4.

Comme Frostburg n'est qu'un camp de détention, assez souple en ce qui concerne la sécurité, nous entretenons plus de contacts avec le monde extérieur que la majorité des prisonniers. Notre courrier risque toujours d'être ouvert et lu, bien sûr, quoique cela reste rare. Nous avons un accès limité à l'e-mail, mais pas le droit de consulter Internet. Il y a des dizaines de téléphones, et quantité de règles qui en régissent l'usage, cependant on peut en général passer tous les appels qu'on veut – en PCV. Les téléphones portables sont strictement interdits. Nous sommes autorisés à souscrire des abonnements à des dizaines de magazines figurant sur une liste approuvée. Plusieurs journaux sont livrés ponctuellement tous les matins, et ils sont toujours disponibles dans un coin de la cantoche, que l'on appelle le coin café.

C'est là, tôt un matin, que j'avise le gros titre du Washington Post :

« JUGE FÉDÉRAL ASSASSINÉ PRÈS DE ROANOKE. »

Je ne peux dissimuler un sourire. Le moment est venu.

Ces trois dernières années, j'ai été obsédé par Raymond Fawcett. Je ne l'ai jamais rencontré, je ne suis jamais entré dans sa salle d'audience, je n'ai jamais engagé de procédure dans son secteur – le district sud de la Virginie. La quasi-totalité de mon activité juridique s'est déroulée dans un tribunal d'État. Je me suis rarement aventuré dans l'arène fédérale et, quand cela m'est arrivé, c'était toujours dans le district septentrional de la Virginie, englobant tout le secteur à partir du nord de Richmond. Le district sud couvre Roanoke, Lynchburg et l'énorme conurbation de la zone métropolitaine de Virginia Beach-Norfolk. Avant le décès de Fawcett, douze juges fédéraux travaillaient dans le district sud, et treize dans le district nord.

J'ai rencontré plusieurs détenus ici, à Frostburg, qui ont été condamnés par Fawcett ; sans vouloir paraître trop curieux, je les ai interrogés sur son compte en prétextant que je l'avais connu et que j'avais plaidé des affaires devant sa cour. Tous ces détenus, sans exception, haïssaient l'homme, et estimaient que les sentences qu'il avait prononcées contre eux avaient dépassé les bornes. Apparemment, quand il rendait son jugement, il se délectait de faire la leçon aux criminels en col blanc qu'il envoyait en prison. Leurs audiences attiraient généralement la presse, et Fawcett possédait un ego colossal.

Il avait fréquenté Duke University et Columbia, où il avait fait son droit, puis il avait travaillé quelques années dans un cabinet d'affaires de Wall Street. Son épouse – et l'argent de celle-ci – était originaire de Roanoke, où ils s'étaient installés. Il avait alors la trentaine. Il avait intégré le plus grand cabinet juridique de la ville et s'était vite hissé au sommet de l'échelle. Son beau-père était un donateur de longue date des Démocrates et, en 1993, le président Clinton avait nommé Fawcett à un poste à vie, à la cour fédérale du district sud de la Virginie.

Dans l'univers de la justice américaine, une telle nomination est porteuse d'un prestige considérable, mais ne rapporte pas beaucoup d'argent. À l'époque, le salaire de Fawcett était de cent vingt-cinq mille dollars par an, une baisse de rémunération d'environ trois cent mille dollars par rapport à ce qu'il gagnait en tant qu'associé très bosseur d'un cabinet juridique florissant. À quarante-huit ans, il était devenu l'un des plus jeunes juges fédéraux du pays et, avec cinq enfants, l'un des plus contraints financièrement. Son beau-père n'avait pas tardé à compléter ses revenus, et la pression s'était relâchée.

Il avait un jour décrit ses premières années au banc des juges dans une longue interview accordée à un périodique juridique. Je l'avais trouvé par hasard, à la bibliothèque de la prison, dans une pile de magazines qu'on allait jeter. Peu de livres et de magazines échappent à mon œil curieux ; souvent, je lis cinq ou six heures par jour. Les ordinateurs, ici, datent de quelques années et, en raison de la fréquentation, ils sont mal en point. Toutefois, comme je suis le bibliothécaire, ces ordinateurs sont sous ma responsabilité, et j'y ai un accès quasi illimité. Nous disposons d'abonnements à deux sites de recherches juridiques en ligne, et je les ai utilisés pour lire toutes les opinions publiées par feu l'honorable Raymond Fawcett.

Au tournant du siècle, en l'an 2000, il lui était arrivé quelque chose. Durant ses sept premières années au banc des juges, Fawcett était un protecteur des droits individuels, plutôt de gauche, rempli de compassion envers les gens pauvres et les esprits perturbés, prompt à taper sur les doigts des forces de l'ordre, sceptique envers le monde des affaires, et toujours désireux, armé de son stylo extrêmement affûté, de réprimander le juriste indiscipliné. Puis, en l'espace d'un an, il avait changé. Ses jugements s'étaient faits plus succincts, moins bien argumentés, parfois méchants, et il avait clairement viré à droite.

En 2000, le président Clinton l'avait nommé à un poste vacant au tribunal du quatrième circuit des cours d'appel de Richmond. Cette décision constituait une promotion logique pour un juge de district talentueux, ou pour un magistrat qui jouissait des relations qu'il fallait. Au quatrième circuit, Fawcett serait l'un des quinze juges qui ne traitaient que des affaires en appel. Le seul échelon supérieur au sien, c'était la Cour suprême des États-Unis, et on ignorait s'il avait des ambitions claires à cet égard – la plupart des juges fédéraux en nourrissent. Puis Bill Clinton avait quitté ses fonctions, plus ou moins en disgrâce, et ses nominations avaient été entravées par le Sénat ; quand George W. Bush avait été élu, l'avenir de Fawcett était demeuré inscrit à Roanoke.

Il avait cinquante-cinq ans. Ses enfants étaient déjà adultes ou sur le point de quitter la maison familiale. Peut-être avait-il succombé à une espèce de crise de l'âge mûr. Peut-être son mariage était-il déjà en perdition. Son beau-père était mort et ne l'avait pas couché sur son testament. Ses anciens associés s'enrichissaient pendant qu'il trimait pour un salaire d'employé de bureau – toutes proportions gardées. Quel qu'en soit le motif, en salle d'audience il n'était plus le même homme. Dans les affaires criminelles, ses sentences étaient devenues erratiques et beaucoup moins empreintes de compassion. Dans les affaires civiles, il témoignait moins de compréhension envers les petites gens et se rangeait plus souvent qu'à son tour du côté des puissants intérêts. Souvent, en mûrissant, les juges changent, mais rares sont ceux qui font aussi brusquement volte-face que Raymond Fawcett.

La plus grosse affaire de sa carrière concerna une bataille autour de l'extraction de l'uranium, qui débuta en 2003. J'étais encore avocat, à l'époque, et je connaissais les enjeux et certaines informations de base. Il était difficile d'éviter le sujet ; les journaux publiaient à peu près un article par jour.

Un important filon d'uranium traverse le centre et le sud de la Virginie. L'exploitation minière de l'uranium étant un cauchemar environnemental, l'État avait promulgué une loi l'interdisant. Naturellement, les propriétaires terriens, les détenteurs de baux emphytéotiques et les sociétés minières qui contrôlent les gisements voulaient depuis longtemps entamer des excavations, et ils consacraient des millions à exercer des pressions sur les législateurs afin d'obtenir la levée de cette interdiction. Or, l'assemblée de Virginie résistait. En 2003, une société canadienne, Armanna Mines, entama une procédure dans le district sud de la Virginie pour attaquer l'inconstitutionnalité de cette interdiction. C'était une attaque frontale, puissamment financée, où tous les coups étaient permis, et menée par certains des ténors juridiques les mieux payés du secteur.

On ne tarda pas à apprendre qu'Armanna Mines était un consortium qui, en plus du Canada, réunissait des compagnies minières des États-Unis, d'Australie et de Russie. Une estimation des seuls gisements de Virginie situait leur valeur potentielle entre quinze et vingt milliards de dollars.

En application du processus de sélection aléatoire en vigueur à l'époque, l'affaire fut confiée au juge McKay, de Lynchburg, âgé de quatre-vingt-quatre ans et souffrant de démence sénile. Invoquant des raisons de santé, il déclina. Le suivant, dans l'ordre hiérarchique, était Raymond Fawcett, qui n'avait aucune raison valable de se récuser. Le défendeur était le Commonwealth de Virginie, auquel plusieurs autres ne tardèrent pas à s'associer : des villes grandes et moyennes, des comtés situés dans les régions de ces gisements, ainsi que quelques propriétaires fonciers qui ne voulaient pas prendre part à cette destruction de l'environnement. Le procès se transforma en procédure tentaculaire impliquant plus de cent avocats. Le juge Fawcett écarta les requêtes initiales de non-lieu et ordonna une communication de pièces élargie. Il ne tarda pas à consacrer les neuf dixièmes de son temps à cette affaire.

En 2004, le FBI est entré dans ma vie, et j'ai perdu tout intérêt pour ce dossier minier. Subitement, j'avais d'autres affaires plus pressantes à traiter. Mon procès a débuté en octobre 2005, à Washington. À cette période, les audiences Armanna Mines avaient commencé depuis un mois, dans une salle bondée, à Roanoke. Au point où j'en étais, je me moquais comme d'une guigne de ce qui pouvait advenir de cet uranium.

Au bout d'un procès de trois semaines, j'ai été condamné à dix ans de détention. Après dix semaines de procès, le juge Fawcett a tranché en faveur d'Armanna Mines. Il n'y avait aucun lien possible entre les deux jugements, ou c'était du moins ce que je pensais tandis qu'on m'acheminait vers la prison.

Pourtant, je ne tarderais pas à rencontrer l'homme qui finirait par tuer le juge Fawcett.

Je connais l'identité du meurtrier, et je connais son mobile.

 

Pour le FBI, le mobile restait une question déconcertante. Au cours des semaines suivant le meurtre, la force d'intervention se concentra sur le litige Armanna Mines et interrogea des dizaines de personnes. À l'époque, deux groupes écologistes radicaux s'en étaient mêlés et s'étaient activés en marge du procès ; le FBI les avait surveillés de près. Fawcett avait reçu des menaces de mort et, pendant les débats, il ne s'était déplacé qu'entouré d'une escorte de protection. Ces menaces avaient fait l'objet d'une enquête approfondie et avaient été jugées peu crédibles, toutefois les gardes du corps étaient restés à proximité.

L'intimidation était un mobile peu vraisemblable. Fawcett, dont le seul nom était jugé toxique par les écologistes, avait pris sa décision, et il avait fait des dégâts. Son jugement avait été confirmé en 2009 par la cour d'appel du quatrième circuit, et l'affaire se dirigeait maintenant vers la Cour suprême des États-Unis. Les appels étant suspensifs, les gisements d'uranium étaient restés intacts.

La vengeance constituait un mobile, bien que le FBI ne l'évoque pas. Certains journalistes avaient parlé de « meurtres sous contrat », sans avoir apparemment rien sur quoi se fonder, excepté le professionnalisme de ces assassinats.

Étant donné la scène de crime et le coffre vide, le vol paraissait être un mobile plus vraisemblable.

Moi, j'ai un plan, que je peaufine depuis des années. C'est ma seule porte de sortie.