XV

Thune savait pertinemment qu’il avait fait piètre impression chez Mlle Ålander.

Il perdit courage dès l’instant où il sonna. Elle ouvrit, il lui tendit les fleurs et entra. L’exiguïté de l’appartement, et par conséquent l’absence de vestibule, lui permit d’emblée de constater que Mme Wiik n’était pas encore arrivée.

Mlle Ålander, médusée de le voir, s’inclina dans une profonde révérence, indiquant que c’était un honneur pour elle que maître Thune daigne venir dans son modeste logement. Elle ajouta, timide, que Tilda lui avait téléphoné sur les coups de 18 h 30 pour prévenir d’un léger retard. Thune ne sut pas immédiatement de qui elle parlait mais, à la seconde où elle rougit et bafouilla un « Oui, enfin… pour vous elle est bien sûr… », il comprit qu’elle faisait allusion à Mme Wiik.

Sa secrétaire se présentant chaque jour de bon matin au bureau (c’était lui, et non elle, qui avait du mal à veiller sur l’heure), il se lamentait intérieurement de ne pas avoir pensé qu’elle pût être en retard. Si seulement il avait tenu compte de ce risque, il aurait pris soin de décaler sa venue d’autant, au-delà des dix minutes (il était 19 h 12 lorsqu’il appuya sur la sonnette) qu’il avait déjà laissées filer, le temps de payer le taxi et de le voir repartir.

Remontant l’une des cinq rues parallèles qui donnaient leur nom au quartier des Lignes, il avait franchi le porche d’un immeuble pour fumer une puis deux cigarettes dans la cour intérieure. Par les fenêtres ouvertes à cause de la chaleur, on entendait quelqu’un jouer de la guitare, une voix masculine moduler en finnois la chanson suédoise Kostervalsen ; les sons venant des étages supérieurs se confondaient avec la musique et se répercutaient en écho contre les murs de l’immeuble en briques. L’arrière-cour était vide, à l’inverse de la rue escarpée où des ivrognes du samedi soir marmonnaient déjà des phrases incompréhensibles à l’adresse des passants ou bien parlementaient tous seuls à voix haute sur le trottoir.

Là où il n’y avait pas d’hommes, il n’y avait pas de risques de bagarre – telle était la philosophie de Thune.

Son courage faiblit d’un cran supplémentaire lorsqu’il pénétra dans le salon et salua les autres invités d’une poignée de main. Tuulikki Ahlbäck, l’épouse du musicien, était une femme plantureuse, dotée d’une poitrine et d’une bouche larges et généreuses. Il ne fallut que quelques instants à Thune pour comprendre que la bouche de Mme Ahlbäck était également généreuse en ce qu’elle discutait volontiers et beaucoup. Il songea – non sans surprise – qu’il avait devant lui la belle-sœur de la très stricte et très sobre Mme Wiik, aussi se demanda-t-il quel tempérament pouvait avoir Konni Ahlbäck. Celui-ci, pendant leur brève rencontre à bord du SS Archimedes, avait parlé davantage et plus vite que sa sœur avait coutume de le faire – mais bon, il était éméché.

Ce ne fut cependant pas Tuulikki Ahlbäck qui fit perdre courage à Thune, mais Heikki Puttonen et Reinhard Ålander, respectivement cousin de Mme Ahlbäck et frère de Mlle Ålander. Tous les deux des durs de durs : vigoureux et costauds, avec des carrures d’athlètes de la même trempe que Zorro Arelius et Roro Hansell – mais en version ouvrière. Tirés à quatre épingles – complet-veston, chemise, cravate, souliers de promenade en cuir clair ; leur panama attendant sur l’étagère à chapeaux près de la porte –, ils avaient un abord sympathique et un visage franc : Thune le constata lorsqu’ils s’adressèrent à l’une ou à l’autre des deux femmes présentes. Mais, au moment où ils furent obligés de se tourner vers lui (grâce à Mlle Ålander qui tentait de l’intégrer dans la conversation), la méfiance se lut dans leurs yeux et au coin de leur bouche ; déjà, quand ils s’étaient présentés, ils avaient craché leur nom par la commissure.

Heureusement, Mme Wiik arriva un quart d’heure plus tard. Elle avait revêtu une robe-chemisier bleu marine à pois blancs joliment coupée, qui lui sculptait la taille et les jambes. Thune ne tarda pas à comprendre qu’elle était également considérée comme une sorte d’intrus au sein de cette réception. Dans une moindre mesure que lui, cela tombait sous le sens, puisqu’elle connaissait tant Mme Ahlbäck que Mlle Ålander. Cependant, elle aussi se montrait taciturne, surtout lorsque Puttonen ou Reinhard Ålander orientèrent la discussion vers la politique : elle se tut alors et plongea les yeux dans son verre ou sur les photographies et les broderies au point de croix qui ornaient les murs du salon coquet de Mlle Ålander.

 

Ils restèrent une heure et demie chez Mlle Ålander.

Thune n’exprima guère ses opinions, mais but plusieurs verres de ce mousseux bon marché que leur hôtesse lui proposait régulièrement. Il but aussi une grande gorgée de ce tord-boyaux contenu dans la flasque que lui tendit sans un mot Reinhard Ålander, avant qu’ils ne partent et après qu’il leur eut proposé, à sa sœur et lui, une Chesterfield.

Lorsqu’ils prirent la direction du centre de la capitale, il savait qu’il avait beaucoup trop bu, et beaucoup trop vite. Au milieu du pont de Långa Bron il sentit l’asphalte se dérober sous ses pieds, pendant quelques secondes étourdissantes il eut l’impression que l’ouvrage allait s’effondrer ; puis il prit conscience que le monde était solidement ancré et que le vertige se situait dans sa tête.

Il avait été stupéfait par la joliesse et l’irréprochable propreté du petit appartement de Mlle Ålander, astiqué et tiré au cordeau. Les meubles, les broderies, les verres, le plateau sur lequel elle avait servi les smörrebröds – tout était rustique mais d’une élégance sans afféterie. Les fins rideaux en tulle dégageaient un parfum frais, le géranium sur l’appui de fenêtre et les pensées sur le guéridon du téléphone semblaient se porter comme un charme.

La sensation de surprise et de bien-être continua de croître en Thune lorsqu’ils longèrent les quelques immeubles de la rue Tavastvägen pour atteindre la place du marché de Hagnäs puis retourner dans le paysage familier qui était le sien. Dans les films et les livres, les quartiers ouvriers d’Helsinki étaient constamment dépeints comme des lieux sinistres et décrépits. Les appartements étaient des taudis crasseux, cambrioleurs et femmes de mauvaise vie proliféraient dans les arrière-cours obscures et les ruelles, les sirènes d’usine hululaient et les cheminées crachaient leurs fumées noires, les bandes de chenapans arpentaient les rues en quête du quidam à détrousser ou simplement à tabasser, dans des taillis reculés tonnaient des voix ivres et furibondes pendant qu’un surin surgissait par-derrière et perforait sans merci un abdomen avec la même facilité qu’un Opinel glisse dans une tablette de beurre ramolli par la chaleur de l’été.

Thune avait des amis, et pas uniquement au sein du Club du mercredi, qui se bâfraient de ces images et ne posaient jamais les pieds au nord du pont de Långa Bron. Il se souvenait de ses études, au début des années 1920, quand Jogui Jary, Robi Lindemark et lui brisaient les lois tacites de la capitale et partaient s’encanailler dans un bal-musette de Sörnäs. Après des pourparlers sur le sujet, ils étaient convenus que la guerre était responsable du fossé entre les gens et des différences de classes toujours aussi profondes, et ils s’étaient entendus pour faire tout ce qui était en leur pouvoir pour transformer leur cité en un endroit meilleur sur Terre. En vain. Au-delà du pont de Långa Bron, ils n’avaient jamais l’impression d’être les bienvenus dans ces musettes – Robi étant, dans le souvenir de Thune, celui des trois qui se sentait le plus mal à l’aise. Aussi, un soir qui se conclut par une rixe (un apprenti cordonnier, de surcroît lutteur au Ring ouvrier de Jyry, envoya Robi et Jogui à terre), leurs excursions vers les quartiers nord de l’agglomération urbaine cessèrent. Maintenant que Thune se prenait en défaut de s’étonner que non seulement Mlle Fanny Ålander pouvait être la locataire d’un logement aussi bien soigné, mais qu’en plus il avait entendu cette joie de vivre jaillir des fenêtres de l’immeuble du quartier des Lignes et vu cette bonhomie dans les rues au cours de leur flânerie vers le centre, il comprit : il avait été et demeurait un petit-bourgeois anxieux, il l’était l’un de ces rupins bourrés de préjugés qu’il avait tant détestés pendant sa jeunesse.

Ils descendirent la rue Unionsgatan vers le sud. Bien qu’il fût 21 h 30, l’air était toujours chaud et doux comme un baume. Les images des étés passés à l’étranger surgirent dans la mémoire de Thune.

L’été précédent à Moscou, et d’ailleurs le seul qu’il y ait passé, les dernières semaines avant qu’il ne revienne s’installer à Helsinki ; cette canicule épouvantable, l’odeur de fumée, les bourres cotonneuses de peuplier qui s’accumulaient dans les rues comme de la neige collante une fois la floraison des arbres terminée.

Un autre été, cinq ans en arrière, à Stockholm, alors que Snellman, le secrétaire de la légation de Finlande, avait tenté de congédier le coursier Erich – d’origine juive – en prétextant un scandale d’espionnage. Un soir, Thune en avait eu sa claque de toutes ces conspirations et ces intrigues. Aussi avait-il emmené Gabi au restaurant Cecil, où ils avaient passé leur soirée à boire du champagne et à danser : il se souvenait encore de leur dernière danse, l’orchestre s’appelait Erik Nilssons Oktett et la chanson Stardust. Il se remémorait la sensation étourdissante que lui procuraient sous ses doigts, à travers la fine robe d’été, les hanches et la taille de Gabi alors qu’ils déambulaient dans la ville pour regagner leur appartement tout près de l’église Sankt Johannes.

Thune sursauta en découvrant que les autres s’étaient mis à parler de La Fiancée du chasseur pendant qu’il était plongé dans ses pensées. Scandalisé par le film, Reinhard Ålander disait que la machine à propagande atteignait de nouveaux sommets quand il s’agissait de jeter de la poudre aux yeux du peuple, et pas seulement dans l’Allemagne d’Hitler. Heikki Puttonen lui donna raison alors que Mme Ahlbäck, dans un rire, indiqua que certes La Fiancée du chasseur n’était pas le film du siècle mais que Kullervo Kalske était mignon comme tout dans son rôle. Mlle Ålander demanda à Mme Wiik ce qu’elle en pensait, et celle-ci répondit à mi-voix qu’elle ne l’avait pas encore vu.

– Toi ? Toi qui es tout le temps fourrée au cinéma ! s’écrièrent à l’unisson Mme Ahlbäck et Mlle Ålander.

D’un air gêné, Mme Wiik précisa :

– Certes. Mais en fait je préfère les films étrangers.

– Mon œil ! rétorqua Mme Ahlbäck. Tu as vu Hulda de Juurakko et Les Femmes de Niskavuori. Et plusieurs fois, même !

– Peut-être, mais si je dis que je préfère…, ânonna Mme Wiik sans terminer sa phrase.

Thune n’avait vu ni l’un ni l’autre. La Fiancée du chasseur, en revanche, si : seul au cinéma Kino-Palats, juste après les fêtes de la Saint-Jean.

Il n’avait pas aimé le film. Quand bien même, il trouvait la colère d’Ålander exagérée. Les films historiques comportaient toujours une moralité patriotique – c’était le cas dans tous les pays, pourquoi la Finlande ferait-elle exception ? La scène dont Thune se souvenait le mieux était celle où un soldat du bataillon de chasseurs finlandais – il ne se rappelait cependant plus qui, ayant trouvé l’intrigue quelque peu artificielle et décousue – donnait un coup de pied à un espion en lui criant : « Sale Youpin ! » Il avait vu La Fiancée du chasseur une petite semaine après les compétitions sportives au stade olympique, et ses pensées avaient dérivé vers Jogui Jary et ses efforts infructueux pour faire valoir les droits de son neveu.

Parvenus au croisement de la rue Unionsgatan, ils traversèrent le parc de l’Esplanade et flânèrent avec indolence sur le trottoir parallèle au cours nord, en direction de la statue du poète Runeberg et du Théâtre suédois. Thune jeta de part et d’autre des regards anxieux, c’était plus fort que lui : il redoutait qu’un collègue juriste ou un vieil ami ne l’aperçoive et fasse tout un fromage de ce samedi soir passé avec la populace.

Puis ce fut le tour de Puttonen d’extraire une flasque de sa poche tout en jetant des coups d’œil prudents en direction des femmes qui marchaient devant eux. Thune secoua d’abord la tête ; un refus censé expliquer que, non, pas à même le goulot, surtout pas sur la promenade de l’Esplanade, et définitivement pas un tord-boyaux méphitique pareil – de plus, un instinct de conservation lui susurrait qu’il ne devait plus boire, ou qu’il devait attendre un peu. Il se ravisa néanmoins, attrapa la flasque, ferma les yeux pour que les autres ne voient pas les larmes perler à ses yeux du fait de l’alcool fort et prit une profonde gorgée. Lorsqu’il rouvrit les paupières, son regard tomba sur le restaurant en terrasse du théâtre, situé à l’étage : Jogui Jary, Robi Lindemark, Popol Grönroos, Gabi et lui-même, ainsi que des centaines d’autres convives, avaient dansé sur les accords syncopés de la musique interprétée par Aurora Premier Brass Band les étés 1926 et 1927 ; et, certains soirs où il avait bu trop de whisky de contrebande, il avait été piqué et jaloux de voir Gabi se trémousser en compagnie d’autres hommes.

Les femmes avaient changé de sujet de conversation, elles parlaient à présent de la nouvelle qui figurait ce matin dans tous les journaux.

L’héroïne du ciel, l’Allemande Lottie Preisler, accordait une visite de huit jours à Helsinki où elle donnerait des causeries un peu partout : à un banquet organisé par la milice volontaire, devant les élèves de l’École d’officiers de réserve ainsi que dans divers écoles et lycées publics.

De nouveau outré, Reinhard Ålander lâcha que Fräulein Preisler avait certes un joli minois et des yeux blancs comme en plein coït, mais qu’elle n’en demeurait pas moins une nazie convaincue.

Mlle Fanny piqua à son tour une colère, traitant son frère d’âne bâté, qui mélangeait la politique à tout et n’importe quoi. Et puis qu’est-ce que c’était que cette expression, « des yeux blancs comme en plein coït » ? Pour autant qu’elle sache, tout le monde avait cet air-là au moment de la jouissance, pas seulement les femmes !

L’air humilié, Reinhard Ålander interrogea Heikki Pettonen du regard, histoire d’obtenir son soutien, mais celui-ci se taisait, le regard rivé au sol. Désireuse de calmer le jeu et de conclure la paix, Mme Ahlbäck dit que Lottie Preisler avait peut-être commis des erreurs, mais elle restait quand même une pionnière de l’aviation et une femme courageuse, exactement comme cette pauvre Amelia Earhart.

Les pensées de Thune se tournèrent à nouveau vers Gabi : il se rappela son admiration pour les pilotes. Cette réflexion réactiva du même coup sa peur de l’avion : il fut submergé par le souvenir des vols extrêmement pénibles qu’il avait dû faire naguère entre Helsinki et Stockholm ou entre Stockholm et Tallinn et Leningrad. Il se sentit d’un coup patraque, ainsi conforté dans sa décision de ne plus boire une seule goutte d’alcool ce soir, puis il tâcha de juguler son malaise en se concentrant sur les photos de Lottie Preisler publiées dans l’édition du matin du Hufvudstadsbladet.

Elle avait été photographiée assise dans un champ en fleur du quartier de Gumtäkt, entourée d’élèves en pâmoison devant elle. À croire la légende de l’image, elle leur avait raconté « ses odyssées féeriques dans les nuages, au-dessus de quatre continents, ainsi que le nouveau dada de la jeunesse allemande pour les aventures héroïques et les jeux sains ». Fräulein Preisler portait un jumper moulant sur un pantalon taille basse et des chaussures de sport. Les clichés, où elle était prise de profil, la montraient fort à son avantage, avec ses longs cheveux blonds détachés et les seins pointant sous le jumper – impossible de ne pas les voir, Thune avait même eu une érection, tout seul à sa table du petit déjeuner, et s’était dit qu’il fallait absolument qu’il couche bientôt avec une femme sans quoi il allait devenir dingue. La même réaction l’avait d’ailleurs torturé dans la salle obscure, pendant les réclames, juste avant la séance de La Fiancée du chasseur : l’objet de son désir avait été une jeune maman blonde qui soignait son bébé, vêtue simplement d’une combinaison très ajustée.

Il chassa Fräulein Preisler de son esprit, accéléra le pas et marcha quelques instants à côté de Mlle Wiik, en silence, faute de trouver quoi que ce soit à lui dire.

Au moment où ils traversèrent la rue Henriksgatan pour rejoindre le Mikado, Henrik Puttonen sortit un flacon de Vademecum, et Reinhard Ålander et lui se rincèrent la bouche avec cette eau dentifrice pour que leur haleine ne dégage pas une odeur de schnaps.

Je ne vais pas boire une goutte de plus, songea Thune. Je vais danser, être volubile et charmant. Les autres ont beau me prendre pour un rasoir, Mme Wiik sait que je ne suis pas ennuyeux comme la pluie.

 

Matilda ne put fermer l’œil cette nuit-là.

Elle rentra chez elle dès 2 heures, après que le docteur dépêché sur les lieux eut stoppé l’hémorragie, pansé Thune et, par mesure de sécurité, lui eut donné quelques cachets contre la douleur.

Un banc de nuages en provenance de la mer s’était installé sur la ville, transformant d’un coup la nuit en une opacité noir charbon ; cela advint pendant cette semaine mélancolique, lorsque l’été se prépare à changer de forme et à entamer sa course effrénée vers l’automne et les ténèbres.

Elle demeura les yeux grands ouverts pendant que l’aube perçait, elle demeura étendue dans son lit faute de pouvoir trouver le calme. L’angoisse lui vrillait le corps, venant de tous côtés, concernant mille et un sujets – et, comme si le mal n’était pas déjà assez fait, une demoiselle Milja dans son humeur la plus diabolique la taquinait de façon incessante et intempestive : elle chuchotait que Matilda allait perdre Fanny comme elle avait perdu toutes ses précédentes amies, se demandait si Matilda n’avait pas le béguin pour Thune, une interrogation pour le moins étrange puisque non seulement l’avocat était l’incarnation du renoncement au sex-appeal, mais il apprendrait tôt ou tard ce qui s’était produit entre sa secrétaire et le directeur Hoffman ; enfin elle susurrait que Konni et Matilda étaient aussi toqués l’un que l’autre, ils souffraient tous deux de la même maladie mentale, à la différence près que celle-ci n’avait pas encore éclaté au vu et au su de tous en ce qui concernait Matilda. Voilà les manigances auxquelles aimait à se livrer la demoiselle Milja, qui refusait d’être réduite au silence dès l’instant où elle était lancée.

Tout le monde était rentré chez soi après l’incident, certains plongeant dans le silence et la tristesse, d’autres dans l’inquiétude ou la colère. Matilda ne comprenait pas comment une soirée qui avait si bien commencé avait pu si mal se terminer. Même s’il ne lui avait pas échappé que Reinhard et Heikki n’aimaient pas Thune. À cet égard, il ne s’agissait pas de Thune en tant que personne : ils n’appréciaient pas de voir quelqu’un de son envergure et de son rang dans leur entourage, un samedi soir ; sa présence créait un déséquilibre. Déjà chez Fanny, Matilda avait regretté son initiative d’inviter Thune, et plus encore d’avoir insisté auprès d’une Fanny récalcitrante (quel étrange personnage !). Qui plus est, Matilda avait eu toutes les peines du monde à se libérer des turbulences qui l’avaient agitée au cours du voyage en tram. Elle avait l’impression de ne pas avoir quitté le camp d’internement ou d’être toujours avec le Capitaine dans l’English Tea-Room – sa main gantée posée sur la sienne, nue ; la dureté de son étreinte, quand bien même il avait sans doute cru seulement la réconforter avec tendresse. Et ce ne fut qu’à leur arrivée au Mikado, en entendant les mélodies, en voyant Konni et ses musiciens derrière leur pupitre, qu’elle oublia ses visions et revint à la vie.

De ce moment, les choses s’étaient nettement améliorées.

Reinhard et Heikki, oubliant leur antipathie à l’égard de Thune, l’invitèrent à partager une lichette d’eau-de-vie (d’une flasque introduite subrepticement au dancing) d’abord aux toilettes pour hommes puis, profitant l’absence du portier, dans le hall. Pendant le premier puis le second intermède, Konni vint les saluer, siroter un whisky-soda à leur table et fumer des cigarettes. Il ne reconnut pas immédiatement Thune et celui-ci fut obligé de lui rappeler leur rencontre sur le pont avant de l’Archimedes. Pétulante comme à l’accoutumée, Tuulikki dansa et bavarda, siffla des verres et éclata de rire. Matilda ne put s’empêcher de noter que Konni s’assombrissait légèrement, mais elle n’en fit guère de cas. Fanny était aussi adorable qu’un ange et un peu éméchée par trop de vin pétillant ; tous les hommes lui réclamèrent une danse. Matilda supposa que ces messieurs s’étaient enquis de son adresse afin de lui proposer de l’escorter chez elle à la fin de la soirée. Mais Matilda ne s’inquiétait pas outre mesure : elle savait son amie prudente.

 

Et Matilda dansa elle aussi avec tous : avec Reinhard, avec Heikki, avec Thune, et même avec les hommes qui le lui demandèrent. Mais, au Mikado non plus, elle ne parvint pas entièrement à s’ôter le Capitaine de la tête. Quand l’un de ces inconnus lui serrait un peu trop les doigts pendant la danse, elle revoyait leur table à l’English Tea-Room, les éclairs et la pluie qui faisaient rage dehors, le Capitaine et elle assis, sa main à lui posée sur sa main à elle.

Thune se révéla un piètre swingueur, sans le moindre sens du rythme, aux pas incertains, incapable de mener sa cavalière, son corps dégingandé gigotant d’avant en arrière sur la piste de danse, comme un esquif ballotté par une tempête d’automne, forçant Matilda à quasiment courir derrière lui. Aussi déclina-t-elle son invitation quand il revint à la charge pour la troisième fois – et, à ce stade de la java, elle remarqua que son employeur avait déjà beaucoup trop bu. Elle invoqua une visite urgente au petit coin. Son non poli mais définitif fut néanmoins une catastrophe car, déjà fort d’avoir réussi à décrocher un tour de piste avec une Fanny pourtant très convoitée, Thune reporta alors son intérêt sur Tuulikki. En soi, cela ne portait pas à conséquence : les deux avaient dansé ensemble en début de soirée et, bien que lamentable partenaire, Thune n’en demeurait pas moins un parfait gentleman, qui raccompagnait ensuite ses cavalières à leur place, dont les mains ne s’aventuraient pas (autant que Matilda ait pu en juger) dans des gestes déplacés au cours de la danse.

Il dut cependant dire ou faire quelque chose puisque, après la dernière danse de leur sauterie, Konni se précipita vers eux, furieux. Matilda s’était certes aperçue que Heikki avait rejoint le podium de l’orchestre pour s’adresser à lui, mais elle n’était nullement préparée à ce qui allait se produire.

Au moment précis où Thune reconduisit Tuulikki à leur table et lui tint sa chaise pour qu’elle s’asseye, Konni surgit et frappa l’avocat. Il lui assena un coup de poing, un seul mais violent, directement sur son nez qui se mit aussitôt à saigner.

Thune resta un long moment étendu sur le sol, choqué mais conscient, pendant que le concierge téléphonait à un docteur. Fanny et Matilda rapportèrent de l’eau et des serviettes. Quant à Tuulikki, elle entra dans une colère noire et prit Konni à part pour lui dire ses quatre vérités.

Le médecin se présenta rapidement sur les lieux et prodigua au blessé les premiers soins. Des pourparlers eurent ensuite lieu entre Thune, Konni, le concierge et Granqvist, le maître d’hôtel. Ce dernier voulait prévenir la police : le Mikado n’était pas un établissement destiné à accueillir les crapules – et, quand il rapporterait l’incident au propriétaire, le directeur Norkko, l’orchestre de crapules Arizona serait renvoyé séance tenante, avec prière de se trouver un contrat ailleurs. Konni interrogea Thune d’un regard implorant, mais celui-ci se contenta de détourner la tête, répondant qu’il ne voulait pas de la présence des forces de l’ordre : il souhaitait simplement rentrer chez lui le plus vite possible, se coucher et tirer un trait sur cette sombre histoire.

 

Matilda ne savait pas ce qui la chagrinait et l’effrayait le plus.

Bien entendu, elle s’inquiétait du comportement qu’adopterait par la suite Thune à son égard et redoutait de perdre son emploi.

Elle éprouvait pour son frère des sentiments mêlés, partagée entre le tracas et la rage. Elle avait déjà assisté à ce type de scène : sa soudaine jalousie, son comportement agressif dès qu’il participait à une réception où hommes et femmes se côtoyaient, son inquiétude injustifiée pour l’honneur de son épouse – si Tuulikki pouvait passer pour une séductrice sous ses abords joyeux, il n’y avait pas plus fidèle qu’elle et jamais l’idée ne lui serait venue de tromper son mari ; Matilda le savait parfaitement, et Konni tout autant.

Konni le Combattant. Un contraste par rapport à l’artiste qui sur scène jouait tant d’instruments et avec une telle maestria, par rapport au bienfaiteur qui achetait des cadeaux hors de prix au vu de ses petits moyens, par rapport au mari qui faisait des crises de jalousie à sa superbe Tuulikki mais lui disait qu’elle était sa reine et ce qui lui était arrivé de plus beau dans sa vie.

Enfin, et peut-être surtout : Matilda était furieuse contre elle-même.

Car elle n’avait pas seulement dansé, elle avait aussi bu deux verres de vin mousseux chez Fanny. Qui plus est, elle avait accepté au Mikado ce cocktail infect offert par Thune.

Elle qui jamais ne buvait une goutte d’alcool et surveillait toujours son langage venait de succomber aux deux. La musique lui avait permis de se sentir légère et joyeuse, l’alcool lui avait donné le tournis – et, tout à trac, elle avait révélé un petit secret à son patron ; petit dans la mesure où, hormis Konni et Tuulikki, personne n’était au courant.

Thune l’escorta à leur table après la deuxième danse et, souhaitant paraître spirituelle et faire une boutade, Matilda rebondit sur la question qu’il lui avait posée pendant leur déjeuner dans l’office, à laquelle elle avait pourtant déjà répondu.

Elle regretta ses propos sitôt prononcés, éprouvant des remords si amers qu’elle s’en serait mordu la langue.

Mais il faisait jour à présent, ce qui était fait était fait, et Matilda pouvait uniquement espérer que l’ivresse de Thune avait été si forte qu’il s’était réveillé avec un mal au crâne carabiné et sans le moindre souvenir du sujet précis de leur conversation, au moins du début de la soirée jusqu’au moment où le poing de Konni s’était écrasé sur son nez.