3.

Au vu de l'importance de leurs actes, des controverses qui souvent les accompagnent et des individus violents auxquels ils sont parfois confrontés, il est remarquable que, dans l'histoire des États-Unis, seuls quatre juges fédéraux aient été assassinés.

L'honorable Raymond Fawcett est désormais le cinquième.

Son corps a été retrouvé dans le petit sous-sol d'un bungalow qu'il avait construit de ses mains au bord d'un lac et où il passait ses week-ends. Comme il ne s'était pas présenté à l'audience, un lundi matin, ses greffiers pris de panique avaient appelé le FBI. Les agents n'avaient pas été longs à découvrir la scène de crime. Le bungalow se situe dans une région très boisée du sud-ouest de la Virginie, à flanc de montagne, au bord d'un petit plan d'eau immaculé que les gens du coin appellent le lac Higgins. Ce lac ne figure sur presque aucune carte routière.

Il n'y avait apparemment pas eu effraction dans ce sous-sol, ni lutte ni bagarre ; juste deux cadavres, la tête trouée de balles, et un coffre-fort vide. Le juge Fawcett gisait à côté du coffre, deux projectiles dans la nuque – manifestement une exécution. Sur le sol autour de son corps, une large flaque de sang avait séché. Le premier expert présent sur les lieux avait estimé que le décès du juge remontait à au moins deux jours. Selon l'un de ses assistants juridiques, il avait quitté son bureau vers 15 heures, le vendredi après-midi, en prévoyant de se rendre directement au bungalow et d'y passer le week-end plongé dans ses dossiers.

L'autre corps était celui de Naomi Clary, une jeune divorcée âgée de trente-quatre ans, mère de deux enfants, récemment engagée par le juge comme secrétaire. Fawcett, qui avait soixante-six ans et cinq enfants d'âge adulte, n'était pas divorcé. Mme Fawcett et lui ne vivaient plus ensemble depuis plusieurs années, mais on les apercevait encore du côté de Roanoke quand les circonstances l'exigeaient. Tout le monde savait qu'ils étaient séparés et, comme il s'agissait d'un notable éminent, leur arrangement n'avait pas été sans alimenter quelques ragots. Ils avaient l'un et l'autre confié à leurs enfants et à leurs amis qu'ils n'avaient tout simplement pas le cran de divorcer. L'argent était du côté de Mme Fawcett, le statut social du côté du juge Fawcett. Ils paraissaient tous deux satisfaits de leur décision, et ils avaient l'un et l'autre promis de ne pas avoir de liaison. Leur accord verbal stipulait qu'ils engageraient une procédure de divorce si monsieur ou madame rencontrait quelqu'un d'autre.

À l'évidence, le juge avait trouvé une personne à son goût. Presque immédiatement après l'ajout de Mme Clary au registre du personnel, la rumeur avait couru au palais de justice que le juge batifolait – une fois de plus. Ils étaient quelques-uns à savoir, au sein de son équipe, qu'il n'avait jamais pu s'empêcher de sauter sur tout ce qui bouge.

Le corps de Naomi se trouvait sur un canapé, non loin du cadavre du magistrat. Elle était nue, sur le dos, les chevilles ligotées avec du ruban adhésif métallisé et les poignets scotchés derrière elle. On lui avait tiré deux balles dans le front. Son corps était couvert de petites marques brunes de brûlures. Au bout de quelques heures de discussions et d'analyses, les policiers qui dirigeaient l'enquête s'étaient accordés à penser qu'elle avait sans doute été torturée – un moyen de forcer Fawcett à ouvrir le coffre. Apparemment, cela avait porté ses fruits. Le coffre était vide, sa porte béante. Le voleur l'avait entièrement nettoyé de son contenu avant d'exécuter ses victimes.

Le père du juge Fawcett dirigeait une entreprise de charpente et, déjà tout gosse, le futur magistrat avait toujours eu un marteau à la main. Il était sans cesse en train de construire des choses – une nouvelle véranda derrière la maison, une terrasse en bois, un hangar. Quand ses enfants étaient petits, du temps où son mariage était heureux, il avait complètement restructuré une vieille et majestueuse demeure du centre de Roanoke, tenant lieu à lui seul d'entreprise de bâtiment et passant tous ses week-ends sur une échelle. Quelques années plus tard, il avait rénové un loft qui était devenu son nid d'amour, puis son domicile. Pour lui, transpirer en maniant le marteau et la scie était une thérapie, un exutoire mental et physique à un métier stressant. Il avait conçu la charpente triangulaire de son bungalow du lac, qu'il avait bâti presque entièrement lui-même, sur quatre années. Dans le sous-sol où il était mort, un mur tapissé de beaux rayonnages en cèdre était bourré d'épais manuels juridiques. Au milieu, était dissimulée une porte dérobée : un module de la bibliothèque pivotait et révélait un coffre. Le meurtrier avait fait rouler ce coffre sur à peu près un mètre, avant de le vider complètement.

Le coffre était en métal et en plomb, monté sur des roulettes de dix centimètres de diamètre. Il avait été fabriqué par la Vulcan Safe Company de Kenosha, dans le Wisconsin, et le juge Fawcett l'avait acheté sur Internet. D'après les spécifications, il mesurait un mètre quinze de hauteur, quatre-vingt-dix centimètres de largeur et un mètre de profondeur ; il offrait un volume de rangement de deux cent cinquante litres, pesait deux cent trente kilos et son prix de vente était de deux mille cent dollars. Une fois convenablement verrouillé, il était à l'épreuve du feu, étanche et prétendument à l'épreuve du vol. Il fallait saisir un code d'entrée à six chiffres sur le pavé numérique de la porte.

Pourquoi un juge fédéral qui gagnait cent soixante-quatorze mille dollars par an avait-il besoin d'un coffre aussi sécurisé et aussi bien caché ? C'était pour le FBI un premier mystère. Au moment de sa mort, le juge Fawcett détenait quinze mille dollars sur son compte personnel, un placement de soixante mille dollars qui lui rapportait moins d'un pour cent annuel et un autre de quarante-sept mille dollars qui avait fait moins bien que le marché depuis presque dix ans, enfin trente et un mille dollars sur un fonds obligataire. Il était également titulaire d'un plan de retraite et disposait de la panoplie d'avantages réservés aux hauts fonctionnaires fédéraux. Certes, il n'était quasiment pas endetté, cependant ses avoirs n'avaient rien d'impressionnant. Sa véritable sécurité résidait dans son métier. Comme la Constitution l'autorisait à exercer jusqu'à sa mort, son traitement ne cesserait jamais de lui être versé.

La famille de Mme Fawcett possédait des titres bancaires par wagons entiers, mais le juge n'avait jamais été en mesure de s'en approcher. Maintenant, avec leur séparation, ils étaient d'autant plus hors de sa portée.

Conclusion : le juge était à l'aise sans être riche, et pas du genre à être obligé de protéger sa fortune dans un coffre secret.

Qu'y avait-il donc dans ce coffre ? Ou, formulé plus brutalement : que contenait-il qui avait condamné Fawcett à une telle mort ?

Des entretiens avec la famille et les amis révéleraient par la suite qu'on ne lui connaissait pas d'habitudes dépensières ; il n'accumulait pas les pièces d'or ou les diamants rares, rien qui nécessite d'être protégé de la sorte. Mis à part une impressionnante collection de cartes de base-ball datant de sa jeunesse, rien ne prouvait que le juge ait été collectionneur de quoi que ce soit de valeur.

Son bungalow à toiture triangulaire était si profondément enfoui dans les collines qu'il était presque impossible à trouver. Une véranda l'entourait sur quatre côtés et personne, aucun autre véhicule, aucun autre bungalow, aucune autre maison, aucun appentis, aucun bateau n'était visible dans les parages. L'isolement total. Le juge rangeait un kayak et un canoë au sous-sol, et on savait qu'il passait des heures sur le lac, à pêcher, à réfléchir et à fumer le cigare. C'était un homme tranquille, ni solitaire ni timide, un individu cérébral et sérieux.

Pour le FBI, il n'y aurait malheureusement pas de témoins, car il n'y avait pas âme qui vive à des kilomètres à la ronde. Le bungalow était le lieu parfait pour tuer quelqu'un et être loin avant que l'on découvre le crime. Dès leur arrivée sur place, les enquêteurs comprirent que, sur ce coup-là, ils avaient un temps de retard. Et cela ne fit qu'empirer. Ils ne découvrirent pas une seule empreinte digitale, pas une seule empreinte de soulier, pas une fibre, pas un bulbe de cheveu qui traîne, aucune trace de pneu susceptibles de leur fournir un indice. Le bungalow ne disposait pas de système d'alarme et sûrement pas de caméras de surveillance. Et pourquoi se donner cette peine ? L'officier de police judiciaire le plus proche était à une demi-heure de là et, à supposer qu'il réussisse même à repérer l'endroit, qu'était-il censé faire, une fois sur place ? Le plus abruti des cambrioleurs se serait éclipsé depuis longtemps.

Pendant trois jours, les enquêteurs inspectèrent chaque centimètre carré du bungalow et des huit ares de terrain tout autour, en vain. Le fait que le meurtrier se soit montré si prudent et si méthodique ne contribua pas à améliorer le moral de l'équipe. Ils avaient affaire à un individu talentueux, un tueur doué qui ne laissait pas d'indices. Par où étaient-ils censés commencer ?

Ils subissaient des pressions du département de la Justice, à Washington. Le directeur du FBI mettait sur pied une force d'intervention, une sorte d'unité d'opérations spéciales pour se rendre à Roanoke et résoudre ce crime.

 

Comme il fallait s'y attendre, les meurtres très violents d'un juge adultère et de sa jeune amie étaient de magnifiques cadeaux aux médias et aux tabloïds. Trois jours après la découverte de son corps, Naomi Clary fut inhumée, et la police de Roanoke dut dresser des barrières devant le cimetière afin de tenir les journalistes et les curieux à distance. Quand on honora la mémoire de Raymond Fawcett, le lendemain, dans une église épiscopalienne bondée, un hélicoptère d'une chaîne de télévision tourna au-dessus du bâtiment et le vacarme du rotor noya les accords de l'orgue. Le chef de la police, un vieil ami du juge, fut obligé de faire décoller son hélicoptère pour éloigner le premier. Mme Fawcett était assise au premier rang, impassible, au milieu de ses enfants et petits-enfants, refusant de verser une larme ou de poser le regard sur le cercueil de son époux. Nombre de propos aimables furent prononcés, mais certains fidèles, surtout parmi les hommes, se posaient la question : comment ce vieux garçon avait-il pu se trouver une petite amie aussi jeune ?

Une fois qu'ils furent morts et enterrés tous les deux, l'attention se porta de nouveau sur l'enquête. Le FBI refusait de faire la moindre déclaration publique, surtout parce qu'il n'avait rien à dire. Une semaine après la découverte des corps, le seul élément qu'il pouvait mettre en avant se réduisait aux rapports balistiques : quatre balles à pointe creuse tirées d'un calibre .38. Une arme répandue à plus d'un million d'exemplaires dans les rues d'Amérique et, à l'heure qu'il était, très probablement au fond d'un grand lac, quelque part dans les montagnes de Virginie.

On analysa tous les mobiles préexistants. En 1979, le juge John Wood avait été abattu devant sa maison de San Antonio. Son assassin était un tueur à gages recruté par un puissant dealer de drogue sur le point d'être condamné par Wood, qui vouait une sainte détestation au marché de la drogue et à ceux qui le faisaient fonctionner. Vu le surnom du juge (« Maximum John »), le mobile était assez évident. À Roanoke, les équipes du FBI examinèrent toutes les affaires, pénales et civiles, traitées par Fawcett et dressèrent une liste de suspects potentiels, pratiquement tous impliqués dans le commerce de stupéfiants.

En 1988, on avait abattu le juge Richard Daronco alors qu'il s'occupait de l'entretien du jardin de sa maison de Pelham, dans l'État de New York. Le tueur était le père en colère d'une femme qui venait de perdre un procès, sous la juridiction du magistrat. Le père avait tiré sur le juge avant de se suicider. À Roanoke, l'équipe du FBI passa au crible les dossiers du juge Fawcett et interrogea ses assistants juridiques. Il y avait toujours des détraqués qui déposaient des plaintes ridicules devant un tribunal fédéral, et une liste en ressortit peu à peu. Des noms, mais pas de véritables suspects.

En 1989, le juge Robert Smith Vance avait ouvert un colis piégé et trouvé la mort chez lui, à Mountain Brook, dans l'Alabama. Les policiers avaient démasqué le tueur, ensuite expédié dans le couloir de la mort, quoique son mobile n'ait jamais été clair. Les procureurs avaient supposé qu'il était en colère à la suite d'une décision du magistrat. À Roanoke, le FBI avait interrogé des centaines d'avocats ayant eu des affaires instruites par le juge Fawcett, qu'elles soient en cours ou remontent à un passé récent. Tous les avocats ont des clients qui sont soit assez fous, soit assez méchants pour chercher à se venger, et un petit nombre d'entre eux étaient passés par la salle d'audience de Fawcett. On retrouva leur trace et on les interrogea, avant de les écarter.

En janvier 2011, un mois avant le meurtre de Fawcett, le juge John Roll avait été tué d'un coup de fusil, près de Tucson, au cours du même massacre où Gabrielle Giffords, une parlementaire démocrate, avait été frappée d'une balle en pleine tête. Le juge Roll se trouvait au mauvais endroit au mauvais moment, ce n'était pas lui qui était visé. Sa mort ne fut d'aucune aide pour les enquêteurs du FBI à Roanoke.

Chaque jour, l'enquête s'enlisait un peu plus. Sans témoin, sans véritable pièce à conviction sur la scène de crime, sans aucune erreur de la part du tueur, avec juste une poignée de renseignements inutiles et quelques rares suspects figurant au rôle des causes du juge, à chaque étape, l'enquête se heurtait à une impasse.

L'annonce retentissante d'une récompense de cent mille dollars ne généra pratiquement pas de surcroît d'activité sur les hotlines du FBI.