Le moteur émettait des ronflements étouffés lorsque le pêcheur (il s’était présenté sous le nom de Kvickström) avait éloigné le bateau du ponton. Garée devant l’épicerie du village, la Studebaker d’Arelius rapetissa de plus en plus, elle faisait même tache dans ce cadre pastoral. Bien qu’on fût déjà en août, la chaleur était toujours aussi suffocante.
– Y f’zait d’jà vingt-six à dix heures c’matin ! tonna Kvickström dans sa timonerie étroite.
Thune opina en guise de réponse, leva le visage vers le soleil et ferma les yeux pour profiter de l’instant.
Il avait appelé Arelius le lendemain de l’échauffourée au Mikado, un coup de fil passé dans l’énergie du désespoir, à défaut d’avoir une meilleure idée. Thune voulait partir loin d’Helsinki, mais ne s’attendait pas à ce que quelqu’un décroche dans la maison cossue de Westend, Arelius ayant indiqué qu’il louait une résidence secondaire sur l’îlot de Söderskär dès le samedi.
Thune lui avait demandé si sa proposition de passer quelques jours dans la Villa russe tenait encore. Après un silence trop long d’une demi-seconde, Arelius avait répondu que, naturellement, Thune serait le bienvenu là-bas autant de temps qu’il le voulait : quelques jours seulement ou plus, à volonté.
– Je ne voudrais pas déranger, Zorro. Je peux aussi me trouver une pension quelque part. Ou bien partir pour Stockholm.
– Tu ne dérangeras pas du tout, Coturne. J’espère simplement que ça ne te fait rien si ma fiancée est toujours là lors de ton arrivée. Astrid, Mlle Segersven, a promis d’y passer une semaine ou deux avec moi. Mais il y a de la place pour trois dans la petite chaumière. Et si jamais tu veux t’isoler un peu, nous pourrons elle et moi nous installer dans la cuisine.
– Mais… félicitations, Zorro !
– Merci. Enfin, pour être précis, Astrid et moi ne sommes pas encore fiancés, même si ce n’est qu’une question de temps. Bon, écoute-moi : si tu te débrouilles pour te rendre jusqu’à Borgå puis, de là, descendre jusqu’à Tolkis, je me chargerai de ton transport pour rejoindre l’archipel. Est-ce que tu sais déjà quand tu viens ?
– Dans une semaine ou deux : il faut d’abord que je m’occupe de mon déménagement.
Le déménagement à Munksnäs s’était déroulé sans encombre, Thune trouvant même le temps d’accorder une petite visite à maman Esther. Pendant ces allées et venues entre les rues Högbergsgatan et Borgvägen, il avait tenté de joindre Zorro en téléphonant au gardien du phare de Söderskär. N’obtenant pas de réponse, il avait envoyé une carte postale : « J’arrive dans trois jours. » Il espérait que les postes finlandaises se révéleraient à la hauteur de leur renommée et qu’Arelius, ainsi que Mlle Segersven, seraient informés à temps de sa venue.
À son nouveau domicile, il avait mis quelques vêtements dans sa valise, veillé à ce que son bureau soit rangé et que les affaires dont il aurait besoin après ses vacances soient prêtes. Et s’il avait moins de pièces que lorsqu’il vivait avec Gabi, la réduction de son espace était compensée par le fait qu’il en disposait seul, une sensation qui ne lui était toujours pas familière.
Il trouva dans son portefeuille les notes prises en avril dernier pendant l’entretien avec l’ambassadeur Paasikivi. Tout le printemps et la moitié de l’été, il n’avait cessé de différer la rédaction de l’article de politique étrangère ; il en avait si souvent gelé l’écriture qu’il n’avait même plus mauvaise conscience. Il décida néanmoins d’emporter à Söderskär ses notes ainsi qu’un ouvrage paru récemment, intitulé Quo vadis, Europa ? Peut-être les étendues aquatiques libéreraient-elles sa pensée, de sorte qu’il réussisse à composer ne fût-ce qu’un plan.
En ce qui concernait la cuisine, il s’en remettait à Mme Leimu. Il avait transporté du couloir jusque là-bas deux cartons fermés et étiquetés USTENSILES DE CUISINE – son unique contribution au déballage des malles. Une fois cette pièce rangée, Mme Leimu avait fait le lit de Thune, accroché ses habits dans le dressing, épousseté les meubles du salon et aéré les tapis ; enfin, elle avait confectionné un bœuf Stroganoff exquis. Malgré son grand âge, elle lui avait promis de travailler chez lui jusqu’à ce qu’il lui trouve une remplaçante : elle n’aurait pas éternellement la force de se rendre chaque matin à Munksnäs et de rentrer chaque soir dans le centre. Répondant qu’il comprenait, Thune lui avait déniché une place (où elle commencerait début octobre) chez son collègue Wuorimaa, membre de la Cour suprême.
Thune était déterminé à faire son nid dans ce quartier périphérique de la capitale. Et tant pis si cela devait attendre la fin de l’été, peut-être même la mi-septembre, puisqu’à cette époque les écoles seraient rouvertes et la vie à Munksnäs aurait repris son train-train quotidien. Pour l’heure, la population somnolait dans la chaleur. Le long de sa rue et dans toutes celles à proximité des plages, il n’y avait pas âme qui vive. Les familles nanties se camouflaient dans leur résidence secondaire, seules les HBM des avenues Stora-Allén et Grundvägen bruissaient encore d’une animation humaine. Là, on grimpait dans les tramways ou on enfourchait sa bicyclette pour aller au travail le matin ; là, on s’agglutinait devant le Bio Rita pour aller au cinéma le soir. Mais quand elles atteignaient l’École des cadets et les quartiers balnéaires, les rames étaient vides de tout passager.
Tandis que le pêcheur Kvickström naviguait vers le sud sur une mer aussi brillante qu’un miroir, Thune sortit le journal du matin qu’il avait commencé à lire dans l’autocar.
C’était le fatras habituel des petites et grandes nouvelles : l’aviation de Franco bombardait Barcelone, la vente de glaces avait battu des records au mois de juillet en Finlande, les bâtiments juifs allaient être démolis à Nuremberg, l’adorable Dorothy Lamour avait chuté d’un radeau au cours d’un tournage en Alaska.
Thune tourna les pages et tomba sur un reportage consacré à une nouvelle visite d’une personnalité de la culture allemande.
« L’exquise et courageuse Fräulein Lottie Preisler a à peine quitté Helsinki qu’une nouvelle walkyrie enchanteresse vient de s’y poser. La belle dictatrice du cinéma du IIIe Reich se trouve actuellement chez nous pour assister à la première de son film sur les Jeux olympiques de 1936. »
À en croire le reporter du journal, Leni Riefenstahl était « la créature la plus charmante et la plus enchanteresse que l’on puisse rencontrer : smart et délicieuse, un vrai gamin de fille, si mignonne avec ses cheveux d’un roux flamboyant et sa voix douce et grave à la fois, au timbre exceptionnellement suggestif. »
Thune se sentit d’un coup épuisé jusqu’à la moelle : il désespérait de sa capacité à écrire une analyse politique qui rendrait justice au chaos européen. Il reposa le quotidien et tourna la tête pour que la brise chaude caresse sa joue gauche. Il ferma les paupières et repensa à Mme Wiik.
Elle lui avait téléphoné peu après la catastrophe au Mikado, ce même dimanche après-midi où il avait passé un coup de fil à Arelius. Elle n’avait pu le contacter avant, ce qui toutefois n’avait changé en rien la décision de Thune de quitter Helsinki le plus vite possible.
Elle avait semblé anxieuse – sûrement inquiète de perdre son emploi, mais ne désirant pas mentionner le sujet. Thune avait tenu à la rassurer, sans pour autant lui dire clairement qu’il n’avait aucune intention de la congédier sous prétexte que son frère était une triple buse vulgaire doublée d’une brute épaisse.
Il sentait néanmoins chez elle une curiosité, une curiosité qu’elle ne s’autorisait pas à satisfaire : elle n’osait pas demander à son chef s’il avait eu un geste ou une parole inconvenants pendant qu’il dansait, que Heikki Puttonen aurait vus ou entendus et rapportés à Konni Ahlbäck.
Bien sûr, Thune connaissait la vérité.
Il avait complimenté Mme Ahlbäck, lui disant qu’elle était une excellente cavalière, ajoutant que ses manières directes et franches lui rappelaient son épouse, qui l’avait quitté pour un autre.
Comme il dansait juste à côté avec une inconnue, Heikki Puttonen n’avait pas perdu une miette de la discussion. Ce qu’il avait répété ou non à Konni Ahlbäck, Thune l’ignorait et se fichait pas mal de le savoir. Pour lui, cette sombre histoire avait appartenu aux poubelles de l’histoire dès l’instant où il avait quitté le Mikado ; il le fit nettement comprendre à Mme Wiik lorsque, soucieuse, elle prit des nouvelles de sa santé :
– Au vu des circonstances, je vais bien. Il n’y a pas non plus péril en la demeure.
– Je vous demande pardon pour le comportement de Konni, maître Thune. Il est…, commença-t-elle sans terminer sa phrase, avant de conclure au bout de quelques secondes de silence : Il n’en est pas à sa première fois. Je ne sais pas ce qui ne va pas chez lui.
– Je vous assure, madame Wiik, cela ne fait rien. Absolument rien.
Après un instant d’hésitation, il poursuivit malgré tout :
– Ce que je vais vous dire doit rester entre nous, madame Wiik, mais le fait est que l’eau-de-vie me rend provocateur et agressif dès que j’en bois trop. Ça m’est arrivé à plusieurs reprises quand j’étais jeune.
Comme elle ne répondait pas, il ajouta :
– Et moi aussi il m’est arrivé d’être jaloux. Je ne dirais pas que j’accepte ce que votre frère m’a fait, mais je peux comprendre le sentiment qui motive son comportement, même s’il n’avait aucune raison de l’éprouver.
– Vous avez été jaloux de… votre épouse ?
Encore une fois, Mme Wiik venait de franchir la frontière invisible. Et cette fois, elle venait de l’interrompre. Elle n’en avait pas moins posé une question qui brisait l’accord tacite entre un employeur et une employée, entre un chef et sa subalterne. Elle avait brisé les règles non écrites qui régissaient la parole : qui s’adressait à qui. Quoique chiffonné, Thune répondit :
– Oui. Jaloux de Gabi, mon ex-épouse.
À ces mots, il réorienta la conversation :
– Et l’orchestre, Arizona ? Ils vont pouvoir continuer leur contrat ?
– Oui. Granqvist ne dira rien.
– Granqvist ?
– Le maître d’hôtel. Il avait insinué qu’il raconterait tout à Norkko, le directeur de l’établissement. Il a promis de se taire.
– Vous avez une bonne mémoire des noms, dites-moi… Est-ce que je me trompe en affirmant que vous avez une bonne mémoire dans tout ?
– Non, vous ne vous trompez pas, en effet. Pas du tout, même.
Elle prononça ces phrases d’une voix joyeuse, soulagée ; elle rit sans doute un peu, d’ailleurs. L’instant d’après, elle retrouva son sérieux :
– Mais une bonne mémoire n’est pas toujours une bonne chose. Vous ne croyez pas ?
Thune se garda bien de répondre. Il lui souhaita d’excellentes vacances, des vœux qu’elle lui retourna avant de l’interroger au sujet du déménagement – il répondit puis raccrocha.
Ils ne reparlèrent pas des autres moments de ce samedi soir, ni de leur long déjeuner cette même journée. Ils ne revinrent pas non plus sur ce qui s’était dit à l’intérieur de l’office, chez Mlle Ålander ou au Mikado. Cependant, Thune restait obnubilé par un point particulier : Mme Wiik avait fait une remarque très déconcertante pendant qu’ils dansaient ensemble – leur deuxième danse qui se révélerait la dernière. Il s’était demandé si elle s’en souvenait ou si elle était trop éméchée pour s’en rappeler.
Peut-être cette remarque se tenait-elle en embuscade derrière sa curiosité pendant leur entretien téléphonique du dimanche. Ou peut-être Mme Wiik n’était-elle pas curieuse de savoir ce que son patron avait murmuré à l’oreille de Mme Ahlbäck sur la piste du dancing. Oui, peut-être s’inquiétait-elle davantage que Thune se souvienne de ce qu’elle lui avait confié :
– Vous vous demandez certainement si je suis sûre que M. Wiik n’a rien contre le fait que je vous accompagne. La dernière fois que j’ai entendu le point de vue de M. Wiik, c’était pendant l’été 1931.
Thune fut tiré de ses pensées par le ronflement du moteur qui diminuait et le bateau qui ralentissait. Faisant un demi-tour sur lui-même, il vit le phare se dresser au-dessus de la mer. À son pied se détachaient de petites maisons en bois, ocre-rouge, éparpillées le long de l’îlot herbu. On entendait le cri des mouettes, on distinguait des rochers pelés à perte de vue. Sur l’îlot voisin, il reconnut Arelius dont la main s’agitait en guise de salut et à côté duquel se tenait un homme de grande taille, coiffé d’une casquette de marin. Une autre petite cabane en rondins s’y trouvait, et Thune supposa qu’il s’agissait de la modeste Villa russe. Il vit alors Arelius piquer un sprint jusqu’à la grève où une barque était attachée : bien que la largeur du détroit ne dépasse pas les quarante mètres, aucun pont ne reliait les deux îlots.
Thune était soulagé de trouver Arelius seul. Mlle Segersven était venue passer une petite semaine à la Villa russe avant de repartir quelques jours plus tôt.
Il s’était trompé à propos de la maison sur l’autre îlot : ce n’était pas la Villa russe mais la capitainerie. Arelius était en train de dialoguer avec les marins en attendant que Kvickström ramène Thune. Beaucoup plus petite, la Villa russe était située sur l’îlot principal, près du phare et du logement du gardien.
– C’est là-bas, sur Bastuland, qu’habitent les marins, expliqua Arelius. Contrairement à ce que tu pourrais croire, le sauna ne se trouve pas sur Bastuland1 mais sur Mattland. Et contrairement à ce que tu pourrais aussi croire, il y a un chiotte extérieur sur les deux îlots.
Thune trouvait qu’Arelius, pour avoir passé ici deux semaines seulement, était transformé : profitant de la vie simple et vivifiante sur le littoral, il avait retrouvé cette carrure musculeuse et cette indomptabilité qui le caractérisaient, enfant, quand il était un sportif imbattable.
– C’est comme ça que nous devrions vivre, dit celui-ci dès le premier après-midi. En fonction de ce que nous dictent nos instincts. Loin des concessions imposées par ce que nous appelons la civilisation.
Il prononça le dernier mot avec mépris, comme s’il venait de cracher sur une vipère. Il ajouta :
– La culture nous détruit, Coturne. Elle nous rend troublés et faibles.
La présence de Mlle Segersven était toujours perceptible à l’intérieur de la Villa russe. Un léger parfum flottait dans l’air, un curieux mélange de violettes, de fer et de savon à l’huile de pin. Et, lorsque Thune loua l’ordre exemplaire qui régnait dans le buffet, Arelius commenta d’un simple mot :
– Astrid.
La cuisine, petite, dégageait une odeur de seau à ordures. Thune était content de ne pas devoir y dormir. Le chalet se composait sinon d’une autre pièce, unique mais suffisante. À l’angle étaient fixés aux murs deux lits superposés. Arelius dormant dans celui du bas, Thune prendrait celui du haut. Ils étaient étroits et durs – et Thune ne put se retenir de s’interroger sur la manière dont Zorro et Astrid avaient passé leur semaine commune.
Ils s’étaient sûrement abandonnés à l’amour, songea-t-il. Le cadre était comme créé pour ça. Ici, deux petits d’homme pouvaient se tenir main dans la main, nus, face au visage que leur offrait la mer, et explorer ensemble les facettes les plus sensuelles de l’existence – d’autant plus quand ni la famille du maître de phare Johansson, ni celle des gardiens de phare Karlsson et Huhta ne semblaient manifester le moindre intérêt pour ce que fabriquaient ces hôtes débarqués de la capitale.
Thune ne put résister à s’imaginer l’apparence d’Astrid Segersven.
Dans ses fantasmes, Mlle Segersven était pourvue de la même grande bouche et du même rire joyeux que Mme Ahlbäck. Elle empruntait à Mlle Ålander les joues rondes et les yeux bleus. De Mme Wiik, elle avait les petites chevilles sculptées et les cheveux châtains. Quant à ses seins, ils pointaient sous le jumper de façon ostensible comme chez Fräulein Preisler. Mais Thune ne lui prêtait aucun des traits de Gabi, la douleur était toujours trop intense : il refusait de penser à Gabi de cette manière.
Ses divagations se dissolurent le deuxième soir lorsque Arelius sortit de son cartable un cliché encadré. Une femme aux cheveux foncés, on ne peut plus banale, y fixait l’objectif de l’appareil photographique. Thune lui trouva un regard sévère. Peut-être après tout n’aimait-elle pas être prise en photo. Arelius dit laconiquement :
– Astrid.
Ce même soir, Thune interrogea Arelius pour savoir s’il avait obtenu des informations sur l’embauche de Mme Wiik par Hoffman & Laurén et, surtout, sur la fin de leur collaboration.
Arelius secoua la tête :
– Non, hélas. J’ai posé la question au fils Laurén, Antti, quand j’ai déjeuné avec lui la semaine dernière. Comme ça, au détour de la conversation, et je suis persuadé qu’il n’a pas percé à jour mes intentions. Mais il n’était au courant de rien. Il ne se souvient même pas d’elle. Enfin… de toute façon, Antti est un bon à rien qui ne s’intéresse qu’aux régates de yacht et aux filles de riches. Je ne crois pas qu’il soit particulièrement impliqué dans les affaires de la firme.
Ils étaient assis dans la crevasse d’un rocher, en contrebas du sauna, après avoir pris un rafraîchissant bain de mer. Chaque fois, Arelius plongeait la tête la première du rocher, tel un Johnny Weissmuller. Thune préférait la prudence et glissait dans l’eau pieds en avant, jusqu’aux fesses. Les algues gluantes lui chatouillaient les bourses, une sensation pas expressément désagréable. Il avait envie d’une petite bière ; las, il n’y en avait pas puisque Arelius ne buvait que de l’eau de pluie récoltée et que Thune était trop timide pour oser s’adresser aux gardiens de phare.
Eau, pommes de terre, carottes, morue fraîchement pêchée puis cuite au court-bouillon : voilà ce qu’Arelius proposait immuablement, repas après repas. Thune se languissait d’une escalope de veau Oscar. Comme s’il l’avait devant lui, il se régalait avec les yeux du filet juteux, il humait le fumet antique de viande grillée sur la braise, il voyait les tendres têtes d’asperge et les queues d’écrevisse bien fermes nappées d’une onctueuse sauce Choron à la belle couleur incarnat, il sentait son ventre grogner.
Lançant un coup d’œil vers le coucher du soleil, Arelius dit d’un ton léger :
– Au fait, j’ai lu le livre de Gabi depuis que je suis ici. Ou plutôt : pas la totalité puisqu’il me reste quelques nouvelles.
Thune attendait avec impatience le coup fatal. Zorro était ainsi fait, il était déjà comme ça dans sa jeunesse : sous des abords sympathiques, il jouait avec ses amis un jeu machiavélique. Seule une personne inexpérimentée se décontractait en sa compagnie, car il assenait volontiers son verdict assassin pile au moment où la partie adverse se croyait entourée par la chaleur sécurisante d’une camaraderie virile. Hochant la tête vers le ciel rougeoyant à l’ouest, il ajouta :
– Piquant. Oui. Je ne parle pas de la vue, bien sûr. Mais du livre.
– Comment ça, piquant ? demanda Thune, résigné.
– Elle ne manque pas de talent, cette chère Gabi, répondit Arelius, amusé. À certains moments de la lecture, on se sentirait presque comme ce fameux coussin de soie…
Thune décida de se montrer indifférent aux provocations d’Arelius. Ce n’était pas très compliqué, il suffisait de faire semblant d’être dans la lune, une méthode élaborée et peaufinée pendant leur jeunesse : il feignait de ne pas avoir entendu, si bien qu’Arelius finissait par se fatiguer de le taquiner. Qui plus est, Thune se sentait totalement dans son élément, ici : il se félicitait presque à chaque instant d’avoir choisi de venir à Söderskär plutôt que de rester à Helsinki pour ranger sa maison.
Les deux hommes passaient la majeure partie de leur journée chacun de son côté. Arelius menait une vie martiale sur l’îlot, nageant matin et soir jusqu’aux brisants situés plus ou moins à cinq cents mètres de Mattland, s’essayant au tir à la carabine avec le marin Fagerberg bien que la saison de la chasse ne soit pas encore ouverte, partant plusieurs fois par jour en mer avec les gardiens de phare pour taquiner le goujon.
Thune nageait avec parcimonie, et ni la chasse ni la pêche n’avaient jamais représenté des dérivatifs distrayants. Il y avait dans le poisson beaucoup trop de frétillements et gigotements, de mucus et de mort pour qu’il ait envie de s’y intéresser de plus près ; il préférait les poissons servis sur une assiette, qui portaient des noms ravissants tels que sole meunière ou sandre Walewska. À Söderskär, les plats de poisson laissaient un peu plus à désirer ; mais Thune, obéissant, mangeait la pêche du jour, qui se composait quotidiennement de morue et, à quelques exceptions près, de brochet.
Il vagabondait en solitaire sur Mattland, s’allongeait dans les renfoncements des rochers, tantôt somnolant, tantôt bouquinant. L’ensemble des gardiens de phare étant mariés et ayant des enfants, l’îlot pouvait déborder de vie et d’animation en pleine journée. Thune prenait alors une barque et ramait jusqu’à Bastuland ou Synnerstlanden, le plus au sud-est de cet archipel. Il relisait ses notes ou se plongeait dans Quo vadis, Europa ?, cet ouvrage écrit par le philosophe français Aloïs Hummelschnitt, paneuropéen et partisan des visions hélas déjà oubliées du comte Coudenhove-Kalergi. Et là, sur Synnerstlanden, avec les récifs et le roulement des vagues en guise d’interlocuteurs et de contempteurs, le plan de son article commença lentement à prendre forme dans son cerveau.
Seulement, quand la pensée de Thune se mettait à errer de part et d’autre du continent européen, elle finissait aussi inévitablement par atterrir dans des villes qu’il avait visitées ou des capitales où il avait habité.
Il se souvint de ses étés à Berlin, alors qu’il effectuait son stage d’application dans le cadre de ses études de droit – et il se souvint notamment du dernier été, lorsque les zéros sur les billets de la république de Weimar se démultipliaient comme des taons.
Il se souvint de sa lune de miel avec Gabi et de leurs autres voyages en amoureux. Les étés exaltants à la fin des années 1920, Gabi et lui à Paris, Gabi et lui à Venise, Gabi et lui à Rome, Gabi et lui à Naples et à Capri. Mais il se souvint aussi que ce fut lors de leur dernier voyage, lorsque les années 1920 glissèrent dans les années 1930 et que la Grande Dépression avait déjà frappé, qu’ils commencèrent à se douter qu’ils ne pourraient avoir d’enfants. Ils venaient de passer trois semaines heureuses dans une pension au bord du lac de Garde et faisaient l’amour comme cela ne leur était plus arrivé depuis qu’ils s’étaient fiancés. Or, il ne se passait rien. Thune fut des deux celui qui prit cette absence de grossesse le plus durement – du moins le croyait-il.
Il se souvint de leurs années à Stockholm, quand ils se mirent lentement et imperceptiblement à s’éloigner l’un de l’autre, quand elle chercha le réconfort dans la vie sociale et lui dans le travail, quand ils échouèrent face à face à la table du petit déjeuner comme des étrangers l’un pour l’autre, lisant chacun son journal. Néanmoins, ils avaient eu de beaux moments à Stockholm – aussi. Surtout la première année. Des instants si beaux que, le jour où Thune tomba sur les nouvelles et les journaux intimes de Gabi et qu’il comprit qu’elle avait un amant, il fut plus choqué qu’autre chose.
Il se souvint de son année seul à Moscou. Ou, pour être exact, de ses presque dix mois passés là-bas qui lui avaient fait l’effet d’années entières.
S’était-il autant déplu dans la cité communiste parce qu’il éprouvait un chagrin considérable à cause de Gabi, parce que son humiliation était encore fraîche ? Dans la vision que Thune avait de lui-même, il se considérait certes comme un citadin, mais, plus encore, comme un métropolitain par excellence – si ça n’avait tenu qu’à lui, il se serait installé dans des métropoles plus grandes qu’Helsinki, son rêve absolu étant de séjourner à New York pour une longue période. Moscou était pour l’heure la seule capitale à lui avoir inspiré mépris et épouvante.
Les regards suspicieux que les gens se jetaient dès qu’ils se croisaient dans des rues boueuses et mal éclairées. Les églises (celles encore ouvertes) remplies de vieilles femmes marmottantes, où les jeunes komsomols effectuaient sans discontinuer leurs raids violents. Le luxe très vieille Europe de la salle de bal de l’hôtel Metropol, le champagne et le homard réservés aux privilégiés, dans une ville où les habitants portaient des guenilles et les magasins croulaient sous les étagères vides. Les haut-parleurs installés de part et d’autre des places, où des voix métalliques et grésillantes parlaient vite et fiévreusement en russe. La voiture qui les suivait à une distance discrète, que ce soit Thune ou l’attaché aux affaires commerciales Johan Nykopp ou quiconque de l’ambassade, quand ils décidaient de partir en promenade sur une plage au bord de la Moskova ou dans un village à l’extérieur de la capitale. Le bâtiment de la légation de Finlande, exigu et décati, grouillant de cafards et de souris : tous attendaient que la construction du nouvel édifice dans la voie Kropotkinskiy soit enfin terminée, mais les travaux s’éternisaient car les ouvriers passaient leur temps à boire ou ne se présentaient même pas sur le chantier.
Et ce, sans parler du nombril de la cité : ce Kremlin mystérieux et cachottier, avec le tintement des cloches et le drapeau qui battait au vent.
Thune se remémora la parade militaire huit jours seulement après son arrivée à Moscou. Toute la semaine, la ville s’était préparée pour la représentation. Les drapeaux rouges, fabriqués à partir de minces panneaux en bois recouverts de tissu, pavoisant totalement les immeubles de dix étages. Les portraits tout aussi grands de Staline et Lénine, si imposants qu’ils devaient être soulevés par une armée de grues. Les étendards rouges sur la totalité des façades, les banderoles portant les slogans Vive le 16 octobre ! Ce rouge, ce rouge omniprésent – tout et partout : rouge. Et ces projecteurs dont les faisceaux lumineux balayaient les avenues monumentales et les places désertées, les élèves et les étudiants qui défilaient en rangs serrés, drapeaux à la main.
Ce matin de début novembre, le départ du cortège en direction de la place Rouge, à 9 heures passées de quelques minutes, par un temps froid et venteux, sous une pluie glacée dont les gouttes piquaient les joues pareilles à des pointes d’aiguille. Le long détour par le fleuve, les jeunes soldats de la milice soviétique conduisant les membres du corps diplomatique sur le toit du mausolée de Lénine où ils s’agglutinèrent, le dos tourné au mur du Kremlin, avec légèrement sur leur droite Staline et le petit Iejov ainsi que ceux (du moins ce qu’il en restait) qui appartenaient au cercle rapproché du « petit père des peuples ».
Les soldats poussèrent d’abord des vivats en l’honneur de Staline, autant d’acclamations lancées par étapes, qui roulaient d’avant en arrière sur la place Rouge, semblables au ressac d’une houle violente. L’Internationale résonna ensuite, à laquelle succédèrent des salves d’honneur (cent un coups de fusil) de plusieurs minutes, qui firent trembler le sol et vibrer les fenêtres du centre-ville. Ces rafales terminées, la parade put vraiment commencer. Défilèrent ainsi des régiments d’infanterie, des fanfares militaires, une compagnie d’élite, une compagnie de soldates, des convois de chars et d’artillerie automotrice, les forces aériennes avec des avions d’assaut remorqués sur de gigantesques plateformes de camion, de nouvelles compagnies d’élite, de nouveaux convois de chars et, partout, partout ces drapeaux rouges rehaussés de bannières martelant des devises révolutionnaires… La parade militaire paraissait interminable et, de fait, dura de nombreuses heures.
En début de soirée, Thune et Nykopp regagnèrent le centre à pied, il ne leur fallait qu’un quart d’heure de la rue Stankevitch jusqu’au fleuve au pied du Kremlin. Les festivités battaient encore leur plein : les cortèges de la parade continuaient de se déverser dans les rues pavoisées, où des gens de tous âges – mais surtout des jeunes – portaient des drapeaux et des portraits de Staline et de Lénine, mais aussi de dignitaires et idéologues du Parti qui n’étaient pas encore tombés en disgrâce ni passés par les armes ; ils scandaient des slogans dans lesquels la révolution était portée aux nues, l’impérialisme bourgeois voué aux gémonies et l’oppression des colonies pauvres dans le monde vilipendée.
Il faisait toujours froid, mais la pluie s’était arrêtée et le vent était complètement tombé – la métropole semblait pétrifiée par la glace. Et pourtant Thune ne cessait de voir le drapeau rouge flotter au vent telle une tempête au-dessus du Kremlin. Le matin, il avait scruté comme ensorcelé l’aigle bicéphale doré des Romanov qui figurait encore sur les armoiries officielles de la fortification. Pour une raison obscure, les communistes l’avaient laissé – et Thune n’avait pu s’empêcher de penser : Des aigles. Invariablement, des aigles… Désignant le drapeau, il fit remarquer à Nykopp qu’il s’agitait malgré l’absence de vent. Ce dernier eut un sourire un peu dépité et répondit :
– Ils utilisent une soufflerie. La révolution ne se repose jamais, son vent puissant souffle jour et nuit.
Thune leva les yeux vers le drapeau rouge vibrant inlassablement sous le feu des projecteurs. Dans cette soirée d’automne, l’étendard avait une teinte curieusement sombre, une allure de mare de sang qui coulerait inexorablement avec le ciel nocturne en arrière-fond.
Il rouvrit les yeux. Là, dans le renfoncement d’un rocher où il était allongé, la surface scintillante de la mer lui apparut pendant quelques secondes sous la forme d’un mirage : il se trouvait toujours dans le froid moscovite de novembre, quand bien même le soleil finlandais le caressait et le brûlait.
Quo vadis, Europa ? était posé à côté de lui, ouvert et retourné, sur une touffe d’herbe à sa gauche. Une tache blanche aux bords noirs irréguliers défigurait la quatrième de couverture du livre, à l’endroit exact où le texte de l’éditeur déroulait les prix littéraires et les titres de docteur honoris causa qu’Aloïs Hummelschnitt avait décrochés grâce à la publication de son grand œuvre. Ne se rappelant pas avoir vu la tache tout à l’heure, il se pencha pour la gratter. La consistance en était encore à moitié molle : un oiseau en plein vol avait lâché une fiente qui avait atterri pile sur le verso, sans que Thune s’en soit rendu compte. Il n’eut pas l’énergie de s’en offusquer, trop content d’avoir lui-même été épargné.
La transpiration ruisselait sur son torse nu, empruntait des détours en décrivant deux rigoles là où la pilosité leur barrait la route. Il avait le front brûlant et détrempé, de larges marbrures aussi roses que la peau d’un cochon lui couvraient les bras et le ventre : avec son teint pâle et ses taches de rousseur, il savait déjà qu’il venait d’écoper de méchants coups de soleil. Ses mains étaient moites, à l’instar des pieds et des mollets en sueur, bien qu’il eût remonté les bas de son pantalon en lin pour obtenir un peu de fraîcheur.
Se sentant mal fichu, il imputa cette légère indisposition aux brûlures du soleil. D’un geste résolu, il ôta son pantalon puis son caleçon court et, après quelques instants d’hésitation, se glissa dans l’eau. Il fit quelques brasses, plongea la tête sous l’eau et se sentit déjà mieux : les souvenirs cauchemardesques de Moscou s’étiolaient.
Il ne voulait pas se souvenir de Moscou, il ne voulait même pas ne fût-ce que penser à Moscou. Il voulait gommer cette ville de sa vie, il était prêt à nier y avoir jamais séjourné.
Il fut soudain frappé de constater que, malgré tout, il n’était peut-être pas un métropolitain.
Et plus que ça : il se dit aussi qu’Arelius avait probablement raison.
La civilisation urbaine détruisait l’individu, le transformait en un être crispé et bousculé, mais aussi valétudinaire et chouchouté. La culture citadine l’éloignait de son existence originelle où il vivait avec quelques-uns de ses congénères et se conformait dans son attitude à sa corporalité et à ses instincts les plus sains.
Ce n’étaient pas une année entière à New York ni un retour à Stockholm dont Thune avait besoin pour être heureux.
Mais plutôt d’un endroit tel que Söderskär, un havre de paix où passer ses étés.
Un lieu, cependant, qui ne soit pas perdu au fin fond de l’archipel, pas trop éloigné du littoral : Thune n’était pas un ours blanc. Au bout de deux jours seulement sur l’île, il ne pouvait plus voir cette maudite morue en peinture : sa vue seule lui donnait envie de l’attraper par les barbillons et de l’envoyer valdinguer contre le mur.
Non, ce qui lui manquait, c’était un refuge comme Estherdal, l’ancienne villa d’été de la famille Thune située à Jollas, au sud-est d’Helsinki.
Il y avait été un enfant heureux. Et il ne s’était jamais remis de la vente forcée d’Estherdal à l’époque où il allait au lycée et où la manufacture de porcelaine appartenant à Thorolf Thune avait fait faillite.
Papa Thorolf était mort d’un infarctus quelques années plus tôt, après plusieurs tentatives infructueuses pour se refaire une santé financière. Ils avaient pu garder l’appartement en ville, et maman Esther avait réussi à prêter à son fils de l’argent pour qu’il puisse ouvrir son cabinet d’avocat. La famille n’était pas désargentée, mais plus pauvre qu’autrefois. Seule sa sœur Ulla menait encore la vie de château, grâce à son mariage avec Sigurd Hansell.
Thune barbota dans l’eau fraîche un bon moment. Ainsi étendu, il échafauda des projets.
Il travaillerait plus durement que jusqu’à présent. Il se trouverait davantage de clients et s’investirait dans des procès spectaculaires. Avec l’aide de son neveu Rolf-Åke et de l’extrêmement douée Mme Wiik, il élèverait la société Thune & Hansell au rang de cabinet d’avocats le plus en vue de la capitale. Il rembourserait le prêt qu’il avait contracté pour acheter sa maison de ville dans la rue Borgvägen. Il deviendrait un homme riche et, quand ainsi il roulerait sur l’or, il s’offrirait une villégiature à lui et rien qu’à lui – qui n’aurait pas le même chic ni le même standing qu’Estherdal, mais s’en approcherait.
Lorsque, regagnant la plage, Thune escalada non sans peine les rochers, il distingua une tache noire dans le détroit, à l’est de Söderskär.
Il n’y accorda pas plus d’importance et s’étendit dans le renfoncement où, nu, il laissa son corps mince et cramoisi sécher au soleil. Une fourmi noire montait lentement sur son poignet gauche. Son membre, toujours ratatiné après ce séjour dans l’eau fraîche, reposait sur l’aine droite. Les gouttes sur son torse et son ventre, juste avant si froides, furent englouties par le soleil ; la transpiration se remit à perler.
Un instant plus tard, quand il inspecta de nouveau l’horizon, la tache noire n’en était plus une, mais une barque qui se rapprochait de l’archipel. Thune présumait que le rameur solitaire, incidemment un ami du maître du phare ou des autres, gagnait Mattland. Gêné par sa nudité, il s’empressa d’enfiler son caleçon court et son pantalon. Par mesure de sécurité, il mit aussi sa chemise, qu’il garda toutefois déboutonnée.
Se rallongeant, il attrapa Quo vadis, Europa ? et se plongea dans la lecture.
Cinq minutes s’écoulèrent, peut-être dix, puis il entendit le clapotement des rames : le navigateur solitaire devait avoir progressé en silence mais avec rapidité. Thune ne réagit qu’au moment où une voix féminine lança :
– Bonjour.
Relevant la tête, il vit une barque robuste tanguer dans l’eau, contre le rocher. Et il vit surtout que le rameur était une rameuse – et qu’elle, en revanche, était tout sauf robuste : une petite créature toute fine, aux jambes élancées, aux cheveux courts et blanchis par le soleil, en culotte courte et en chemise de travail.
Thune se sentit tout à coup timide et pris en flagrant délit – mais de quoi ? Il ne comprenait pas sa réaction. La petite embarcation et sa passagère avaient dû se trouver très loin du rivage alors qu’il était encore nu, si loin que même un ou une curieuse n’aurait pu le surprendre dans son plus simple appareil, et n’aurait encore moins pu discerner les détails de son anatomie, d’autant qu’il était niché dans le renfoncement du rocher. À présent il était habillé de façon décente, significativement plus qu’elle.
– Bonjour, répondit Thune, en ajoutant : Je vous avais bien vue. Mais j’ai supposé que vous rejoigniez l’île principale.
– C’était effectivement mon intention. Puis je vous ai aperçu et je me suis dit… Oui, non, en fait je n’ai pas beaucoup réfléchi. J’ai juste été intriguée. Vous êtes le gardien de phare ?
– Non. Un vacancier, simplement. Ou plutôt : l’invité d’un vacancier. Je…
– Vous n’avez pas besoin de me fournir une explication, l’interrompit la femme d’une voix amicale. Par des journées comme celle-ci, nul n’a besoin d’expliquer quoi que ce soit ni de dire qui il est. Et vous noterez que moi non plus je ne me suis pas présentée.
– Certes. Mais je n’ai rien contre.
Il n’avait cessé de l’observer tandis qu’elle parlait, et la trouvait difficile à catégoriser. Elle était très jeune, il en avait conscience, mais elle aurait tout aussi bien pu avoir vingt ou trente ans. Elle avait des airs de garçon manqué : sans doute était-ce son short, ou bien son bronzage, ou encore ses cheveux courts. Mais plus que tout, elle ressemblait à un faune. Ou à un animal farouche, l’un des tout derniers spécimens encore vivant de son espèce.
– Je suis déjà venue ici, commenta-t-elle. J’adore les phares.
– Vous venez de loin ? voulut savoir Thune, en décrivant un geste maladroit en direction du détroit.
À l’est se trouvait l’archipel de Pellinge, ça au moins il le savait. Mais il était abasourdi qu’elle puisse se hasarder aussi loin en pleine mer, seule dans une barque lourde et goudronnée dont l’odeur ambrée lui montait aux narines.
– Ma barque n’est pas si lourde qu’il n’y paraît, précisa-t-elle sur un ton léger. Et je suis une rameuse rompue à l’exercice. Du moment qu’on est équipé de gants, tout va bien. Sans quoi on a des ampoules.
La jeune femme semblait lire dans ses pensées et Thune songea qu’elle était étrange, presque effrayante. L’instant d’après, elle se pencha sur un cartable posé à ses pieds, en défit la lanière et tira une bouteille Thermos ainsi que des casse-croûte enveloppés dans du papier sulfurisé. Elle l’ôta, en sortit un et, taquine, fit semblant de le jeter à Thune.
– Vous en voulez ? J’ai aussi du sirop de fraise.
Du pain noir avec des tranches d’œuf dur recouvertes de ciboulette hachée. Rien de très sensationnel mais, pensant à la morue bouillie qui l’attendait vraisemblablement pour le dîner, il acquiesça et répondit :
– Avec plaisir, merci. Mais je n’ai pas besoin de sirop, j’ai de l’eau. Gardez-le pour le trajet du retour.
L’embarcation ne bougeait pas, amarrée là où la grève était glissante et raide, à quelques pas de lui. Il avança et se courba vers elle, n’osant guère s’aventurer trop loin. Il faillit perdre l’équilibre, chancela dans l’eau, réussit à se remettre d’aplomb sans tomber et à attraper le smörrebröd de sa main tendue. Il eut un frisson en la touchant : elle avait la peau chaude et sèche.
– Vous lisiez…, dit-elle au moment où Thune se mit à mâchonner son sandwich – jamais des tranches d’œuf dur n’avaient été aussi délicieuses. Seriez-vous par hasard journaliste ? Ou écrivain ?
– Non. Auxiliaire de justice. Avoué. Un avocat complètement raté, en fait.
Il ne savait pas ce qui lui prenait. Or, avant même d’avoir eu le temps de regretter ses propos et de les ravaler, il ajouta :
– Et un mari complètement raté, aussi.
La femme le regardait d’un œil paisible. Elle dit :
– Moi je suis peintre. Et je dessine aussi. J’aime bien observer les gens. Et je ne crois pas du tout que vous soyez un raté. Peut-être essayez-vous de résoudre votre problème en vous y prenant à l’envers… ?
Thune la dévisagea, surpris.
– Qu’est-ce qui vous fait croire ça ?
– Ça se voit, il suffit de vous regarder. Quoique… vous avez raison : je n’en sais absolument rien. Je pense quand même que vous devriez vous fier un peu plus à vos intuitions. Et moins vous angoisser.
Elle lui sourit – un sourire fugace, aussitôt remplacé par une gravité bienveillante.
– J’ai eu beaucoup de plaisir à discuter avec vous. Mais là, il faut que j’aille jeter un œil à ce phare. J’ai beaucoup de chemin à faire avant la tombée de la nuit.
Elle s’arc-bouta, donna plusieurs coups de rame qui propulsèrent la barque loin du rocher où Thune se tenait. Ses mollets sculptés le propulsèrent en pensée vers ces journées d’été moites, au bureau, juste avant les vacances – il lui fallait l’admettre : Mme Wiik lui manquait quelque peu.
– Merci pour le sandwich ! cria-t-il – mais il n’était pas certain qu’elle l’ait entendu.
Thune resta à Söderskär cinq jours et cinq nuits, jusqu’au samedi 6 août. Il aurait volontiers prolongé son séjour car la chaleur et l’absence de vent se maintenaient, comme si le temps était suspendu pour de bon, une sensation qui lui plaisait.
Sauf qu’il ne pouvait pas rester. Au nord-ouest en effet, là où se couchait le soleil, s’étendait aussi la capitale. Invisible derrière les détroits, les îles et les brisants, mais tout autant existante. Attirante. Exigeante. Là-bas, dans un coin de la place Kaserntorget se trouvait l’immeuble dont l’étage supérieur renfermait un cabinet d’avocat moyennement prospère – ce bureau, Thune et Mme Wiik le rouvriraient aux clients lundi matin ; dans un mois à peine le très doué Rolf-Åke réintégrerait leur équipe, en tant que juriste associé, bardé du titre suédois de docteur en droit et nanti de connaissances nouvellement acquises dans l’art de se mettre au service de la clientèle. Et, dans le faubourg de Munksnäs, une maison de ville attendait d’être rangée et habitée. Enfin, dans la serviette d’avocat de Thune était entreposé le plan écrit à la main d’un article consacré à la politique étrangère que son auteur – sans éprouver la moindre honte pour sa propre fatuité – trouvait simple et génial.
Il était temps de reprendre la route.
Temps de se métamorphoser de grillon insouciant en fourmi consciente de ses devoirs.
Temps de laisser venir l’automne.
Thune et Arelius passèrent leur dernière soirée sur la pointe la plus au sud de Mattland – ils causèrent.
Thune buvait de la bière : il avait finalement pris son courage à deux mains pour aller quémander quelques bouteilles au maître de phare Huhta. Avec son eau de pluie dans une flasque, Arelius jouait le désintéressé chaque fois que Thune, après avoir avalé une gorgée, lui tendait la bouteille d’un geste interrogateur – du moins au début. Il procédait à des exercices de gymnastique, flexions du tronc et étirements, tout en lui parlant. Mais, vers la fin, après avoir réprimandé Thune, il se laissa emporter par ses propres paroles et céda à la tentation lorsque de nouveau Thune lui proposa de la bière qu’il avala à grosses goulées assoiffées.
Ils en vinrent à parler politique, sur un mode tel qu’Arelius prit la mouche.
Tout partit de l’article de Thune, le fameux, longtemps formulé en rêve et toujours en attente d’être rédigé. Ce dernier, qui connaissait pertinemment le point de vue d’Arelius, était trop diplomate et trop roué de nature pour entrer dans les détails de ce qu’il comptait écrire – et encore plus prudent quand il était question de l’analyse libérale (pour ne pas dire social-libérale !) qu’il désirait y développer. Il savait que prononcer certaines opinions ou le nom de certains hommes politiques revenait à agiter le chiffon rouge devant Arelius, et il ne voulait pas énerver son ami inutilement.
À vrai dire, Thune commençait à se tracasser pour la santé mentale d’Arelius.
À près de quarante-deux ans, Zorro était en passe de devenir le parangon de l’homme lancé dans un défi à son âge biologique. L’air marin, la tempérance, la diète sévère et l’entraînement tout aussi draconien qu’il s’imposait le rendaient chaque jour plus râblé et plus musclé : tels qu’ils se dessinaient sous la peau bronzée, ses biceps et triceps ressemblaient à des câbles de traction.
C’était malgré tout une autre paire de manches de déceler sur sa capacité de penser les effets de cette vie solitaire, de cette culture physique à outrance et de cette alimentation rigoureuse.
A posteriori, Thune aurait toutes les peines du monde à se souvenir de l’instant exact où Arelius était sorti de ses gonds. Peut-être sa colère venait-elle d’une remarque de Thune selon laquelle la République de Weimar et le gouvernement du Front populaire dirigé par Léon Blum n’avaient pas eu les chances qu’ils méritaient : selon Thune, les circonstances chaotiques qui sévissaient en Europe avaient rendu impossible toute politique raisonnable, même dans les moments historiques où la volonté de mener une telle politique avait bel et bien existé.
– Tu es vraiment un indécrottable démocrate dans ton genre ! siffla Arelius. Soyons francs l’un envers l’autre, Coturne. Ceux qui se voient confier des missions au sein de la diplomatie peuvent être considérés comme la fine fleur du pays. Mais je t’avoue que je ne sais plus pourquoi… Tu as travaillé dans deux de nos légations, mais tu n’as le sens ni de la politique ni de l’histoire. Ni de celles de la Finlande ni de celles de l’Europe. Rien, absolument rien !
– Tu ne trouves pas que tu exagères un peu ? essaya Thune, placide. Je…
– Tu défends Weimar, l’interrompit Arelius. Alors que Weimar est une métastase cancéreuse dans l’histoire de l’Allemagne ! Qui, heureusement, a subi une ablation et qui, Dieu soit loué, n’a pas eu le temps de proliférer. Mais quand même, le Berlin de cette époque… tu ne te rappelles pas ? Ce devait être la cité la plus dépravée depuis Gomorrhe ! Et loin de moi l’idée de vouloir défendre Hitler, il débite énormément de sottises. En revanche, il a eu entièrement raison de dire que Berlin était la métropole du bolchevisme culturel et des croisements interraciaux. Parce que, excuse-moi, mais la politique économique que ce fichu chancelier Brüning et les autres crétins ont menée au début des années 1930… Les robinets du peuple s’assèchent et que font leurs leaders ? Ils les serrent encore plus et ordonnent : « Buvez, chers concitoyens ! Buvez ! »
Il reprit son souffle une seconde ou deux – sur ses tempes hâlées, les veines gonflées prenaient l’apparence des méandres d’un fleuve – et, avant même que Thune ait pu en placer une, il conclut :
– Des abrutis, tous autant qu’ils sont ! Mais Hitler est arrivé et il a sauvé l’économie de l’Allemagne. Et plusieurs fois, d’ailleurs. On ne peut pas le nier.
– Mon cher Zorro. Ton analyse est borgne. Pardonne-moi mais… je doute même de pouvoir la qualifier d’analyse. D’un côté tu ne vois que des négligences, de l’autre uniquement des vertus. Ce n’est pas un peu… émotionnel, comme point de vue ? Comment as-tu pu, toi, tomber en pâmoison devant la rhétorique approximative d’un séducteur des masses ?
Thune s’était assis sur une pierre sans quitter Arelius des yeux. Celui-ci, debout, effectuait de son côté de petits mouvements et ne paraissait pas avoir la patience d’écouter. Dès que Thune se tut, il renchérit :
– Vous, les libéraux, vous ne voyez pas que la bataille a déjà commencé. Vous restez plantés là, comme des ânes dans votre no man’s land, où vous béez de toutes parts. Mais votre regard papillote tellement que tout ce que vous voyez se résume à des meules de foin de différentes tailles et de différentes nuances. Peut-être un peu plus de cruauté ici, peut-être un peu de bonté là. Mais au bout du compte, pour vous, la nuit, tous les chats sont gris. Or il existe des gens qui voient avec nettement plus d’acuité, Coturne ! La nouvelle guerre a débuté il y a très, très longtemps. Et c’est la bataille finale qui vient à l’instant de commencer. Ne va pas t’imaginer autre chose.
The war to end all wars2…, songea Thune.
– Pas de sentimentalisme, pas de tergiversations motivées par la détresse ! Si jamais nous sommes minés par la peur, nous mettons les gaz pour que le moteur gronde. Si jamais nous sommes minés par le doute, nous évacuons ce doute grâce à une puissante embardée. C’est seulement ainsi que nous recueillons la force de défendre ce qui nous est sacro-saint !
Thune fut soudain en proie à une réflexion qu’il n’avait encore jamais formulée : le pathos et la débauche étaient, d’une bien étrange façon, les deux faces d’une même pièce, ils étaient comme frère et sœur. Une raison pour laquelle la dérision et l’autodérision constituaient les armes les plus importantes de l’humanité. Une sorte de correctif dont seuls les plus sages pouvaient s’emparer, tandis que les hypersensibles s’emberlificotaient dans des raisonnements insupportables sur la saleté et la pureté.
En permanence, ce rêve de pureté.
Et, tout à coup, il se souvint.
Un été au début des années 1920.
Berlin. Son stage d’application au sein des firmes Kirella, Reichenberg & Töttges ; la tapineuse dans le boxon de Friedrichstrasse. Il avait été brillant ce jour-là, dominant le cabinet grâce à sa profonde sagacité et à ses solutions inventives pour résoudre différents problèmes. Il avait reçu les éloges de l’un des dirigeants, le docteur Töttges, alors qu’ils se trouvaient dans l’annexe réservée au personnel. Ce dernier avait dit devant tout le monde que le jeune Claes Thune ne possédait pas seulement un rare discernement juridique ; pour son âge, il disposait d’une grande intelligence. En quittant le cabinet d’avocats sur les coups de 8 heures du soir, Thune éprouvait une joie et une vitalité si fortes qu’il en tremblait presque. Il s’était senti invulnérable. Et en même temps, il avait une sensation de solitude, d’abandon et de déréliction dans la canicule suffocante d’août. Combien de minutes s’étaient écoulées entre le moment où, d’une part, il avait trouvé le paragraphe qui assurerait une victoire quasi certaine à la firme dans le conflit d’héritage que connaissait l’ingénieur Schorrle, et celui où le docteur Töttges avait posé le bras sur ses épaules en le citant en exemple pour les autres jeunes juristes et cet instant où, désemparé, il avait craché son sperme dans la bouche de la péripatéticienne obèse qui émettait des clappements de langue tout aussi désemparés ? Une demi-heure grand maximum, une heure tout au plus. Le voyage qui allait de l’ennoblissement le plus glorieux, des fruits récoltés après des années d’amélioration, à la bestialité la plus basse, ne durait guère plus longtemps. Et quelle raison avait-il de croire que les autres hommes – et les autres femmes, d’ailleurs – étaient si différents de lui ?
Brusquement, il entendit la voix accusatrice d’Arelius :
– Mais ma parole, tu ne m’écoutes pas ! Je ne vais quand même pas m’esquinter à pérorer tout seul, bordel !
Tu comprends malgré tout que tu pérores, songea Thune avec acrimonie. Il ravala toutefois son sarcasme et répondit :
– Excuse-moi, ce n’était pas intentionnel. Je me suis uniquement laissé déconcentrer. Tu disais ?
– Je disais juste qu’aucune époque n’est plus exceptionnelle qu’elle le croit. Les temps sont toujours nouveaux, même s’ils portent l’empreinte des anciens.
Un doigt pointé vers l’îlot de Bastuland, Arelius poursuivit :
– Ici, sur cette grève, des marins employés par l’État ont envoyé en mer leurs bateaux depuis l’époque de Gustav Vasa. Des marins suédois. La tradition et la continuité. J’ose espérer que tu as conscience qu’il en va de valeurs importantes ?
« Virils, vaillants et impavides : voilà les hommes », songeait à présent Thune, goguenard, paraphrasant ainsi le chant patriotique de Richard Dybeck – mais il se tut, car la voix d’Arelius venait de prendre des accents implorants, et il ne voulait pas à nouveau provoquer l’ire de son hôte.
Il cherchait toujours une repartie opportune au moment où Arelius fit quelques pas vers l’extrémité de la pointe et, désignant le golfe de Finlande, déclara :
– C’est de là qu’ils débarqueront. Quand le moment sera venu.
– Mais qui ? demanda Thune, fatigué.
Il connaissait évidemment la réponse.
– Les vandales. L’épouvantable orchestre désaccordé de Staline.