Ils avaient subi, lors de leur dernier rendez-vous, un caprice des saisons : une journée d’automne s’était égarée au beau milieu de la canicule du début juillet.
Cette rencontre remontait à presque deux mois et, au vu du calendrier, l’automne était arrivé. Mais les caprices se poursuivaient : non seulement il n’avait pas plu depuis des semaines, mais il régnait une chaleur estivale. Tandis qu’ils longeaient le sentier forestier conduisant à la plage municipale où flottait un parfum sec d’aiguilles de pin, de bruyères et de plantes, Matilda sentit les gouttes de transpiration perler sur sa peau, elle n’était pourtant vêtue que d’une jupe d’été et d’un corsage à carreaux et manches courtes.
Le Capitaine, en chemise blanche et pantalon bleu marine, ouvrait la marche. Il était chaussé de sandales en toile, comme pour souligner le caractère sportif et informel de leurs retrouvailles. Le veston jeté avec négligence sur l’épaule, il avait retroussé ses manches et avançait tête nue, comme Matilda. Il semblait en forme après l’été : il avait un bronzage flatteur et un pas élastique.
Alors qu’ils venaient de tourner pour s’engager sur le sentier forestier et qu’il s’était assuré qu’aucune oreille indiscrète ne traînait à proximité, le Capitaine lui avait dit qu’il avait pensé à elle chaque jour, se demandant où elle était et comment elle allait.
Matilda n’en croyait pas un traître mot.
Au printemps déjà, il lui avait soumis l’idée d’une balade sur le littoral, suivie d’un déjeuner en tête à tête – mais à l’époque elle avait refusé. Sa proposition d’aller à Westend étant restée sans suite, leur destination serait aujourd’hui Munksnäs.
Ils s’y étaient rendus à bord de son auto qu’il avait garée près du Golf Casino, puis ils avaient longé le bord de mer. La promenade de la plage était belle et bien entretenue. Quant à la plage de sable en tant que telle, qui se déployait à l’endroit où le sentier forestier s’arrêtait, c’était un ravissement pour l’œil avec ses plongeoirs et ses pontons, ses cabines de bain aux abords de la clairière.
Flânant sur l’un des pontons, ils plongèrent chacun une main dans l’eau et constatèrent qu’elle avait une température idéale pour la baignade. Quelques semaines plus tôt, l’endroit devait à coup sûr fourmiller de monde : aux cris d’enfants émerveillés se superposaient certainement les éclats de rire d’adolescents à la voix rauque car en pleine mue ; cependant que des dactylettes de la même espèce que Matilda, assises sur des couvertures, buvaient du café ou de la limonade en grignotant des biscuits au beurre tout en jasant sur les amies absentes et les stars de cinéma. Mais, avec la rentrée des classes, les élèves avaient déserté les lieux et, dans les bureaux, on travaillait à plein régime : il n’y avait absolument personne sur la plage à part le Capitaine et elle-même.
On était un mardi, il n’était pas loin de 13 heures, et Matilda avait sollicité la permission de quitter son secrétariat entre midi et 15 heures : elle était submergée de travail ce jour-là mais avait promis de compenser son absence en restant au bureau jusqu’à 8 heures du soir. Thune avait hoché la tête en signe d’approbation, mais l’avocat Hansell – qui conférait avec lui en cet instant – n’avait pas manqué de pincer les lèvres.
À Thune, elle avait déclaré qu’elle partait déjeuner avec Fanny, ensuite elles iraient à Tempo acheter un dessus-de-lit et quelques ustensiles de cuisine pour la mère de Fanny et Reinhard, qui était dans le besoin.
D’une certaine manière, tout était plus facile depuis que Thune avait fait la connaissance de Fanny, Konni et Tuulikki, depuis qu’il avait vu que Matilda avait une vie en dehors du cabinet d’avocat. L’issue de la rencontre entre Konni et l’avocat avait été malheureuse, mais tout laissait à penser que ce dernier avait tiré un trait définitif sur la sauterie au Mikado : il n’en avait pas reparlé après leur retour de vacances.
Le mensonge comportait ses risques, bien sûr. Au moment où Matilda quitta le bureau pour rejoindre le port de Havshamnen, elle prit conscience que Fanny pourrait l’appeler au bureau – auquel cas son alibi tomberait à l’eau. D’un autre côté, Fanny ne la contactait jamais au travail. Et ni Thune ni Hansell ne répondaient au téléphone en cas d’absence de leur secrétaire. Le risque était somme toute minime.
Le premier mois consécutif à la pause estivale avait été industrieux. Les vacances et le changement de domicile avaient fait des merveilles sur Thune : il était revenu au bureau jovial et énergique, presque un nouvel homme. Matilda aussi s’était sentie reposée. Elle avait profité de ses semaines d’inactivité pour lire, écouter la radio et aller au cinéma – parfois avec Fanny, le plus souvent seule. Elle avait passé quelques jours avec Tuulikki et les enfants dans la petite maison de Konni, en périphérie de Turku ; ce dernier profitant du jour de relâche au Mikado pour prendre le train d’Helsinki et venir les voir. Le reste du temps, elle n’avait pas quitté son appartement de la rue Mechelingatan.
Fin août, le neveu de Thune, Rolf-Åke Hansell, les avait rejoints. Il y avait eu, au début, des atermoiements sans fin autour du jeune juriste et de sa position au sein du cabinet. Thune avait modifié l’ameublement de l’office pour son neveu, liquidant les fauteuils sang-de-bœuf (au grand soulagement de Matilda qui détestait leur couleur et le cuir plus encore), commandant un bureau neuf à Hansell. Un serrurier avait fabriqué un jeu de clés supplémentaire et, tant au bas de l’immeuble que sur leur porte, le concierge avait scellé une plaque en cuivre flambant neuve affichant la nouvelle raison sociale.
Cabinet d’avocats associés Thune & Hansell. Cela avait des accents de puissance, d’autorité.
Hélas, l’avocat Hansell et Matilda ne s’entendaient pas bien : il se comportait avec mépris envers sa sténodactylo, s’adressant à elle avec des paroles laconiques et péremptoires. Quant à Matilda, elle répondait d’une voix chaque jour plus étouffée.
Au bout de plusieurs semaines, elle s’était demandé si son chef n’avait pas remarqué le silence glacial qui s’était installé dans leur bureau. De plus, Hansell n’était pas un employé ordinaire, il était également actionnaire minoritaire. Même si Thune était décisionnaire en tout : il l’avait expressément souligné à sa secrétaire une semaine avant l’arrivée de son neveu. Mais Thune avait fort à faire de son côté, tant avec ses clients qu’avec la rédaction d’un article destiné au journal du soir Svenska Pressen – portant sur « la situation européenne », avait-il indiqué à Matilda lorsqu’elle avait osé lui poser la question ; en conséquence il était pour ainsi dire aveugle et sourd à son entourage. Elle en venait à regretter les discussions franches qui les avaient rapprochés au printemps et au début de l’été. Mais elle était soulagée : plus ils parleraient, plus grand serait le risque qu’il apprenne des choses qu’elle ne voulait pas qu’il sache.
Le déjeuner tomba à l’eau : le café était fermé comme le reste de la plage municipale. Le Capitaine suggéra qu’ils poursuivent leur promenade au-delà des ponts, jusqu’au quartier de Tarvaspää où ils pourraient admirer le manoir du peintre Gallen-Kallela, qui lui servit d’atelier à Helsinki jusqu’à sa mort en 1931, et ensuite qu’ils reviennent sur leurs pas pour se sustenter d’un smörrebröd chaud ou d’une bonne assiette de soupe au Golf Casino. Jetant un œil à sa montre, Matilda répondit : « Allez, qu’à cela ne tienne ! »
Sur le chemin du retour, en repassant sur la plage, elle décida de dénouer son chignon. Elle avait encore plus chaud que tout à l’heure, transpirait encore plus, et ses cheveux pourtant parfaitement relevés se défaisaient : des boucles et des mèches rebelles pendaient n’importe comment. Elle s’immobilisa sur le sable, au bord du rivage, ôta les pinces et épingles qui maintenaient son chignon, les rangea dans son sac à main – puis elle secoua la tête pour que ses cheveux retombent en place sur ses épaules.
Sur le chemin forestier, alors qu’il marchait de guingois derrière elle, le Capitaine tendit la main pour lui caresser les cheveux. Un geste qu’il effectua avec rapidité, à la dérobée – mais elle frémit, se figea, se retourna et l’observa.
Elle ne dit rien, elle l’observa simplement.
Juste avant, le Capitaine venait de deviser un long moment à propos des Sudètes, dont il était beaucoup question dans les journaux. Il avait paru très concerné – Matilda, qui ne s’intéressait pas vraiment à la grande politique, ne l’avait écouté que d’une oreille. Après coup, force lui était d’admettre qu’elle aurait été incapable d’affirmer si le Capitaine se trouvait du côté des Tchèques ou des Allemands des Sudètes.
Et soudain : cette main dans ses cheveux ; ce mouvement impulsif et tendre.
Mais aussi insatiable. Matilda le sentait : la voracité tapie dans son geste.
Elle avait éprouvé une grande fierté en constatant qu’elle avait appris à lutter contre les vagues de peur et de dégoût qui la submergeaient lorsque le Capitaine s’approchait trop. Elle qui avait coutume de dissimuler ses sentiments à autrui était certaine qu’il n’avait rien décelé, ni au Mississippi ni à l’English Tea-Room : même lorsqu’il avait posé sa paume sur ses doigts, elle s’était très vite reprise et lui avait souri en laissant un bref instant sa main ainsi recouverte.
Là, elle n’y était pas arrivée : l’effleurement fut si brusque, si inattendu, qu’elle perdit la face et fit tomber le masque.
Même si, en soi, la caresse n’était pas désagréable.
Mais elle venait de lui. De lui et d’aucun autre. Pour couronner le tout, il ne savait pas qui elle était.
Il la touchait, passait une main dans ses cheveux – ne savait pas qui elle était.
Et comme si ça ne suffisait pas, il était le premier : le premier homme à la toucher depuis… oui, depuis combien de temps ?
Sept ans. Un peu plus de sept ans.
Il n’y eut aucun déjeuner pris sur le pouce au Casino.
Elle ne le voulait ni ne le pouvait. Plus à ce moment-là.
Plus dès lors qu’elle s’arracha au premier instant qui l’avait vue se figer sur le sentier forestier et, ahurie, fixer le Capitaine ; plus dès lors qu’ils ressortirent de la forêt et longèrent à nouveau la promenade de la plage, superbe et lumineuse, et qu’elle chercha un prétexte.
Alors qu’en fait l’explication aurait dû venir de lui, du Capitaine – mais cette pensée ne surgit en elle qu’après leur séparation.
Matilda déclara que, hélas, elle ne pouvait rester aussi longtemps qu’ils l’avaient prévu initialement ; qu’ils devraient certainement se passer de déjeuner et plutôt rentrer en ville : des montagnes de travail l’attendaient au bureau, nettement plus qu’elle ne se l’était imaginée le jour où ils avaient décidé de cette excursion.
Le Capitaine ne la crut pas, évidemment.
Elle lut la surprise et la honte sur son visage, et sut dès lors qu’il avait compris que c’était à cause de cette main qu’il avait passée dans ses cheveux – pour cette seule et unique raison.
À sa stupéfaction s’ajoutait aussi une nuance d’irritation, mais aussi de colère.
Et, probablement, la pensée : Que s’est-il passé ? Je lui ai juste caressé les cheveux, avec délicatesse et douceur. Et c’est notre troisième rendez-vous. Elle devrait pourtant le comprendre, bon sang ! Elle devrait comprendre que je suis un homme, que nous avons un cinq-à-sept parce que j’ai pour elle un… intérêt.
Oui. Elle lisait dans les yeux du Capitaine cette question qu’il se posait : Mais qu’est-ce que c’est que cette femme ?
Une question qui éveillait en lui une certaine épouvante. Mais comportait peut-être aussi un défi. Une stimulation, une attirance.
Et sans doute la pensée : Une vulgaire dactylo qui se figure être dans son bon droit quand elle se défend – ha !
Il consentit toutefois à ses explications sans moufter. Et la pria d’accepter ses excuses pour s’être mal comporté envers elle : il n’avait nullement l’intention de lui faire peur ou de blesser son honneur. Il affirma que, croyant distinguer l’ombre du dieu de l’instant propice, il s’était allé à la tendresse, s’était laissé emporter par la douceur de l’instant, rien de plus.
Il la reconduisit en silence.
Ils se turent pendant la quasi-totalité du trajet vers le centre-ville. Néanmoins, alors que roulant sur l’avenue Åbovägen ils se rapprochaient de la halle sportive de Tölö et de l’ancienne usine de sucre, il quémanda l’autorisation de la revoir.
Malgré… sa mésinterprétation.
Il le formula ainsi : « Malgré ma mésinterprétation d’aujourd’hui. »
Voilà comment s’exprimaient les hommes de la trempe du Capitaine et de Thune.
Ils employaient des mots qui obligeaient les gens ordinaires à prendre du temps pour tenter d’en comprendre la signification exacte et ainsi s’assurer (du moins se le figuraient-ils) une longueur d’avance.
Ce qu’ils ignoraient, ou savaient mais s’en fichaient, c’est que les gens ordinaires éclataient de rire dès qu’ils avaient le dos tourné.
Elle ne répondit pas à sa question. Ils continuèrent leur trajet en auto sans échanger une parole. Elle lui demanda de ne pas passer par la rue Henriksgatan mais plutôt de faire un détour par le port ouest. À hauteur de la place Sandvikens, elle lui demanda de s’arrêter et de la laisser descendre : elle voulait marcher dans le parc Sinebrychoff puis, sur le chemin, s’acheter dans une boulangerie un friand ou un pirojki. Elle n’avait pas faim, elle souhaitait simplement rester seule un moment et réfléchir.
Lorsqu’elle sortit du véhicule, le Capitaine réitéra sa question – qui à l’inverse de tout à l’heure n’avait plus la moindre trace d’humilité et ressemblait davantage à un indéfinissable entre-deux, à un salmigondis de désir et d’ordre.
– Laissez-moi vous revoir. Je veux me racheter. Je me comporterai en gentleman, je vous le promets. Dites-moi que vous voulez me revoir.
– Je ne sais pas, répondit-elle.
Elle était contente que son numéro ne figure pas dans l’annuaire officiel des abonnés au téléphone, auquel cas il se serait mis à l’appeler à toute heure du jour et de la nuit, elle le savait.
– Puis-je éventuellement avoir votre numéro de téléphone ? demanda-t-il, comme s’il venait de lire ses pensées. Pas au bureau, celui-là je l’ai déjà. Mais chez vous. Vous m’avez dit que vous vous étiez fait installer une ligne.
– Non. Je ne vous donnerai pas mon numéro. Vous pourrez sans mal l’obtenir, de toute façon, mais je vous prierai néanmoins de vous abstenir.
Ils en restèrent là.
En tout état de cause, elle savait : si le Capitaine voulait réellement la revoir, alors une nouvelle missive lui parviendrait au bureau, pliée dans l’une de ces petites enveloppes.
– Vous rentrez plus tôt que prévu…, lâcha Thune, étonné, quand elle prit place dans son secrétariat, tandis qu’il jetait un coup d’œil par la porte de son bureau.
– Oui, Fanny et moi avons été rapides aujourd’hui.
Ce ne fut qu’une demi-heure plus tard, en allant aux toilettes, qu’elle se rendit compte que ses cheveux étaient décoiffés et qu’un petit morceau de pâte feuilletée lui était resté au coin de la bouche (en dernier ressort, elle s’était acheté un friand dans une boulangerie de la rue Vävaregatan). Pas très gracieux, mais pas une catastrophe non plus.
Hansell avait terminé sa journée et Thune était occupé de son côté – il avait rapidement retiré sa tête de l’entrebâillement de la porte qu’il avait refermée aussitôt après ; puis, quelques instants plus tard, le cliquetis de sa machine à écrire s’était mis à résonner derrière la cloison. Comme il écrivait rarement à la machine – c’était le travail de Matilda –, elle présuma qu’il se consacrait à son article.
Après la caresse dans la forêt, les nuits redevinrent difficiles et l’insomnie se remanifesta.
Matilda essaya de penser aux films qu’elle avait vus et à ceux qu’elle verrait, elle essaya de penser aux tâches qui l’attendaient au bureau, elle essaya de ne penser à rien.
Ça ne lui était d’aucun secours : son corps se souvenait.
Tout était écrit sur sa peau, bouillonnait dans ses entrailles, tendait et contractait ses muscles.
La première nuit où il avait imposé sa présence à côté d’elle.
Une semaine, peut-être dix jours après son arrivée dans le deuxième camp d’internement. Il ne se passait pas une journée sans que de nouvelles prisonnières leur soient amenées depuis le camp de la famine, un transfert suivait l’autre. Ici, on leur servait un peu plus de nourriture : un hareng salé ainsi que du vrai pain, et tant pis s’il était moisi ; elles avaient même droit à quelques pommes de terre, qui elles aussi avaient un goût de moisi, ce n’était pas grave, au moins elles étaient cuites.
Ce soir-là, les femmes de la caserne de Matilda venaient de faire leur toilette à l’eau tiède conservée dans des cuves en bois, elles-mêmes placées dans un renfoncement du camp. Seuls quelques gardes les surveillaient, de jeunes garçons suffisamment bien élevés pour se tourner pendant que les prisonnières étaient nues.
Ç’aurait été mentir que d’affirmer qu’elle allait bien. Mais tout était relatif. Alors, à cette aune, elle allait moins mal qu’avant, moins mal que depuis longtemps. Les dernières nuits, elle avait dormi plusieurs heures d’affilée ; un matin, son ventre recommença à fonctionner. Certes, elle devait pousser affreusement, et ce qui sortait était dur comme de la pierre et ne venait qu’à moitié, la condamnant à y mettre une main pour faciliter un peu les choses. Mais au moins elle n’avait plus aussi mal au ventre.
En outre, elles avaient été déplacées dans le petit dortoir : Loviisa, Lea, Milja Matilda et cinq autres du camp de la famine. Les femmes qui n’avaient pu les suivre les jalousaient. Lea, qui ne mâchait jamais ses mots, déclara que, comparé à ce qu’elles avaient vécu, on avait presque l’impression de mener la vie de château et d’avoir une salle de réception rien qu’à soi. Le dortoir, en plus d’avoir une superficie convenable, était équipé de quatre châlits où elles dormaient à tour de rôle, ce qui leur permettait de passer par terre une nuit sur deux seulement.
Donc, la nuit après qu’elles eurent mangé des pommes de terre moisies et du hareng, après leur toilette, Milja Matilda dormait sur une couchette du châlit situé le plus près de la porte. Elle se réveilla en pleine nuit et écouta le souffle endormi de ses codétenues. Certaines ronflaient, pas très loin d’elle mais pas tout près non plus, car même si leur dortoir était plus petit que les autres, il n’en demeurait pas moins grand.
La caserne était située dans une clairière et, comme il y avait des nuages, il faisait sombre dans le dortoir bien que les nuits soient plus lumineuses en ce début juin. Il s’était mis à pleuvoir ; la pluie était même violente, les gouttes frappaient les fenêtres et, si Milja Matilda tendait l’oreille, elle percevait leur martèlement contre les tuiles de la toiture.
Elle était allongée, ne bougeait pas, écoutait, et de temps à autre il lui semblait percevoir une respiration plus saccadée, plus éveillée, quelque part parmi les prisonnières assoupies – celle de Lea, selon toute vraisemblance. Lea, qui en était à son sixième ou son septième mois de grossesse, commençait à avoir des nuits difficiles : le bébé donnait des coups de pied dans son ventre, ce qui l’obligeait à aller souvent faire pipi.
Ou s’agissait-il de quelqu’un d’autre ? Quelqu’un qui ne faisait pas partie des détenus, quelqu’un qui ne devait pas se trouver ici en ce moment ? Était-ce pour cela que Milja Matilda s’était réveillée en sursaut, au milieu de la nuit ?
Avant même qu’elle ait eu le temps de décider si elle allait s’asseoir dans son lit pour inspecter du regard l’obscurité de la pièce, et ainsi obtenir la confirmation de son intuition, elle la sentit brusquement : la main. Puissante et déterminée. Sur sa bouche et son visage. Pendant que l’autre main cadenassait les siennes, que le bras poussait tout son corps contre le châlit. Et, comme si ça ne suffisait pas, il bloquait sa cuisse contre sa hanche, afin d’être tout à fait sûr qu’elle reste tranquille.
Dans l’effroi qui la saisissait, elle sentait que lui aussi tremblait de tous ses membres.
Il lui chuchota à l’oreille : « Ne crie pas. Ne parle surtout pas. Et ce sera plus simple pour nous deux. »
La première fois, il ne dit rien de plus. Il ne l’appela pas Mademoiselle Milja ni autre chose.
Les respirations lourdes et éparses, les quelques ronflements, dehors la pluie et les rafales. Mais sinon le silence. De lui, presque aucun bruit. Sinon celui de sa main relevant autant de tissu que nécessaire, tirant, tâtant. Pendant que l’autre main était toujours fermement plaquée sur son visage. Et si entre-temps il n’avait plus la cuisse appuyée contre sa hanche, il verrouillait sa jambe en la coinçant entre les siennes, en continuant de chercher. Il était à présent étendu contre elle, collé à elle, la tête au niveau de sa clavicule, un peu plus bas qu’au début. Il tremblait encore plus. Il lui écarta les cuisses, et il ne fallut pas longtemps pour qu’elle le sente, qu’elle le sente fouiller, fourrager puis pousser, puis la pénétrer. Cela lui fit si mal, tellement mal, qu’elle haleta. Mais il avait certainement anticipé sa douleur car, à cet instant précis, il pressa encore plus fort la main sur sa bouche et ne desserra son étreinte qu’un minimum, juste assez pour qu’elle ait suffisamment d’air et n’étouffe pas. Il se mit à avoir le souffle plus lourd, d’abord lourd et lent, mais ensuite lourd et rapide, sans cesser de bouger en elle – jusqu’à ce que ce soit terminé. Et bien qu’il reste silencieux, bien qu’elle-même n’émette pas le moindre son, elle savait que d’autres entendaient ; pas toutes, puisqu’elle percevait toujours les respirations régulières du sommeil ainsi que de petits ronflements, mais une ou plusieurs des autres prisonnières – et si tant est qu’il n’y en ait eu qu’une, alors Lea était celle-ci.
Après ne lui parvint qu’un froissement étouffé de vêtements ; sans doute remonta-t-il son pantalon, sans doute y enfonça-t-il les pans de sa chemise – il disparut aussi subrepticement qu’il était apparu.
Elle demeura éveillée jusqu’au lever du jour. Et, rétrospectivement, elle ne se souvenait pas d’avoir pleuré ou d’avoir eu des émotions particulières. Au matin, elle constata qu’elle avait deviné juste : elle vit dans les yeux de Lea et de quelques femmes qu’elles savaient. Elles ne dirent cependant rien.
Et cela devait continuer. Il vint la voir une poignée de fois cet été-là, peut-être six, peut-être sept, elle en perdit le compte pendant que ça se produisait. Mais il était pour le moins étrange qu’il vienne la voir, elle et nulle autre, dans un camp où plus de mille femmes étaient internées ; et tout aussi étrange qu’il ait jeté son dévolu précisément sur elle, puisqu’il n’avait pu garder d’elle un souvenir marquant que le jour de l’auscultation par le médecin. Sinon, il ne l’avait vue qu’une seule fois de près, dans la lumière du jour, l’après-midi de son arrivée dans le camp d’internement : il s’était moqué d’elle, de sa nudité, de son apparence, même si ses commentaires n’avaient pas été aussi grivois que ceux des autres. Il la trouvait immanquablement, bien que juillet touche à sa fin et que les nuits soient désormais très noires, bien qu’elle change chaque soir de couchette, cela ne lui était d’aucun secours. En même temps, comment pouvait-elle en être si sûre ? Peut-être après tout imposait-il sa présence à d’autres filles les nuits où il la laissait tranquille, où elle réussissait à dormir, peut-être cette conviction qu’il venait la voir elle et seulement elle n’était-elle que le produit de son imagination, elle ne le savait pas, tout ce qu’elle savait c’était qu’il la retrouvait systématiquement ; il la trouvait quoi qu’il arrive et quoi qu’elle fasse : alors il s’allongeait derrière elle et plaquait une main ferme sur sa bouche. Une nuit, il s’allongea directement sur elle, alors qu’elle dormait sur l’une des paillasses posées à même le sol, pleine de taches et déchirée de partout si bien que les brins de paille lui entaillaient le dos comme des pointes de couteau – et cette nuit-là il lui serra la gorge des deux mains, une manière supplémentaire de s’assurer qu’elle ne ferait pas le moindre bruit ; elle observa son visage légèrement éclairé par le clair de lune par la fenêtre : il avait les paupières closes, presque scellées, et le visage tourné ; quand le spasme final contracta son corps, il lui comprima la gorge avec une telle force qu’elle crut vivre pendant quelques secondes ses tout derniers instants, elle crut qu’elle allait étouffer, qu’elle allait enfin mourir, qu’il n’y avait personne en ce monde capable de l’empêcher ; elle cherchait désespérément de l’air, et cette fois encore aucune des autres prisonnières ne faisait mine de vouloir intervenir par un geste ou une parole, au point qu’elle prit l’habitude de se dire que, si elles étaient éveillées, elles ne réagissaient pas dans l’espoir secret que l’homme dans le dortoir ne s’aventure jamais auprès d’elles.
Les semaines consécutives au rendez-vous raté avec le Capitaine, la demoiselle Milja se manifesta, avec un acharnement nouveau. Le plus souvent, elle apparaissait accroupie derrière le fauteuil rouge ou assise sur l’appui de fenêtre de la chambre, après que Matilda se fut couchée, et la sondait avec ses yeux noir charbon. Il arrivait également qu’elle se matérialise au bureau, ce qui ne s’était encore jamais produit, du moins pas sur ce mode surprenant et insistant : brusquement elle se tenait dans le secrétariat, débitant les insanités les plus crasses et les plus embarrassantes à la figure d’une Mme Wiik sans défense, si proprettement installée devant sa machine à écrire.
Matilda se cuirassait le mieux possible, familière des propos que lui distillait la demoiselle Milja et qui ne variaient guère. Or celle-ci passa à l’échelon supérieur et se montra des plus impitoyable, lui assenant le soir et la nuit des choses qu’elle n’avait jamais osé dire jusque-là, toutes plus ahurissantes les unes que les autres, notamment que Hannes n’avait pas du tout refait sa vie loin d’Helsinki (émigré aux Amériques ou en Suède, ainsi que Matilda se l’imaginait) mais que, après l’avoir assassiné, elle, Matilda, avait plongé son cadavre dans un marécage ou l’avait découpé en morceaux qu’elle avait ensuite jetés dans la mer, du haut des différents ponts de la ville. N’est-ce pas ? Oui, sans doute, insistait la demoiselle Milja ; sans doute certains des ossements humains retrouvés dans le quartier de Tattarmossen étaient-ils ceux de Hannes. Matilda ne se rappelait-elle pas ce triste fait divers, à l’automne 1931, peut-être… Oh, que si ! L’automne 1931, juste après, comme par hasard, la disparition de Hannes – ha ! Car quel alibi avait-elle en définitive pour cette soirée d’été, elle qui prétendait que Hannes avait fait ses valises et était parti sans un mot, hein ? Des excuses de cet acabit, on ne les lisait que dans les mauvais romans ! Et par quel mystère la police ne l’avait-elle pas interrogée ? On serait plutôt enclin à penser que les forces de l’ordre auraient dû commencer là : par cet homme disparu sans laisser de traces. Et que leur travail aurait dû continuer ici : avec ce cadavre en morceaux impossible à identifier et retrouvé à peine quelques mois plus tard au nord de la capitale.
– Arrête ! Je t’en supplie, arrête ! murmurait Matilda, les yeux baignés de larmes, allongée dans son lit où elle essayait de s’endormir, assise dans le fauteuil où elle essayait d’écouter le concert de variétés musicales à la radio.
Les programmes retransmis par la tour émettrice de Lahti étaient enfin diffusés sans perturbations ni fritures – mais les perturbations se trouvaient désormais à l’intérieur même de l’appartement, car la demoiselle Milja n’était pas du style à battre en retraite sous prétexte qu’on le lui demandait. Au contraire, cela n’apportait que davantage d’eau à son moulin et la stimulait encore plus, elle mâchait et remâchait, ressassait et régurgitait les mobiles les plus monstrueux prouvant par a plus b que seule Matilda pouvait être l’assassin de Hannes. Et tiens, ajoutait la demoiselle Milja, prenons cette histoire scabreuse avec le directeur Hoffman : dans la mesure où Mme Wiik avait réagi au bureau avec autant de violence à un geste certes un tantinet déplacé mais dans le fond tellement insignifiant, pourquoi Matilda n’aurait-elle pas à l’appartement planté le couteau à pain ou les ciseaux à volaille dans le torse de Hannes quand celui-ci n’en faisait qu’à sa tête ?
Et s’il n’y avait que toutes ces horreurs que la demoiselle Milja inventait à longueur de temps, mais non, il y avait aussi son allure effrayante : ses cheveux hirsutes et ébouriffés, son regard fixe et exalté, sa façon de se ronger les ongles et les peaux jusqu’au sang.
L’une de ces soirées ténébreuses, Fanny lui téléphona pour lui proposer d’aller au cinéma. Il était vraiment temps que Matilda voie La Fiancée du chasseur, estimait-elle : tout le monde l’avait vu et, personnellement, ça ne la dérangeait pas d’y retourner.
Elles prirent rendez-vous pour le lendemain soir, dans la rue Glogatan. Au salon de thé Karl Fazer, elles savourèrent leur gâteau aux amandes avec un café, entourées de collégiennes ricanantes et de lycéens tapageurs.
– Tu as l’air un peu fatiguée, dit Fanny, inquiète. Toi qui étais si pimpante, si joyeuse après les vacances…
– Je vais bien, se contenta de répondre Matilda. Je n’ai jamais été aussi bien.
Le cinéma Kino-Palats ne se trouvait qu’à deux pâtés de maisons, mais la pluie les obligea à courir – l’asphalte détrempé était glissant et luisant, l’automne avait fini par arriver.
Elle n’aima pas le film. Pas uniquement parce que la présence au générique de Santeri Soihtu lui manquait et qu’elle trouvait ce jeune premier de Kullervo Kalske à mourir d’ennui. Non, tout simplement : elle détestait les films qui mettaient en scène des soldats et des hommes en uniforme, encore plus lorsque ces soldats étaient en guerre. Elle préférait les histoires romantiques des temps anciens, dans lesquelles un hussard ou un officier de la garde, issu du peuple, veillait sur une princesse ou une infante dont il était secrètement épris mais dont il ne pouvait obtenir la main – en fin de compte ils tombaient amoureux l’un de l’autre puis s’enfuyaient ensemble ; lors du dénouement les jeunes tourtereaux s’embrassaient sur la bouche et se sauvaient à bride abattue, ils échappaient à la cruelle sentinelle du roi tandis que les gardes juchés sur leurs chevaux écumants tiraient, tiraient encore et encore sur les deux fugitifs sans jamais atteindre leurs cibles.
Vers la fin du film, la demoiselle Milja interrogea Matilda en chuchotant : avait-elle remarqué que l’un des gardes blancs ressemblait tellement au Capitaine jeune qu’il pourrait être son jumeau ?
La ressemblance n’avait en effet pas échappé à Matilda qui, lorsqu’elle en eut la confirmation définitive, fut prise d’un malaise – pas violent au point qu’elle doive vomir, mais la tête lui tournait et elle avait mal au ventre.
Dans la scène finale, les hommes scandèrent : « Vive la Finlande libre et indépendante ! », avant de chevaucher sur un champ de bataille en proie au chaos et de croiser leurs sabres pendant que les coups de feu faisaient rage autour d’eux. L’indisposition de Matilda augmenta d’un cran supplémentaire et, sans qu’elle s’en aperçoive, elle enfouit sa main au creux de celle de Fanny et la serra.
– Oui, ce n’est pas merveilleux ? soupira celle-ci dans le noir. Reinhard déteste ce film, mais moi je le trouve à tomber à la renverse.
Matilda comprimait désormais la main de son amie, si fort que Fanny sursauta.
– Aïe ! Mais qu’est-ce que tu fabriques ? Ça fait mal !
Sa brutalité était involontaire ; mais, dans la lumière vacillante de l’écran, Matilda distingua du coin de l’œil que Fanny avait tourné la tête vers elle, et elle sut ainsi que son amie venait de comprendre qu’elle ne trouvait pas du tout le film merveilleux et qu’autre chose l’avait poussée à attraper sa main avec une telle férocité.
– Mais qu’est-ce qui t’arrive, Tilda ? s’étonna Fanny. Qu’est-ce que tu as à la fin ?
– Garde ma main dans la tienne, Fanny, c’est tout ce que je te demande. Laisse-moi tenir ta main encore un peu.
La poigne de Matilda était moins convulsive à présent et, si Fanny ne bougea pas, un bouleversement s’était opéré en elle : comme si elle s’était figée – elle était en tout cas nettement plus réservée, Matilda s’en rendit compte. Le film terminé, lorsque les lumières se rallumèrent lentement dans la salle, Fanny retira sa main. Elle le fit d’un geste rapide et déterminé. Puis, lorsqu’elles sortirent sur le cours nord de l’Esplanade et rejoignirent la station de tram, elle n’était plus du tout la Fanny joyeuse de toujours : elle marcha aussi silencieusement et aussi plongée dans ses pensées que Matilda.