— Attachez-le solidement au poteau. Je ne veux pas qu’il nous échappe, ordonna Aenons.
— Qu’on le place face au soleil pour qu’il voie sa trahison, enchaîna Ohontia.
Étienne fut traîné jusqu’au lieu de son supplice. Dénudé, il se laissa attacher sans offrir de résistance. Il se retrouvait lui-même au poteau, lieu où il avait vu les Hurons infliger les pires sévices aux condamnés. Il savait que, cette fois, il n’y échapperait pas. Aenons possédait trop de pouvoir et, même s’il y avait de l’opposition, personne n’oserait lui tenir tête. Amantacha était encore trop jeune, tandis que Sondaqua et Oné-Onti n’avaient ni la notoriété, ni le pouvoir nécessaires. Pour ce qui est de Tsioue, sa conjointe, la décision au sujet de la torture ne relevait pas de sa compétence. Ses amis français, Nicolas et Thomas1, n’étaient pas dans les parages. Étienne serait donc seul face à la mort.
Comme il l’avait vu auparavant, les préparatifs des instruments de ses bourreaux allaient bon train. Des couteaux, des haches, des tiges de bois, tout ce qui pouvait servir à mettre à l’épreuve sa résistance à la douleur.
Il ne saisissait toujours pas ce qui s’était passé en cette année 1632. Il les connaissait tous pour avoir mangé avec eux, chassé avec eux, habité avec eux… partagé tout avec eux depuis plus de vingt ans. Aujourd’hui, ses amis le tortureraient! Il ne parvenait pas à comprendre. Une douleur vive le sortit brutalement de sa réflexion. Son supplice commençait. Ses frères et ses sœurs hurons tournaient autour de lui avec des bouquets d’orties, une plante qui irrite la peau et crée une brûlure vive et instantanée. À tout moment, l’un d’eux se détachait de la danse pour le fouetter avant de reprendre la cadence. Étienne sut à ce moment que la torture serait longue puisqu’ils commençaient lentement, sans faire de dommages mortels. Son corps se couvrit de lésions, mais Étienne ne broncha pas. Il voulait leur prouver jusqu’à son dernier souffle qu’il était vraiment un des leurs. Il se concentrait sur son chant funèbre de guerrier. Le pire était à venir. Comme le soleil se couchait, on fit de grands feux. Ses tortionnaires se mirent à le brûler. On lui lançait des boutades :
— Toi Brûlé, pas Aondria Oxhey.
Il répondit :
— Brûlez-moi si vous le voulez, mais je demeurerai toujours Aondria Oxhey, un guerrier.
Les cris de Touhauc retentirent. Il s’était élancé pour attaquer le chef Aenons. Il n’en pouvait plus de voir son ami souffrir. Sondaqua, à sa poursuite, n’eut que le temps de le faire trébucher et ensuite de le maîtriser. En le retenant, il lui dit à l’oreille :
— Ne fais pas cela, Touhauc, Aenons pourrait te tuer ou t’envoyer rejoindre ton ami au poteau.
Il ne voulait rien comprendre et se débattait vigoureusement. Aenons intervint :
— Qu’on l’attache face au traître pour qu’il voie ce qu’on en fait.
Le pauvre Touhauc lançait son cri perçant. Étienne connaissait bien cet appel qui représentait son nom :
— On-dria. Dria a a a…
À chaque cri, son cœur faiblissait. Comme prochaine épreuve, on lui plaça deux fers de hache bien rouges sur les jambes. Croyant qu’il allait perdre conscience, d’une voix gutturale, il se lança dans son chant funèbre :
— Aide-moi, grand Oki, à endurer cette haine du chef Aenons.
La douleur insupportable lui faisait voir toute la fureur de ce chef, jadis Atontarori, le frère de Tsieoue.
— Dria a a a…
— Il n’y a pas de justice sur cette terre. J’ai aidé ces gens. Je les ai protégés. Dieu du ciel et de la terre, aide-moi.
— Dria a a a…
La nuit tomba. Dans un moment d’accalmie, Étienne reprit conscience et sut qu’il ne reverrait plus le soleil se lever. À travers les ténèbres, les humains commettent les pires atrocités. Il en serait donc la victime. Couvert d’ecchymoses et de plaies, il se fit asperger d’eau bouillante. Son chant reprit :
— Shaïna, viens à mon secours. Aide-moi. Que tes souvenirs me soutiennent encore quelques instants. Non, tu n’es pas partie. Je te vois. Je te rejoindrai.
— Dria a a…
Il ouvrit les yeux pour voir le regard des gens avec qui il avait vécu. Comment pouvaient-ils s’en prendre à lui de cette façon? Et tout à coup son sang se figea. Malgré l’obscurité, il reconnut les yeux de son fils. À cet instant, il cria de toutes ses forces :
— Nooooon! Pas toi, mon fils!
Arousen se planta devant lui et, lui crachant au visage, lui dit avec fureur :
— Tu n’es plus mon père. Je te déteste.
— Dria a a…
— Même mort, je le serai toujours. Mon sang coule dans tes veines. Mon sang est le tien.
— Je ne veux rien de toi. Tu nous as tous trahis.
— Cette vengeance de ta jeunesse… un jour, tu la pleureras. Peu importe si tu me hais, moi je t’aime tout autant.
À ces paroles, Arousen tira son couteau et soutenant le regard de son père, lui fit une longue incision le long du bras droit. Le sang qui coulait lui venait directement du cœur. Étienne lui répondit :
— Allez, frappe-moi dans ma chair. Vas-y! Tue-moi, mais jamais tu n’oublieras ce que je te dis maintenant. Je suis fier de toi! Tu es devenu un vrai guerrier. Oui, ton père t’aime.
Arousen lança son cri de guerre et entra dans la danse démoniaque des tortionnaires. Tous scandaient à l’unisson : Nataway! Nataway2! Aenons avait tout observé et était fier de son travail auprès du jeune guerrier. À ce moment, Aenons et Ohontia s’approchèrent du supplicié et, d’un geste franc, lui coupèrent les deux pouces qui tombèrent à ses pieds. Puis, ils insérèrent des tiges effilées dans la plaie béante laissée par les pouces amputés et les poussèrent jusqu’à ce qu’elles lui ressortent par les coudes. Malgré la souffrance ultime, Étienne ne broncha pas, surtout pas devant Atontarori, le responsable de sa mort certaine. Atontarori lui chuchota :
— Tichion, tu te souviens de la belle Tichion?
Ses pensées, malgré sa demi-conscience, s’envolèrent vers Tichion, à la beauté naturelle et à la voix angélique. Elle s’était noyée par un soir de pleine lune. Il se tourna vers Atontarori, le regarda et lui dit avec horreur :
— Non, ne me dis pas cela. Pitié, ne me dis pas que…
Et Atontarori l’interrompit :
— Oui, c’est moi! Elle avait choisi un Blanc, un traître.
Souffrant de cet aveu déchirant, Étienne répondit :
— Tu es un meurtrier et un jour tu répondras de tes crimes.
— Dria a a…
Le cri des deux guerriers et leur rire résonnaient dans les oreilles d’Étienne. Au courant de la nuit, les supplices se poursuivirent. Dans son délire, Étienne résistait en chantant à tue-tête tout l’amour qu’il éprouvait pour Tsieoue, sa compagne. Il lui disait de veiller sur son fils et sa fille. Il racontait qu’il aimait son peuple, les Hurons.
À bout de forces, il allait rendre l’âme quand, devant lui, Atontarori, devenu le grand chef Aenons, cria :
— Ton heure est arrivée! Prépare-toi à faire ton dernier voyage vers l’eskanane3!
— Dria a a…
Étienne balbutia en soutenant son regard :
— Veille sur ta sœur, Tsieoue.
Atontarori sortit le poignard qu’Étienne lui avait offert en cadeau de mariage et lui fit une entaille sous les côtes, du côté gauche. D’un geste vif, il enfouit sa main dans sa poitrine et lui arracha le cœur. Sanguinolent et encore palpitant, le sacrifié vit Atontarori le porter à sa bouche.
Son regard s’éteignit et ce fut le silence.