Mme Ellen Pihl l’avouait enfin – elle éprouvait une attente brûlante. Certes, elle aurait reconnu l’état des choses, même devant son époux Erik, pour peu qu’il eût été présent. Sans prendre la situation à la légère, mais avec le cœur lourd, puisque sa conscience l’exigerait alors. Comme à son habitude, Erik faisait des heures supplémentaires au cabinet d’avocat ; Ellen n’avait donc plus qu’à se confesser à Dieu et à la grande masse anonyme de ses semblables. Ainsi qu’à elle-même, cela tombait sous le sens. Elle s’allongea sur la méridienne et appuya le coussin brodé contre son sein. Ce n’était plus de l’attente. C’était du désir pur et simple – une effervescence titillante, flamboyante ! Derechef, elle porta le coussin contre sa poitrine et le fit tourner à plusieurs reprises ; le chatouillement grandit d’autant. Que son désir était immense, qu’il était difficile à héberger secrètement ! Elle voyait, imprimée sur sa rétine, la stature puissante de Mauritz. Elle se souvenait de son sourire fulgurant – saturé jusqu’à dégorger de ce courage de vivre, de ce savoir-faire ! –, aussi frotta-t-elle de nouveau le coussinet de part et d’autre de sa poitrine, cette fois avec davantage de rapidité. Elle releva les paupières, inspecta la pièce du regard, comme si elle redoutait que quelqu’un s’y trouvât. Elle les referma l’instant d’après, retira ses gants de dentelle et, du bout des doigts, palpa l’enveloppe de soie qui lui parut lisse et fraîche. Elle fit glisser le coussin sous les ourlets de sa combinaison et, lentement, le remonta le long de sa cuisse droite, jusqu’à… On frappa à la porte. Ellen rouvrit violemment les yeux. Minée par la culpabilité, elle retint son souffle pour commencer.
« Qui est là ? » appela-t-elle après quelques secondes de silence.
Extrait de : Le Coussin de soie, de Gabriella Linde
Le Coussin de soie et autres nouvelles sortit début avril aux éditions Holger Schildts. Au même moment, les dernières banquises côtières disparurent. L’eau put déferler comme autrefois dans les darses et les chenaux libres de glace, les traversées directes en ferry purent à nouveau relier Helsinki à Stockholm et Tallinn – ç’avait été un hiver doux.
Un mardi après le travail, Thune s’empressa de gagner la Librairie académique. Le matin même, la toute première œuvre publiée de Gabi eut droit à une critique dans le quotidien suédophone Hufvudstadsbladet, sous la plume d’un certain Walker, en des termes aussi flatteurs qu’assassins. Thune prit deux exemplaires du livre et, pendant qu’il attendait de pouvoir payer, parcourut nerveusement la table des matières : Le Coussin de soie, Dimanche matin,Passage au peigne fin, La Petite Demoiselle Frölander… Les récits qu’il avait lus subrepticement et redouté de voir publiés se trouvaient rassemblés dans ce recueil, tous sans exception.
Le mercredi matin, il se rendit dans la rue Mikaelsgatan, à l’agence de voyages Skandinaviska Resebyrån où il acheta un aller-retour Helsinki-Stockholm. Il pria le courtier de lui réserver une cabine en première classe à bord du SS Archimedes ainsi qu’une chambre équipée d’une salle de bains, pour quatre nuits, dans le très sélect Carlton Hotel de Stockholm, au 57 de la rue Kungsgatan. Le palace avait tout le confort moderne et donc tout pour plaire : mobilier venu tout droit du grand magasin Nordiska Kompaniet, téléphone dans la chambre, système d’émission électronique assurant un contact direct avec la loge du groom, horloge universelle dans le hall – Thune n’avait pas uniquement besoin d’un changement d’air, il désirait aussi s’accorder quelques frivolités.
Il voulait partir loin du milieu suédophone du Tout-Helsinki, de son panoptisme comme de sa claustrophobie, où les cancans s’étaient propagés depuis des lustres, où le cercle des lettrés penserait infailliblement à Claes et Gabi Thune ainsi qu’à Robert Lindemark, l’amant de Gabi, lorsqu’ils liraient ses nouvelles.
Il fut pris d’un doute à l’idée de laisser les affaires courantes du cabinet aux bons soins de Mme Wiik pendant une semaine entière. Elle n’était, au bout du compte, qu’une employée tout juste engagée. Il décida néanmoins de se fier à elle. Non seulement Mme Wiik était compétente, mais Thune avait une confiance totale dans son Spitzengefühl, comme on disait si bien en allemand – son tact –, et surtout dans sa connaissance infaillible de la gent humaine.
Thune savait qu’il ne mettait pas les voiles vers une lointaine Tijuana, vers un Tombouctou reculé. Non, il partait dans un lieu qu’il connaissait comme sa poche, une métropole pleine de souvenirs, eu égard aux années communes que Gabi et lui avaient passées de l’autre côté du golfe de Botnie. Il décida de ne pas retourner dans les restaurants et cafés qu’ils fréquentaient ensemble, de ne pas monter à l’église Sankt Johannes près de laquelle ils avaient vécu, d’éviter le parc de Humlegården où Gabi aimait flâner. Et il se consola à l’avance en élaborant le programme le plus chargé qui soit.
Des expositions, beaucoup.
Peer Gynt au Dramaten. Thune avait toujours nourri le rêve de voir le grand Gösta Ekman sur la scène nationale ; hélas, ce dernier était mort des suites d’une embolie pulmonaire en janvier dernier, juste après avoir été invité à jouer à Helsinki.
Thune déjeunerait également avec Rolf-Åke, son neveu. Le projet consistait à lui offrir un poste d’associé au sein de son cabinet. Roro déclinerait alors les propositions émanant de confrères suédois, qui à Stockholm, qui à Uppsala, et rentrerait à la maison, à Helsinki, afin de transformer le cabinet d’avocat Claes Thune en cabinet d’avocats associés Thune & Hansell.
En outre, grâce à ses contacts au sein de la légation de Finlande, Thune avait réussi à décrocher une audience auprès de Juho Kusti Paasikivi en personne. Après avoir été de mai à novembre 1918 l’ancien chef du gouvernement finlandais, il représentait depuis 1936 les intérêts du pays à Stockholm mais était surtout, selon des sources concordantes, un homme extrêmement irascible. Thune souhaitait interroger l’ambassadeur à propos de la situation européenne, afin de dresser un panorama de la politique étrangère actuelle pour nourrir l’article que le rédacteur en chef Valros lui avait commandé pour le journal du soir Svenska Pressen.
Le SS Archimedes était un bâtiment des années 1890 que la FÅA, la compagnie finlandaise de navigation à vapeur, avait acheté pour une bouchée de pain à l’Allemagne et qui assurait la ligne Helsinki-Stockholm depuis dix ans déjà. L’atmosphère à bord était vieillotte, mais non moins plaisante ; quiconque voyageait en première classe – et Thune faisait immuablement partie de ceux-là – avait l’agréable sensation d’accéder à un monde révolu.
Thune avait le pied marin. Dès qu’ils le pouvaient, Gabi et lui empruntaient le SS Archimedes ou le SS Oihonna, n’ayant recours à l’avion qu’en cas d’extrême nécessité. Même si Gabi adorait voler. Elle vouait un culte immodéré aux héros et héroïnes des airs : Charles Lindbergh, Howard Hughes, Amelia Earhart ainsi que l’Allemande aux cheveux blonds Lottie Preisler – ces pilotes téméraires risquant leur vie pour ouvrir de nouvelles voies aériennes et battre des records. Des deux, c’était Thune qui avait peur de l’avion. Il exécrait être sanglé à un siège inconfortable, enfermé dans un boîtier métallique propulsé haut dans le ciel. Le froid, la pénombre, le manque de place (il était grand, et il n’y avait jamais assez d’espace pour ses jambes et ses pieds), le rugissement des moteurs ainsi que les vibrations dans la carlingue, les soudaines pertes d’altitude – sans parler des atterrissages effrayants tant sur la piste de l’île de Skatudden, à Helsinki, qu’au tout récent aéroport de Stockholm, ouvert en 1936 à Bromma. Et dire qu’Helsinki allait bientôt aménager le premier aéroport digne de ce nom, du côté de Helsinge, au nord, non loin du quartier tristement célèbre de Malm où vivaient bolcheviques et bohémiens. Non, le vol dans les airs était une horreur, une abomination, une activité bonne pour les oiseaux et les anges, mais pas pour les êtres humains. Telle était l’opinion de Thune. Aussi préférait-il prendre le bateau, même lorsque la mer était grosse et que, étendus dans leur cabine, les plus sensibles des passagers (lui-même avait l’estomac bien accroché) haletaient en vomissant tripes et boyaux.
Après le souper, Thune fit faux bond aux whisky-sodas et à la compagnie humaine dans le salon du navire. Il se retira dans sa cabine, s’allongea sur la couchette et, tout en fumant des cigarettes, se plongea dans la lecture des nouvelles de Gabi. Les mêmes textes qu’il avait lus, lus et relus pendant ces journées de juillet passées en solitaire dans leur appartement de Stockholm, l’été dernier, envahi par une grande effervescence nerveuse, comme si ce pauvre Arvid Stjärnblom du Jeu sérieux, le roman de Hjalmar Söderberg, se tenait toujours dans le parc de l’église Sankt Johannes et s’évertuait à ensorceler Thune pour qu’il devienne aussi malheureux que lui.
Cette fois-ci, il les lut avec plus de modération. Afin de restaurer son amour-propre, il s’ingénia à discréditer les talents littéraires de Gabi. « Elle utilise beaucoup de points d’exclamation, pesta-t-il. Elle écrit en proie aux affects. » « Son style n’est pas assez resserré, constata-t-il, son écriture alterne lamentablement entre cette nouvelle objectivité très en vogue et un pathos archaïque. »
Claes Thune ne parvint pas à s’illusionner. Force lui était d’admettre que Gabi possédait d’immenses qualités de nouvelliste. Non contente de percer à jour les masques que portaient les individus, elle livrait des portraits expressifs grâce à de simples traits de plume savamment choisis. Ses observations faisaient mouche, en plus d’être très spirituelles. Le lecteur, emporté par les récits, tournait les pages pour savoir comment l’histoire finirait.
Si Thune n’avait pas été anéanti et vert de jalousie, il aurait éprouvé pour elle une admiration sincère. Mais les choses étant ce qu’elles étaient, l’irritation le gagna une fois de plus. Avec cette malignité propre aux personnes qui se réjouissent du malheur d’autrui, il se remémora les mots acerbes employés par Walker dans le Hufvudstadsbladet :
Les descriptions exhaustives et fiévreuses qu’offre l’écrivain de la concupiscence et du désir érotique apparaissent à intervalles réguliers comme des buts en soi. Un bon exemple d’un tel travers se trouve dans la nouvelle éponyme qui menace à chaque instant de virer au salmigondis indigeste, tant elle est alourdie par un langage fleuri. Le lecteur aguerri, qui se souvient immanquablement d’Agnes von Krusenstjerna et de la querelle induite par sa suite romanesque consacrée aux Demoiselles von Pahlen, est tiraillé par le doute : notre demoiselle, cette Gabriella Linde par ailleurs très qualifiée, est prête à sacrifier son art stylistique pour le simple plaisir d’épater le bourgeois. Encore faut-il que ce bourgeois accepte de se laisser épater.
Oui. Hormis ce qualificatif de « notre demoiselle, cette Gabriella Linde », Thune avait lu cette partie de la recension avec une délectation sans pareille. Mais pourquoi Gabi avait-elle choisi d’écrire en usant et abusant d’une langue si surchargée et en même temps si débridée ? Comment pouvait-elle avoir une telle effronterie ? Ne lui restait-il donc aucun sens de la décence ? « Et, lentement, le remonta le long de sa cuisse droite, jusqu’à… On frappa à la porte. » Ces points de suspension, dès que Thune les voyait, avaient le don de le rendre fou ; ils lui rappelaient la jalousie sourde qu’il avait éprouvée ce fameux automne en comprenant peu à peu que toutes ses craintes, toutes ses appréhensions, n’étaient que la plus sordide des vérités.
Thune fut contraint de quitter sa cabine pour aller faire quelques pas sur le pont. Il choisit le pont avant. Il boutonna soigneusement sa pelisse et enfonça le plus possible son chapeau. Avant de gagner l’air frais, il s’alluma une nouvelle cigarette. Il aimait le frottement de l’allumette contre le grattoir : le bruit lui donnait une sensation de sécurité, tout comme l’odeur forte qui se dégageait lorsqu’il inspirait la première bouffée de tabac.
Le navire avançait lentement sur une mer dégagée. La surface de l’eau s’étendait dans une quasi-immobilité ; pas la moindre houle, juste le souffle à peine perceptible d’une brise du nord. La lune était presque pleine et la nuit constellée d’étoiles, d’une étonnante luminosité. Pourtant le froid était au rendez-vous : la température, estimait Thune, ne dépassait sûrement pas les zéro degré.
Il n’était pas seul dehors. Un petit groupe d’hommes se trouvait déjà sur le pont avant lorsqu’il l’atteignit : quelques-uns avaient pris leurs aises dans les transatlantiques en rotin, d’autres étaient accoudés avec nonchalance contre le garde-fou, un réfractaire s’était retiré près de la cheminée du navire où il tentait d’allumer sa pipe. S’installant à bonne distance d’eux, Thune ne put s’empêcher de leur glisser des regards furtifs. Ils discutaient d’une voix forte ; certains lançaient parfois de grands éclats de rire, espiègles et gras ; la plupart fumaient des cigarettes dont les bouts incandescents rougeoyaient comme des lucioles dans la nuit.
Les visages demeuraient flous dans l’obscurité, mais leur façon de gesticuler et de s’esclaffer trahissait leur jeunesse. Ils n’avaient pas enfilé de manteau, se contentant d’un veston et d’une cravate sur une chemise dont certains avaient relevé les manches malgré le froid ; et si l’un d’eux portait la casquette, le reste de la troupe avait préféré le trilby à bord étroit. Thune se prit à penser à une classe de lycéens en excursion : des jeunes désinvoltes n’ayant pas encore compris l’accablement qu’engendre le fait d’être égaré dans le vaste monde et qui, au contraire, se réjouissaient d’échapper à leur chaperon. Ou alors une organisation de travailleurs, supposait Thune, la section de la jeunesse plus précisément, en route pour un quelconque congrès nordique. Ou encore des étudiants en médecine ou des polytechniciens effectuant la traversée afin d’assister à un grand bal estudiantin.
– Bonjour bonsoir ! Vous êtes finlandais ou suédois ?
La question venant de l’un des transatlantiques, posée en finnois sur un ton enjoué, avait décidément tout de la bravade estudiantine. Thune s’approcha de l’intéressé.
– Finlandais. Mais de l’espèce suédoise, répondit-il en finnois. Auxiliaire de justice Claes Thune, s’amusa-t-il à se qualifier, en lui tendant la main.
– Konni Ahlbäck, clarinettiste et trompettiste, répondit l’homme en suédois.
Ils échangèrent une poignée de main. Le musicien continua :
– En l’espèce un vagabond sous un ciel étoilé de printemps… Vous nous avez écoutés ?
– Pardon ? fit Thune, sans comprendre sa question.
Il dévisagea Ahlbäck : pas aussi jeune qu’il l’avait cru de prime abord, plutôt dans la trentaine, croyait-il deviner. Les autres avaient l’air du même âge, les plus vieux approchant la quarantaine.
– Arizona, c’est nous, indiqua un membre de la troupe, un homme maigre, aux cheveux clairsemés et au visage taillé à coups de serpe. On joue pour les passagers de première classe, dans le salon.
Thune se dit : la tenue décontractée ; la touche négligée, un peu provocante. Des musiciens, j’aurais dû le comprendre. Il s’empressa d’expliquer :
– Je vous prie de m’excuser, mais je n’ai pas encore eu l’occasion de vous écouter. Je me suis retiré dans ma cabine immédiatement après le souper… Des choses que je devais lire.
– Tiens donc… Et quelles choses sont si graves qu’il faille les lire sur un bateau en pleine nuit ? s’étonna Ahlbäck.
Thune aurait voulu répondre : « Les nouvelles scabreuses de mon épouse perdue. » Il se domina néanmoins et répondit :
– Un mémorandum en vue d’une réunion importante, à Stockholm, rien de plus.
– Un mémo… quoi ? s’exclama l’homme aux traits saillants. Ah, vous, les juristes… ce que vous pouvez être pisse-froid !
– Je vous présente Henrik Seidenschnur, notre xylophoniste, précisa Ahlbäck. Il joue aussi de l’accordéon. Un vrai virtuose.
– La plupart des gens m’appellent Schnouff, fit remarquer le xylophoniste en tendant une main droite molle.
Sentant les bonnes vieilles traditions partir à vau-l’eau, Thune se pencha pour serrer la main tendue.
– Konni, poursuivit froidement Seidenschnur, ne manie pas seulement la clarinette et la trompette. En cas de besoin, il joue aussi du piano, du violon et de la guitare. Il n’est pas seulement notre Führer, il est aussi un musicien béni des dieux.
Malgré le silence et la modération qu’observaient les autres, Thune avait déjà compris que les musiciens avaient tous un bon coup dans le nez. Sans doute avaient-ils gagné le pont avant du navire pour que l’air nocturne glacé clarifie leurs esprits et qu’ils puissent finalement se souvenir des doigtés et des lignes mélodiques quand viendrait le moment de reprendre leurs instruments. Le chef d’orchestre Ahlbäck prit la mouche et rabroua Schnouff, d’une voix légèrement bredouillante :
– Si tu m’appelles encore une fois le Führer, je te préviens, tu es viré !
Il s’adressa à Thune, un ton en dessous :
– En fait, nous allons à Stockholm enregistrer des disques. Nous jouons sur proposition du capitaine. En échange de quoi il nous offre le gîte et le couvert.
Songeant à sa cabine de première classe des plus cosy, Thune eut un peu honte. Il n’en souffla mot.
– Va falloir y retourner, Konni, dit en finnois l’un des hommes appuyés contre le garde-fou. On leur chiade dix petites chansons et on remballe. Les journées risquent d’être longues, quand on sera arrivés.
Ahlbäck acquiesça – une expression ou un trait de son visage fit sursauter Thune. Il avait l’impression de l’avoir déjà rencontré, le sentiment qu’ils se connaissaient.
– Auriez-vous déjà joué au Brunn, à Helsinki ? Ou au Brandö Casino ?
– Pas que je sache, non, répondit Ahlbäck. Pourquoi ?
– Au Golf Casino, dans ce cas ? À Munksnäs ?
– Je ne crois pas, non. Mais on s’est produits au Heimola, avant qu’il ne devienne le Rio. Au Mikado aussi. Et au Lepakko. Venez donc nous écouter. Vous m’avez l’air un peu frigorifié. Un bon fox-trot ou une petite guinche ne vous fera que du bien.
Thune passa une heure au salon, sirotant un whisky-soda, écoutant l’orchestre Arizona. Ici, dans les eaux internationales, les horaires stricts de fermeture comme les autres restrictions ne semblaient plus jouer aucun rôle : l’alcool coulait à flots et la danse continuait bien que la nuit fût déjà fort avancée. Arizona choisissait certes dans son répertoire les standards préférés du public, de Ain’t Misbehavin’ à Yö Altailla, mais les exécutait avec brio – si ce n’était l’interprète, dont la voix demeurait falote et anémiée, peut-être par crainte qu’elle ne se superpose à la musique puisqu’il chantait avec un micro.
Le xylophoniste Schnouff avait dit la vérité : Ahlbäck dirigeait son orchestre d’une main de fer et, entre les différents morceaux, passait d’un instrument à l’autre – il semblait les maîtriser tous avec la même facilité. Il avait également une personnalité singulière. Loin de mener ses hommes à la baguette ou avec une douce autorité, il faisait preuve d’une énergie effrénée et ininterrompue, oui, presque hostile. Il gesticulait, pointait du doigt et grimaçait, allant parfois jusqu’à crier un rappel à l’ordre au sujet d’un passage solo que l’un de ses partenaires, perdu dans ses rêveries, avait oublié d’entamer : on aurait cru alors à l’aboiement d’un chien, court et rauque. Les gesticulations d’Ahlbäck éveillaient l’intérêt du public, attiraient les regards vers l’orchestre – il était une bête de scène, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute ; néanmoins, toute sa personne dégageait quelque chose de menaçant, quelque chose de repoussant et séduisant à la fois.
Thune commanda un autre whisky-soda. Il se laissait emporter par la musique, si différente, nettement plus alerte que les symphonies et les concerts qu’il écoutait habituellement au bureau ou chez lui. Il n’y avait pas ici ces mouvements violents ni ces tonalités cérébrales qui exigeaient la pleine attention de l’auditeur. On entendait un air fredonné, une note sifflée, puis tout le monde s’accordait, l’orchestre comme le public, captait un rythme et une mélodie et s’y fondait en entier.
Les gens se mirent à danser.
Ils se mirent à vivre.
Et cela paraissait leur faire du bien, leur apporter un soulagement.
Thune tapait du pied en cadence – non sans circonspection. Il sentait ses pensées devenir plus lentes, plus floues ; elles n’étaient plus aussi épuisantes. Elles le laissaient enfin en paix, ou alors reprenaient de justes proportions : les infâmes lubies de Gabi, le plaquer pour Robi Lindemark et de surcroît publier un recueil de nouvelles érotiques, lui apparaissaient soudain comme de minuscules et insignifiantes facéties, des agissements aussi dérisoires que ces particules de poussière d’une taille microscopique qui flottaient dans le cosmos libre et incommensurable. Thune but un autre whisky, le troisième – à cet instant, dans la chaleur sécurisante du salon et dans le vacarme de la musique, il distingua face à lui, sur le pont, la voûte céleste scintillant d’étoiles au creux de cette nuit de printemps assombrie. Pour la première fois depuis de très nombreuses années, et jusqu’au tréfonds de son être, il se sentit désinhibé. Il s’abstint cependant d’inviter à danser l’une de ces dames abîmées dans leur solitude et dispersées aux quatre coins du salon : il ne s’autorisait jamais la moindre guinche, aussi brève et réconfortante fût-elle.