Il arrivait de plus ou plus souvent à Thune de se réveiller vers 5 ou 6 heures du matin. Parvenant rarement à se rendormir, il était devenu un lève-tôt. En ce mercredi 19 octobre aussi il se leva de bonne heure. Ils avaient fixé leur rendez-vous à 8 h 30, mais à 8 h 10 il attendait déjà devant le bâtiment hébergeant le club de gymnastique d’Helsinki, dans la rue Lilla Robertsgatan. C’était un matin maussade, sans un souffle de vent – et, quand le tramway dépassa le parc d’Hesperia, la baie de Tölö était dissimulée par le brouillard, presque invisible.
Thune ne put s’empêcher de repenser à cette matinée d’octobre, deux ans plus tôt. Il était monté dans l’auto de Lindemark, garée devant l’école Brobergska, à un pâté de maisons seulement du lieu où il se tenait en ce moment même. Le temps était clair malgré un vent fort et, pendant le trajet, il avait révélé à son chauffeur tout savoir de leur relation, à Gabi et à lui. Thune se souvenait aussi de leur déjeuner dans la salle à manger du logement de fonction dont bénéficiait le médecin chef dans la magnifique clinique : il avait regardé par la fenêtre, en direction du parc où les érables vibraient dans le vent, où leur feuillage jaune et rouge tourbillonnait dans l’air – et une pensée n’avait cessé de l’obséder : planter la lame d’un couteau dans le ventre de son ami.
Lindemark était ponctuel comme à son habitude : une minute avant la demie, il surgit à l’angle de la rue Högbergsgatan et stationna son automobile, la même Opel Olympia, devant Thune. Ils poussèrent jusqu’au croisement de Skillnaden, descendirent le cours sud de la promenade de l’Esplanade, continuèrent vers le quartier de Kronohagen. Thune avait toujours admiré les talents de conducteur de Lindemark. Robi était un pilote hors pair : il roulait avec calme et assurance, comme un homme sûr de sa direction et de sa détermination. Aujourd’hui néanmoins, sa manière d’appréhender le véhicule trahissait une légère inconstance, atypique chez lui, tout en saccades : il les transportait un soupçon trop pied au plancher, il changeait de vitesse avec un brin de précipitation, autant de manœuvres qui l’obligeaient systématiquement à donner des coups de frein brutaux aux carrefours en enfilade.
Thune avait un vilain commentaire sur le bout de la langue – critiquer un autre homme pour son style de conduite revenait à le traiter implicitement d’impuissant –, mais choisit de le garder pour lui. Robi Lindemark et lui ne s’étant plus fréquentés seul à seul depuis ce fameux déjeuner en 1936, la nervosité du psychiatre était on ne peut plus naturelle – peut-être même avait-il peur. Thune, pour sa part, toujours perdu dans les pensées qui avaient jailli en lui alors qu’il attendait sur le trottoir de la rue Lilla Robertsgatan, ne put résister à briser le silence tendu et déclara, tandis qu’ils montaient la longue côte de l’avenue Tavastvägen :
– Eh oui… Le divorce sera entériné courant décembre. À partir de là, vous aurez le champ libre.
Lindemark ne répondit pas et se contenta de fixer la route en silence. En raison du brouillard tenace, le quartier manufacturier de Sörnäs était aussi nébuleux et flou que la baie de Tölö tout à l’heure. Thune vit que Robert avait les mâchoires serrées et que les os de sa main blanchissaient tant il se cramponnait au volant.
Quand des ouvriers firent mine de franchir la route, Lindemark freina pour les laisser traverser puis passa la première, écrasant si fort la pédale d’accélérateur que le moteur s’emballa et les chevaux caracolèrent. Il lâcha alors :
– Tu te méprends totalement sur notre situation dont, soit dit en passant, Gabi et moi sommes très satisfaits. Pour autant que je sache, nous n’avons jamais parlé de mariage.
La réprimande en creux de son ton cassant riva le clou à Thune : celui-ci se tut jusqu’à ce qu’ils aient parcouru une certaine distance sur la nationale qui les menait au nord, vers Helsinge puis Tusby et enfin Kopparbäck. Et il mit à profit le long silence dans lequel ils demeuraient tous deux emmurés pour regretter sa réflexion. Quand il reprit la parole, il déclara :
– Je te demande pardon. C’était grossier de ma part. Mais je n’ai pas pu m’empêcher de repenser que ça fait deux ans pile que… Si tu comprends où je veux en venir…
Lindemark lui jeta un coup d’œil scrutateur avant de reposer son regard sur la route. Il se racla la gorge et répondit :
– Évidemment que je comprends. Et je t’ai déjà dit à quel point je suis navré. Et combien j’ai honte, aussi. Je ne mérite pas que tu sois assis en ce moment à côté de moi.
Ces mots intimidèrent Thune, qui se demanda s’il devait révéler à son ami qu’il avait fantasmé de lui planter un couteau dans le ventre. En même temps, il savait que c’était lui et lui seul qui avait mis le sujet sur le tapis et que, par conséquent, il incombait à lui et lui seul de baisser les armes et de renoncer à cette discussion, sans quoi cette atmosphère plombée risquait de durer indéfiniment.
Il laissa passer quelques minutes supplémentaires de silence, au cours desquelles il envisagea de confier à Lindemark les tracas que lui causaient tant Roro que Mme Wiik. Il changea d’avis et décida plutôt d’entrer dans le vif du sujet de la journée :
– Parlons plutôt de Jogui. Qu’est-ce qui m’attend aujourd’hui ? Ai-je des raisons d’avoir peur ?
Pendant son adolescence, Thune vit deux personnes perdre la raison. La première était une cousine adulte, le second un camarade d’études à la faculté de droit : un jeune homme très brillant issu d’une famille pauvre – la cadence infernale du travail universitaire eut raison de ses nerfs. Thune assista aux prémices de l’effondrement mental de ces deux êtres qui advint, pour l’un comme pour l’autre, dans le cadre d’une soirée d’agréments ; et il n’osa jamais leur rendre visite à l’hôpital où ils furent ensuite internés. De plus, chaque fois qu’il avait déjeuné avec Robert Lindemark dans sa clinique de Kopparbäck, il ne s’était pas rendu dans les différents services, se limitant à la très sélecte et lumineuse villa de style fonctionnaliste mise à disposition du médecin chef.
Thune était épouvanté par les maladies mentales, épouvanté à la seule idée de la folie : le grand récit sur la capacité de l’être humain à analyser et organiser, qui le différenciait si distinctement de l’animal, renfermait un contre-récit implacable. La vision du monde de Thune reposait sur un pilier fondamental, à savoir le principe de la rationalité. Son moi profond s’insurgeait avec véhémence, plus que ça même : Thune était anéanti par la peur et la frustration dès l’instant où se rappelait à lui la manière ingrate et parfois irrévocable dont l’homo logicus pouvait se décomposer pour être remplacé par une créature capricieuse, fourbe, dysfonctionnelle, apathique ou hyperactive, absconse, souffrant de dissociation des idées et d’une affectivité déséquilibrée, représentant un danger tant pour elle-même que pour les autres. Cependant, jamais Claes Thune n’avait considéré Joachim Jary ainsi, ni dans sa jeunesse, ni plus tard. Tous deux se connaissaient beaucoup trop bien pour que Jogui devienne aux yeux de Coturne un être impénétrable – et, pendant des années et des années, Thune s’était cramponné à sa perception selon laquelle Jogui était simplement malheureux, sans doute un peu hypernerveux, un peu surexcité, mais pas plus. Ces douze derniers mois, et cela fut conforté par les dires du psychiatre Robert Lindemark, il avait été contraint d’accepter le fait que leur ami d’enfance errait le long d’un chemin qui, rapidement et impitoyablement, le conduisait dans les ténèbres.
Or Thune n’était pas uniquement ce juriste ultrarationnel et pragmatique qu’il s’acharnait à vouloir devenir. Il était également un homme cultivé, amateur d’art, nanti à son corps défendant d’une bonne dose d’imagination ; tant et si bien que, en ce qui concernait la clinique de Kopparbäck, cette imagination lui jouait plus d’un tour.
Le domaine hospitalier dans son ensemble – le parc magnifique, les allées gravillonnées flanquées de buissons, mais surtout le bâtiment principal, avec ses façades blanches et ses enfilades rectilignes de fenêtres – respirait l’hygiène et le progrès sur un mode des plus convaincant. En outre, Thune avait le vague pressentiment que Lindemark s’était fait un nom dans sa branche en donnant invariablement la préférence à des méthodes douces qui privilégiaient la psychanalyse et la démarche thérapeutique. Or, n’ayant jamais mis les pieds dans des services de soins et ne s’étant jamais allongé sur le divan d’un psychanalyste, Thune avait de l’institution psychiatrique l’image d’un asile de fous tout droit sorti de chez Dante ou Dickens. Il voyait, comme une impression rétinienne, un hospice peuplé d’aliénés crasseux, trempant dans des baignoires en fonte craquelées, remplies d’une eau glauque, où parmi les patients figuraient le marquis de Sade ainsi qu’un Marat galeux, se grattant le corps avec une telle frénésie que des lambeaux de peau tourbillonnaient dans l’air tels des flocons de neige avant de retomber lentement sur le sol. Il voyait l’hospice de la Salpêtrière où, devant un parterre de candidates émerveillées, des femmes hystériques nageaient dans les bras du docteur Charcot, cependant que l’écho des hurlements des internées se répercutait dans les autres salles de l’hôpital. Il voyait aussi des images qui lui apparaissaient nettement plus anciennes, dans lesquelles des loques humaines enchaînées à des murs en pierre, au fond de cavités opaques, passaient leur temps à ruminer avec un air amorphe ou à dodeliner de la tête d’avant en arrière de manière incontrôlée. Il entendait des complaintes, il distinguait des épaves vêtues de guenilles lacérées qui peinaient à cacher leurs parties génitales. Thune ignorait d’où lui venaient ces images épouvantables mais, instinctivement, il les associait à la neige et au froid. Peut-être, songea-t-il dans une tentative pour rester objectif et cartésien, les tirait-il de Dostoïevski, de Gogol ou d’un des grands écrivains russes décédés ; à moins qu’il ne les ait lues chez l’un de ces auteurs suédois qui s’inscrivaient dans la veine de la littérature prolétarienne et dont les romans, si en vogue actuellement, offraient des tableaux saisissants de la souffrance des plus démunis.
– Ne va pas t’imaginer qu’un danger quelconque t’attend là-bas. Et tu n’as aucune raison d’être nerveux ou d’avoir peur.
Les paroles de Lindemark tirèrent Thune de ses divagations infernales. Jetant un coup d’œil sur sa gauche, il découvrit que le psychiatre souriait : un sourire en coin, teinté d’arrogance. Comme il ne lui vint pas de repartie percutante, Lindemark poursuivit :
– Jogui a été admis en secteur ouvert, donc dans mon service. Tu vas le reconnaître, tant dans son apparence que dans ses propos.
Thune gardant de nouveau le silence – il se doutait qu’il arborait un air inquiet et sentait son ventre se nouer en songeant à ce qui l’attendait à l’issue de cette quinzaine de kilomètres qu’il leur restait à parcourir pour atteindre Kopparbäck –, Lindemark ajouta :
– Ce coup-ci, j’ai hospitalisé Jogui en tant que client privé et non en tant qu’assuré social. Ça m’est déjà arrivé une fois. J’ai la permission de soigner à titre individuel un nombre limité de patients que je juge intéressants pour mes recherches personnelles. J’ai dû palabrer et parlementer avec la direction qui émettait de grandes réserves. Mais ça valait la peine que je me démène autant.
À ces mots, la curiosité de Thune s’éveilla et, dans le même élan, supplanta sa peur.
– Quand tu parles de « client privé », ça signifie que tu le soignes gratuitement ? Puisque Jogui n’a pas d’argent pour payer le séjour en clinique, j’imagine ?
Lindemark secoua la tête avec une mine songeuse :
– En effet. Jogui est même sans le sou. Si ça continue comme ça, c’est l’hospice qui l’attend. Mais, pour répondre à ton autre question, je ne m’occupe pas de patients gratuitement. Je n’en ai ni le temps ni les moyens.
– Et donc… ? demanda Thune en laissant sa question flotter dans l’habitacle.
– Popol.
– Notre Popol ? Leopold Grönroos ?
Entendant l’incrédulité dans sa voix, il comprit qu’elle n’était pas très appropriée quand ils évoquaient justement un frangin du club.
– Popol comble Jogui de ses largesses, expliqua Lindemark avec calme. Et, lors de sa dernière hospitalisation en tant que client privé, c’est Zorro qui a réglé la note. On peut bel et bien affirmer que le club se décarcasse pour sauver les siens.
Thune éprouva une pointe de jalousie, c’était plus fort que lui. De tous, il était celui qui considérait Jogui Jary comme son ami le plus cher, et il était celui que Jogui réclamait en cas de nécessité. Mais il n’avait pas assez d’argent pour lui porter assistance financièrement. Il se prit soudain à désirer devenir aussi plein aux as que Popol Grönroos, ou du moins aussi fortuné que Zorro Arelius, afin d’être en mesure de subvenir aux besoins de gens tels que Jogui, pour lesquels il éprouvait une grande tendresse.
– Je ne prétendrai pas que j’ai particulièrement réussi à soigner Jogui. Je serai même très franc : il reste un mystère pour moi.
– C’est-à-dire ?
– Il ne rentre dans aucune case.
Il observa un silence et reprit :
– Qu’est-ce que tu sais des diagnostics de maladies psychiatriques ? Des dernières découvertes en la matière ?
– Pas grand-chose, reconnut Thune. J’ai lu différents ouvrages sur la psychanalyse. Je sais qu’il existe des pathologies telles que la manie, qu’il existe différentes formes de dépressions. Et enfin que vous affirmez qu’il s’agit là de manifestations d’une même maladie.
Lindemark se fendit d’un sourire amical :
– Nous en sommes arrivés un peu plus loin, heureusement. Le problème de Jary ne correspond la plupart du temps à aucun des diagnostics référencés. Mais, certains jours, je suis en mesure de lui établir plusieurs diagnostics à la fois.
Lindemark évoquait leur ami commun par son nom de famille, peut-être dans une tentative désespérée de maintenir une distance professionnelle avec le cas médical. Thune feignit d’avoir remarqué sa parade et embraya :
– Essaie au moins. Donne-moi un diagnostic.
– Il est retranché… en lui-même, si je puis m’exprimer ainsi, argumenta Lindemark, hésitant, avant de continuer. Quand il remplit ses fonctions quotidiennes, à savoir dormir, s’alimenter sainement, faire des promenades roboratives, là, il est en pleine possession de sa capacité de concentration et d’une partie de sa remarquable intelligence. Dans ces cas-là, c’est notre bon vieux Jogui que j’ai en face de moi.
Il marqua une pause dans son récit au moment de s’engager sur la départementale qui menait à la ville de Kopparbäck. Il ne leur restait qu’une petite dizaine de kilomètres avant que ne se déroule devant eux l’allée rectiligne conduisant à la clinique psychiatrique.
– J’entends un mais derrière ton explication, releva Thune.
Lindemark eut un haussement d’épaules résigné.
– Jogui ne fait pas attention aux autres : il ne semble ni les voir ni les écouter. Pourtant, malgré quelques épisodes de fuite des idées, il a un discours cohérent. Et il parle plus que jamais, comme si son discours était devenu la base fondamentale de son existence. Il a un débit encore plus rapide qu’autrefois et, parfois, ce qu’il raconte le propulse dans une grande excitation psychique.
Lindemark se tut de nouveau. Il jeta un coup d’œil vers ses mains qui empoignaient le volant. Thune devinait qu’il s’interrogeait pour savoir s’il devait en divulguer davantage ou s’il avait déjà brisé le secret professionnel.
– Continue, s’il te plaît. Ce que tu viens de développer n’était qu’une description et non un diagnostic.
Lindemark regardait droit devant lui, concentré. La route rétrécissait de plus en plus, le feuillage d’automne jaunissant se penchait sur le bas-côté. Thune se sentit soudain mal à l’aise : il avait l’impression que la forêt s’apprêtait à engloutir la chaussée. Lindemark enchaîna :
– Jogui a des associations la plupart du temps logiques et claires. Mais il est hyperactif, souffre d’insomnies, parle tout seul et éclate de rire sans raison. Il est parfois euphorique sans être capable d’en expliquer la cause. Puis, passé ce stade d’euphorie, il tombe dans l’apathie pendant plusieurs heures. Il se vexe pour un rien et il est hypersensible d’un point de vue social. On note également chez lui des délires chroniques qui, tous, ont trait à la sensation d’être non seulement incompris mais aussi persécuté. Alors, pour ne rien te cacher, quand je pense aux incidents qui ont eu lieu au Club du mercredi… Hum, je ne sais pas trop si je devrais te dire tout ça, mais…
– Mais si, je t’en prie, voyons ! rétorqua Thune, inflexible, voyant que le psychiatre ne terminait pas son exposé. Raconte-moi au lieu de me laisser sur le gril !
Lindemark semblait aux abois quand il déclara :
– Jogui commence également à insister sur sa judéité avec un acharnement qui… oui : il n’était pas comme ça autrefois, il a toujours été athée, il était même un Juif assimilé. Or, désormais, il suraccentue la dimension juive de son identité, d’une manière qui m’apparaît presque autodestructrice dans l’ambiance générale actuelle.
– Et donc quel est le diagnostic ? s’enquit Thune. De la paranoïa ?
Satisfait de se souvenir d’un terme technique du lexique psychiatrique, il fut d’autant plus déçu par la réponse de Lindemark :
– Non. En dépit de certaines bouffées délirantes de type paranoïaque, il ne souffre pas d’un délire de persécution. Et je ne crois pas non plus à une schizophrénie. Il présente des symptômes d’autisme et d’hébéphrénie. Mais en même temps, il est trop vieux pour que nous puissions les valider en tant que diagnostic. Donc je comprends d’autant moins pourquoi ils apparaîtraient brusquement maintenant. Il connaît également quelques épisodes classiques d’hypomanie, c’est-à-dire une hyperexcitation qui lui donne des pulsions de création artistique. Mais, en fin de compte, je crois plutôt que nous avons affaire à une dépression. Une dépression qu’il maîtrise de telle sorte que ses manifestations sont paradoxales et atypiques.
– Je ne prétendrai pas avoir tout compris de ce que tu viens de dévoiler, admit Thune. Mais qu’est-ce que tu veux dire exactement quand tu avances qu’il « maîtrise sa dépression » ? C’est possible ?
– Un individu très doué, pourvu d’une rare intelligence et d’une forte volonté, en est tout à fait capable. Au moins dans une certaine mesure. Mais… on est presque arrivés. Qu’est-ce que tu préfères ? Qu’on aille tout de suite le voir et qu’on mange d’abord un morceau ? Ou l’inverse, si tu veux.
– Je ne sais pas. Qu’est-ce que tu en penses ?
– Je propose qu’on aille le voir maintenant. L’après-midi, il se fatigue plus vite. Les médicaments le calment, certes, mais drainent énormément son énergie.
Le secteur ouvert était situé dans le bâtiment principal du complexe hospitalier ; et, au cours de la petite minute durant laquelle Lindemark et lui attendirent dans le hall que Jary quitte le dortoir pour les rejoindre, Thune fut anéanti par cette phobie de la folie qui n’avait cessé de le poursuivre à l’âge adulte.
Il n’y avait pourtant aucune raison d’avoir peur. Il n’était pas loin de dix heures et, à plus de vingt kilomètres au nord de la capitale, le brouillard s’était déjà levé : l’endroit baigné de lumière était de toute beauté, une brise fraîche soufflait, les arbres vibraient dans le parc mais pas aussi fort que lors de la dernière visite de Thune deux ans auparavant. Les feuilles tombées en quasi-totalité formaient un tapis orangé scintillant qui dissimulait une majeure partie du gazon d’un vert toujours très tendre pour la saison. Le soleil déversait une lumière crayeuse à travers les fenêtres aménagées au sommet du couloir qui débouchait sur ce hall d’une grandeur monumentale. Des infirmières passaient devant eux à la hâte, sans jamais oublier de saluer Lindemark par un bonjour ou un hochement de tête. Face à tant de civilités, Thune pensa immanquablement à l’assujettissement, à un régime de terreur – mais il resta de marbre et ne dit rien. Une vingtaine de patients avaient pris place sur des bancs éparpillés de-ci de-là dans cet espace immense, ou bien l’arpentaient de long en large. Eux aussi ne manquaient pas de saluer poliment Lindemark. Pour autant, Thune ne voyait pas l’ombre d’un effroi ni d’une hostilité dans leurs yeux, bien au contraire : leur visage s’illuminait en découvrant le médecin-chef. Ils étaient habillés de leurs vêtements, certes quelconques, mais propres et gracieux ; pas de doute, on avait affaire à une clinique où l’hygiène des malades faisait l’objet d’une attention marquée.
Thune constatait avec stupeur que tous avaient l’air normaux – et si Lindemark et les autres médecins n’avaient pas porté la blouse blanche et les infirmières leur uniforme, il aurait été impossible de distinguer le personnel des patients. Peut-être les regards que ces derniers jetaient sur l’étranger Thune trahissaient-ils une plus grande suspicion que face à Monsieur Tout-le-Monde – mais guère plus.
– Ne te formalise pas de l’attitude des infirmières, fit remarquer Lindemark d’un ton léger. J’ai essayé d’introduire des méthodes de travail un peu moins rigides ainsi que des relations moins strictes entre le personnel soignant et le corps médical, mais je n’y suis hélas pas franchement arrivé. Que veux-tu, Coturne, nous vivons dans un pays de gens un peu timorés et réservés. Une nation sans beaucoup d’esprit, dépourvue de volonté d’improviser. Est-ce que, d’après toi, ce sont des qualités que nous pouvons apprendre ? Un peuple peut-il changer de peau et se modifier ?
– Aucune idée, marmonna Thune. Ces questions que tu poses… Tiens, regarde ! Voilà Jogui !
Joachim Jary n’était accompagné d’aucune infirmière quand il quitta le dortoir pour venir les rejoindre : il était seul, un livre sous le bras. Il s’agissait de la première rencontre entre Thune et Jary en milieu hospitalier ; néanmoins, elle non plus ne présentait pas de motifs d’inquiétude. Jary traversait le couloir d’un pas rapide et assuré. Arrivé à quelques mètres de Thune, il ne tendit pas la main pour serrer celle de son ami : il ouvrit grands les bras en vue d’une étreinte qui semblait pouvoir contenir tant l’avocat que le médecin. Il n’enlaça cependant que Thune puis s’exclama, avec un large sourire :
– Coturne, mon vieux makher ! Et dire que tu as fini par prendre le temps de venir me voir !
Thune se libéra de cette embrassade enflammée, se façonna le sourire le plus amical qui soit tout en secouant la tête pour montrer que sa visite était une évidence et non une faveur. Car il était content de voir Jary, aujourd’hui comme à chaque fois, même si ce dernier avait profondément changé ces derniers temps. Ils ne s’étaient pas revus depuis cette soirée au stade olympique en juin, marquée par la supplication insistante de Jary et l’irritation à peine masquée des autres clubmen à son égard. Quatre mois s’étaient écoulés depuis, et Thune constata que les cheveux noirs et bouclés de son ami avaient grisonné pendant l’été : cela se voyait très nettement dans la nuque où il les avait longs et hirsutes.
Jogui Jary avait toujours été gracile. Longtemps, sa frêle stature avait eu quelque chose de félin et de svelte – mais aujourd’hui cette impression avait disparu. Il paraissait encore plus maigre qu’avant : ses jambes faisaient l’effet de pattes d’oiseau dans le pantalon de gabardine bon marché, ses minces épaules tombaient dans le cardigan en laine marron clair enfilé à la hâte et boutonné dimanche avec lundi. La jaquette ainsi de guingois faisait en quelque sorte pencher son torse, et cette apparence dépenaillée était renforcée par les grosses chaussettes en laine et les pantoufles élimées qu’il avait enfilées.
Thune lui trouvait une ressemblance avec un vieux héron cendré, une créature soumise, aux antipodes du jeune artiste qu’il avait été dix ans plus tôt, admiré et adoré mais aussi détesté par tant de gens, si volubile et excessif qu’il prenait souvent davantage de place que son entourage ne le pouvait vraiment supporter – et peut-être un peu plus de place qu’il ne le supportait lui-même ? Était-ce pour cette raison que son chemin l’avait mené ici, dans le couloir baigné de lumière de la clinique psychiatrique de Kopparbäck ? Était-ce à cause de cela que Jary, en l’espace seulement d’une décennie, s’était transformé d’oiseau rare en volatile aux ailes cassées ?
Thune savait pertinemment qu’il n’obtiendrait pas de réponses à ses questions. Et, dans un élan de sa prévenance envers Jary, il prit conscience que le chagrin éprouvé pour l’état de son ami le poussait à formuler des réflexions beaucoup trop mélodramatiques sur l’existence. « Souviens-toi que le sentimentalisme est une forme de cruauté », se répéta-t-il sévèrement. L’attitude la plus intelligente consistait à oublier ses ruminations et se contenter d’être un ami à l’écoute. Aussi demanda-t-il simplement :
– Comment vas-tu, Jogui ? Qu’est-ce que tu es en train de lire ?
Jary lui tendit le livre en guise de réponse.
– Ah, Aloïs Hummelschnitt, Quo vadis, Europa ? constata Thune. Je l’ai lu l’été dernier. Et tu en penses quoi ?
Jary jeta un coup d’œil déconcerté à l’ouvrage qu’il tenait dans sa main droite et dit :
– Il vaut le détour. Oui, je crois. Un poil prétentieux peut-être, non ? Mais, c’est évident, je pourrais aller mieux. Oui, je pourrais aller nettement mieux, n’est-ce pas, Robi ? Mais on s’occupe bien de moi. Ah, sûr ! Grâce à mon cher docteur et ses prodiges ! Et grâce à mes mécènes généreux ! Songe qu’ils croient toujours en moi ! Et moi aussi, d’ailleurs. Moi aussi je crois en moi. Quant à toi, mon cher Coturne, je sais que toi aussi tu crois en moi ! Même Zorro croit en moi, tu te rends compte ? Et tant pis si, la nuit, dans ses rêves, il me contraint à nettoyer à la brosse à dents les pavés de la rue Henriksgatan. Non, blague à part : je suis chouchouté comme je l’étais avec ma chère maman débordante d’amour et qui me manque tant ! Mais Hippocrate Lindemark, maître incontesté ici à Kopparbäck qui règne sur nous, pauvres schlemiels, penche toujours de notre côté ! Ça, on ne peut pas le lui enlever !
La réponse frénétique de Jary laissa Thune coi, il ne sut comment rebondir. Son ahurissement n’échappa pas à Lindemark qui chercha alors le regard de leur ami et lui demanda :
– Dis-moi, Jogui. Est-ce que tu veux nous accompagner à la salle à manger de mon logement de fonction ? Ce n’est pas encore l’heure de déjeuner, mais peut-être que Mme Vänttinen acceptera de nous préparer un café. Ou un thé, si tu préfères ?
Le visage de Jary prit une mine rusée.
– Le café me barbouille le ventre et la tête. Et le thé, c’est pareil. Tu dois pourtant le savoir, Robi. C’est écrit dans mon dossier médical, non ?
– On peut aussi rester ici, suggéra Lindemark d’une voix tranquille. Et si on allait s’asseoir sur un banc ? Ou dans le hall, pourquoi pas ?
Ils se dirigèrent vers une table ronde entourée de chaises blanches toutes simples, à l’autre extrémité du hall d’accueil.
– Coturne, dit soudain Jary. Tu as toujours ta secrétaire particulière que j’ai eu l’honneur de rencontrer au printemps, quand tu étais parti en voyage ?
– Tu fais allusion à Mme Wiik ? Oui, elle est toujours là. Mais ce n’est pas ma secrétaire… particulière ! Mme Wiik est sténodactylo. Ou, si tu vas par là, elle est la secrétaire de la firme.
– Une personne merveilleuse, marmonna Jary. Très à l’écoute des autres.
Relevant la tête, il fixa Thune dans le blanc des yeux ; il avait un regard sombre et luisant d’intensité.
– J’ai voulu lui raconter une histoire sur le déchirement. Mais je n’en ai pas eu le temps. J’ai bien vu qu’elle avait beaucoup de travail, même si elle est restée très polie.
– Quelle histoire ? s’étonna Lindemark qui avait jusqu’à présent gardé le silence mais, la curiosité piquée au vif, s’immisça dans la conversation.
– C’est une histoire à propos de Mlle Selma. Mlle Selma Lagerlöf, non seulement la première femme mais le premier auteur de langue suédoise à recevoir le prix Nobel de littérature. C’est donc une histoire à propos d’elle et de M. Tavaststjerna. Vous savez, Karl August ? Notre grand auteur finlandais de langue suédoise, mort beaucoup trop jeune à l’âge de trente-huit ans… ?
– Oui, Jogui, nous savons, répliqua Lindemark d’un ton amical. Claes et moi ne sommes pas totalement illettrés. Nous savons qui est Tavaststjerna.
Jary ne sembla pas entendre la remarque du psychiatre tant il paraissait plongé dans son monde. Il poursuivit en marmonnant :
– L’histoire m’a été racontée par le poète Bertel Gripenberg. Ou était-ce par son confrère Arvid Mörne ? À moins que ce ne soit par l’écrivain Jarl Hemmer… ? Je n’en suis plus si sûr, tiens… Toujours est-il que tous la tiennent de la bouche même de Mlle Selma, ce soir d’hiver où elle a fait une causerie lors d’une réception à la Société de littérature.
– Raconte ! l’exhorta Lindemark. Raconte-la-nous, cette histoire que tu voulais au départ raconter à Mme Wiik.
– C’est que… elle est très longue, précisa-t-il en regardant d’abord Thune, puis Lindemark. Tu me dis toujours, Robi, que je cause trop et que je n’écoute pas assez les autres. Tu es certain d’avoir envie de l’entendre ?
– Nous sommes tout ouïe.
Lindemark jeta un rapide coup d’œil vers Thune, qui comprit du même coup qu’il était censé épauler le médecin, aussi insista-t-il à son tour :
– Raconte, Jogui.
– Alors voilà. Ça s’est passé il y a très longtemps, rendez-vous compte : alors que Mlle Selma travaillait à son roman Les Miracles de l’Antéchrist, sur l’image du Christ dans le village sicilien de Diamante. Et donc, dans le but d’écrire son livre, elle est partie s’installer dans une petite ville de Suède. Je ne sais plus laquelle, sinon qu’elle est située en bord de mer et entourée d’une enceinte en briques. Mlle Selma était accompagnée de sa bonne amie Mme Sophie Elkan et toutes deux logeaient dans une pension de famille aux abords d’un grand parc, exactement comme celui de Kopparbäck. Et figurez-vous que dans cette pension vivait aussi notre cher Tavaststjerna, l’auteur de Temps difficiles.
Jary observa un silence, interrogea de nouveau Lindemark du regard, lequel hocha la tête pour l’encourager à continuer. Ce qu’il fit :
– Mlle Selma et Mme Elkan sont arrivées en ville à la fin août. Et si l’automne était en marche, la chaleur était toujours dans l’air, d’autant que la mer avait emmagasiné le soleil tout l’été. Tavaststjerna était lui aussi venu ici dans le but d’écrire et, bientôt, il n’est plus resté qu’eux trois dans la pension. Ils ont fait connaissance, se sont mis à discuter pendant le dîner et à prendre leur thé du soir sur la véranda tournée vers le parc et le mur d’enceinte. Ils ont parlé écriture, et Mlle Selma a reconnu qu’elle était à la peine avec ses Miracles de l’Antéchrist. Il faut préciser que nous sommes toujours à la fin du siècle dernier : elle vient de publier son premier roman, La Légende de Gösta Berling, mais n’est pas encore une grande romancière. Pour l’heure, elle n’est qu’un écrivain parmi tant d’autres. Quant à Mme Elkan, elle est presque plus connue qu’elle. Puis est venu le tour de Tavaststjerna de raconter pourquoi il se trouvait en Suède. À l’instar de Mlle Selma, il a admis avoir des problèmes non seulement d’écriture mais aussi, de santé. Comme il adorait la mer, il avait mis le cap sur cette petite ville afin de se promener le long des plages, de profiter des rafales de vent qui, l’espérait-il, lui redonneraient le courage et l’imagination pour avoir la force nécessaire de se relancer dans l’écriture de romans, de poésies, de pièces de théâtre. Et ça lui réussissait ! Il écrivait à nouveau ! Les mots et les images se déversaient de lui. Qui plus est, il allait beaucoup mieux. Physiquement s’entend. Il leur a expliqué que, tout ce qu’il espérait, c’était de supporter l’obscurité croissante de l’automne et la station balnéaire qui se vidait de ses plaisanciers pour ensuite fermer pendant l’hiver, et donc s’il parvenait à supporter ça et à rester dans la pension pour écrire, alors, dans un mois ou deux, il aurait terminé son prochain livre et pourrait le faire publier. Vous me suivez ?
– Bien sûr, s’exclamèrent Thune et Lindemark presque en chœur.
Ils étaient tous deux enfoncés dans leurs chaises, les coudes bien calés sur leurs cuisses et les mains croisées en guise de reposoir pour leur menton. Un autre patient de la clinique, un homme grand et maigre, vêtu d’un pantalon noir et d’un veston marron tout froissé, s’était arrêté pour écouter. N’osant pas s’asseoir sur l’une des chaises vides, il était appuyé contre le mur, à un mètre et demi de Thune.
Jary reprit :
– Les écrivains sont restés à la pension tandis que les journées diminuaient, que le vent grossissait et que la bouche de la mer bavait et écumait de plus en plus. Mlle Selma et Mme Elkan se promenaient le long du rivage, elles aimaient hanter le parc magnifique au crépuscule, observer les arbres et les buissons jaunir et rougir et perdre leurs feuilles. Plus les jours passaient, plus le ciel s’obscurcissait de bonne heure, plus les tempêtes redoublaient de violence. Le vent n’a pas tardé à arracher des arbres leurs toutes dernières feuilles qu’il chassait ensuite dans les rues pavées. La tempête faisait trembler les vitres de la pension. À cause d’elle, les cordes pour hisser le drapeau claquaient dans la nuit comme des fouets contre la hampe. Mlle Selma et Mme Elkan voyaient de moins en moins Tavaststjerna, ne le rencontraient plus jamais sur la plage ni dans le parc. Elles distinguaient tout juste son ombre au cours du repas principal, mais jamais au petit déjeuner ni au thé du soir. Quand il daignait descendre de sa chambre, il avait souvent le teint hâve et les joues marbrées de taches carmin. Il donnait l’impression d’être un tout jeune homme hyperexcité, même s’il approchait la quarantaine. Ce qui ne l’empêchait pas de raconter à ces dames la force de son inspiration : il était complètement sous son emprise, les scènes et les chapitres lui venaient sans interruption, son manuscrit grossissait à vue d’œil et serait bientôt prêt, de sorte que Tavaststjerna pourrait l’envoyer dans peu de temps à son éditeur à Helsinki. Cependant, Mlle Selma a commencé à sentir qu’il y avait anguille sous roche. Elle a dit à Mme Elkan : « Son enthousiasme a quelque chose de malsain. Il ressemble à un gamin trop précoce qui s’est égaré dans son ardeur juvénile et consacre chacune de ses soirées à l’onanisme. Voici un homme qui prétend adorer la mer mais ne sort jamais l’admirer, qui reste calfeutré dans sa chambre à respirer un air vicié. Cet homme ne va pas bien du tout, je pense qu’il ne devrait pas écrire. » Mais Mlle Selma s’est bien gardée de révéler ses appréhensions à quiconque, sinon à Mme Elkan. Et elle n’en a jamais soufflé mot à Tavaststjerna. Car vous voyez, mes amis : les deux dames et l’homme un peu plus jeune n’étaient que des connaissances de villégiature. À cette époque, on n’allait pas farfouiller dans l’intimité de son prochain. Quoi qu’il en soit, plusieurs semaines se sont écoulées sur ce mode : les deux dames ensemble, les promenades, les tempêtes, la couverture nuageuse qui parfois se perçait et permettait au ciel du soir de s’enflammer de rouge et de pourpre. Peu à peu, la pluie s’est arrêtée et les premiers gels ont suivi. Tavaststjerna était toujours claquemuré dans sa chambre et, les rares fois où il se présentait à la table du dîner, il était plus silencieux et livide que jamais. Et puis soudain, un beau jour, il a disparu. La gérante de la pension de famille a informé les deux dames qu’il avait fait ses malles à la hâte, commandé une calèche et pris le premier bateau. Là, Mlle Selma a dit à Mme Elkan : « Je crois que son livre n’a jamais existé. » Le printemps suivant, elles ont lu une dépêche dans les journaux de Stockholm annonçant la mort de l’écrivain finlandais Tavaststjerna.
Quand Jary eut terminé son récit, nul n’ouvrit la bouche pendant un long moment. L’homme gringalet était toujours appuyé contre le mur en pierre et tripotait nerveusement la manche de son veston avec un air inquiet. Les regards de Thune et Lindemark se croisèrent. Le premier lut du chagrin dans les yeux du second, il devina que ce même chagrin se trouvait dans les siens.
Jary marmonna alors :
– Il faut savoir quand le temps est venu de s’arrêter. C’est de ça et de rien d’autre qu’il est question : savoir quand il est temps de s’arrêter.
– Notre époque a un visage de Janus : elle nous astreint à des contrastes sinistres, déclara Lindemark, alors qu’ils dégustaient une soupe au saumon dans son appartement de fonction.
Ils avaient pris rapidement congé de Jary. L’histoire de Mlle Selma et du malheureux Tavaststjerna semblait l’avoir vidé de ses forces car, plus tard, il réagit de manière capricieuse et irrationnelle aux tentatives de Thune et Lindemark pour engager la discussion. Tout comme Lindemark l’avait expliqué en début de journée, Jary ne répondait pas aux questions qu’on lui posait et se perdait dans des associations d’idées toutes plus farfelues les unes que les autres. Au bout du compte ce que Thune prenait pour une réponse à sa demande pour savoir comment il se portait à Kopparbäck, ou bien quels records ses chers sportifs de neveux avaient encore battus ces derniers temps, pouvait se transformer en tout et son contraire : une complainte sur les Juifs d’Autriche persécutés, une blague au sujet d’un mauvais acteur, une facétie à propos d’un instrument électronique de musique qui jouait tout seul. Plus l’heure du déjeuner approchait, plus ses propos devenaient abscons et apocryphes. Lindemark se pencha contre l’oreille de Thune pour lui murmurer qu’aujourd’hui n’était hélas pas un bon jour : d’habitude, les matinées de Jary étaient meilleures que celle-ci. Puis le psychiatre donna une petite tape sur l’épaule de leur ami malade en disant qu’il valait sans doute mieux qu’il enfile son paletot et rejoigne les autres au réfectoire où le repas serait bientôt servi. Il prit soin de lui demander s’il souhaitait que Claes repasse lui faire un petit coucou dans le service. Jary secoua la tête en dévisageant Thune avec un regard à ce point rempli de solitude que la gorge de ce dernier se noua d’effroi. Jogui dit alors : « C’était sympathique de ta part de faire la route jusqu’ici pour me voir, Coturne. » Thune répondit alors : « Ça m’a fait plaisir de te retrouver », puis il posa un bras sur ses épaules et ajouta : « Allez, essaie de guérir vite pour nous revenir encore plus vite. »
– Quels contrastes ? interrogea Thune. Explique un peu mieux le fond de ta pensée.
– La réalité est de nos jours plus cruelle que jamais. Du coup, l’échappement devient une attitude nettement plus séduisante, plus euphorisante. Et plus accessible pour les masses ! Nous dansons le Lambeth Walk sur les montagnes de corps en putréfaction de la guerre d’Espagne, Dorothy Lamour et Shirley Temple embrassent Staline sur ses joues vérolées. Mais il y a une tristesse dans tout ça, un non-désir dans ce désir d’amusement.
– C’est peut-être uniquement la peur d’une prochaine guerre…, suggéra Thune. La peur peut prendre de multiples facettes.
– Certes. Mais je crois définitivement qu’il y a autre chose. Je vais prendre un exemple dans ma vie professionnelle, et je reconnais ce faisant mon manque de mise en perspective. Mais… ces dernières années, lors des congrès, de mes rencontres avec mes confrères, j’ai… j’ai eu l’impression d’assister à l’émergence de deux mouvements qui semblaient prendre des directions radicalement opposées.
Lindemark se tut, enfouit sa main dans la poche intérieure de son veston d’où il ressortit un petit bloc-notes et un stylo-plume.
– Ça ne te dérange pas si je prends des notes pendant que nous dialoguons ? Je prépare une conférence et, souvent, au cours d’une conversation intéressante, il me vient de nouvelles idées. J’ai donc appris qu’il me fallait consigner quelques mots-clés pour garder une trace de ces réflexions.
– Je t’en prie, voyons, répondit Thune. Je serais très content de constater qu’une petite conversation avec moi est en mesure de t’aider.
Il s’étonnait lui-même d’être animé par une velléité de réconciliation. Lui qui avait cru que ce serait une plaie de revoir Kopparbäck, ce qui ne s’était pas avéré, éprouva pour la première fois des sentiments chaleureux envers Robi et Gabi ; il se demanda s’il venait de sortir du purgatoire.
– D’un côté, dit Lindemark tout en griffonnant des mots sur son bloc, nous nous acheminons vers davantage d’autocritique dans la définition que nous apportons aux mots tels que la folie et l’aliénation, autrefois décrits en des termes simplistes et stigmatisants. Un humanisme est à l’œuvre jusque dans la simple remise en question des termes et des diagnostics. Seulement : à partir de quel moment des idées non conformistes et hétérodoxes cessent-elles d’être exclusivement considérées comme non conformistes pour être taxées de malades et de dégénérées ? À partir de quel moment notre aptitude à distinguer des liens dissimulés et des solutions audacieuses se transforme-t-elle en une tendance à produire des non-sens et des aberrations ? La plupart des gens savent de manière intuitive que la créativité et la maladie mentale sont cousines. Mais comment pouvons-nous peu à peu comprendre où se trouve la frontière entre les deux ? Que faire s’il n’existe pas de frontière naturelle ? Oui, que faire dans ce cas s’il est de notre devoir de dessiner une telle frontière ?
– Tu penses à Jogui…, glissa Thune à mi-voix.
– Oui, c’est évident, convint Lindemark. Je pense notamment à Jogui. Quand on l’a connu sous un jour meilleur, il est impossible de ne pas être ému par ce qui s’agite dans son crâne. Pour autant, tu dois te rappeler qu’il a de nombreux, de très nombreux frères et sœurs d’infortune. Et que j’ai moi aussi un intérêt professionnel pour son cas.
Thune se surprit à se demander si Lindemark, en bon professionnel qu’il se prétendait être, était capable de lire les nouvelles érotiques de Gabi en les considérant avec objectivité, sous l’angle des sciences du comportement, tels des exemples intéressants de la capacité de l’individu à employer son intelligence et son imagination pour créer des artefacts verbaux qui reflétaient sa conception de la réalité, mais pas davantage. Pendant une demi-seconde, il fut tenté de lui poser la question – mais la jalousie et la fierté pointèrent leur tête, aussi garda-t-il le silence. Il préféra opiner du chef en signe d’assentiment au développement de Lindemark, qui poursuivit :
– Nous sommes nombreux dans cette profession à considérer que les personnes terrassées par les dommages de la maladie mentale ont une intelligence supérieure à celle du commun des mortels. Hélas, à ce niveau, la recherche empirique accuse un énorme retard. Partons malgré tout du principe que cet axiome est valide. Le pas est alors vite franchi pour se figurer que les images que nous voyons, nous tous, quand nous imaginons ou fantasmons, sont tout bonnement plus puissantes et plus vivantes chez ceux qui tombent malades. Et, de là, nous sommes en mesure de franchir un pas supplémentaire. Nous pouvons préconiser que l’être humain devrait en fait avoir la permission de croire et de penser tout et n’importe quoi, de voir n’importe quelles images, pour autant que ce qu’il croit et pense et voit ne le pousse pas à agir de sorte qu’il mette en péril ou en miettes les autres individus et la vie en collectivité.
– C’est une belle idée, en effet. Mais j’y perçois hélas plusieurs problèmes de raisonnement. Ou plutôt, pour être exact : des problèmes de définition.
– Tu as raison, concéda Lindemark. Quand ma vie, ma vie et rien qu’elle, est-elle mise en péril ou en miettes par les pensées différentes et les conceptions étranges de la réalité que les gens portent en eux ? Il n’existe ici aucun commun accord. La réponse à cette question très précise se situe hélas à l’intérieur de la tête de chacun. Et, dans une certaine mesure, elle nous mène à l’autre direction que j’évoquais.
Lindemark tournait sans enthousiasme sa cuillère dans la soupe et finit par la lâcher sans la porter à sa bouche. Il avait l’air démoralisé et en même temps déterminé, comme s’il prenait son élan pour dire quelque chose qu’en réalité il ne souhaitait pas révéler. Il reprit alors son exposé :
– De nos jours, la grande ligne de démarcation se situe dans la vision que nous avons de l’être humain. Sommes-nous uniquement des machines biologiques complexes qui doivent remplir certaines exigences minimales pour avoir le droit d’exister ? Les royautés ancestrales ont certes été détrônées, mais l’être humain existe-t-il afin de servir l’État et le Parti ? Ou bien mérite-t-il la liberté ? Quand obtient-il sa valeur ? Existe-t-il… existe-t-il encore dans la vie humaine une part fondamentalement inviolable ?
– Quelque chose te tourmente, Robi. Quelque chose que tu ne me dis pas.
– C’est justement ça…, avoua Lindemark, et sa voix semblait réellement tourmentée. En fait je ne sais rien. Ou alors je n’ai que de vagues soupçons.
– Des soupçons à propos de quoi ?
– Dans certains congrès où je suis allé…, commença-t-il sans terminer sa phrase.
– Oui ?
– Certains confrères ont cette façon de parler, murmura Lindemark. Des confrères de… certains pays. Je ne veux salir aucun nom. D’autant que, sur cette question, personne n’ose s’exprimer clairement : tout le monde prend des détours, tout le monde s’explique par métaphores. Il s’agit davantage de se représenter les conséquences ultimes de certains raisonnements. Et j’ai acquis le soupçon que… Tu as certainement entendu parler de cette pratique qui veut s’assurer, à partir de méthodes médicales, que les individus jugés de qualité inférieure ne puissent plus transmettre leur hérédité déficiente ?
– J’ai cru comprendre que quelques-uns défendaient ce point de vue, en effet. Mais ils ne le crient pas non plus sur les toits.
– Il existe chez nous, médecins, une foi considérable dans la rationalité. Et il arrive que l’on nous critique à cause d’elle. Mais tu dois prendre conscience que beaucoup d’entre nous sont contraints de voir quasi quotidiennement des choses que le citoyen moyen ne voit que de rares fois au cours de sa vie.
– Tu parles de la souffrance, n’est-ce pas ?
– Exactement. Je parle de la souffrance. Nous sommes contraints de voir nettement plus que ce que nous pouvons en réalité supporter. Et tu trouverais sûrement d’une insensibilité glaçante certaines des discussions que nous menons entre confrères. Néanmoins, nous ne les menons pas par méchanceté, mais afin de survivre en tant que professionnels de la santé publique. Nous les menons pour rester dynamiques dans l’exercice de… Mon Dieu ! Moi aussi j’ai vu des destinées si abominables, des créatures si déformées que l’on peut à peine les qualifier encore d’êtres humains. De sorte que, en définitive, on est vraiment… oui, tenté de penser que…
– Tenté de penser quoi ? insista Thune pour la seconde fois.
Un immense désespoir agitait à présent Lindemark, et Thune devinait que son raisonnement allait aboutir. Une part de lui refusait d’entendre les mots que le chef de la clinique psychiatrique s’apprêtait à prononcer. Et, simultanément, il sentait qu’il devait les entendre : il devait savoir dans quel camp son ami d’enfance et son frangin se plaçait.
– Que la vie est cruelle et impitoyable. Que soigner ces créatures est exclusivement une excuse et une fuite. Que… que l’injection létale serait un geste de pitié.
– Ce que tu essaies de me dire, c’est que certains d’entre vous estiment que la stérilisation ne suffit pas, que certains…
Il s’interrompit : il répugnait tout autant que Lindemark à être celui qui prononcerait les mots en question.
– Voudraient aller plus loin, oui, lâcha le médecin-psychiatre. Qui veulent empoisonner, qui veulent pervertir l’art médical.
Il semblait effrayé en disant cela, comme un enfant parti en expédition punitive avec des garçons plus âgés et plus aguerris que lui et qui serait consterné par ce qu’il les avait vus faire. Thune se sentit aussi mal à l’aise que lui. Dans le parc le soleil brillait toujours, et l’air automnal était sûrement frais et limpide ; mais, à l’intérieur de cette salle à manger agréable, on était cerné par des ombres et une odeur de renfermé.
– C’est atroce, marmonna Lindemark. Il ne faut surtout pas que ça se réalise, jamais !
– Mais ça ne peut pas se réaliser, voyons ! C’est trop grotesque.
– Oui. On désire le croire. Sauf que j’ai entendu des confrères parler littéralement de pitié et de commisération… C’est à croire qu’ils portent des œillères.
– Ils croient en leur altruisme et ne voient pas l’abîme béant qui s’ouvre devant eux, c’est ça ?
Lindemark ne répondit pas. Il écrivit à nouveau quelques mots sur son bloc, puis il leva sa cuillère, faillit la baisser dans son assiette de soupe, changea d’avis au dernier moment.
Thune se rendit compte que son ami était en train de plonger dans ses pensées, comme cela lui arrivait si souvent dans leur enfance. Lindemark avait toujours été un garçon impulsif et expansif, un enfant de l’instant dont les états d’âme étaient faciles à décrypter pour des camarades au tempérament plus stratégique tels Arelius et Thune. Et, s’il était resté ainsi dans la force de l’âge, il semblait parfois en avoir assez de sa spontanéité et se retirait alors dans ses réflexions avec une attitude qui, pour une tierce personne profane, paraissait arrogante. Sachant que ce comportement pouvait se prolonger pendant plusieurs heures, Thune préféra dire :
– Merci pour ce délicieux repas, Robi. Un autocar pour Helsinki part dans une demi-heure. Est-ce que tu accepterais de me déposer à l’abribus en ville ?
– Naturellement, dit Lindemark poliment. Merci d’avoir accepté de venir, Coturne.
Lorsque Thune prit place dans l’autocar, il se sentait toujours aussi cafardeux. Il comptait mettre à profit le trajet pour bouquiner, il avait emporté deux livres dans sa serviette : un roman de Wodehouse ainsi qu’un recueil de poésie.
Après mûre réflexion, il décida d’y renoncer : le chauffeur avait une conduite beaucoup trop sportive de ce lourd véhicule qui tanguait dans les virages, il aurait la nausée pour peu qu’il essaie de lire.
Et, de toute façon, il ne réussirait pas à se concentrer.
Le voyage le promena à travers la campagne paradisiaque de Tusby, et Thune s’acharna à revenir au creux de cette réalité baignée de soleil – en vain. La nuit et le brouillard qui les avaient effleurés à l’aller, Lindemark et lui, flottaient toujours quelque part, et l’obscurité intérieure était plus forte que la lumière extérieure sur les champs et les forêts. Alors quand le paysage, en dépit des efforts que déployait Thune, continua d’apparaître tel un décor de théâtre, ce dernier préféra orienter ses pensées vers les tâches qui l’attendaient.
Il devait absolument avoir un tête-à-tête avec Mme Wiik, et il devait l’avoir maintenant, sans le repousser d’une journée supplémentaire ; ce serait à coup sûr déplaisant, mais il en savait trop pour simplement laisser filer sans agir.
Mme Wiik lui avait paru fatiguée ces dernières semaines, elle avait été plus mutique que d’ordinaire. Thune la savait clairvoyante et à l’écoute. Peut-être – à son corps défendant – avait-il déjà envoyé des signaux de mécontentement, en conséquence de quoi elle s’inquiétait de ce qui allait advenir ? De toute évidence, Roro lui avait encore fait des reproches ou carrément soufflé dans les bronches alors que Thune avait un rendez-vous au tribunal de première instance ou qu’il était parti déjeuner au Kämp avec un client. Oui, et si, pour la énième fois, profitant de l’absence de son oncle, Rolf-Åke s’était montré impertinent, voire insultant, envers cette pauvre Mme Wiik ?
Thune se dit qu’il était grand temps d’avoir aussi une petite conversation avec lui.
Il lui expliquerait la situation telle qu’elle était, tout simplement : leur collaboration ne marchait pas, sans doute valait-il mieux qu’il prenne quelques semaines de congés payés, une période qu’ils utiliseraient tous deux pour réfléchir au fonctionnement ultérieur. Rolf-Åke pourrait continuer à avoir un pied dans la firme en y restant associé de droit, cependant qu’il chercherait une place dans un autre cabinet d’avocats : Snellman comme Roschier avaient, la semaine dernière, passé une petite annonce pour recruter un juriste.