XXI

Le ciel s’embrasait à l’ouest d’une teinte orangée très prononcée lorsque Matilda entreprit sa promenade du soir jusqu’à la baie d’Edesviken. En ce dernier vendredi d’octobre, la soirée claire et froide avait été précédée de plusieurs jours d’une pluie tranquille et ininterrompue. On aurait cru qu’une guerre faisait rage à l’endroit où le soleil venait de se coucher, et Matilda s’imagina une cité en flammes rougeoyant au-delà de la ligne d’horizon. Elle se remémora ce matin d’été inondé de soleil lorsqu’elle avait aperçu Santeri Soihtu et les autres stars de cinéma en pleine prise de vues. Dans ce crépuscule d’automne qui tombait à toute vitesse, le tournage lui semblait avoir eu lieu des années plus tôt. Elle se demanda si la réalisation était terminée et quand le film serait visible en avant-première : jusqu’à présent, la revue de cinéma Elokuva-Aitta ainsi que les autres journaux restaient muets comme des carpes à ce sujet.

Pendant la semaine qui venait de s’écouler, Matilda avait oublié ses appréhensions envers Thune. Et pour cause : il s’était produit tant de choses qu’elle n’aurait en aucun cas pu prévoir.

D’abord, Thune avait été agressé et passé à tabac en quittant le cabinet d’avocats juste après 22 heures, le jeudi 20 octobre.

Il était resté tard au bureau pour terminer certains dossiers de la veille, toujours en suspens, car il s’était absenté la journée entière à cause d’une affaire privée qu’il n’avait pas pris la peine de révéler à Matilda. Au sortir de la cage d’escalier, deux individus l’attendaient devant la porte cochère – ils lui étaient tombés dessus à bras raccourcis. Après l’avoir plaqué au sol, ils l’avaient frappé violemment au visage et dans le ventre, puis avaient terminé leur bastonnade par des coups de pied dans le flanc et le dos. Il s’agissait d’hommes de grande taille selon l’avocat, qui pensait avoir eu affaire à deux jeunes. L’un portait un trench-coat en cuir noir et le second un veston, mais tous deux avaient rabaissé la visière de leur borsalino afin de dissimuler leur visage. En outre, non seulement l’obscurité de l’entrée avait empêché Thune de distinguer leurs traits, mais il avait perdu connaissance rapidement, sans d’ailleurs être capable de déterminer la durée de son évanouissement – toujours est-il qu’ils avaient disparu à son réveil.

Les malfaiteurs n’étaient pas animés par une volonté d’extorsion : ils n’avaient pas touché au portefeuille de Thune bien que celui-ci soit facilement accessible dans la poche intérieure du pardessus. À en croire la police, ils ne se trouvaient pas sous le porche par hasard : la fenêtre de l’entrée du cabinet donnant sur la rue, et le plafonnier du vestibule ayant été allumé toute la soirée, ils avaient vraisemblablement fait le planton devant la porte cochère, sans interrompre leur surveillance de la lumière à l’étage, et s’étaient repliés à l’intérieur dès que Thune avait éteint avant de descendre dans la cage d’escalier.

Qui plus est, l’un des assaillants avait injurié Claes Thune par ces mots :

– Salaud de Suédois ! Sale traître !

En conséquence, la police et l’avocat formulaient la même théorie quant au mobile : on avait affaire ici à une vengeance, ni plus ni moins, pour l’article que le juriste avait publié dans le journal suédophone Svenska Pressen. Aussi ne fallait-il pas chercher les agresseurs parmi les criminels connus de la métropole, mais plutôt dans d’autres milieux. Cet article avait suscité des mécontentements parmi les adeptes du Mouvement populaire patriotique mais aussi au sein de cercles plus larges ; les forces de l’ordre redoutaient donc qu’il soit très difficile de mettre la main sur les deux individus afin qu’ils répondent de leurs actes.

Thune avait téléphoné de l’hôpital dès 8 h 30 le vendredi matin. L’avocat Hansell n’était pas encore arrivé ; Matilda se tenait déjà à son poste de travail, elle avait décroché. Il avait paru secoué, anxieux, même s’il lui avait assuré que tout allait bien : il s’en sortait surtout avec une belle frousse. Le soir même, l’hôpital avait signé son bon de sortie, et il avait passé le week-end chez lui, rue Borgvägen.

Lorsqu’il pénétra le lundi matin dans le vestibule, son œil droit était tuméfié par un vilain bleu et dissimulé derrière un bandeau. Du fait de sa lèvre supérieure recousue par quatre points de suture, il parlait plus lentement que d’habitude. Il portait son bras en écharpe qui, dénudé au niveau du poignet, laissait transparaître une peau jaunâtre et constellée d’ecchymoses. Il tenta de minimiser par une boutade le sérieux de son état en déclarant, d’une voix feignant la rudesse, que Matilda ne devait en aucun cas lui raconter une histoire drôle : avec ses deux côtes cassées et son torse emmailloté, il ne pouvait ni rire ni tousser.

Quand elle voulut savoir pourquoi il ne s’était pas accordé quelques jours supplémentaires de repos chez lui – maître Hansell et elle-même auraient pu aisément se charger des affaires courantes –, il répondit qu’il valait mieux supporter les douleurs costales au bureau plutôt que de se faire chouchouter un jour de plus à la maison par les talents culinaires de Mlle Johansson. Par ailleurs, ajouta-t-il, il devait s’attaquer à des dossiers importants.

À ces mots, il s’enferma dans son antre et, quelques heures plus tard, Matilda s’aperçut que l’avocat Hansell ne se trouvait pas dans sa pièce ; Thune et elle étaient donc seuls au cabinet, comme autrefois.

Il mit le morceau de musique bizarre et monotone à plusieurs reprises au cours de la journée. Chaque fois, la fin de la mélodie devenait si forte et si cacophonique que Matilda avait toutes les peines du monde à se concentrer sur son travail. Et quand le tintamarre ne venait pas du gramophone, elle entendait alors son patron marmonner dans le combiné du téléphone, d’une voix agacée et tourmentée.

Il ne la pria pas ce jour-là de prendre un courrier en sténo ; elle devina qu’il était perclus de douleurs et préférait rester seul. Vers la fin de l’après-midi seulement, il l’appela à son bureau, demandant si le directeur Guerassimov et le consul Gadd avaient payé les honoraires que le cabinet leur avait facturés. Après avoir répondu par la négative, Matilda s’enquit auprès de lui de l’absence de maître Hansell : se pouvait-il qu’il ait été occupé au tribunal de première instance puisqu’il ne s’était pas montré de la journée ?

– L’avocat Hansell et moi-même sommes convenus qu’il allait demeurer actionnaire minoritaire au sein du cabinet et qu’il proposerait ses services ailleurs, indiqua-t-il d’une voix à peine intelligible du fait des points de suture à la lèvre. Il se redressa dans son fauteuil en grimaçant de douleur avant de poursuivre : Ror… l’avocat Hansell est en disponibilité jusqu’à nouvel ordre. Et, au cas où vous vous interrogeriez, c’est à ma sœur, sa mère donc, que je parlais tout à l’heure. Et je puis vous assurer que ce ne fut pas une conversation plaisante.

Thune et Matilda travaillèrent chacun dans sa pièce du mardi au vendredi, n’entretenant qu’un minimum de contacts. Il semblait fatigué et inquiet depuis son agression, demeurant calfeutré dans son antre, plongé dans ses papiers. Il avait toujours aussi mal et, qui plus est, besoin d’aide pour enfiler son vêtement quand il partait déjeuner au Kämp ou au Gillet. Quand Matilda lui tenait l’ulster pour que, délicatement, il enfile son bras dans la manche, il répondait laconiquement par un :

– Merci beaucoup.

 

Et ainsi jusqu’au samedi matin, alors que le ciel orangé du vendredi soir avait viré à la traditionnelle bruine. En cette matinée du samedi, il la fit venir dans son bureau. Prenant son bloc de sténo et deux crayons, elle s’assit comme à son habitude sur la chaise près du mur.

Une fois qu’elle fut installée, il lui dit d’un ton empreint de gravité :

– Mme Wiik, je me vois dans l’obligation de vous annoncer que je connais les circonstances qui vous ont poussée à quitter la société de transport Hoffman & Laurén. Je le sais depuis un certain temps déjà et je vous demande pardon de ne pas avoir abordé le sujet plus tôt.

Matilda sentit un frisson glacé la saisir. Heureusement qu’elle était assise, on ne voyait pas à quel point ses jambes flageolaient.

Quoi qu’il en soit, Thune lui avait demandé pardon.

Pour une raison biscornue, il lui demandait pardon – et là se nichait peut-être son espoir. Elle rassembla toutes ses forces, prit une profonde inspiration et dit :

– Vous avez eu beaucoup de… après votre agression, après ce qui s’est passé avec maître Hansell et tout le reste.

Elle entendait combien sa voix paralysée par la peur était complaisante.

– Oui, effectivement. Mais en soulevant cette question, en vous disant que je suis au courant des faits réels depuis un certain temps déjà, je donne l’impression de vous avoir tout du long tenue sur le gril. Vous méritez un bien meilleur traitement que cela.

Matilda interpréta ses paroles comme un licenciement. Elle baissa les yeux vers le sol et sentit monter en elle des nausées. Elle fut soudain en proie à un malaise violent, comme souvent dans des situations où elle redoutait de perdre la maîtrise de soi. Le malaise se disséminait désormais dans la moindre parcelle de son corps et jusque dans ses cheveux : de minuscules vermines s’attaquaient à tous les pans de sa peau, la démangeaient à la base du crâne, se dispersaient sous ses aisselles, dans son dos, le long des cuisses et au bas de l’aine, oui, elles s’immisçaient même dans ses parties intimes. Elle avait commencé à éprouver cette horreur dès l’automne consécutif à son internement dans les camps, le médecin lui avait dit que ces sensations n’étaient que le produit de son imagination, de toute façon elle avait été épouillée à plusieurs reprises, il s’agissait uniquement d’une réaction mentale, qui surgissait dès qu’elle se trouvait dans une situation de coercition, voilà ce que le médecin lui avait dit et redit. Mais elle avait été également sujette à ces crises pendant les années passées avec Hannes, elle n’avait jamais réussi à s’en débarrasser, pas vraiment, pas complètement, et ce bien qu’elle tâche de garder les gens à distance : les attaques revenaient malgré tout, les petites bestioles se tenaient sans arrêt en embuscade.

Les vaincre ne relevait pas de l’impossible, mais pour ce faire il fallait s’armer d’un sang-froid à toute épreuve.

Elle releva la tête, redressa le dos, croisa le regard de Thune et déclara :

– Je vais ranger mon bureau tout de suite et vous rendrai la clé dans la foulée, si c’est ce que vous voulez.

Thune se tortilla dans son fauteuil, en lâchant à nouveau une grimace : ses côtes le faisaient souffrir le martyre chaque fois qu’il bougeait le corps.

– Ne mettez pas la charrue avant les bœufs, s’il vous plaît, madame Wiik. Je veux vous parler. Nous n’avons pas besoin de prendre de décisions à ce stade de la discussion.

Dans son étui, il attrapa une cigarette qu’il alluma aussitôt puis demanda :

– Qu’est-ce qui s’est réellement passé ?

Matilda se replongea plus d’un an en arrière, lors de cet après-midi d’août. Elle se revit, comme si elle s’y trouvait encore, dans les archives de la société de transport, fouillant une armoire en quête d’un livre de compte. Dans la main droite, elle tenait des ciseaux de bureau tout en cherchant de la gauche le livre en question. Par la fenêtre ouverte grondait la circulation dans la rue Lönnrotsgatan.

Elle n’avait pas entendu s’approcher le directeur Hoffman, elle n’était nullement préparée à son geste lorsqu’il posa ses mains sur ses seins.

Matilda ne parvenait pas à répondre à Claes Thune.

Sans cesser de la regarder, sans se départir de sa patience, il demanda cette fois :

– Que vous a fait Hoffman ?

Elle articula avec peine :

– Il a posé ses mains sur… Il m’a touchée.

Elle s’empressa d’ajouter :

– Je ne savais pas qu’il était dans la pièce. C’était… comme un réflexe. Je n’ai pas eu le temps de réfléchir. Bien sûr, je n’aurais pas dû… Je n’aurais pas dû avoir la paire de ciseaux dans la main. Mais j’étais en train de ranger des affaires et je venais de prendre le cordon et…

– Il y a des ciseaux dans tous les bureaux, l’interrompit Thune. Nul ne peut vous reprocher d’en avoir tenu une paire. Et chacun sait que Victor Hoffman est un indécrottable trousseur de jupons. Il est heureux pour les deux parties que ça n’ait pas dégénéré davantage.

– Il a eu une entaille…, précisa Matilda dans un filet de voix.

Elle désirait tant pouvoir oublier cet après-midi, oublier cet instant terrible lorsqu’elle prit conscience qu’elle ne s’était pas seulement libérée de l’étreinte du directeur Hoffman, mais qu’elle l’avait menacé avec une paire de ciseaux et, ce faisant, blessé à la joue.

– Oublions cette affaire, conclut Thune comme s’il venait de lire ses pensées.

Pendant un dixième de seconde, Matilda crut déceler de la prévenance dans le regard de l’avocat. Elle souhaitait s’exprimer, elle souhaitait s’expliquer, s’excuser. Mais elle ne trouvait pas les mots et, face à ses atermoiements, Thune la devança :

– Dans mon travail, on apprend à mener des enquêtes. De plus, un bon juriste apprend à écouter ses intuitions, à renifler certaines choses. En disant cela, je n’affirmerai pas non plus que je suis un bon juriste. Pour être franc, j’ai beaucoup stagné, je suis même très médiocre. Mais pour mener une enquête, en revanche, je suis doué.

Bien qu’elle se doute de ce qui allait à présent se produire, Matilda ne fut pas moins stupéfaite lorsque son patron alla droit au but :

– Vous êtes la fille d’Adolf Ahlbäck, mécanicien et cheminot, et de Zaïda, née Nikitine, cuisinière de profession. Vous n’avez pas d’autre frère ou sœur à part Konni, n’est-ce pas ?

– Oui. Tout est juste.

– En 1927, vous vous êtes mariée à l’ouvrier Hannes Wiik ?

– Oui, convint-elle sans enthousiasme.

– Nos noces ont eu lieu la même année, vous et moi. Gabi et moi-même nous sommes mariés l’été 1927.

– Hannes et moi nous sommes mariés en octobre, marmonna-t-elle.

– Je présume que vous ne vivez plus avec votre mari. Pourtant, vous n’êtes pas divorcés… Que s’est-il passé ? Où vit-il ?

Matilda baissa les yeux et garda le silence.

– Vous n’avez pas besoin de me répondre, madame Wiik. Cela va de soi, insista-t-il d’un ton amical. Mais, de ma part, n’est-il pas juste de vouloir savoir qui j’ai engagé ? Surtout quand vous demeurez particulièrement taiseuse sur votre passé qui me paraît un peu… compliqué.

Elle le regarda dans les yeux et acquiesça :

– Il est parti il y a sept ans. Je ne sais pas où. Les premiers mois, du courrier lui arrivait. Quelques lettres par-ci par-là, des cartes postales, une convocation à effectuer une période d’instruction militaire en tant que réserviste. J’ai tout déchiré. Puis les lettres ont cessé. J’en étais contente.

Lisant l’étonnement dans le regard de son chef, elle devina qu’il trouvait son timbre de voix insensible et de ce fait effrayant. Elle prit soin d’ajouter :

– Ce que je vous raconte là vous intéresse peut-être uniquement par principe, en votre qualité de juriste. Ou alors vous vous demandez sûrement pourquoi je ne suis pas curieuse de savoir où Hannes est allé. Et enfin vous vous dites sans doute : Comment une femme peut-elle réagir ainsi ?

Thune écrasa sa cigarette dans le cendrier. Comme il n’intervint pas, elle enchaîna :

– Au cas où vous auriez des questions, sachez que pour ma part je n’ai aucune réponse à y apporter. J’imagine que Hannes est toujours en vie puisque je n’ai pas reçu d’informations me prouvant le contraire. Et puisque je n’ai pas reçu non plus de demande de divorce, je suppose qu’il ne s’est pas remarié. Et si c’est le cas malgré tout, alors il vit dans la bigamie. Quoi qu’il en soit, il ne s’intéresse pas à moi. Pas le moins du monde.

Thune ne cessait de l’observer. L’étonnement avait disparu de son visage, remplacé par la curiosité.

– Que feriez-vous si Hannes sonnait brusquement à votre porte et exigeait de poursuivre le mariage ?

– C’est une idée si étrange que je suis incapable de me représenter la réaction que je pourrais avoir.

Elle remarqua, à sa grande surprise, qu’elle était disposée à dire la vérité – dans une certaine mesure, bien entendu, mais Thune avait une nouvelle fois réussi à la sortir de sa réserve, à prendre sa défense de la même manière que lors de leur conversation avant les grandes vacances.

Ils abordaient aujourd’hui des sujets autrement plus sérieux. Et si les questions de Thune avaient le malheur de prendre la mauvaise direction, elle pourrait dès lors faire une croix sur ses projets. Avec stupeur, elle se dit qu’il pouvait en advenir ainsi avant même qu’ils n’aient terminé cet échange, se disant que le Capitaine s’était peut-être confié à l’avocat par incertitude ou par crainte.

– J’aimerais vous poser d’autres questions, lâcha-t-il. À moins que vous n’y voyiez un inconvénient ?

Un frisson glacial la saisit de nouveau en sus de cette faiblesse aussi soudaine qu’étrange, dans ses bras et dans ses jambes – à peine si elle parvenait encore à tenir le bloc et les stylos.

Thune se pencha sur son bureau et étouffa un gémissement au passage. Il était évident que le moindre mouvement lui faisait mal.

– Votre père est mort en 1915, dans un accident de travail ?

C’était plus une constatation qu’une question. Matilda comprit qu’il savait tout sur elle. Elle répondit :

– Oui. Il a eu un moment d’inattention. Il a été écrasé par une locomotive dans la gare de triage.

– Mais votre mère estimait que c’était la faute de la société des chemins de fer ?

– Oui. Puis l’inévitable est arrivé : au lieu d’éprouver de la peine et du chagrin, elle est devenue rageuse, hargneuse.

– Et elle s’est radicalisée ?

– Voilà, avoua Matilda de mauvaise grâce. On peut dire les choses ainsi.

– Déjà, pendant votre entretien d’embauche, je vous soupçonnais d’avoir un passé rouge. Quoique rien chez vous ne… Vous n’avez pas l’air de quelqu’un comme ça.

– Et quel air doit avoir « quelqu’un comme ça », selon vous ? Être rouge se voit, peut-être ? Si oui, alors comment ? Un teint cuivré et buriné ? C’est à ça que vous faites allusion ?

Thune recula péniblement dans son fauteuil, jusqu’à ce que son dos touche le dossier. Il soupira :

– Je vous demande pardon, je me suis mal exprimé. Ce que je voulais dire, c’est que ça n’a pas d’importance pour moi. Je vous ai engagée, n’est-ce pas ?

Matilda ne sut quoi répondre. Elle se cramponna de nouveau à l’espoir que, au fond de lui, il ne lui voulait pas de mal. Après quelques instants de silence, elle marmonna :

– C’est moi qui vous demande pardon. Je suis injuste.

Thune secoua la tête, comme pour signifier que ses excuses étaient inutiles. Il murmura du bout des lèvres :

– Votre mère… elle est morte… pendant les révoltes ?

– Oui, à Tampere. Pendant la bataille et la prise de la ville. En quittant Helsinki pour s’y rendre, elle m’a dit qu’elle partait aider pour faire la soupe populaire et soigner les blessés. Les Blancs ont dit quant à eux qu’elle avait pris les armes.

Tout en s’adressant à lui, Matilda soutenait le regard de Thune et ne cessait de penser qu’il offrait parfois une ressemblance frappante avec Stan Laurel. Elle se demandait s’il comprenait réellement la vraie nature de ce qu’elle lui racontait. Elle ajouta :

– Son geste a été tellement… inutile. Elle avait quarante ans passés.

– Et vous ? Quel âge aviez-vous à l’époque ? Quinze, seize ans ?

– Seize ans. Je me suis occupée de Konni. Il n’y avait personne pour… C’est pour ça qu’après j’ai…

La discussion prenait une tournure exécrable – et pourtant Matilda n’était plus habitée par la peur d’être percée à jour. Au contraire, elle avait de plus en plus l’intime conviction que Thune ne savait rien du Capitaine : si tel avait été le cas, il aurait déjà commis un impair, divulgué une information ; et pour cause, il n’était pas très doué pour simuler. Non, bien plus que tout autre chose, parler l’épuisait. La seule personne avec qui elle s’était autant ouverte sur son passé avait été Hannes. Mais même à lui, elle n’avait rien révélé de son époque dans les camps.

C’était impossible.

– Oui ? fit Thune d’une voix qui l’invitait à poursuivre.

– J’ai accepté un poste au sein des Gardes rouges. C’était la seule façon pour moi de gagner de l’argent pour nous procurer de quoi manger. Je ne pouvais pas laisser Konni…

Elle s’interrompit. Soudain, elle sentit les larmes affluer. Elle n’avait plus pleuré, du moins autant qu’elle en ait conscience, depuis l’automne où elle était allée récupérer son petit frère à l’orphelinat. Elle secoua la tête, comme pour se débarrasser de ce souvenir : l’hiver où Zaïda les avait quittés alors que Konni n’avait que dix ans.

– Je comprends, dit Thune d’un ton amical.

Elle attendit qu’il continue sa phrase – ce qu’il ne fit pas. Elle poursuivit :

– J’étais en apprentissage à l’époque, j’étais une excellente élève. Je parlais couramment les deux langues, le suédois et le finnois. Oui, en effet, j’ai travaillé quelques semaines pour le Commissariat de la guerre : j’allais chercher le courrier, transmettais des messages, ce genre de choses.

Elle éprouva un grand soulagement d’entendre que sa voix était claire et assurée. Les sentiments qui l’avaient submergée dans un premier temps avaient disparu.

– Et après ? voulut savoir Thune – et la question qu’il posa ensuite était empreinte de doute : Auriez-vous été… prisonnière ?

Matilda reconnaissait le vocabulaire choisi. Si jusqu’à présent nul dans le camp des Blancs ne l’avait interrogée sur sa vie, elle avait été employée en tant que secrétaire ou sténodactylo sous les ordres d’officiers et de gardes blancs qui en sa présence, comme si elle était un esprit invisible dans le bureau, évoquaient souvent la guerre et l’été consécutif à la fin des hostilités. Aussi savait-elle que leurs tirades éliminaient soigneusement les mots « prisonnier » et « emprisonnement », par exemple ; elle savait aussi que des hommes bien intentionnés tels que Thune ne faisaient pas rouler dans leur bouche les mots « camp de représailles » ou « colonie de la mort », – et surtout pas quand, dans d’autres pays, on commençait à interner les gens dans des camps.

Même les hommes bons tels que Thune voulaient oublier que les camps avaient existé en Finlande.

Elle était à court de réponses. Mentir lui était difficile, plus encore quand elle venait d’être astreinte à dire la vérité pour la première fois depuis presque vingt ans. Mais la limite s’arrêtait là. Elle se doutait que Thune l’appréciait ; néanmoins, si elle évoquait les camps, elle n’aurait alors plus la garantie qu’il n’aille pas répéter son passé à d’autres. Elle le connaissait suffisamment pour savoir qu’il n’offrirait pas sa vie à elle en pâture au sein du Club du mercredi. En revanche, elle ignorait s’il était assez solide pour porter sur ses frêles épaules des histoires aussi bouleversantes : qu’adviendrait-il s’il se confiait au Capitaine ?

Malgré la sensation de danger qui la rongeait, elle choisit de parcourir la moitié du chemin. Elle déclara, en se façonnant la voix la plus calme et la plus monocorde qui soit :

– Si je vous dis que j’ai vu un homme se pencher pour ramasser un mégot de cigarette et l’instant suivant avoir la tête explosée par un coup de fusil si bien qu’il n’en restait que la moitié du crâne et que le cerveau dégoulinait au bas du mur d’une resserre comme de la bouillie grise ? Si je vous dis que j’ai vu un bébé naître à même un sol asphalté plein de crasse et mourir quelques heures plus tard après avoir été balancé sur la plate-forme d’un camion comme une vulgaire bûche de bois ?

Ses mots firent sursauter Thune – et ce geste réveilla automatiquement ses douleurs costales : son visage se déforma. Mais Matilda vit une autre souffrance sur cette face défigurée : les phrases avaient atteint leur but. Elle lut la panique et la répulsion dans ses yeux, elle supposait que son cerveau travaillait à plein régime pour que les révélations qu’il venait d’entendre ne se transforment pas en images, pour qu’il n’ait pas besoin de comprendre que ces faits s’étaient produits ici, dans son propre pays, à quelques dizaines de kilomètres seulement de sa belle ville d’Helsinki.

Thune réussit à articuler sans haleter, mais il éructa cependant, le souffle oppressé :

– Si vous me donnez un aperçu des entrevues de la semaine prochaine et que vous envoyez une relance à Guerassimov et à Gadd pour factures impayées, nous fermerons le cabinet pour le week-end. Et je vous présente mes excuses pour avoir été trop loin. Je ne vous poserai plus d’autres questions.

Matilda l’observa. Peut-être aurait-elle dû être éberluée – elle ne l’était pas encore :

– Vous comptez vous séparer de moi ?

– En aucun cas. Vous avez bien sûr le droit de poser votre démission si vous le souhaitez. Toutefois, pour ma part, j’estime énormément votre travail et je n’ai nulle intention de vous laisser partir.

Il venait de prendre ses lunettes de lecture posées sur la table et de les chausser, mais il les retira, la dévisagea d’un air grave et précisa :

– Et au cas où vous vous le demanderiez, la réponse est non : je n’ai pas peur de vous.

 

Pendant le week-end et la semaine de travail suivants, Matilda dut admettre qu’elle était soulagée mais qu’elle éprouvait un soulagement mêlé d’inquiétude.

Elle éprouvait un grand soulagement à s’être ouverte à Thune. Oui, elle était soulagée que Thune sache désormais qui elle était, sans pour autant qu’il sache tout sur elle.

Plus les jours avançaient, plus il apparaissait clairement que Thune ne songerait pas utiliser aux dépens de Matilda ce qu’il savait sur elle. Il ne fit aucune allusion à leur conversation du samedi, elle trouva même qu’il la traitait avec davantage de respect.

Et de cela aussi elle était soulagée.

Cependant, elle ne pouvait endiguer l’inquiétude. Combien de temps avait-elle ? Thune avait eu accès à une quantité impressionnante d’informations à son sujet, en sous-entendant que les obtenir lui avait été très facile. Et s’il avait promis de ne pas lui poser davantage de questions, il n’avait pas promis de cesser de fouiller dans sa vie. Et si un soir où, imbibé de whisky, désireux de briller auprès de ses amis, il se mettait à raconter le destin tragique d’une certaine femme issue de la classe ouvrière ? Et si, tout comme lui, dans le plus grand secret, le Capitaine menait à son tour une enquête ?

 

Quatre jours après la conversation que Matilda eut avec Thune, le Capitaine se retrouva de nouveau à sa table, face à elle. Ils s’entretenaient des événements actuels – et la discussion démarra très péniblement – en buvant un thé du soir qu’elle avait préparé dans les règles de l’art (la théière était d’un magnifique jaune canari). Elle proposa des scones anglais achetés à la pâtisserie Kinnunen, dans la rue Fredriksgatan, ainsi que les mêmes gâteaux secs de marque Ryker’s qu’ils avaient au bureau. Le Capitaine parla de Chamberlain, d’Hitler, du terrible accident de train qui s’était produit à Villmanstrand, en Carélie – et, tout en s’adressant à elle, il lui offrait un grand sourire censé la rassurer. Matilda l’écoutait à peine. Parfois, il lui semblait traquer dans ses yeux des regards interrogateurs, oui, scrutateurs et suspicieux. Elle écarta néanmoins l’anxiété qui la minait, se disant que ses nerfs toujours aussi tendus depuis la conversation avec Thune lui jouaient des tours.

À travers la porte entrouverte donnant sur la chambre à coucher, elle apercevait le bord de la table de nuit ainsi qu’un pan du couvre-lit rouge.

Pas maintenant, lui chuchotait la demoiselle Milja. Pas ce soir. Et tu dois absolument trouver un autre endroit. N’importe qui pourrait avoir l’idée d’ouvrir un tiroir.

C’était le mercredi 2 novembre et la première fois qu’ils se revoyaient depuis le rendez-vous de septembre dernier qui s’était si mal terminé. Quand le Capitaine lui tendit le bouquet de fleurs, et une fois qu’elle eut accroché son manteau et qu’il l’ait suivie dans le salon, il se dit soulagé et surtout reconnaissant qu’elle ait consenti à une nouvelle rencontre.

« Soulagé » : et voilà ce mot qui refaisait son apparition.

Souvent, les mots obnubilaient Matilda ; ils étaient parfois aussi têtus que la demoiselle Milja. L’hiver dernier, le mot « mirage » ne l’avait pas quittée, sans doute à cause de cette chanson composée par Konni – et là, brusquement, « soulagé » imposait sa présence en elle.

Mais que signifiait cet adjectif, au fond ?

Le soulagement existait-il vraiment ?

Matilda s’efforça de réagir aux moments idoines, par un signe de tête ou un marmonnement polis en guise d’assentiment. Elle écoutait le Capitaine discourir, en gardant le visage légèrement incliné. Vers la fin de la soirée, elle se rendit compte qu’il n’avait plus ce même air crispé et constipé qu’au moment de son arrivée, qu’il n’attendait qu’une chose : pouvoir tendre sa main vers la sienne et la caresser.

Elle patienta jusqu’à ce qu’il ait fini sa phrase et, avant même qu’il n’ait eu le temps d’entamer un nouveau sujet de conversation ou de lui poser une question, elle posa sa paume sur sa bouche, simula un bâillement et déclara :

– Il va maintenant falloir que tu t’en ailles. Il est très tard.

Lorsqu’elle lui avait servi une deuxième tasse de thé, il lui avait demandé en la regardant dans les yeux s’ils pouvaient éventuellement renoncer au vouvoiement et aux titres. Matilda avait acquiescé. Le Capitaine voulait qu’elle l’appelle par son surnom, mais elle s’était bornée à employer son prénom de baptême les rares fois où elle n’avait pu faire autrement.

Un voile de déception assombrit le visage du Capitaine quand il comprit que leur rencontre était terminée. Il hocha la tête et retrouva un semblant de joie. Les pieds de la chaise crissèrent en frottant contre le parquet au moment où il se releva et dit :

– Le temps passe à une telle vitesse quand on est en agréable compagnie. Merci du fond du cœur de m’avoir reçu. Mais… pourrai-je revenir ? On se sent si bien chez toi.

– Je ne sais pas. Téléphone-moi la semaine prochaine, nous verrons.

 

Lorsqu’elle se réveilla en pleine nuit, elle était étendue sur le côté gauche. Elle avait rejeté sa couette d’un coup de pied pendant son sommeil, il faisait sombre et froid dans la chambre, elle grelottait. Durant quelques secondes, elle comprit qu’il n’y avait aucune couette ni couverture sous laquelle se cacher : elle avait rajeuni de nombreuses années et elle scrutait le mur dont le crépi avait craqué aux endroits où le châlit était fixé. Elle entendait le souffle lourd si proche d’elle, juste derrière elle ; elle sentait des mains sur sa poitrine, des mouvements de va-et-vient dans son corps – et enfin elle percevait cette voix, tendue, qui lui murmurait à l’oreille : « Mademoiselle Milja. Oh, mademoiselle Milja. »