un sourire résigné :

– Si vous connaissiez vraiment Konni, vous ne seriez pas surpris outre mesure. Et ne soyez pas non plus blessé. Il ne m’a pas interrogée à votre sujet. Il ne connaît pas votre nom, il ne sait même pas que je travaille dans un cabinet d’avocat. Konni est comme ça, que voulez-vous : il vit pour sa musique et ses enfants. Et pour sa femme, cela va de soi. Quant à nous autres, il nous voit à peine.

Thune avança ses mains dans un geste réprobateur, comme pour signifier qu’il n’était nullement dans son intention de toucher un point douloureux. Il voulut prononcer une phrase d’excuse, mais les mots lui manquèrent : ces derniers temps, cela lui arrivait de plus en plus souvent. Mme Wiik sembla déceler son embarras :

– De toute façon, c’est un musicien extrêmement doué, aucun doute là-dessus. Il écrit aussi de très belles chansons. Il en a vendu quelques-unes au jazz-band Dallapé. Et même au cinéma !

Soudain, son visage s’illumina, et ses paroles fusèrent avec fougue et impulsivité, mais aussi avec une insistance qui poussa Thune à se renfoncer dans son fauteuil :

– Mais… Pourquoi maître Thune ne nous accompagnerait-il pas ? Il nous manque un cavalier. Comme Konni jouera tout le temps, Tuulikki n’a personne avec qui danser. Et puis vous habitez à deux pas du Mikado. Si vous vous ennuyez, il vous suffira de rentrer.

Thune ne répondit pas dans un premier temps. Il sentit qu’il commençait à transpirer, sans savoir si c’était dû à l’air étouffant, aux trop nombreuses tasses de thé qu’il avait bues ou à la question inconfortable posée par sa secrétaire. Celle-ci parut remarquer son malaise et essaya de battre en retraite :

– Excusez-moi, maître Thune, je ne sais pas ce qui me prend aujourd’hui. Je ne cesse d’avoir un comportement inconvenant. Il est évident que vous ne…

– Non, non, madame Wiik ! l’interrompit Thune. Ce n’est pas du tout ce que vous croyez. Votre proposition n’avait absolument rien d’indécent. J’ai juste été interloqué.

– Je comprends que vous deviez y réfléchir. Je peux néanmoins vous assurer que Fanny est une vraie femme du monde. Si je ne le savais pas, jamais je ne devinerais qu’elle est la fille d’un docker du port de Turku.

Elle observa un silence – Thune devina à son expression qu’elle regrettait cette ultime précision –, puis ajouta, un peu gauche :

– Et Tuulikki est une fille charmante, elle aussi.

À nouveau, Thune leva les mains en signe de protestation :

– Ma chère madame Wiik, loin de moi l’idée de mépriser la classe ouvrière. Je… je vous remercie du fond du cœur pour cette invitation. Je viendrais bien volontiers. À la condition que… que vous soyez tout à fait certaine que M. Wiik n’y voie aucun inconvénient ?

Elle sourit – un sourire qui s’effaça dans la seconde. Puis elle répondit, d’une voix que Thune trouva inutilement cassante :

– Je puis vous assurer, maître Thune, que M. Wiik n’y verra absolument aucun inconvénient.

 

Sitôt que Thune eut accepté, il eut envie de ravaler ses mots. Non content d’être un homme de principes, il était également (il l’admettait in petto, jamais devant autrui) vaniteux et naïf dans ses opinions libérales. Il avait invariablement glissé dans l’urne un bulletin de vote bourgeois, mais il aimait l’idée d’être l’ami intime et le camarade loyal du petit peuple. Aussi ne pouvait-il décemment pas revenir sur sa parole.

Un silence gêné s’installa dans l’office. Des velléités soudaines conjuguées à des paroles tout aussi inattendues les avaient propulsés vers ce qui, quelques instants plus tôt, relevait encore de l’impensable : qu’ils se retrouvent autour d’un souper dansant en ville dans un établissement en vogue. Même Mme Wiik paraissait tétanisée à cette idée. Un spectateur extérieur penserait certainement que, l’un comme l’autre, ils regrettaient déjà leur décision, se dit Thune, en cherchant fébrilement une repartie.

Mais cette fois encore, Mme Wiik se lança courageusement :

– Nous nous retrouverons dans un premier temps chez Fanny avant d’aller au Mikado. Enfin… pas Konni, bien entendu, mais nous autres. Histoire de boire un verre en toute simplicité, de trinquer à l’arrivée de l’été.

Elle hésita un instant avant de continuer :

– Fanny habite à Sörnäs, dans la rue Tavastvägen, c’est central. Vous ne voudriez pas… ?

Encore abasourdi par la tournure que cette conversation avait prise, Thune, consterné, s’entendit répondre :

– Oui, c’est… je veux bien. Merci beaucoup, je viendrai.

 

Lorsque, dans sa chambre à coucher, Thune entreprit d’extraire de son dressing les vêtements qu’il porterait (il hésitait : costume d’été et cravate ou, carrément, smoking et nœud papillon bleu cobalt ?), il n’avait qu’une envie : téléphoner à Mme Wiik pour se décommander.

Il était 19 heures et les rayons du soleil dardaient l’immeuble d’en face, dans la rue Högbergsgatan, avec une teinte rougeâtre et mélancolique qui lui rappela cette soirée de juin, où il était rentré quasi errant du dancing du Kaivohuone et que toute la ville était imprégnée de Gabi.

Pourquoi s’aventurer en ville et se ridiculiser, songea-t-il, et pourquoi feindre de prendre plaisir à ces divertissements ordinaires, lui qui était incapable de simuler ?

Mme Wiik ayant récemment fait l’acquisition d’une ligne téléphonique, elle avait inscrit son numéro, d’une belle écriture, dans le registre contenant les renseignements importants. Elle avait aussi apporté un papier plié en quatre et indiqué à l’avocat que, l’annuaire officiel des abonnés au téléphone pour l’année 1938 étant sorti avant qu’elle-même n’obtienne une ligne, son numéro personnel n’y figurait pas mais se trouvait désormais noté là : maître Thune pouvait en faire usage à loisir, pour la consulter ou lui passer un coup de fil au sujet de questions professionnelles urgentes, même les samedis soir ou pendant les longs week-ends.

Thune se tenait à présent à moitié habillé dans le couloir de l’entrée, fixant le papier de Mme Wiik posé sur le guéridon du téléphone depuis plus d’une semaine – il n’avait pas pris le temps d’inscrire le numéro dans son agenda. L’envie de l’appeler devenait presque irrésistible, ses lèvres répétaient les excuses qu’il prononcerait : une indisposition passagère, voire une visite aussi impromptue qu’obligée chez maman Esther, souffrante. Il voulait simplement échapper à tout ça, éviter d’être présenté à des gens qu’il ne connaissait pas et qui selon toute vraisemblance appartenaient à une population dont il n’était pas familier ; il désirait succomber à son étroitesse d’esprit et à ses préjugés sociaux, prévenir sa secrétaire qu’il était malade, en finir avec cette invitation et s’avachir dans son sofa, avec un livre ou pourquoi pas une bière ; il suffisait simplement de rassembler ses esprits, de soulever le combiné et de tourner le cadran. Inutile désormais de communiquer le numéro à une opératrice indiscrète (une plaie pour tous les jeunes hommes pudiques comme lui pendant leurs années d’apprentissage), il fallait passer un coup de fil et exposer votre motif – dont la véracité ne serait pas mise en doute un seul instant par Mme Wiik, et qu’elle n’aurait aucun moyen de refuser.

Mais Thune ne téléphona pas.

Il finit de s’habiller (il choisit la discrétion : chemise blanche, costume d’été gris d’une étoffe fine, cravate à motifs), plaqua deux doigts sur l’ouverture de son flacon d’eau de toilette et en tapota la fragrance suave sur ses joues, chaussa ses souliers, ouvrit la porte, sortit dans la cage d’escalier déserte, emprunta l’ascenseur et rejoignit le croisement de Skillnaden où il grimpa dans un taxi – il n’utilisait le tramway qu’à de très rares exceptions, et certainement pas pour rejoindre un quartier du nord de la cité tel que Sörnäs.

 

Il était 19 heures passées de quelques minutes et Matilda avait pris place dans le tram pour se rendre chez Fanny, qu’elle avait pris soin d’appeler pour la prévenir de son léger retard. Elle avait posé sur ses genoux son sac à main contenant chaussures de danse, bourse, bâton de rouge à lèvres et autres effets personnels. Bien qu’elle l’ait achetée quatre ans plus tôt, sa robe-chemise bleu marine à pois blancs lui allait à ravir, elle le savait : grande et svelte comme elle l’était, même à trente-six ans, la robe sculptait toujours sa silhouette. Elle en voulait pour preuve les œillades appuyées que lui jetait un passager et dont elle se fichait éperdument – elle ne lui accorda pas un regard.

Elle ressassait ce qui s’était passé dans la journée au travail.Thune avait été choqué, ce qui n’avait rien d’étonnant : elle-même, pourtant à l’origine de tout cela, avait été surprise de sa propre audace.

Ses relations avec Thune étaient strictement professionnelles. Pourtant, il lui arrivait de plus en plus souvent de briser les règles du comportement qu’elle s’était promis d’adopter : elle devenait loquace et faisait preuve d’une imprudence nouvelle, comme cela ne s’était plus produit, en tout cas dans son souvenir, depuis les premières années avec Hannes. Ou peut-être avait-elle été tout aussi franche et communicative avec Fanny, quand elles allaient chez celle qui habitait le plus près du cinéma pour siroter quelques verres de porto et discuter du film – Matilda n’en était pas très sûre.

Mais pourquoi devenait-elle si volubile en compagnie de Thune ?

Elle ressentait pour lui une sympathie croissante, certes, mais cela justifiait-il de jacasser autant?

Quoi qu’il en soit, elle se mettait en danger – non qu’elle puisse courir le risque d’évoquer ses projets, elle n’en avait pas la moindre intention. Mais elle ne savait pas comment modifier le cours de la situation, elle devinait juste qu’il était déjà trop tard pour s’en dépêtrer. Non, si danger il y avait, il résidait davantage dans la foultitude de choses qu’elle ne voulait surtout pas que Thune apprenne. Et si elle courait un risque, à force de bavarder comme une pie, c’était bien celui de dévoiler des indices susceptibles de mettre l’avocat sur la piste.

Elle était en colère contre elle-même à cause de certains sujets abordés pendant le déjeuner. Quelle idiote d’aller débiter des sornettes au sujet du tournage qui se déroulait près de la baie d’Edesviken ; Thune avait sûrement dû rire sous cape, même s’il était resté de marbre et avait posé des questions polies. Elle avait vraiment touché le fond en parlant du père de Fanny et de son travail de docker au port de Turku, ce qui relevait de confidences dévoilées sous le sceau du secret. Comment Matilda Wiik, fille du syndicaliste et cheminot Adolf Ahlbäck et de sa Zaïda adorée, pouvait-elle trahir ainsi la confiance d’une amie ?

Quant aux questions cruciales qu’elle avait posées à Thune, elles ne la chagrinaient pas autant ; elles lui avaient échappé, un point c’est tout.

Lors de sa première invitation au Mikado, elle avait vu l’avocat reprendre son air de chien battu. Et que dire de la deuxième, quand elle lui avait proposé de venir trinquer chez Fanny, à la santé de l’été qui s’annonçait ? Hum, ce devait être l’œuvre de la demoiselle Milja ; une demoiselle Milja plus taquine que jamais.

Qui aurait pu imaginer un seul instant que Thune répondrait aux deux par l’affirmative ?

 

À quelques arrêts de la station d’Aspnäs, elle songea avec stupeur que son comportement s’expliquait peut-être par une intuition : celle d’avoir déjà perdu la partie d’une manière ou d’une autre.

Elle se dit que sa spontanéité – ses paroles étaient sorties de sa bouche sans qu’elle ne puisse les retenir – et son attitude tout entière relevaient de la désinvolture, d’une imprudence intentionnelle, comme si elle voulait être percée à jour. Elle se remémora une expression apprise pendant les cours d’anglais du professeur Strang, à l’École supérieure de commerce : « Catch me if you can », « Attrape-moi si tu peux. » Une expression qui collait parfaitement à la demoiselle Milja, mais pas à la prudente Mme Wiik.

Il y avait aussi cette affaire avec son ancien patron, le directeur Hoffman. Lui qui connaissait le Tout-Helsinki mais ne se sentait chez lui nulle part ; lui qui montait au sommet de la tour du stade olympique et laissait son regard balayer Tölö puis les districts du sud de l’agglomération, pour revenir vers le centre, à Sörnäs et Berghäll, avant de se diriger plein nord vers les quartiers ouvriers et les nouveaux faubourgs tels que Kottby, sans oublier de s’arrêter un instant sur les quartiers résidentiels huppés tels que Brändö et Munksnäs. C’était un leurre d’embrasser ainsi du regard une cité moderne habitée par plusieurs centaines de milliers d’individus, une ville où des choses aussi dangereuses que merveilleuses pouvaient se produire à l’abri des regards.

Matilda faisait partie intégrante de cette métropole rugissante. Mais dans sa ville à elle, les individus étaient des étrangers les uns pour les autres : ici, Quelqu’un glissait ses fesses vers le milieu de la banquette du tramway pour que Personne ne puisse occuper la place d’à côté.

Elle savait néanmoins qu’il existait une autre ville : un lieu pour les initiés, une ville minuscule. Elle était située au sud du centre-ville, avec des ramifications vers le nord, à Tölö et à Munksnäs, et jusque sur les îles, Drumsö et Brändö par exemple. Dans cette ville, la langue suédoise dominait toujours, elle se parlait tant à la maison qu’au bureau ; les gens prenaient soin les uns des autres et leur curiosité était tout autant une sécurité qu’un assentiment. Cette petite ville était à maints égards une ville d’hommes : en son sein on y trouvait le Club suédois, la Confrérie des commerçants, l’Association du barreau finlandais, ainsi que d’autres cénacles exclusivement masculins.

En dépit de sa solitude, Thune appartenait à cette ville-là. Matilda l’avait compris dès ce jour de mars où les membres du Club du mercredi avaient déboulé dans le vestibule (dans son secrétariat !) – elle en avait eu la confirmation à de nombreuses reprises depuis. Thune lui aussi faisait partie intégrante de cette petite ville, quand bien même elle le dévorait de l’intérieur. Et dans cette petite ville aux allures de capitale, on cancanait en long, en large et en travers sans réfléchir. Tôt ou tard reviendraient aux oreilles de l’avocat les circonstances qui avaient contraint Matilda à quitter la société de transport Hoffman & Laurén.

 

Et puis il y avait le Capitaine.

Il était parti en vacances et ne reviendrait pas à Helsinki avant août.

Mais avant son départ, ils s’étaient revus. À l’English Tea-Room, au croisement de la rue Unionsgatan et du cours nord de l’Esplanade. En plein centre du lieu de promenade le plus prisé du Tout-Helsinki bourgeois – il s’était révélé bien audacieux en lui proposant de se rencontrer à cet endroit.

Elle devinait qu’une telle audace s’expliquait par le fait que la fiancée du Capitaine ne se trouvait pas en ville cette fois-là – peut-être avait-elle déjà rejoint leur villégiature ? Matilda en avait déduit qu’il y avait une fiancée ou une maîtresse dans sa vie : même si rien ne lui permettait d’établir son identité avec exactitude, les quelques lapsus lâchés par le Capitaine lui avaient apporté la certitude qu’une autre femme occupait ses jours et ses nuits.

Elle était convaincue qu’elle reverrait le Capitaine, si ce n’était en août, ce serait alors plus tard. Elle se sentait rongée de l’intérieur – et quand bien même cette sensation était atrocement concrète, Matilda avait l’impression qu’elle ne pouvait reculer.

Leurs rendez-vous avaient lieu sous le signe du danger. Et pas seulement compte tenu des qu’en-dira-t-on qu’ils risquaient de susciter. Matilda ne savait pas si elle devait d’inquiéter ou se réjouir de constater que le Capitaine avait refoulé son histoire personnelle au point de ne pas la reconnaître, de ne pas comprendre qu’elle n’était autre que Milja Matilda. Tôt ou tard, elle en viendrait à son tour à commettre un lapsus : un détail, un mot, quelque chose lui échapperait, qui permettrait au Capitaine de savoir qui elle était en réalité. Ou bien il commencerait à la regarder sous un autre angle, éventuellement à scruter son profil, et cette vision activerait l’image d’un souvenir ancien et dissimulé : là, une lumière sombre et cruelle jaillirait de la rétine et de la conscience du Capitaine.

 

Le jour de leur cinq-à-sept à l’English Tea-Room, une soudaine dépression en provenance du nord-ouest avait balayé l’agglomération. Surgissant dans la nuit, elle avait apporté avec elle des pluies torrentielles qui s’étaient abattues toute la matinée sur la ville et entraîné une chute de température de presque quinze degrés. Après, la chaleur était revenue aussi vite qu’elle avait disparu ; néanmoins, cet après-midi-là, il avait fait un froid glacial, tout à fait automnal.

Le Capitaine portait des gants, des gants de cuir noir.

Ils étaient restés longtemps dans le coin le plus sombre du salon de thé tandis que dehors il pleuvait à pleins seaux. Matilda avait même sursauté quand le crépitement d’un éclair fut suivi d’un violent coup de tonnerre : l’orage se trouvait juste au-dessus d’eux. Se fendant d’un petit rictus, le Capitaine avait dit :

– Tiens, la foudre vient de tomber sur la cathédrale luthérienne.

Les mains de Matilda étaient restées posées sur la table pendant qu’ils parlaient ; elle se rappelait les avoir jointes, ce qui n’avait aucune signification particulière : elle n’était pas croyante, elle aimait simplement les croiser ainsi. Le Capitaine avait évoqué ce scientifique, Alexander Fleming, qui dix ans plus tôt avait découvert un remède révolutionnaire qu’on rêvait à présent de produire en série. Au moment précis où Matilda avait demandé si ce médicament pouvait également guérir la tuberculose – elle venait d’écarter les mains de chaque côté de sa tasse de thé fumant–, un coup de tonnerre assourdissant avait retenti. Le Capitaine s’était tu au milieu de sa réponse, avait aussitôt tendu sa main droite gantée pour la poser dans un geste résolu sur celle de Matilda, la droite également, mais nue. Si elle avait alors frémi, elle estimait qu’il ne s’en était pas rendu compte.

La main longuement maintenue sur la sienne, il l’avait regardée dans les yeux, lui avait souri avant de déclarer :

– Il n’y a aucun danger. Quand la foudre roule comme ça, on ne peut être plus en sécurité que dans un immeuble au cœur d’une grande métropole.

Paralysée, Matilda avait été incapable de retirer sa main. Et lorsqu’enfin elle y était parvenue, il n’avait ni protesté ni insisté, et ne s’était non plus hasardé à une nouvelle tentative.

 

Elle ne put fermer l’œil de la nuit qui suivit cette deuxième entrevue avec le Capitaine.

Et bien qu’elle fût prise de démangeaisons qui semblaient recouvrir les moindres recoins de son corps, elle essaya de ne pas se gratter, tenta de balayer les souvenirs le plus loin possible et de convoquer d’autres images pour les remplacer : les clichés de Cary Grant et de Greta Garbo et de Santeri Soihtu et de toutes les autres stars du septième art qu’elle adulait tant.

En vain.

L’auscultation, la première, celle qui avait lieu juste après l’arrivée dans le camp.

Elles avaient été immédiatement envoyées dans une caserne où vivaient déjà les femmes transférées du camp de Tavastehus. Elles avaient dû s’en accommoder, se dénicher une couchette quelque part – il n’en avait pas été autrement dans le camp de la famine, lorsque de nouvelles cohortes de détenues y étaient amenées en captivité.

Après que l’une d’elles, Lea, qui était enceinte, eut indiqué à l’un des gardiens que la caserne était trop petite et ne pouvait les contenir toutes, un officier surgit et rassembla une trentaine d’entre elles pour les conduire dans un autre bâtiment. Milja Matilda et Lea en faisaient partie. Des hommes étaient également internés dans cette autre caserne ; mais les femmes eurent droit à un dortoir à part, couplé d’une petite pièce attenante, ainsi qu’à la promesse des officiers qu’une patrouille surveillerait leur espace.

Il n’y avait pas uniquement des Blancs stationnés dans le nouveau camp mais aussi des officiers et des soldats allemands : les Allemands avaient de beaux uniformes, tous les soldats portaient des casques.

La surveillance était plus pointilleuse et la discipline plus sévère que dans le camp de la famine. Ici, à l’ouest d’Helsinki, les prisonniers vivaient comme dans une société autonome, isolée du reste du pays – hormis pendant la distribution de nourriture ou quand ils étaient convoqués au travail obligatoire, ou encore quand il fallait les conduire à Ekenäs pour qu’ils soient présentés devant la Haute Cour de justice. Il aurait été très facile de s’enfuir – surtout pour un homme s’il jouissait d’une mission de confiance –, d’autant plus que nul au sein de la direction ne savait exactement le nombre de détenus internés dans le camp, ni leur origine, ni leur nom. Voilà pourquoi les prisonniers avaient désigné en leur sein un ministre de la Mort : ce n’était pas un titre véritable mais davantage le sobriquet donné à ce préposé. Le ministre de la Mort avait pour mandat de passer parmi les malades et de repérer les personnes vraiment mal en point. Puis il s’enquérait du nom et de la ville de résidence de l’agonisant quand celui ou celle-ci pouvait encore parler, avant de rapporter ces informations à la direction du camp.

Les prisonniers étaient moins nombreux et mieux enregistrés. En revanche, on comptait davantage de femmes que dans le camp de la famine. Les casernes étaient équipées de châlits et de couchettes rudimentaires, ils n’avaient donc pas besoin de dormir tous par terre. Mais ici aussi la famine semblait sévir : dans la première caserne où ils avaient été installés, Milja Matilda avait vu deux prisonniers décharnés s’effondrer sous la chaleur ; le premier gisait sans connaissance sur sa pelle, le second était tombé de tout son long par-dessus une charrette.

Quelques heures plus tard, trois officiers vinrent leur annoncer qu’elles devaient se préparer pour un contrôle sanitaire. Dans le dortoir où Matilda était internée, les femmes furent divisées en deux groupes ; le sien reçut l’ordre de se diriger vers l’accueil de la visite médicale, situé dans une caserne de l’autre côté du terrain. Fichus, châles, chandails, tabliers et tout autre vêtement inutile pouvaient être laissés sans crainte au dortoir.

La première à être appelée fut une jeune fille au teint hâve et aux cheveux noirs. Les autres ne soufflaient mot dans la salle d’attente gardée par deux jeunes garçons, flanqués des deux côtés de la porte avec chacun son fusil à baïonnette.

Quand l’écho de ses pleurs leur parvint, l’inquiétude se répandit parmi elles. Elles s’interrogèrent du regard, certaines avec des yeux effrayés, d’autres avec un air de bravade – mais nulle n’osait élever la voix.

L’inquiétude monta d’un cran quand la seconde femme fut appelée alors que la jeune fille aux cheveux noirs n’était toujours pas ressortie. Lea bondit de sa place sur le banc, fixant avec défiance les deux garçons au visage inexpressif près de la porte, comme si elle s’apprêtait à leur dire quelque chose. Ce geste suffit à les faire réagir : ils brandirent vers elle le canon de leur fusil à baïonnette. La femme assise à côté de Lea la tira par la manche de son chemisier pour la forcer à se rasseoir, ce qu’elle fit. Voyant plusieurs des leurs partir et ne pas revenir, elles comprirent que la salle du médecin devait avoir deux portes, qu’ils les faisaient sortir par la deuxième volontairement, pour que celles qui attendaient leur tour ne sachent pas ce qui pouvait se passer.

Quand vint le tour de Lea, elles en eurent cette fois une idée. Milja Matilda ne la connaissait pas encore très bien, mais suffisamment pour savoir qu’elle avait un tempérament fougueux. Dans le camp de la famine, elle avait aboyé à la face d’un gardien alors qu’elle se tenait dans la file d’attente pour la distribution de nourriture. Résultat : il lui avait donné un coup de crosse sur la tête, en la frappant si fort qu’elle s’était effondrée comme une génisse assommée, gisant à même le sol sans bouger pendant plusieurs minutes avant de retrouver ses esprits.

Elles reconnurent soudain sa voix à l’intérieur, rocailleuse, rageuse, pousser des sifflements plus que des cris.

« Espèces de monstres ! »

Quelques instants plus tard, après qu’elles eurent perçu des rires étouffés lâchés par des hommes, elles entendirent : « Vous n’êtes pas des hommes, vous êtes des bêtes ! »

 

Milja Matilda fut la dernière appelée. Entre-temps, la soif était insupportable et sa gorge si sèche, si serrée, qu’elle crut qu’elle allait vomir d’un instant à l’autre. Ses douleurs abdominales étaient pires que jamais, accompagnées d’élancements et de crampes. Elle ignorait si elles étaient dues à la faim, à la fatigue ou à la peur, probablement les trois à la fois.

Ça n’avait plus guère d’importance ; elle ne désirait qu’une chose : s’allonger, s’étendre par terre ou sur un grabat et laisser le sommeil l’emporter loin.

Dormir.

Dormir longtemps. Dormir très longtemps. Puis, qui sait : mourir.

Un homme était assis devant un bureau. Il avait beau porter la blouse blanche, son pantalon d’uniforme et ses bottes militaires étaient visibles sous l’habit médical. Derrière lui, adossé au mur, se tenait un officier allemand, apparemment très âgé, avec une expression à la fois libidineuse et arrogante sur son visage ridé.

Deux autres hommes se trouvaient dans la pièce : deux Finlandais, soldats ou peut-être officiers ; elle ne distinguait pas leur rang à cause de la peur et de la fatigue qui l’empêchaient de penser avec la même clarté que d’habitude, mais ils étaient jeunes, elle le voyait au duvet sur leur visage. Ils avaient pris place chacun sur une chaise en bois, près de la fenêtre, non loin du coin où était installée « la Chaise ».

Elle l’avait baptisée ainsi, « la Chaise », bien que ce soit une espèce de chose à mi-chemin entre le fauteuil et la table d’auscultation.

Aurait-elle la gentillesse de se déshabiller ? demanda l’homme en blouse blanche à son bureau.

Milja Matilda ne bougea pas, toujours devant lui, immobile, ne faisant pas mine de vouloir obéir aux injonctions du médecin. Elle tourna la tête, regarda par la fenêtre. Même si l’après-midi était bien avancé, le soleil continuait de les inonder d’une lumière blafarde et impitoyable. De l’autre côté du terrain d’entraînement – avec cette impression tenace que le monde qui s’y déployait était situé infiniment loin –, elle apercevait des arbres, des buissons et même des parterres de fleurs ; un petit sentier gravillonné serpentait vers des bâtiments d’apparence ordinaire, enduits d’un crépi jaune, qui hébergeaient sans doute le mess des officiers ou les logements des officiers supérieurs.

– Plus vite que ça ! grogna le médecin.

Elle ne voulait pas. Elle était trop accablée d’épuisement pour être punie d’une manière aussi sévère, aussi implacable, elle qui n’avait commis d’autre crime que d’essayer de glaner un peu de nourriture et de trouver un abri après que Konni et elle se furent retrouvés seuls au monde.

Elle regarda à nouveau dehors. Les rayons du soleil jouaient dans les grands bouleaux qui se dressaient là où commençait le sentier : le chemin vers l’extérieur, le chemin vers la liberté. Elle observa les troncs blancs et longilignes, la chaussée qui sinuait vers les bâtisses jaunes si bienveillantes de prime abord. Elle marchait, là-bas ; elle flânait en liberté, vêtue d’une jupe toute fine, le vent chaud s’enroulait autour de ses jambes et le gravier crissait sous ses semelles. C’était beau. L’été était beau. Le soleil aussi. Les arbres, le ciel bleu, tout était si beau. Et en même temps : si aberrant.

Du coin de l’œil, elle vit l’Allemand se pencher sur l’épaule du médecin et lui murmurer quelque chose à l’oreille.

– Comment elle s’appelle ? Et elle répond maintenant !

La voix du médecin fit l’effet d’un coup de fouet. Elle sentit la peur s’emparer d’elle.

– Milja… Milja Matilda… Ahlbäck, ânonna-t-elle.

– Est-ce que ce serait trop lui demander d’arrêter de traîner en longueur ? dit le médecin d’une voix toujours aussi cassante. Si elle ne se déshabille pas toute seule, c’est nous qui devrons nous en charger.

– Pourquoi je devrais me déshabiller ?

L’un des deux garçons finlandais s’esclaffa en lui lançant un regard méprisant.

Elle-même s’étonna : d’où tirait-elle la force de lui poser la question ?

Dormir. Dormir et puis mourir.

– Nous voulons uniquement exclure des infections tréponémiques.

Elle ne comprenait pas la signification de l’adjectif, mais devina ce dont il était question.

– Mais je ne peux pas… je n’ai pas…

Les objections tournoyaient dans sa tête, mais ses forces l’avaient quittée : elle n’était plus capable de prononcer une parole. Les doigts tremblants, elle défit le fermoir et les boutons puis retira lentement sa jupe sale et effilochée, s’efforçant de reformer dans son esprit cette scène qui la voyait cheminer tranquillement sur le sentier gravillonné.

En vain. Les images s’étaient volatilisées, et elle n’osa pas jeter un nouveau coup d’œil par la fenêtre. Elle redoutait de pousser à bout le médecin.

La blouse. Les chaussettes. Le sol en pierre glacé malgré la chaleur extérieure – elle sentait le froid s’insinuer par la plante des pieds et se diffuser dans son corps. Elle commençait déjà à trembler : sa main droite qui tenait ses vêtements tremblait, ses jambes tremblaient, tous ses membres tremblaient et elle savait que l’homme le voyait. Elle ne pouvait éviter de penser à son ventre qui ne s’était plus vidé depuis plusieurs semaines, en dépit des crampes, malgré les ballonnements ; l’air étant la seule chose qui sortait d’elle. Soudain, elle eut peur qu’il ne lui arrive un incident fâcheux ; rien que l’idée lui donna envie de s’enfoncer dans le sol.

– Bon, allez, dit le docteur d’une voix atone, avec un geste impatient en direction de la Chaise. Les sous-vêtements aussi, je vous prie ! Et maintenant on est bien bonne de prendre place.

Les doigts de sa main droite s’ouvrirent pour lâcher la jupe et la blouse, puis elle retira ce qui lui restait et se retrouva ainsi, nue devant eux.

Le docteur enfila des gants de protection, fins, presque transparents, au point que des doigts blancs demeuraient visibles en dessous. Elle regarda la Chaise. Elle ne comprenait toujours pas pourquoi un bâtiment militaire était équipé d’un siège pareil. Quand elle s’assit dedans, le cuir se colla automatiquement à son dos, à ses cuisses. Les étriers en métal lui parurent aussi froids contre la plante de ses pieds que le sol en pierre. Une douleur lancinante se manifesta à nouveau dans son ventre, suivie d’un sifflement en provenance de ses intestins. Le bruit ne dura que quelques secondes, mais fut tout à fait audible dans la pièce plongée dans le silence.

– Parfait, dit le docteur. Voyons voir ça…

 

Matilda ouvrit brutalement les yeux et jeta des regards troublés dans le wagon. Une pierre lourde et froide pesait sur son estomac. Elle se sentait mal avec cette chaleur poisseuse. Elle porta une main à son front qu’elle toucha, délicatement. Il était humide de transpiration.

En ce samedi soir, le tramway était bondé par une foule de gens joyeux, impatients de s’amuser enfin et de s’autoriser à faire ce que bon leur semblerait. La seule personne à l’observer, d’ailleurs d’un air songeur, n’était autre que cet homme qui lui avait lancé des œillades admiratives quand elle était montée dans le tram.

Un coup d’œil par la vitre lui permit de constater qu’ils s’enfonçaient de plus en plus loin au cœur du quartier de Vallgård. Non seulement elle venait de rater son arrêt, mais elle l’avait dépassé de deux stations.

Il était vain d’attendre la prochaine rame dans l’autre sens. Si elle marchait suffisamment vite, elle arriverait chez Fanny dans une dizaine de minutes. En outre, cette promenade l’aiderait à dissiper ses pensées. Elle attendait cette soirée depuis longtemps et se réjouissait qu’elle ait enfin lieu.