CHAPITRE 3

Des rencontres déchirantes

Dès son retour du Grand Lac d’eau douce, Étienne se fit un devoir d’aller à Quieunonascaran. Il avait appris de la bouche de Tsieoue que son fils Arousen y était depuis plus d’un an et qu’il vivait avec son oncle Atontarori. Cette situation le contrariait et il entendait bien avoir une franche discussion avec Atontarori et son fils à ce sujet.

— Père, je ne veux pas retourner là-bas. Étienne l’interrompit aussitôt :

— Arousen, mon fils, écoute-moi. Tu sais que tu manques beaucoup à ta mère et à ta sœur Onienta et je suis ici pour te ramener à la maison.

Atontarori s’empressa de prendre la parole:

— Aondria, Arousen aussi s’ennuie et aimerait bien que sa mère Tsieoue soit à ses côtés, mais elle refuse de venir vivre avec nous. Malgré mon offre, elle préfère rester à Toanché, à t’attendre…

Piqué au vif par cette critique à peine voilée, Étienne répliqua :

— Écoute mon fils, je sais que je suis souvent absent, mais mon travail exige que j’entreprenne de longues expéditions. Tu grandis vite et bientôt tu pourras venir avec moi.

Aenons intervint :

— Aondria Oxhey, ton fils veut rester avec moi. Tu n’as pas à te faire de souci. Je me charge de son bien-être et d’en faire un brave guerrier, digne de notre peuple. Il se plaît ici et il est en sécurité.

— Atontarori, je ne te permets pas…, balbutia Étienne.

— Aenons! Oublie Atontarori! Je suis le chef Aenons maintenant et je veux que tu t’adresses à moi ainsi. Ne l’oublie jamais, hurla Aenons, avec agressivité.

Un malaise profond s’installa. Étienne fixa tour à tour son fils et son frère d’adoption, puis se leva brusquement :

— A-e-nons, dit-il en insistant sur chaque syllabe, assure-toi qu’il ne lui arrive aucun malheur. Je ne te le pardonnerais jamais.

Aenons répondit sèchement :

— Pour la seconde fois, Aondria Oxhey, je te le répète. Ne te fais pas de souci pour ce que tu ne peux pas changer. Tout a été dit. Tu peux retourner en paix avec Tsieoue.

Étienne fixa Arousen qui baissa aussitôt les yeux. Il s’approcha, lui fit une accolade, le serra dans ses bras et lui murmura à l’oreille :

— Arousen, je t’aime. Quoi qu’il advienne, tu seras toujours mon fils bien-aimé. Et surtout, n’oublie jamais que mon sang coule dans tes veines. Que le Grand Oki te protège de tous les dangers.

Puis, il fit demi-tour et quitta la maison longue d’Aenons, la mort dans l’âme, se promettant de ne plus jamais y remettre les pieds.

De retour à Toanché, Étienne fit part à Tsieoue de son altercation avec Aenons et Arousen.

— Cela m’attriste Aondria, mais je suis impuissante. En fait, c’est dans l’ordre des choses. Tous les membres de notre clan peuvent s’occuper de l’éducation des jeunes guerriers et Atontarori est dans son droit. Il a pris Arousen sous son aile et je ne peux lui en vouloir, lui… qui n’a pas de fils.

Étienne était perplexe, ne sachant que penser de l’attitude de Tsieoue. Malgré sa peine profonde, elle faisait preuve de soumission et d’un grand abandon. Étienne l’admirait pour son grand respect des traditions de son peuple. Intérieurement, il se promit de ne plus jamais intervenir et de ne plus jamais en discuter. Il gardait tout de même bon espoir qu’un jour, Arousen lui reviendrait.

Au printemps 1622, Étienne et Grenolle accompagnèrent les Hurons pour la traite traditionnelle sur le Saint-Laurent. Lorsqu’ils arrivèrent à Québecq, Étienne laissa Grenolle s’occuper du commerce des nombreuses fourrures qu’ils avaient rapportées. Lui, de son côté, en profita pour revoir les membres de la colonie, en particulier Champlain. Les choses avaient bien changé. Champlain vivait maintenant avec Hélène Boullé, qu’il avait épousée en 1610 lorsqu’elle avait douze ans, et qu’il avait ramenée de France en 1620.

— Mon capitaine, je suis heureux de vous revoir après une si longue absence. J’ai beaucoup de choses à vous raconter.

— Très bien, Étienne, mais tout d’abord, laisse-moi te présenter ma jeune épouse qui avait bien hâte de te rencontrer.

— Madame de Champlain, c’est un grand honneur pour moi de faire votre connaissance. J’espère que vous vous plaisez ici à Québecq et que vous n’êtes pas trop dépaysée.

— Monsieur Brûlé, je suis enchantée de vous connaître enfin. Mon époux m’a longuement parlé de vous et de vos exploits.

— Merci, Madame, mais vous savez, je ne fais qu’accomplir mon devoir.

Il coupa court à la discussion, car il lui tardait de relater à son capitaine ses dernières explorations et de prendre des nouvelles de la France.

— Mon capitaine, pourrais-je avoir un entretien avec vous?

— Bien sûr, Étienne. Ma chère dame, pourriez-vous nous laisser seuls?

— Certainement. À bientôt, Monsieur Brûlé.

Étienne mit Champlain au courant de son dernier voyage avec Grenolle au Grand Lac d’eau douce. Il lui fit part des rapides qu’il avait vus et surnommés le Saut de Gaston et de la grande quantité de minerai de cuivre rouge qui gisait à proximité. Champlain prit bonne note de tous les détails rapportés par son truchement et le remercia de l’excellente besogne accomplie, malgré le fait qu’il n’avait toujours pas atteint la mer de Chine.

— Soyez sans crainte, mon Capitaine. Grenolle et moi avons l’intention d’y retourner sous peu afin de compléter la mission que vous m’avez confiée. Nous sommes déterminés à trouver ce fameux passage. Et vous, dites-moi mon capitaine, que se passe-t-il en France? Il y a si longtemps que je n’ai pas eu de nouvelles.

— Eh bien, jeune homme, les choses ont bien changé. Il y a maintenant deux compagnies en compétition pour le monopole des fourrures. Moi-même, je ne sais plus qui détient le pouvoir réel. Le sieur Guillaume de Caën et son neveu Émery ont fondé une nouvelle compagnie. Ils sont d’ailleurs à Tadoussac pour la traite annuelle. Si j’étais toi, je prendrais rendez-vous avec leur représentant, le notable Jean-Jacques Dolu. Il est à Québecq et en sait plus que moi à ce sujet.

Étienne comprit que le sort de la jeune colonie était loin d’être assuré et qu’il devait rencontrer Monsieur Dolu le plus tôt possible. Il alla donc lui rendre visite dès le lendemain. Monsieur Dolu l’informa du climat d’incertitude qui régnait en France. Selon lui, les guerres de religion et les manigances politiques qui y sévissaient allaient perturber la jeune colonie et le monopole du commerce des fourrures.

— Vous savez, Monsieur Brûlé, nous vivons des moments difficiles. Le royaume de France est en pleine crise et les querelles entre Catholiques et Huguenots ne laissent présager rien de bon. La compagnie de Montmorency, pour qui vous travaillez présentement, est en pleine crise financière. Il serait surprenant qu’elle puisse honorer ses engagements envers vous. Par contre, la nouvelle compagnie des sieurs de Caën dont je suis le représentant ici, a des alliés puissants en France. Je ne serais pas surpris que, dans un avenir rapproché, cette compagnie acquière le monopole exclusif de la traite.

— Alors, Monsieur Dolu, que me conseillez-vous?

— À mon humble avis, vous risquez de voir vos biens personnels et la fortune que vous avez amassée vous être confisqués. Si j’étais vous, je partirais pour la France le plus tôt possible afin de protéger vos avoirs et d’assurer votre avenir.

— Très bien, Monsieur Dolu. Est-ce que vous accepteriez d’être mon chargé d’affaires auprès des sieurs de Caën?

— Oui, bien sûr, avec plaisir.

Étienne hésitait à l’idée de traverser l’océan pour se rendre en France après quatorze années d’absence. La décision était difficile, mais le voyage s’imposait. Il s’empressa donc d’en parler à Grenolle, toujours à faire le troc avec les alliés amérindiens.

— Grenolle, tu as l’intention de retourner à Toanché à la fin de l’été? demanda Étienne.

— Oui, Étienne. Et toi?

— Non, je dois aller en France d’urgence, mais je reviendrai dès le printemps prochain. Grenolle, est-ce que je peux compter sur toi pour veiller sur Tsieoue et Onienta pendant mon absence?

— Tu peux partir l’âme en paix, Étienne. J’y verrai, c’est promis.

Étienne quitta Québecq, emportant avec lui tous les biens qu’il avait accumulés depuis 1608. Il parcourut la contrée jusqu’à Tadoussac, où il prit un temps de répit pour rencontrer les sieurs de Caën et rendre visite à son ami, Nicolas Marsolet. Celui-ci vivait toujours avec les Montagnais et les deux amis ne s’étaient pas revus depuis presque quatre ans.

— Nicolas!

— Étienne!

— Ciel, que tu m’as manqué!

— Toi aussi, Étienne. Comme il fait bon de te revoir.

— Je suis en route pour la France. Il n’était pas question de passer à Tadoussac, sans arrêter te voir.

— Tu quittes pour la mère patrie?

— Eh oui!

— Tu changes de vie alors?

— Non, non, certes pas. J’aime beaucoup trop ma liberté pour cela. Je dois rentrer en France temporairement pour organiser mes affaires personnelles. Et toi, Nicolas, qu’est-ce que tu deviens? Tu n’aurais pas le goût de t’embarquer avec moi pour revoir notre terre natale et nous rappeler le bon vieux temps?

— Oh non, Étienne. Ma vie est ici maintenant, avec ma famille et mes amis montagnais. Mes affaires vont bien et je me plais beaucoup dans ce nouveau pays.

— Soit alors, répondit Étienne, enchaînant aussitôt avec une autre question qui le tracassait. Dis-moi, as-tu des nouvelles de…?

Devinant la pensée d’Étienne, Nicolas lui annonça :

— Tu veux savoir ce que deviennent Shaîna et ton fils, n’est-ce pas?

— Oui, Nicolas. Comment vont-ils?

— Désolé de devoir t’annoncer cela aussi abruptement, Étienne, mais Shaîna et ton fils Outetoucos sont morts il y a un an, lors d’une expédition de chasse.

Étienne resta figé. Il était loin de s’attendre à un aussi grand malheur. Il se rappelait sa compagne montagnaise radieuse et belle, comme on peut l’être à quinze ans. Ils étaient si jeunes. D’un air songeur, il balbutia :

— La vie est cruelle et difficile dans ce pays.

Son regard vide masquait un sentiment de culpabilité.

La semaine suivante, Étienne s’embarqua à bord du dernier vaisseau français mettant le cap vers la France avant l’hiver, laissant derrière lui sa famille et son attachement à la Nouvelle-France.

*   *
*

Au mois d’octobre 1622, au terme d’une pénible traversée qui avait duré près de deux mois, Étienne débarqua enfin au port de Dieppe. Il se fit conduire à Honfleur et pendant le trajet, se remémorant de doux souvenirs, il décida de faire un arrêt au couvent des sœurs hospitalières qui l’avaient hébergé en 1608, alors qu’il n’était qu’un pauvre mendiant. Le cœur battant, il frappa à la porte du couvent. Une religieuse, maigre et courbée, le reçut :

— Bonjour, ma Sœur. Peut-être pourrez-vous m’aider? Je suis à la recherche de Marie-Marguerite qui vivait ici il y a une quinzaine d’années. Je l’ai bien connue à l’époque et j’aimerais la revoir. Sauriez-vous où elle habite?

— Votre figure me dit quelque chose. Vous aurais-je déjà vu?

— Oui, bien sûr, ma Sœur, je suis Étienne Brûlé. Alors que je n’étais qu’un enfant, vous m’avez gracieusement offert l’hospitalité, jusqu’à ce que j’embarque à bord du navire de Monsieur Champlain. Et depuis, je ne suis jamais revenu.

— Eh oui! Je me souviens maintenant. Alors, vous cherchez Marie-Marguerite. Suivez-moi, je vous prie.

Sœur Marthe l’invita au parloir où elle lui demanda de l’attendre un instant. Pendant des minutes qui lui parurent interminables, Étienne rêvassa à tous les beaux moments qu’il avait vécus avec Marie-Marguerite, en 1608. Soudain, il sentit une présence :

— Mon Dieu, c’est toi Marie-Marguerite? s’exclama Étienne, la voix tremblante d’émotion.

Muette, la jeune religieuse se contenta de baisser la tête, les yeux remplis de larmes.

— Marie-Marguerite? Est-ce bien toi? Pour l’amour de Dieu, dis quelque chose. C’est moi, Étienne, Étienne Brûlé.

— Étienne, répondit la sœur, incrédule. Après toutes ces années! J’ai cru que tu étais mort. Je t’ai attendu si longtemps. Puis, un jour, Dieu m’a appelée et m’a indiqué la route à suivre. Marie-Marguerite n’est plus. Je suis, à tout jamais, sœur Marie de la Charité. J’ai donné ma vie à Dieu.

Étienne était bouleversé. Il demeura sans mot dire. Enfin, il fouilla dans son havresac et en sortit un petit paquet qu’il remit à la religieuse.

— Tiens, Marie-Marguerite, cela t’appartient.

Elle l’ouvrit et reconnut le petit mouchoir blanc en dentelle qu’elle lui avait donné sur le quai lors de son départ il y a tant d’années.

— Tu l’as toujours conservé, Étienne?

— Oui, Marie-Marguerite. Et j’ai souvent pensé à toi, à me demander ce que tu devenais. Je t’avais promis que je reviendrais… J’ai tardé, beaucoup tardé…

Durant toute la journée, Étienne et sœur Marie de la Charité causèrent de tout ce qui s’était passé depuis leur séparation. Au moment de reprendre la route, Étienne lui remit 1 000 livres.

— Voici, sœur Marie de la Charité, remettez ce don à la Congrégation, en mémoire de mon passage ici et en guise de remerciement pour l’hospitalité que les religieuses m’ont accordée autrefois. Je conserverai à jamais un doux souvenir des moments précieux vécus avec toi, Marie-Marguerite.

— Va Étienne. Que Dieu te bénisse et te garde! Je prierai pour toi chaque jour afin qu’Il te protège.

— Merci, Marie-Marguerite, sœur Marie de la Charité. Vous portez bien votre nom.

Et sur ces mots, Étienne l’étreignit et fila en direction de la maison paternelle, celle qui l’avait vu naître à Champigny-sur-Marne. Il avait oublié à quel point le paysage qui défilait maintenant devant lui contrastait avec les vastes forêts vierges du Nouveau Monde.

Son frère Roch, le benjamin de la famille, l’accueillit. De prime abord, ils ne se reconnurent pas tant Roch était jeune lorsqu’Étienne était parti.

— Bonjour. Que puis-je pour vous, Monsieur? demanda Roch en fixant dans les yeux cet inconnu costaud et barbu.

— Est-ce que tu t’appelles Roch?

— Qu’est-ce que vous voulez, Monsieur?

— Est-ce toi, Roch? C’est moi… Étienne.

— Étienne? Mon frère Étienne?

— Oui, Roch. C’est bien moi.

— Mon Dieu, mon Dieu, je n’en crois pas mes yeux. Je te croyais mort. Je me pensais seul au monde.

— Comment cela seul au monde, répondit Étienne, en pâlissant. Où sont les autres?

— Tu n’es pas au courant, Étienne? Il y a si longtemps que tu es parti. Les autres sont… décédés. Oui, je vis seul depuis plus de cinq ans.

— Décédés? Que leur est-il arrivé?

— Tu n’as pas entendu parler de la grave épidémie de peste qui a frappé tout le royaume de France pendant plus de cinq ans? Ce fut terrible. Quel malheur! Notre famille a été décimée.

Étienne n’en revenait pas. Il ne restait plus que lui et Roch, qu’il connaissait à peine. Il leur fallut plusieurs jours pour retisser ces liens familiaux, indispensables, mais fragiles, parce que si longtemps négligés.

Une semaine plus tard, Étienne demanda à son frère :

— Roch, j’ai une faveur à te demander.

— N’importe quoi, mon frère. Tu peux compter sur moi.

— J’aimerais que tu m’accompagnes à Paris pour régler certaines affaires.

— Quel genre d’affaires, Étienne?

— Je voudrais que tu deviennes mon procurateur, c’est-à-dire le responsable de mes biens . Tu es ma seule famille ici et j’ai confiance en toi. J’aimerais que tu prennes soin de mes affaires lorsque je serai parti.

Un peu décontenancé, Roch répondit :

— Tu comptes encore partir, Étienne? Pourquoi ne pas rester ici avec moi?

— Je dois m’en aller, Roch. Mon travail est là-bas. J’y ai une femme et deux enfants. Je ne peux pas rester.

L’air abattu, Roch reprit simplement :

— Tu veux que je m’occupe de tes affaires?

— Oui, Roch. Je te dédommagerai pour ce service, tu peux en être assuré.

Les deux frères profitèrent de l’hiver pour mieux se connaître. Étienne se renseigna sur tout ce qui se passait dans son pays natal et plus il en apprenait, plus il était convaincu que sa place était désormais auprès de son peuple d’adoption en Huronie. Au cœur d’une réforme catholique, les évêques français faisaient tout pour préparer leurs ouailles à affronter l’avenir. Étienne n’en pouvait plus de ces débats sur les sacrements et la messe.

Au printemps suivant, soit le 10 mars 1623, Étienne et Roch signèrent à Paris, devant témoins et les notaires Dupuys et Cothreau, le contrat faisant de Roch le procurateur de tous les biens et gages présents et à venir de son frère Étienne.

À peine un mois plus tard, Étienne reprit la route pour la Nouvelle-France où ses amis et sa famille huronne l’attendaient. En son for intérieur, il était convaincu qu’il ne reverrait plus sa France natale.