5.

Tous les détenus fédéraux en bonne santé doivent avoir un emploi, et c'est le Bureau des prisons qui contrôle la grille des rémunérations. Depuis deux ans, je suis bibliothécaire, à trente cents l'heure. À peu près la moitié de cette somme, ainsi que les chèques de mon père, sont soumis au Programme de responsabilité financière des détenus : le Bureau des prisons récupère cet argent et le reverse au titre des amendes pénales, des contraventions et des dédommagements. En plus de ma peine de dix ans de détention, j'ai reçu ordre de payer à peu près cent vingt mille dollars de pénalités diverses. À trente cents l'heure, cela prendra le reste du siècle, et un peu plus encore.

Parmi les autres emplois, citons cuisinier, plongeur, torchonneur de tables, récureur de sols, plombier, électricien, charpentier, employé de bureau, garçon de salle, blanchisseur, peintre, jardinier et enseignant. Je me considère comme chanceux. Mon boulot est l'un des meilleurs qui soit et il ne se réduit pas à nettoyer les saletés des autres. À l'occasion, je dispense un cours d'histoire à des détenus qui préparent leurs diplômes d'équivalence du secondaire. Enseigner rapporte trente-cinq cents l'heure, mais je ne suis pas tenté par une rémunération plus élevée : enseigner est franchement déprimant, à cause du faible niveau d'alphabétisation de la population carcérale. Les Noirs, les Blancs, les Marrons... il y en a tant, de ces types qui savent à peine lire et écrire, que cela vous amène à vous interroger sur ce que fabrique notre système éducatif.

Enfin, je ne suis pas ici pour réformer les systèmes éducatif, juridique, judiciaire ou carcéral. Je suis ici pour survivre, un jour après l'autre, tout en préservant autant de respect de soi et de dignité que possible. Nous sommes la lie, les moins-que-rien, les criminels ordinaires enfermés à l'écart de la société, et les moyens de nous le rappeler sont pléthore. Les gardiens de la prison se nomment des surveillants pénitentiaires, ou SP, tout simplement. Ne les appelez jamais « gardien ». Non monsieur. Être un SP, c'est être à un niveau nettement supérieur ; c'est un titre. La plupart des SP sont d'anciens flics, d'anciens shérifs adjoints, d'anciens militaires qui n'ont pas trop bien réussi dans leur carrière et travaillent désormais dans une prison. Quelques-uns sont corrects, mais la plupart sont des perdants, trop stupides pour se rendre compte qu'ils le sont. Et de quel droit le leur dirions-nous ? Ils se situent très au-dessus de nous, en dépit de leur stupidité, et ils prennent plaisir à nous le rappeler.

Les SP sont contraints à des rotations, pour éviter que l'un d'entre eux se rapproche trop d'un détenu. Je suppose que ça arrive, néanmoins l'une des règles cardinales de la survie du prisonnier, c'est d'éviter son SP. Traitez-le avec respect ; obéissez-lui au doigt et à l'œil ; ne lui causez pas de tracas ; et, surtout, tâchez de l'éviter.

Mon SP actuel n'est pas parmi les meilleurs. Il s'appelle Darrel Marvin, c'est un Blanc au torse puissant, bedonnant, pas plus de trente ans, qui veut se donner des airs conquérants, mais qui déplace un peu trop de tonnage autour des hanches. Darrel est un raciste inculte qui ne m'apprécie pas parce que je suis noir et titulaire de deux diplômes universitaires – soit deux de plus que lui. Chaque fois que je suis forcé de lécher les bottes de cette brute, une bataille intérieure fait rage en moi, pourtant, je n'ai pas le choix. Pour l'heure, j'ai besoin de lui.

— Bonjour, officier Marvin, lui dis-je avec un sourire faux en l'interpellant devant la cantoche.

— Qu'est-ce que c'est, Bannister ? grogne-t-il.

Je lui tends un formulaire de requête officielle. Il le prend et fait semblant de le lire. Je suis tenté de l'aider, pour les mots les plus longs, mais je tiens ma langue.

— J'ai besoin de voir le directeur.

— Pourquoi tu veux voir le directeur ? me jette-t-il, toujours en essayant de lire ce formulaire assez simple.

Mon affaire avec le directeur ne concerne pas le SP, ni personne d'autre, pourtant le rappeler à Darrel ne ferait que m'attirer des ennuis.

— Ma grand-mère est presque morte, et je voudrais aller à son enterrement. Ce n'est qu'à une petite centaine de kilomètres.

— Et tu penses qu'elle risque de mourir quand ? me demande-t-il, toujours tellement futé, l'enfoiré.

— Bientôt. S'il vous plaît, officier Marvin, je ne l'ai pas revue depuis des années.

— Le directeur n'apprécie pas ce genre de salades, Bannister. Tu devrais le savoir, depuis le temps.

— Je sais, mais le directeur me doit une faveur. Je lui ai donné un avis juridique il y a quelques mois. S'il vous plaît, remettez-lui, juste.

Il plie la feuille de papier et la fourre dans une poche.

— Très bien, mais c'est une perte de temps.

— Merci.

Mes deux grand-mères sont mortes depuis des années.

 

En prison, rien n'est conçu pour le confort des prisonniers. L'acceptation ou le refus d'une simple requête ne devrait prendre que quelques heures, mais ce serait trop facile. Il s'écoule quatre jours avant que Darrel m'informe que je dois me présenter au bureau du directeur à 10 heures le lendemain matin, le 18 février. Un autre sourire faux, et je lui réponds : « Merci. »

Le directeur est le roi de ce petit empire, avec tout l'amour-propre de celui qui gouverne, ou qui estime devoir gouverner, par décret. Ces types-là vont et viennent, et il est impossible de comprendre la raison de tous ces transferts. Là encore, ce n'est pas mon travail de réformer notre système carcéral, et donc je ne me soucie guère de ce qui se trame dans le bâtiment de l'administration.

L'actuel directeur, c'est M. Robert Earl Wade – toute une carrière dans l'administration pénitentiaire, un sacré professionnel. Il sort à peine de son deuxième divorce et, c'est vrai, je lui ai expliqué certaines dispositions de base de la loi du Maryland sur les pensions alimentaires. J'entre dans son bureau ; il ne se lève pas, ne me tend pas la main, ne me fait aucune politesse susceptible d'exprimer le respect.

— Bonjour, Bannister, commence-t-il en me désignant une chaise vide.

— Bonjour, directeur Wade. Comment allez-vous ?

Je me pose sur cette chaise.

— Je suis un homme libre, Bannister. Mon épouse numéro deux appartient au passé et plus jamais je ne me remarierai.

— Content de l'apprendre et heureux d'avoir pu vous aider.

Une fois cette mise en train rapidement expédiée, il sort un carnet.

— Je ne peux pas tous vous laisser rentrer chez vous à chaque enterrement, Bannister, vous devez le comprendre, me fait-il.

— Il ne s'agit pas d'un enterrement. Je n'ai plus de grand-mère.

— Qu'est-ce que ça signifie ?

— Est-ce que vous suivez l'enquête sur le meurtre du juge Fawcett, à Roanoke ?

Il se rembrunit et rejette la tête en arrière, comme sous le coup d'une insulte. Je suis ici sous un prétexte, et quelque part au fin fond d'un des innombrables manuels de réglementations fédérales, il doit exister une infraction codifiée à ce sujet. Il cherche de quelle manière réagir, et il secoue la tête.

— Qu'est-ce que ça signifie ? répète-t-il.

— Le meurtre du juge fédéral. Toute la presse en parle.

Il est difficile de croire qu'il ait pu manquer cette histoire de meurtre, néanmoins cela reste tout à fait possible. Ce n'est pas parce que je lis plusieurs journaux par jour que tout le monde en fait autant.

— Le juge fédéral ?

— C'est ça. Ils l'ont trouvé avec sa petite amie dans un bungalow, au bord d'un lac, dans le sud-ouest de la Virginie, tous les deux abattus...

— Bien sûr, bien sûr. J'ai vu les articles. Et en quoi cela vous concerne-t-il ?

Il est agacé parce que je lui ai menti, et il cherche la punition appropriée. Un individu supérieur et aussi puissant qu'un directeur de prison ne peut pas se laisser manipuler par un détenu. Les yeux de Robert Earl Wade filent en tous sens, comme s'il cherchait de quelle manière réagir à mon subterfuge.

Il faut que je puise en moi le ton le plus dramatique possible, car lorsque je vais répondre à sa question, Wade va sans doute me rire au nez. Les détenus passent leur temps à échafauder de savantes protestations d'innocence, à monter de toutes pièces des théories du complot relatives à des crimes non résolus ou à recueillir des secrets susceptibles d'être monnayés en échange d'une liberté conditionnelle. En bref, ils dépensent beaucoup d'énergie à combiner des moyens de sortir, et je suis sûr que Robert Earl Wade a déjà tout vu et tout entendu.

— Je sais qui a tué le juge, dis-je avec tout le sérieux possible.

À mon grand soulagement, il ne me fusille pas d'un sourire. Il se renverse dans son fauteuil, se triture le menton, puis hoche la tête.

— Et comment avez-vous obtenu cette information ?

— J'ai rencontré le tueur.

— Ici ou à l'extérieur ?

— Je ne peux pas vous le révéler, monsieur le directeur. Mais je ne vous raconte pas de conneries. D'après ce que je lis dans la presse, l'enquête du FBI ne mène nulle part. Et elle ne débouchera sur rien.

Mon dossier disciplinaire est sans tache. Je n'ai jamais proféré un mot à l'encotre d'un fonctionnaire de la prison. Je ne me suis jamais plaint. Dans ma cellule, il n'y a pas d'objets de contrebande, même pas un sachet de rab de sucre provenant de la cantoche. Je ne joue pas et je n'emprunte pas d'argent. J'ai aidé des dizaines de codétenus, ainsi que quelques civils, y compris le directeur, à régler leurs différends juridiques. Ma bibliothèque est méticuleusement rangée. Le fait est là – pour un détenu, j'ai de la crédibilité.

Il se penche vers moi, en s'appuyant sur les coudes, et me dévoile ses dents jaunes. Il a les yeux cernés, toujours humides ; des yeux de buveur.

— Et laissez-moi deviner, Bannister, vous aimeriez partager cette information avec le FBI, conclure un marché et obtenir votre élargissement. Exact ?

— Absolument, monsieur. C'est mon plan.

Enfin, il éclate de rire. Un long caquètement suraigu qui, en soit, pourrait être d'une grande drôlerie. Il finit par décompresser, et il me pose une question :

— C'est prévu pour quand, votre libération ?

— Dans cinq ans.

— Eh bien, ce serait un sacré marché, hein ? Vous vous bornez à leur livrer un nom, et vous sortez tranquillement d'ici cinq ans avant l'échéance ?

— Rien n'est si simple.

— Que voulez-vous que je fasse, Bannister ? grommelle-t-il, et là, il n'y a plus trace de sourire. Que j'appelle le FBI pour lui raconter que j'ai ici un type qui connaît le meurtrier et qui est prêt à conclure un marché ? Ils reçoivent sans doute cent appels par jour, provenant en majorité de demeurés qui flairent l'argent de la récompense. Pourquoi irais-je risquer ma crédibilité en jouant à ce jeu-là ?

— Parce que je connais la vérité, et vous savez que je ne suis ni demeuré ni mythomane.

— Pourquoi ne leur écrivez-vous pas juste une lettre, en me laissant en dehors de tout ça ?

— Je vais leur écrire, si c'est ce que vous voulez. Mais à un certain stade vous serez concerné, parce que je vais convaincre le FBI, je vous le jure. Nous allons conclure un accord, et je vais vous dire au revoir. Et vous, ici, vous vous occuperez de la logistique.

Il se tasse dans son fauteuil, comme écrasé par le poids de sa fonction, et se cure le nez avec le pouce.

— Vous savez, Bannister, ce matin, à l'heure où nous parlons, j'ai six cent deux hommes, ici, à Frostburg, et vous êtes le dernier que je me serais attendu à voir entrer dans mon bureau avec une idée aussi tordue. Le dernier, vraiment.

— Je vous remercie.

— Je vous en prie.

Je me penche à mon tour vers lui et je plante mes yeux dans les siens.

— Écoutez, monsieur le directeur, je sais de quoi je parle. Je sais que vous ne pouvez pas vous fier à un détenu, pourtant écoutez-moi jusqu'au bout. Je possède une information extrêmement précieuse, que le FBI voudra absolument connaître. Alors, je vous en prie, appelez-le.

— Je ne sais pas, Bannister. Nous allons tous les deux passer pour des idiots.

— S'il vous plaît.

— Je vais peut-être y réfléchir. Maintenant déguerpissez, et dites à l'officier Marvin que je vous ai refusé votre demande de vous rendre à cet enterrement.

— Oui, monsieur, merci.

Mon intuition, c'est que le directeur ne sera pas capable de résister à un peu d'animation. Diriger un centre de basse sécurité rempli de détenus bien élevés est une mission ennuyeuse. Pourquoi ne pas s'impliquer dans l'enquête pour meurtre la plus retentissante du pays ?

 

Je quitte le bâtiment de l'administration et je traverse le quadrilatère, l'espace central du camp de détention. Côté ouest s'alignent les dortoirs ; ils abritent cent cinquante hommes chacun et ont leur pendant exact, avec des bâtiments identiques, sur le côté est du quadrilatère. Un campus est et un campus ouest, comme si l'on flânait dans une charmante université.

Les SP ont une salle de repos près de la cantoche, et c'est là que je retrouve l'officier Marvin. Si je mets un pied dans la salle de repos, on me tirera sans doute dessus, ou alors je finirai pendu. Par chance, la porte en acier est ouverte, et je peux voir à l'intérieur. Marvin est vautré dans une chaise pliante, une tasse de café à la main et une grosse pâtisserie dans l'autre. Il rigole avec deux SP. Si on les crochetait par le col et si on les pesait ensemble sur une balance de boucherie, à eux trois, ils dépasseraient les quatre cent cinquante kilos.

— Qu'est-ce que tu veux, Bannister ? grogne Darrel dès qu'il me voit.

— Je voulais juste vous remercier, officier. Le directeur a refusé. Bon, merci quand même.

— Entendu, Bannister. Désolé pour ta grand-mère.

Là-dessus, l'un des gardiens ferme la porte d'un coup de pied. Cette porte me claque brutalement au nez, le métal cogne, il vibre, et, l'espace d'une fraction de seconde, ça me secoue jusqu'à la moelle. J'ai déjà entendu ce bruit-là.

 

Mon arrestation. Le Civic Club se réunissait à déjeuner, tous les mercredis, au très historique George Washington Hotel, à cinq minutes à pied de mon bureau. Le club comptait à peu près soixante-quinze membres, tous blancs, sauf trois d'entre eux. Ce jour-là, je me trouvais être le seul type noir de l'assistance, sans que cela revête la moindre importance. J'étais assis à une longue table, à engloutir le poulet caoutchouteux habituel garni de petits pois et à échanger des bêtises avec le maire et un fonctionnaire de la Ferme d'État. Nous avions couvert tous les sujets ordinaires – la météo et le football – et vaguement effleuré la politique, tout cela avec la plus grande circonspection. C'était un déjeuner typique du Civic Club – une demi-heure pour se sustenter, suivie d'une demi-heure à écouter un orateur généralement pas trop passionnant. En cette journée mémorable, je n'allais pas être autorisé à écouter l'orateur.

On a entendu un brouhaha à la porte de la salle de banquet et, subitement, une escouade d'agents fédéraux lourdement armés a investi les lieux, comme s'ils étaient sur le point de nous tuer tous. Une équipe du SWAT, en tenue complète de ninja – uniformes noirs, épais gilets pare-balles, armes à feu impressionnantes, et ces casques de combat à l'allemande rendus célèbres par les troupes hitlériennes. L'un d'eux a beuglé : « Malcolm Bannister ! » Instinctivement, je me suis levé, en grommelant : « Enfin, qu'est-ce que c'est ? » Instantanément, au moins cinq fusils automatiques se sont braqués sur moi. « Mains en l'air ! » a hurlé leur chef intrépide, et j'ai obtempéré. En quelques secondes, on m'abaissait brutalement les bras, on me menottait dans le dos et, pour la première fois de ma vie, j'ai senti ce pincement indescriptible des bracelets autour de mes poignets. C'est une sensation horrible, inoubliable. On m'a poussé dans l'étroite allée centrale, entre les tables, et on m'a sorti de la salle sans ménagement. La dernière chose que j'ai entendue, c'était le maire qui s'exclamait : « C'est un scandale ! »

Inutile de le préciser, cette intrusion spectaculaire a jeté un froid sur la suite de cette réunion du Civic Club.

Encerclé par cet essaim de gros durs, j'ai été conduit dans le hall de réception de l'hôtel. Quelqu'un avait aimablement refilé le tuyau à la chaîne de télévision locale, et une équipe a filmé tout ce qu'elle a pu tandis qu'on me fourrait à l'arrière d'une Chevrolet Tahoe noire, entre deux brutes. Nous nous sommes dirigés vers la prison municipale.

— Est-ce que tout cela est vraiment nécessaire ? ai-je demandé.

— Tu la boucles, c'est tout ! m'a jeté sans se retourner le chef, installé à la droite du conducteur.

— Rien ne m'oblige à la boucler. Vous pouvez m'arrêter, mais vous ne pouvez pas me faire taire. Vous êtes au courant de ça ?

— Boucle-la, c'est tout.

Le gros dur à ma droite m'a posé la crosse de son fusil sur le genou.

— Retirez-moi ce fusil, vous voulez bien ? ai-je objecté, mais le fusil n'a pas bougé.

Nous avons continué de rouler.

— Dites, les gars, vous prenez votre pied, là ? Ça doit être terriblement excitant de foncer dans tous les sens comme de vraies terreurs, à malmener des innocents, un peu façon Gestapo.

— J'ai dit de la boucler.

— Et moi j'ai dit que je ne la bouclerais pas. Vous avez un mandat d'arrêt ?

— J'ai un mandat.

— Montrez-le-moi.

— Tu le verras à la prison. Pour l'instant, tu la boucles, et c'est tout.

— Et vous, pourquoi vous ne la bouclez pas, hein ?

J'ai vu une partie de sa nuque virer au rouge, juste sous le casque de combat germanique. Il fulminait. J'ai respiré à fond et je me suis exhorté à garder mon calme.

Le casque. J'avais porté le même genre de casque pendant mes quatre années dans les marines, quatre ans de service actif, y compris en situation de combat, durant la première guerre du Golfe. Deuxième régiment, huitième bataillon, deuxième division, corps des marines des États-Unis. Nous avions été les premières troupes américaines à affronter les Irakiens au Koweït. Il n'y a pas eu franchement de combats, pourtant j'ai vu assez de morts et de blessés dans les deux camps.

Et maintenant, j'étais entouré d'une troupe de petits soldats de plomb qui n'avaient jamais entendu tirer un coup de feu sous l'emprise d'une rage meurtrière, et qui étaient incapables de courir deux mille mètres sans s'écrouler. Et ils étaient du côté des gentils.

À notre arrivée à la prison, un photographe d'un journal local nous attendait. Mes gros durs m'ont conduit vers l'intérieur du bâtiment, lentement, pour s'assurer qu'on me photographie bien. Leur version du perp walk, cette exhibition humiliante du suspect menotté.

Je n'allais pas tarder à apprendre qu'une autre équipe de ces brutes stipendiées par le gouvernement avait effectué une descente dans les bureaux de Copeland, Reed & Bannister, à peu près à l'heure où je déjeunais avec mes homologues du Civic Club. Faisant preuve d'une prévoyance exemplaire et d'un sens minutieux de la planification, cette force d'intervention conjointe avait attendu qu'il soit midi, quand la seule personne présente au bureau était cette pauvre Mme Henderson. Elle avait expliqué qu'ils étaient entrés en trombe par la porte principale, armes dégainées, en hurlant, en l'insultant, en la menaçant. Ils avaient plaqué un mandat de perquisition sur son bureau, l'avaient forcée à s'asseoir sur une chaise près de la fenêtre, en lui promettant de l'arrêter si elle osait faire autre chose que simplement respirer, et ensuite ils avaient mis nos modestes bureaux à sac. Ils avaient embarqué les ordinateurs, les imprimantes et plusieurs dizaines de boîtes de classement. Quand M. Copeland était rentré de déjeuner, il avait protesté ; on lui avait pointé un pistolet sous le nez, et il avait pris un siège à côté d'une Mme Henderson en pleurs.

Mon arrestation constituait une surprise. J'avais affaire au FBI depuis plus d'un an. J'avais engagé un avocat et nous avions tenté tout notre possible pour coopérer. Je m'étais soumis au détecteur de mensonge à deux reprises, au cours de tests menés par des experts du FBI. Nous avions transmis toutes les pièces qu'en ma qualité d'avocat je pouvais communiquer sans enfreindre l'éthique. J'avais caché une bonne partie de tout cela à Dionne, mais elle me savait malade d'inquiétude. Je me battais contre l'insomnie. Je me forçais à manger, alors que je n'avais aucun appétit. Finalement, au bout de presque douze mois passés à vivre dans la peur et à redouter que l'on frappe à ma porte, le FBI avait informé mon avocat que le gouvernement ne s'intéressait plus à moi.

Le gouvernement mentait – ni pour la première fois, ni pour la dernière.

À l'intérieur de la prison, un endroit où je me rendais au moins deux fois par semaine, patientait une autre escouade d'agents. Ils portaient des parkas bleu marine avec le sigle « FBI » imprimé en lettres jaune vif dans le dos, et ils s'affairaient en tous sens, l'air très occupés, sans que je puisse saisir à quoi exactement. Se tenant en retrait, les flics locaux, et je connaissais bon nombre d'entre eux, m'observaient avec un mélange de perplexité et de pitié.

Était-il réellement nécessaire d'envoyer une vingtaine d'agents fédéraux pour m'arrêter et confisquer mes dossiers ? Je venais de marcher depuis mon bureau jusqu'au George Washington Hotel. N'importe quel flic un tant soit peu dégourdi aurait pu profiter de sa pause-déjeuner pour m'appréhender. Mais cela aurait privé ces gens extrêmement importants du plaisir qu'ils prenaient à faire ce qu'ils faisaient pour gagner leur vie.

Ils m'ont conduit dans une petite pièce, m'ont assis à une table, m'ont retiré mes menottes et m'ont prié d'attendre. Quelques minutes plus tard, un homme en costume sombre est entré et s'est présenté :

— Agent spécial Don Connor, FBI.

— Enchanté, ai-je fait.

Il a lâché des papiers sur la table, devant moi.

— Voici votre mandat d'arrêt.

Puis il a laissé tomber une liasse de papiers agrafés.

— Et voici l'acte d'accusation. Je vous accorde quelques minutes, le temps de le lire.

Là-dessus, il a tourné les talons et il est sorti en claquant la porte derrière lui aussi fort que possible. C'était une porte épaisse, en métal ; elle a cogné, vibré, et ce bruit a secoué la pièce pendant plusieurs secondes.

Un bruit que je n'oublierai jamais.