Il sentit l’inquiétude chevillée à son corps durant les dix minutes du trajet en tramway.
Une fois descendu de la rame, il ne se contenta pas de marcher vite : il courut le plus rapidement possible pour parcourir le pâté de maisons qui le séparait de la rue Mechelingatan.
Quand il s’approcha, il vit les locataires de l’immeuble et les autres habitants du quartier agglutinés en petits groupes, lancés dans des messes basses. Il vit les policiers, le médecin et les ambulanciers s’engouffrer dans la cage d’escalier au moment précis où il atteignit l’entrée.
Il comprendrait plus tard que la police et l’ambulance étaient parvenues sur les lieux pendant le petit quart d’heure qu’il lui avait fallu pour monter de la rue Kaserngatan jusqu’au quartier de Tölö – sans quoi ils auraient décroché le téléphone quand il avait appelé.
Mais, en cet instant, il ne comprenait rien du tout.
Il demeura à l’écart des gens qui chuchotaient. Immobile, il fixait la porte fermée. Vingt ou peut-être trente minutes plus tard, lorsque les ambulanciers sortirent avec un premier, puis un second brancard, il n’avait pas bougé d’un millimètre et scrutait toujours la porte.
Lorsque les deux brancards recouverts d’un drap furent montés dans l’ambulance, il osa enfin aller s’adresser à l’un des policiers, un commissaire sans doute, pour lui demander ce qui s’était passé – même s’il le savait déjà.
Il déclina son identité, indiqua que son employée habitait cet immeuble – et apprit d’emblée que Mme Wiik avait trouvé la mort. Le commissaire le pria d’une voix autoritaire de ne pas s’éloigner, il voulait l’interroger.
Il demanda qui était l’autre personne décédée. Non sans un regard suspicieux, le commissaire consentit à lui révéler qu’il s’agissait d’un médecin, un dénommé Lindemark.
Les pensées se bousculèrent dans sa tête, l’une après l’autre, aussi rapides et vides les unes que les autres. Il se dit que, une année durant, il avait été victime d’un complot. Il se demanda où se trouvait Gabi en ce moment, puis il se demanda combien de fois dans sa vie il avait été roulé comme ça dans la farine, et il se demanda enfin s’il aurait pu empêcher tout cela pour peu qu’il ait été un peu plus vigilant. Il songea que le Club du mercredi ne se réunirait plus. Il songea ensuite qu’il avait dit à Mme Wiik qu’il estimait énormément son travail mais pas qu’il l’estimait elle énormément. Et il songea enfin qu’une Opel était garée sur la place Kaserntorget alors que les clés attendaient au fond de sa poche à lui, Claes Thune, lui qui avait voulu planter une lame de couteau dans le ventre de l’homme que l’on sortait sur un brancard de l’immeuble de Mme Wiik.
Il se tenait là, dans cette matinée de novembre fraîche et aussi transparente que le verre, pensant que le monde qu’il avait connu et dans lequel il avait placé tant d’espoirs venait de se dissoudre dans un seul et même néant. Il se demanda alors : Et si ce monde n’avait jamais existé ?