CHAPITRE 6

La colonie en changement

Étienne passa quelque temps à Québecq avant de reprendre la route du nord-ouest à l’été 1624. Le truchement Brûlé servait bien la cause des compagnies de commerce en s’assurant d’amener les Hurons à descendre chaque année au Cap de la Victoire pour y faire des échanges. Les commerçants payaient directement Étienne pour ce travail, sans passer par le commandant de la colonie. N’ayant que peu de dépenses, Étienne avait accumulé avec les années une somme considérable. De leur côté, les compagnies étaient réticentes à remplir leurs responsabilités de colonisation et n’amenaient que peu de gens à s’établir au Nouveau Monde. Mais, depuis quatre ans, une nouvelle compagnie sous la gouverne de Guillaume de Caën s’était approprié le commerce des fourrures de la Nouvelle-France. D’allégeance huguenote, celui-ci avait plus ou moins répondu aux appels incessants de Champlain pour voir au développement de la colonie. Québecq comptait seulement une soixantaine d’habitants, hommes, femmes et enfants compris. Peu de femmes et, par conséquent, peu d’enfants avaient émigré de France. Étienne voyait, derrière cette situation, une lacune de la part des compagnies. Il en discuta avec Louis Hébert, son ami, à qui il ne manquait jamais de rendre visite lors de ses séjours à Québecq. Il s’y arrêta pendant quelques jours.

— Tu sais, Louis, je crois les compagnies responsables du peu de développement ici, lui dit Étienne.

— Moi aussi, j’en suis convaincu. Je leur fais continuellement des demandes, mais on ne répond à aucune, répondit Hébert.

Son épouse, Marie Rollet, enchaîna sur un ton agressif :

— Louis a demandé une charrue depuis notre arrivée et, à chaque retour du printemps, c’est la même histoire.

Louis interrompit Marie et lui dit :

— Voyons Marie, ce n’est pas la peine de te mettre en colère. Étienne sait qu’un commerçant ne se préoccupe que de son profit.

— Peut-être, mais moi, je te vois chaque jour peiner comme un forcené avec tes aides, sans les outils les plus rudimentaires. Quand les bateaux jettent l’ancre à Tadoussac, ils sont pleins de marchandises pour le troc mais pour nous, les colons, rien, continua Marie sur un ton impératif.

— Madame Hébert, vous avez certainement raison. Les compagnies ne vous ravitaillent pas, intentionnellement. La colonisation est le dernier de leur souci. D’ailleurs, vous êtes une entrave à leur commerce, poursuivit Étienne.

— Étienne, parfois tu comprends trop bien les choses. Qu’importe! On finira bien par l’avoir cette charrue. Il faut demeurer confiant et prier Saint-Joseph. Cet humble patron nous aidera à leur faire comprendre le bon sens, ajouta Louis, en homme pieux qu’il était.

Louis, Marie et leurs trois enfants étaient de fervents catholiques. Étienne, de son côté, ne se formalisait pas de cette dévotion puisqu’il respectait cette première famille établie à Québecq. Lui-même, d’une façon discrète et sans le laisser paraître à personne, avait délaissé quelque peu ces croyances et adopté celles de son peuple adoptif. Louis, apothicaire de profession, aidait tous ceux et celles qu’il pouvait, ne faisant aucune différence entre Blancs ou Amérindiens. Instruit et charismatique, il se vit offrir par Champlain une tâche administrative, soit celle de procureur du roi.

Depuis quatre ans, le capitaine demeurait dans la colonie avec sa dame, Hélène Boullé. Ainsi, Champlain put mieux gérer l’évolution du peuplement de la bourgade qui démontrait des signes de redressement et de progression. Champlain avait fait agrandir l’Abitation et commencé la construction du Fort Saint-Louis sur les hauteurs de Québecq. Par contre, Louis savait qu’un vent de changement soufflait. Il partagea son intuition avec Étienne :

— Tu sais que le capitaine a décidé de retourner en France cette année? lui dit-il.

— Non, depuis la visite du frère Sagard, Champlain ne m’a plus adressé la parole, répondit Étienne.

— Je peux le confirmer, ajouta Marie. Sa jeune épouse et moi discutons souvent ensemble. Il y a si peu de femmes dans la colonie. Cela m’attriste beaucoup, mais la dame Hélène a le mal du pays et désire rentrer à Paris. Elle me manquera énormément.

— Si Madame de Champlain désire partir, il est certain que le capitaine l’accompagnera. De plus, il doit aller régler plusieurs contentieux à la cour du roi, continua Louis.

— Encore une fois, la petite colonie souffrira de changements importants, approuva Étienne.

— Cela me préoccupe beaucoup. Je travaille très fort pour qu’on réussisse. C’est un pays extraordinaire ici. Mais son remplaçant ne m’inspire pas beaucoup confiance, lui dit Louis.

— Qui sera le commandant, demanda Étienne?

— Emery de Caën! Le neveu de Guillaume, répondit Louis.

— Je comprends tes craintes.

La conversation continua jusqu’au soir.

Le départ de Champlain tracassait Étienne depuis qu’il lui avait refusé un entretien. Il dut se résigner à recevoir les ordres du nouveau commandant, Emery de Caën. Étienne, comprenant qu’il avait perdu les faveurs du capitaine, attendit de recevoir sa nouvelle mission pour retrouver ses amis Oné-Onti et Sondaqua. Ceux-ci attendaient Étienne dans un campement à l’extérieur de la bourgade, avec Touhauc qui les accompagnait partout.