XVIII

Pendant les onze années d’existence du Club du mercredi, la saison d’automne avait immuablement commencé le troisième mercredi de septembre ; la seule exception ayant été en 1934, lorsque Thune s’était fixé en Suède et que la confrérie avait momentanément suspendu ses activités. Or la réunion de ce septembre 1938 tomba elle aussi à l’eau. Nul n’avait le temps : chacun prétexta être débordé, qui dans les affaires, qui par des meetings, qui au bureau. Tous – sauf ce pauvre Joachim, à nouveau interné – semblaient astreints à travailler plus dur chaque année. Sans doute était-ce leur âge qui exigeait son tribut, songea Thune ; ou sans doute n’était-ce que l’ultime floraison désespérée, les années tumultueuses avant qu’ils ne se voient contraints d’accepter que pousser leur moteur à ses extrémités serait vain : ils ne soutiendraient plus le tempo des jeunots.

Le maître de céans cet automne était censé être Robert Lindemark. Il prit soin de téléphoner aux autres clubmen pour savoir si, éventuellement, ils pouvaient faire une entorse au programme et consentir à repousser leurs retrouvailles d’automne au premier mercredi d’octobre plutôt qu’au troisième de septembre.

La perspective de cette soirée chez Lindemark avait glacé le sang de Thune : il savait pertinemment qu’il ne pourrait résister à l’envie de débusquer des traces de Gabi, tout comme il savait qu’il en trouverait. Des connaissances communes lui avaient indiqué qu’elle passait plus de temps chez Robert – où, à en croire l’informateur de Thune, elle possédait un bureau et un placard rien qu’à elle – qu’entre les murs du deux-pièces qu’elle louait dans la rue Albertsgatan.

Lorsque Lindemark appela Thune pour connaître son point de vue sur le redémarrage du club cet automne, il entama la discussion en prenant des nouvelles de son installation à Munksnäs : s’était-il acclimaté ?

Cette même journée, Thune s’était avoué qu’il ne s’y plaisait pas du tout. Certes, le lotissement de maisons mitoyennes était pittoresque, d’autant que chaque logement possédait à l’arrière son jardin privatif. Néanmoins, malgré sa structure en duplex, la maison de ville paraissait étroite ; sans parler des trajets en tramway le matin pour se rendre dans le centre ainsi que des retours dans les faubourgs le soir venu qui, tous, semblaient aussi longs que des jours sans pain. Les rames étaient sans cesse bondées et Thune n’avait aucune peine à s’imaginer la puanteur qui y flotterait sitôt que la pluie puis l’hiver s’installeraient pour de bon : des relents de cheveux sales, des odeurs de gants en laine humides et de chien mouillé.

Aussi répondit-il à Lindemark qu’il s’y plaisait à merveille : la vie à Munksnäs était paisible et l’air frais, ce changement de cadre ne pouvait pas mieux tomber, le rythme effréné du centre ne lui manquait pas un instant. Avant même que Robi n’ait eu le temps de commenter ses paroles, Thune regretta que leur ami Jary traverse une nouvelle phase de spleen : ses épisodes de maladie survenaient avec une fréquence accrue. Puis il opta pour une espèce de contre-attaque en demandant si l’été de Lindemark avait été plaisant – ils avaient passé leur temps libre dans la villégiature familiale fahlcrantzienne au sud d’Esbo, Gabi et lui, n’est-ce pas ? Et comment se portait ce vieux Boris Fahlcrantz ? Toujours aussi hargneux et réactionnaire ? C’était toujours de la mauvaise herbe, ce vieux barbon, non ? Lindemark para la batterie de questions avec élégance en répondant que, non, ils n’avaient pas fait le déplacement jusqu’à l’archipel des Sommaröarna : ils avaient entrepris un long voyage, Gabi et lui, à la fin de l’été, car à ce moment-là de l’année l’Europe méditerranéenne était au summum de sa beauté – et d’ajouter :

– Tu en connais un rayon, Coturne.

Encore une fois, la fragilité de Thune se manifesta. A posteriori, il se maudirait d’avoir réagi ainsi – tant pis, il ne pouvait plus rien y changer. À cet instant très précis, il n’avait pas été assez cinglant, posant une nouvelle question, celle qu’il n’aurait jamais dû formuler :

– Vous êtes allés sur le lac de Garde ?

– Non, répondit Lindemark d’une voix faussement ingénue. Nous n’en avons pas eu le temps. Pourquoi ?

 

La réunion dans la rue Villagatan ne fut pas aussi pénible pour Thune qu’il l’avait redouté.

Assurément, il repéra quelques traces laissées par Gabi, bien que Robi ait fait son possible pour les dissimuler. S’il avait pris soin de fermer à clé la porte de la chambre à coucher, et si aucun placard n’était ouvert, celle donnant sur la bibliothèque transformée en pièce de travail l’était. Thune avisa, sur le plus petit des deux bureaux, dans le coin, la machine à écrire Underwood de Gabi rangée dans son étui, et il compta sur une étagère de la bibliothèque quatre exemplaires du Coussin de soie.

À une heure tardive de la soirée, Thune déambula jusqu’à la bibliothèque. Il s’assit devant le bureau hébergeant l’Underwood et fuma une cigarette. Il lui sembla humer de légers effluves : un parfum flottait dans la pièce après le passage de Gabi, de la même manière qu’il avait cru reconnaître, à la Villa russe de Söderskär, et bien qu’elle fût partie, une émanation de Mlle Segersven. Cette fois, la fragrance était différente : un bouquet conjugué de Chanel no 5, de feuilles mortes d’automne et de ces cigarettes Twenty Gold qu’affectionnait Gabi. Il fut titillé par la tentation d’attraper les recueils de nouvelles pour voir lequel des quatre exemplaires du Coussin de soie avait été dédicacé à Robi. Il s’en garda, pour la paix de son âme, écrasa le mégot et rejoignit les autres.

 

Ce mercredi tombait donc le 5 octobre, soit deux jours après qu’Hitler fut entré en Bohême et eut croqué ses Sudètes, au grand malheur des Tchèques et à la grande jubilation des Allemands de cette région.

Le Club du mercredi délibéra de la question tchécoslovaque. Bien sûr déçu par les accords signés à Munich, Robi Lindemark traita Chamberlain et Daladier de sinoques naïfs qui venaient de laisser filer la dernière chance d’un équilibre des forces en Europe centrale. Alors que Zorro Arelius donnait l’impression d’être amplement satisfait, Guido Röman se rallia prudemment aux idées de Lindemark, mais sans cette dispersion intellectuelle dont il était coutumier. Popol Grönroos se fendit de son laïus : grosso modo, les bourses mondiales réagiraient positivement à la conférence de Munich.

Une chaise demeurait vide, comme si souvent ces dernières années : celle de Joachim Jary.

L’ambiance était feutrée. Tous, y compris les frangins Arelius et Lindemark, qui exposaient leurs opinions avec calme et pondération, faisaient preuve d’une disposition à écouter ce que l’antagoniste avait à dire. Comme si, songea Thune, chacun avait compris que la guerre – la vraie, la grande – venait d’effectuer un pas supplémentaire vers eux et se trouvait désormais si proche qu’ils en entendaient le grondement.

La seule provocation lancée au cours de la soirée prit la forme d’une tentative essoufflée, menée par Robi Lindemark. Dans une revue de psychiatrie, il avait lu un article sur les pathologies sexuelles dont l’auteur, prétendait-il, affirmait que certaines filles du Bund Deutscher Mädel, le pendant féminin des Jeunesses hitlériennes, s’excitaient tout habillées, au garde-à-vous, en faisant le salut nazi et en criant « Heil, Hitler ! » jusqu’à ce qu’elles atteignent l’orgasme. Las : avec un sourire oblique, Arelius et Grönroos le prièrent de cesser ses âneries et d’appeler plutôt son aide de maison pour qu’elle leur apporte d’autres drinks.

Quelque chose rongeait Thune de l’intérieur, qui n’avait rien à voir avec l’agitation et le tumulte des temps présents.

Pour la première fois depuis la création de leur confrérie – ou presque, à plusieurs reprises, durant le printemps, de telles pensées l’avaient effleuré mais il les avait toutes refoulées –, il songea que le rôle joué jusque-là par le Club du mercredi était devenu caduc et qu’il valait mieux lui réserver un enterrement de première classe.

 

Quand la rencontre perdit de son allant, Lindemark prit Thune à part, désireux de savoir s’il avait un moment à lui accorder pour un petit tête-à-tête. Ils s’isolèrent dans la bibliothèque et, là, le médecin-psychiatre demanda à l’avocat :

– Tu as Le Coussin de soie, j’imagine ?

– Je l’ai acheté à la Librairie académique le jour de sa sortie, répondit froidement Thune.

Se raclant la gorge, Lindemark eut l’air de vouloir ajouter un commentaire, mais il changea de sujet :

– Il était très bien, ton article dans le Svenska Pressen. Rigoureux et bien rédigé. Toutefois, ton désir de voir naître une union paneuropéenne m’a surpris, je te l’avoue. Ce rêve a vécu, hélas d’ailleurs. Est-ce que Zorro, Popol ou Guido t’ont dit quelque chose ?

– Très franchement, je crois que ni Zorro ni Popol ne l’ont lu. Sans quoi j’en aurais pris pour mon grade au cours de la soirée. Quant à Guido… non, lui non plus n’a rien dit. Mais, comme d’habitude, il a la tête pleine de résultats de football et de matchs de boxe.

– Tu as sans doute raison, et sur tous les points, dit Lindemark dans un sourire. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai évité de te faire des compliments là-bas, tout à l’heure. J’ai préféré ne pas prendre de risques inutiles. On ne veut pas créer de bisbilles quand on invite. La prochaine réunion sera sous ta responsabilité. Et dans ta maison, de surcroît. Si on est en droit de l’espérer… ?

La question mit Thune mal à l’aise. Il espérait néanmoins que ça ne se lisait pas sur son visage.

– Naturellement, répondit-il.

Mais il était bien obligé de reconnaître qu’il n’avait pas réussi à feindre le moindre enthousiasme.

Ils se tenaient devant l’étagère de la bibliothèque qui accueillait les quatre Coussin de soie et l’atmosphère était plombée. Thune voyait que Lindemark déplaçait son poids d’un pied sur l’autre : visiblement, il n’avait pas dit tout ce qu’il avait sur le cœur.

– Autre chose ? s’enquit Thune.

– C’est juste que…, commença Lindemark, hésitant, avant de prendre son courage à deux mains et de poursuivre : Oui, voilà. Je me demandais si tu voudrais bien venir à Kopparbäck un de ces jours, déjeuner et…

– Vraiment ? l’interrompit Thune. Et qu’est-ce qu’on va fêter ?

Lindemark prit un air déçu et gêné.

– S’il y avait vraiment un motif que j’espérais ne pas t’entendre avancer, c’était bien celui-là.

Et, avant même que Thune n’ait eu le temps de riposter, il continua :

– Ce n’est pas le déjeuner qui est important ce coup-ci, Coturne. La raison en est la suivante : Jogui te réclame. Je me disais donc que, dans la mesure où je te prie de venir et de m’aider, la moindre des choses que je puisse faire est de t’inviter à déjeuner.

– Jogui me réclame ? répéta Thune, songeur. Et de quelle manière veux-tu que je t’aide ?

– Jogui ne va pas bien du tout, Coturne, expliqua Lindemark, d’une voix grave. Il est extrêmement angoissé et, très franchement, je ne sais plus à quel saint me vouer. De nous tous, tu es celui en qui il a le plus confiance. Et ça a toujours été le cas. Te voir le calmerait un peu. Alors, tu viendras ?

– Je ne sais pas. Je suis trop fatigué, dans l’immédiat, pour prendre une décision. Et je dois jeter un œil dans mon calepin, avec Roro et Mme Wiik. Appelle-moi dans quelques jours.

 

En vérité, Thune désenchantait un peu plus chaque jour. Un désenchantement qui avait moult raisons.

La foule lui manquait : le fourmillement humain dans son ancien quartier de la rue Högbergsgatan, les familles s’adonnant à leur promenade du dimanche vers l’église ou le bord de mer. Le soir, dans le faubourg de Munksnäs, les rues étaient désertes et silencieuses ; même dans l’avenue Stora-Allén on ne voyait âme qui vive, rien que ce maudit bitume détrempé qui scintillait sous les gouttes de pluie, rien que les feuilles mortes aux couleurs glauques qui collaient aux pavés telles des taches brunes sur la peau des personnes âgées. Parfois bringuebalait un tramway d’où des faces blafardes sondaient l’obscurité automnale. C’était tout, et c’était l’unique signe de vie ambiante.

Thune se languissait de Mme Leimu, de son art culinaire, des petites surprises qu’elle lui réservait constamment, de son sirop de cassis et des bocaux de champignons séchés qu’elle rapportait si souvent après des visites chez sa sœur. Qu’il n’ait jamais osé goûter les poêlées de champignons nappés de sauce à la crème qu’elle confectionnait était une tout autre affaire : il avait sans arrêt eu peur que des bouts d’amanites, qu’elles fussent tue-mouches ou vireuses, ne se soient égarés parmi les morceaux de girolles, de lactaires et de bolets ; il redoutait par-dessous tout la mort par empoisonnement. Toujours est-il que Mme Leimu lui manquait. De surcroît, il asphyxiait chez lui à cause de l’atmosphère qu’intoxiquait sa nouvelle aide de maison, Gunvor Johansson, mutique et renfrognée. Certes, elle était suédophone et relativement jeune, mais cela ne compensait pas son humeur massacrante.

L’article de Thune, publié dans le journal du soir Svenska Pressen, lui avait valu des éloges, sous la forme de courriers des lecteurs ou de congratulations émanant de collègues et amis qui, le croisant dans la rue, l’interpellaient pour le féliciter.

Mais il avait aussi rencontré une forte opposition, et ses contempteurs étaient issus de camps très différents.

Quelqu’un avait visiblement informé Zorro Arelius de l’existence de l’article car, deux jours après la réunion du Club chez Lindemark, il adressa à Thune une carte postale. Au recto, elle représentait la photographie d’un rapide bouillonnant en liberté ; au verso figuraient deux opinions : « J’ai beaucoup d’amis qui se sont fourvoyés, mais tu restes le cas le plus gravement atteint. Quand je m’en irai faire la guerre, je partirai même pour toi. Confraternellement, Lorens. »

La missive d’Arelius n’était qu’un début.

Quelques jours plus tard, le quotidien suédophone Hufvudstadsbladet ouvrit ses colonnes à un éditorial, non signé, qui entamait une polémique indirecte avec Thune. Derrière la réserve, le message était clair : bridé par la législation, distillé en des doses homéopathiques, le nationalisme n’en demeurait pas moins un élan positif, dont la critique excessive d’une part affaiblissait l’unité interne de la Finlande et sa volonté de se défendre, d’autre part mangeait dans la main de Staline, du Komintern et d’autres forces du mal. L’auteur de la diatribe s’était offusqué de l’aphorisme employé par Thune pour terminer son article, que ce dernier avait pourtant longuement peaufiné et trouvait fort élégant : « Le chauvinisme et le nationalisme sont des maladies coriaces. La lecture et les voyages en sont les meilleurs remèdes. »

Et quand, quelques jours plus tard encore, dans le quotidien finnophone et fénomanne Uusi Suomi, un certain Timo commenta l’article de Thune, il s’en prit à la même formulation en la jugeant antipatriotique. Sinon, sa glose ressemblait en substance à celle publiée dans Hufvudstadsbladet.

L’auxiliaire de justice Thune était certes un humaniste bien-pensant mais, estimait ledit Timo, naïf dans son analyse de la modernité européenne. Aussi l’avocat en venait-il à colporter des idées devant lesquelles il aurait sûrement reculé pour autant qu’il eût un tant soit peu réfléchi avant de bâcler sa rédaction digne d’un lycéen. Il souffrait aussi – un point qui stupéfiait Timo dans la mesure où Thune avait travaillé dans deux des légations les plus importantes de la nation – de l’outrecuidance et du pédantisme classiques, propres aux intellectuels irresponsables : dans la mesure où le scribouillard savait que ses opinions et propositions ne souffriraient jamais l’épreuve de la dure réalité, ce devenait alors un jeu d’enfant de s’abandonner aux conjectures et de dégainer sans réfléchir.

Le lendemain du réquisitoire signé Timo, Lindemark téléphona à Thune pour savoir s’il viendrait ou pas à Kopparbäck saluer Jary. Celui-ci répondit par l’affirmative, ils fixèrent un jour de la semaine suivante, puis Lindemark conclut la discussion en demandant comment Thune avait accueilli la critique.

– C’est très bien qu’une meute parle, commenta-t-il laconiquement. Mieux vaut encore ça qu’un troupeau qui s’accroupit et se tait.

– Comme tu dis vrai, commenta Lindemark. Je crois néanmoins que tu n’as aucune envie de savoir ce que les chemises noires écrivent sur toi dans leur torchon d’Ajan Suunta. Il faudrait tout de même que le ministre de l’Intérieur se résolve à interdire ces tristes sires du Mouvement populaire patriotique : ils franchissent la limite de l’intolérable dès qu’ils en ont l’occasion.

– Arrête de ménager la chèvre et le chou, s’il te plaît, et va jusqu’au bout de ta pensée, lâcha Thune en s’évertuant à adopter le ton le plus léger possible. Qu’est-ce qu’ils écrivent ?

– Oh, leurs salades habituelles. Mais cette fois avec un vocabulaire un peu plus grossier. Ils disent en substance que tu es un cosmopolite décadent, un traître à la patrie qui insulte la terre nourricière.

– Que je suis juif, tu veux dire ?

– Voilà. Ou plutôt : la rumeur prétend que tu as, dixit, « des ascendances sémites ».

 

L’autre motif, celui-ci taraudant, qui contribuait au désenchantement de Thune, se cristallisait en la personne de son récent associé, à savoir son neveu Roro, alias le juris doctor Rolf-Åke Hansell.

Ça n’avait rien à voir avec le travail fourni ; à cet égard, Roro dépassait les attentes de son oncle qui les avait pourtant placées très haut. Il était parvenu à remporter un procès compliqué d’une manière brillante : le client du cabinet d’avocats associés Thune & Hansell avait été acquitté, écopant d’une simple amende pour un délit dont la peine maximale pouvait aller jusqu’à quatre ans d’incarcération.

Quant aux clients dont Roro assurait la défense, ils étaient tous pantois d’admiration et de confiance devant leur nouvelle vedette.

L’un d’eux n’était autre que Leopold Grönroos. Ce dernier s’était tellement entiché de Roro qu’il avait suggéré d’apporter un capital d’argent frais afin d’aider les deux magistrats à consolider et améliorer leur cabinet. Et de dire à Thune : « Les grands talents, il faut les soutenir. » Ça tombait bien : Rolf-Åke Hansell était précisément un talent de cette trempe.

Thune était tenté d’inviter Grönroos à concrétiser sa proposition. La transaction lui permettrait de tirer des bénéfices de la firme, qui à leur tour lui permettraient tant d’amortir le crédit contracté à la banque que de rembourser le prêt consenti à l’époque par maman Esther, cet argent dont elle n’avait de cesse de lui ressasser l’existence.

Roro et Popol. Sans doute était-ce là la mélodie de l’avenir, songea Thune en se sentant à la fois épuisé et optimiste. Dans l’hypothèse où Popol et Roro se chargeaient respectivement des investissements et des exploits juridiques, ce vieux Coturne pourrait peut-être se retirer, engranger les recettes de son cabinet d’avocats et se consacrer à l’écriture d’articles audacieux que le gratin de la politique étrangère ainsi que les pontes de la presse de ce pays consacreraient leur temps et leur énergie à éplucher, accueillir ou rejeter.

Hélas, il y avait un cheveu dans le potage.

Thune avait en effet toujours considéré Roro comme la preuve réjouissante que la pomme peut tomber très loin de l’arbre, que les enfants ne se sentent pas nécessairement liés aux restrictions de leurs parents et ne sont pas voués à répéter les erreurs de leurs ancêtres. Une composante importante de ce constat étant bien sûr – Thune avait du mal à se l’avouer mais, dans ses heures d’auto-dissection, il l’admettait – que le jeune Hansell admirait son oncle maternel pour sa modernité et sa libre-pensée.

Roro le lui avait montré pas plus tard qu’au printemps dernier lorsqu’ils avaient déjeuné au Continental, à Stockholm.

Or, plus maintenant.

L’état d’esprit du neveu envers l’oncle avait changé. Son attitude portait la marque d’une rudesse, d’une aversion ostensible qui les conduisaient à être en désaccord sur à peu près tout. Sur un mode civilisé, aucun doute là-dessus : tous deux appartenaient pour partie aux mêmes lignées, pondérées et circonspectes, des Thune et des Hjorth – Esther, la mère de Thune et par conséquent la grand-mère de Roro, étant née Hjorth. Quoi qu’il en soit, Thune sentait que la mésentente était profonde. Et, plus le temps passait, plus leurs altercations se succédaient, plus l’aversion devint réciproque : Thune se surprit à avoir en horreur ce neveu qu’il aimait tant autrefois. Pourtant, il s’efforçait de résoudre le conflit en se rétractant autant que faire se pouvait, alors que Rolf-Åke passait automatiquement à l’attaque en tirant à boulets rouges sur les positions et les points de vue de son oncle.

Tout le mois de septembre, ils se chamaillèrent à propos de la revendication des Sudètes par Hitler. Pendant leurs querelles, Rolf-Åke soulignait le besoin des Allemands d’un espace vital pour leur langue et leur culture : il s’agissait tout de même du peuple de Goethe, de Schiller, de Beethoven ; un peuple qui s’était imposé la tâche de nettoyer les puantes écuries d’Augias de la République de Weimar, et de se dresser comme un rempart contre la barbarie marxiste. Il rabâchait tellement ce laïus que sa métaphore du rempart et des écuries d’Augias constituait une litanie autant que son unique argument.

Un jour où Thune fut mortifié par un discours d’Hermann Göring dans lequel il traitait les Tchèques de misérables pygmées sans origine connue ni culture et leur pays de mesquin petit bout d’Europe, Roro répondit que le maréchal s’était certainement rendu responsable d’un simple impair, une erreur de langage qu’il convenait d’observer à la lumière des conflits actuels et qui, par conséquent, était tout à fait excusable. Par ailleurs, soutenir que les races étaient de valeur égale revenait à fuir la réalité de manière bien lâche, affirmait Roro. Et d’ajouter que, hélas, la plupart des hommes étaient des poules mouillées : même un grand poète tel que Schiller était tombé dans le piège sournoisement tendu par les nihilistes des valeurs, même lui avait poétisé sur un avenir où les hommes seraient frères. Alors que, en vérité, les grandes cultures évoluées possédaient davantage de profondeur et une plus grande valeur absolue que les cultures sous-évoluées ; sans le concours des grandes cultures, les éléments les plus primitifs et souvent les plus ingrats de l’humanité n’auraient pas eu la moindre possibilité de s’élever vers de nouveaux stades de l’évolution. Les grandes cultures, attestait Roro, portaient le reste de l’humanité, comme jadis le titan Atlas portait la voûte céleste sur ses épaules, et quiconque refusait de le voir était atteint de cécité et dépourvu de jugeote.

Rolf-Åke était toujours débordant d’impressions engrangées lors de son voyage en Allemagne avec Elin.

Ils avaient conversé avec de jeunes Allemands, du même âge qu’eux, qui adoraient faire leur Reichsarbeitsdienst, ce travail obligatoire pour le bien du Reich pendant lequel ils marchaient le long des routes, la pelle sur l’épaule, en chantant à gorge déployée. Sur les plages de sable blanc de la côte baltique, Roro et Elin avaient vu des jeunes gens et jeunes filles pratiquer la gymnastique nue. Le désir manifesté par les naturistes de se sculpter un corps sain leur avait plu, de même qu’ils s’étaient extasiés devant leur joie de vivre et la beauté simple de leurs jeux. Pour autant, Roro avait une attitude ambivalente face à ce spectacle ; car d’autres Allemands ne lui avaient pas caché que le nudisme constituait l’une des armes secrètes employées par les marxistes : les bolcheviques avaient pris pour habitude d’infiltrer les associations naturistes pour ensuite ourdir leurs intrigues en feignant de se repaître des bienfaits du sport et du soleil en tenue gymnique.

Roro avait posé des questions sans détour aux jeunes Allemands. Avec une sincérité identique, ceux-ci avaient indiqué que, non, la nouvelle Allemagne et toute sa jeunesse derrière elle ne voulaient pas la guerre, leur Führer non plus d’ailleurs. Tout ce que voulait la nouvelle Allemagne, assurait Roro, c’était bâtir sa prospérité et choyer sa propre culture dans la paix et la liberté. De plus, Roro, loin de succomber à la timidité, avait interrogé ses rencontres de passage au sujet des Juifs, de la loi de protection du sang allemand, des camps de travail et de tout le reste. Un jeune homme qu’Elin et Roro avaient énormément apprécié (« Gunnar a tranché son pain et sa saucisse en trois parts égales, il a tout partagé avec nous comme un frère avec ses propres sœur et frère ») avait répondu à leurs questions, avec sérénité et presque humilité : « Mais voyons, il est évident qu’une nation qui s’est fixé de grands objectifs a besoin d’un matériel humain sain pour développer sa population. En outre, c’est bien connu, seuls les plus forts et les meilleurs survivent dans la nature, pourquoi en irait-il autrement dans la civilisation ? »

 

Les premières semaines de septembre, Thune s’engagea parfois avec Rolf-Åke dans une polémique verbale.

Ne voulant paraître ni arrogant ni pontifiant, il taisait devant son neveu les observations ironiques qui lui traversaient l’esprit. Il se remémora un mouvement de jeunesse allemand très en vogue pendant son enfance et son adolescence : Wandervogel – l’« oiseau migrateur » éponyme constituant par ailleurs son emblème, sous la forme d’un héron majestueux dessiné dans une esthétique Art nouveau. Thune trouvait que Roro, quand il se rengorgeait et devisait avec pathos sur la grandeur des cultures de la vieille Europe, ressemblait au volatile stylisé des Wandervogel. Thune soupçonnait également qu’une bonne dose d’énergie sexuelle avait sous-tendu les contacts exaltés de Roro et de son Elin chérie avec leurs congénères germaniques pendant leur voyage en Allemagne. Deux jeunes gens amoureux lancés dans un périple commun à travers un pays où la jeunesse se figurait qu’elle venait de se redresser, tel le Phénix (toujours ces volatiles !) renaît des cendres grises de son passé. Il ne faisait pas l’ombre d’un doute que Roro et sa fiancée avaient éprouvé une attirance érotique pour la gymnastique nue qu’ils avaient vue pratiquer sur les côtes baltiques ; puis les sentiments de honte minant Roro l’avaient astreint à formuler une réprobation idéologique, basée sur les peurs des bolcheviques et du marxisme.

Thune ne s’en ouvrit nullement à Rolf-Åke. Il lui dit simplement – et il s’appliqua à se montrer déférent dans le choix de son vocabulaire – que la vie et les voyages, et avant tout les rencontres humaines, lui avaient appris que les appels au combat et autres cris de ralliement, aussi légitimes et a priori aussi intelligents qu’ils soient, pouvaient cacher autre chose. Cet autre chose n’était dans le meilleur des cas qu’une impatience et une colère, au demeurant tout à fait compréhensibles face à l’incomplétude de l’être humain et de la vie sociale. Et cette impatience, concéda Thune, avait servi au cours de l’histoire quantité d’objectifs louables ; jusqu’à ce que, souvent, la jeunesse perce l’hypocrisie et la corruption du monde tel que les anciens l’avaient construit en se remplissant avidement les poches aux dépens des autres. Mais, il sommeillait aussi des forces endiguées qui, lorsqu’elles se manifestaient de façon débridée, constituaient une menace réelle à la coexistence humaine dans la paix. Parfois, certains slogans portaient l’empreinte d’un désir extatique de pureté, un désir si abstrait que les individus qui en étaient la proie se montraient incapables de décrire ce que cette vie pure devait censément contenir, et encore moins de définir ce qu’ils voulaient purifier. Ou alors, ces slogans portaient l’empreinte d’un désir tout aussi impérieux d’assister à des victoires parfaites et incontestables, dont la nature, à différentes époques et circonstances de notre histoire, avait fourvoyé l’être humain en l’incitant à abandonner ses instincts démocratiques et à se mettre à haïr et mépriser son prochain.

Las : Rolf-Åke n’avait plus aucune envie d’écouter les paroles de son oncle maternel – il était devenu belliqueux et frénétique. Thune ne pouvait éviter de remarquer son comportement : quand ils débattaient l’un en face de l’autre à la même table, il sentait le plancher trembler sous les mouvements du pied de Roro qui trépignait pendant que son oncle parlait. Un après-midi, alors que Thune venait de disserter au sujet de l’héritage autoritaire légué par la Prusse, Roro déclara avec emphase, en appuyant sur les mots qu’il adorait et sur ceux qu’il exécrait :

– Mais les Allemands croient vraiment en leur Führer. Ils éprouvent de l’amour pour lui, tonton. Est-ce qu’il t’est si difficile de comprendre à quel point c’est stimulant ? Tous ces philosophes de comptoir que j’ai été obligé de me farcir… Tous ces ratiocineurs de quatre sous que j’ai été obligé d’écouter dans les cafés, au Fazer ou au Bronda… Tous ces gugusses qui prétendent croire en quelque chose mais que j’ai percés à jour ! Qu’est-ce qu’ils apporteraient de mieux, hein ?

 

Peu à peu, Thune finit par renoncer définitivement. Rolf-Åke et lui s’adressaient de moins en moins la parole. La porte séparant l’ancien office et le bureau de Thune demeura fermée, les deux avocats conféraient uniquement en cas de nécessité absolue, pour le bien du cabinet et des clients.

Aux divergences idéologiques s’ajoutait le reste, à l’avenant : les détails du quotidien, les petites nuances, la façon de s’adresser la parole.

Thune percevait chez Rolf-Åke des traits de caractère qu’il n’avait jusque-là pas repérés.

Roro terminait systématiquement les fameux scones fabriqués par Ryker’s que Thune adorait, sans faire le moindre effort pour descendre aux halles en acheter une nouvelle boîte. Il ne demandait pas non plus à Mme Wiik de s’en charger. Il se contentait de bâfrer.

Roro se fendit d’un sourire goguenard lorsque Thune, par une chaude journée de septembre, se présenta au travail en débardeur et en mocassins gris. Ce dernier s’était mis en tête de revêtir une tenue jeune et sportive ; or Roro fit remarquer que le débardeur était de plusieurs tailles trop petit et que les mocassins étaient une invention d’efféminés.

Mais le pire, c’était sa manière de traiter Mme Wiik : hautaine, condescendante, parfois même hostile. Alors que la secrétaire était si patiente et si douée. Thune ne comprenait pas pourquoi son neveu adoptait une telle attitude : il n’y avait pas de raisons valables. Aussi, la seule explication à ses yeux était que Roro se comportait en indécrottable fils de sa sœur Ulla, consciente des différences de classes, et du très royaliste Sigurd Hansell ; simplement, cet atavisme ne se dévoilait que maintenant.

De temps à autre, lorsqu’il le voyait malmener Mme Wiik ou lorsqu’il l’entendait la rabrouer, il en venait à regretter de l’avoir accepté au sein du cabinet en tant qu’avocat associé : si son neveu avait été un employé ordinaire, Thune l’aurait licencié sur-le-champ.

Quelquefois, il prenait conscience que les conversations du printemps et de l’été derniers lui manquaient plus qu’il ne voulait le reconnaître. Mme Wiik et lui n’étaient plus seuls au bureau, et la présence agressive de Roro excluait toute confidence. Les échanges intellectuels entre l’avocat et sa secrétaire n’étaient pas marqués à ce point du sceau de la confidence, n’empêche : Thune se languissait de loin en loin de leurs causettes.

En plus, Thune avait la sensation qu’un non-dit s’était insinué entre eux. Les vacances avaient connu un début calamiteux dès l’instant où il avait commis l’erreur d’accepter la proposition de Mme Wiik de l’accompagner à cette sauterie au Mikado. Tout pour ça pour quoi ? Un Konni pour le moins rustre lui avait arrangé le portrait, avec une violence bien inutile selon Thune. Celui-ci convenait en son for intérieur qu’il ne s’était guère illustré par une conduite de gentleman envers Mme Ahlbäck – en tout état de cause, la réaction de Konni avait été l’exemple révélateur d’un abus de légitime défense. Et comme si ça ne suffisait pas, dès le lendemain, la voix brisée par l’angoisse, Mme Wiik s’était empressée de lui téléphoner, porteuse d’un véritable cahier de doléances qu’elle s’était elle-même imposées. Elle souhaitait d’abord s’assurer que Thune ne comptait pas déposer plainte contre son frère, ensuite qu’elle garderait son emploi chez lui à l’issue des vacances, enfin que son patron ne lui imputait pas la responsabilité de l’incident au dancing.

Ce dont, dans les trois cas de figure, il n’avait nullement l’intention. Dans le secret de son âme, il savait qu’il était trop attaché à Mme Wiik pour franchir ce pas.

 

Ce fut dans cet état d’esprit, alors que Thune était seul au cabinet d’avocats en cette soirée d’octobre, qu’il reçut une communication de Sergueï Guerassimov.

Roro et Mme Wiik étaient rentrés chez eux depuis quelques heures déjà.

Thune sentait son habituelle réticence intérieure à l’idée du long trajet en tramway pour rejoindre Munksnäs où cette duègne de Mlle Johansson allait pour la énième fois lui servir une nourriture soit réduite en bouillie, soit transformée en savate. Il repensa avec regret aux fauteuils sang-de-bœuf qu’il avait vendus à Zorro Arelius, qui les avait disposés dans la salle d’attente de son cabinet médical. S’ils s’étaient encore trouvés dans son bureau, Thune aurait alors passé un coup de fil chez lui afin de libérer son aide de maison, puis il aurait dormi en position assise dans l’un des deux.

Il pleuvait dehors, une pluie d’automne morose et persistante. En raison d’un vasistas ouvert, le silence dans l’arrière-cour amplifiait le tambourinement léger des gouttes et le répercutait jusqu’à l’intérieur du bureau. Juste avant que ne retentisse la sonnerie du téléphone, Thune envisagea de mettre le Boléro sur son gramophone mais se ravisa.

Guerassimov fut surpris de le trouver encore au travail à cette heure-ci. Il avait d’abord essayé de le joindre à son domicile et, personne ne décrochant, il s’était dit que ça ne lui coûterait rien de tenter sa chance au bureau.

– Tu ne devrais pas moisir au cabinet, plaisanta Guerassimov avec une sévérité feinte dans la voix. Tu devrais sortir plus souvent. Guincher et fricoter. Il faut que tu fasses la connaissance d’une nouvelle femme, Coturne. Il est grand temps que tu cesses de penser à Gabi.

– Oui, oui, répondit-il, agacé. Qu’est-ce que tu veux, Guerra ?

– Figure-toi que, hier au Kämp, j’ai fait ripaille avec Victor Hoffman. Un bon et long déjeuner, où je me suis amusé comme un petit fou. On a même eu le temps d’aborder tous les sujets possibles et imaginables. Et justement, je me suis permis de lui poser cette fameuse question qui te turlupinait.

– Quelle question ? demanda Thune, la tête ailleurs.

– Celle que tu as soulevée quand nous étions chez Zorro, l’été dernier.

À ces mots, il lui rapporta ce que le directeur Victor Hoffman, désormais à la retraite, lui avait dévoilé des raisons qui poussèrent en son temps Mme Wiik à quitter avec précipitation la société de transport Hoffman & Laurén où elle bénéficiait pourtant d’une bonne place.

– Mais Hoffman a fermement insisté sur le fait que, jusqu’à son départ, elle était une employée impeccable. Très compétente et très souple.

Quand Thune reposa le combiné, il se dirigea vers l’armoire en chêne située dans le coin le plus sombre et le plus poussiéreux de la pièce. Il en ouvrit un battant, sortit une bouteille de whisky, alla chercher un verre dans la kitchenette, regagna son bureau, se tourna vers le gramophone et, alors, mit le Boléro de Ravel.

Il resta au travail une heure supplémentaire, écouta le Boléro deux fois de suite en sirotant à petites lampées son whisky. À intervalles réguliers, il poussait des soupirs résignés en songeant : Comme si je n’avais pas assez de soucis et de problèmes à résoudre.