7.
Le quartier général temporaire de la force d'intervention du FBI affectée à l'affaire Fawcett se situait dans un entrepôt d'une zone industrielle près de l'aéroport régional de Roanoke. Lors de sa dernière occupation, cet espace était loué par une société qui importait des crevettes d'Amérique centrale avant de les congeler là pendant des années. L'endroit fut presque aussitôt surnommé « le Congélateur ». Suffisamment à l'écart de la presse, il offrait de la discrétion et quantité d'espace. Des charpentiers y dressèrent rapidement des cloisons et compartimentèrent l'endroit en salles, en bureaux, en couloirs et en lieux de réunion. Des techniciens de Washington travaillèrent vingt-quatre heures sur vingt-quatre à installer des appareillages et des gadgets high-tech de communication, de traitement des données et de sécurité. La noria des camions remplis de mobilier et d'équipements de location ne cessa pas tant que le CC – centre de commandement – ne fut pas rempli de plus de bureaux et de tables qu'il n'en fallait. Une flotte de 4 × 4 de location s'aligna sur le parking. On fit appel aux services d'un traiteur pour servir trois repas par jour à l'équipe, qui approcha vite les soixante-dix personnes – une quarantaine d'agents, plus le personnel administratif. Aucun budget n'avait été arrêté, et on ne se souciait pas des coûts. Après tout, la victime était un juge fédéral.
Le bail était de six mois mais, au bout de trois semaines sans beaucoup de progrès, la plupart des fédéraux subodorèrent qu'ils resteraient là plus longtemps. Mis à part une petite liste de suspects cueillis au hasard, tous connus pour être des individus violents et pour avoir déjà comparu devant Fawcett au cours des dix-huit dernières années, il n'existait aucune piste véritable. Un dénommé Stacks lui avait écrit une lettre de menaces en 2002, depuis sa cellule. On l'avait retrouvé : il était employé dans une boutique de vins et spiritueux de Panama City Beach, en Floride et, pour le week-end où le juge et Mme Clary avaient été assassinés, il possédait un alibi – il n'avait plus mis les pieds en Virginie depuis au moins cinq ans. Un narcotrafiquant, un certain Ruiz, avait injurié « Votre Honneur » en espagnol le jour où il avait écopé d'une condamnation à vingt ans de réclusion, en 1999. Ruiz était encore incarcéré dans un centre de moyenne sécurité, et, au bout de quelques journées passées à creuser son passé, le FBI en avait conclu que les membres de son ancienne bande de trafiquants de cocaïne étaient tous morts ou également derrière les barreaux.
Une équipe avait méthodiquement passé au crible toutes les affaires traitées par Fawcett durant ses dix-huit années au banc des juges. C'était un bourreau de travail, qui réglait trois cents dossiers par an, tant civils que pénaux, alors que la moyenne pour un juge fédéral se limite à deux cent vingt-cinq. Il avait condamné approximativement trois mille cent hommes et femmes à une peine de prison. Opérant sur la base d'une hypothèse, assez peu solide il est vrai, selon laquelle le tueur serait l'un d'eux, une équipe gâcha des centaines d'heures à porter des noms sur sa liste de suspects éventuels, avant de les écarter. Une autre étudia les dossiers, civils et pénaux, en instance devant le magistrat au moment de son assassinat. Une autre encore consacra tout son temps au litige Armanna Mines, en portant une attention particulière aux deux groupes écologistes, aussi extrémistes qu'excentriques, qui n'aimaient guère Fawcett.
Dès l'instant où les questions d'organisation furent réglées, le Congélateur se transforma en ruche grouillante sous tension, où tout, d'heure en heure, n'était que réunions urgentes, nerfs à vif, impasses, carrières en balance, avec en plus toujours quelqu'un qui engueulait son monde depuis Washington. La presse téléphonait sans arrêt. Et les blogueurs alimentaient cette frénésie avec leurs rumeurs d'une belle inventivité et d'une fausseté flagrante.
Puis un détenu du nom de Malcolm Bannister fit son entrée en scène.
La force d'intervention était dirigée par Victor Westlake, un agent de trente ans doté d'un joli bureau avec une jolie vue, dans le Hoover Building, sur Pennsylvania Avenue, à Washington. Toutefois, depuis presque trois semaines, on l'avait cloîtré dans une pièce aveugle, repeinte de frais, au centre du CC. Ce n'était nullement sa première expédition sur le terrain. Quelques années plus tôt, Westlake s'était taillé une réputation d'organisateur hors pair capable de se précipiter sur une scène de crime, de déployer ses troupes, de traiter mille détails, de planifier un assaut et de résoudre l'affaire. Il avait passé une année dans un motel près de Buffalo à traquer un génie qui prenait son pied en expédiant des colis piégés à des inspecteurs fédéraux des services de contrôle des viandes et volailles. Il s'était avéré que ce n'était pas le génie qu'il cherchait, et Westlake n'avait pas commis l'erreur d'arrêter sa proie. Deux ans plus tard, il épinglait le poseur de bombes.
Westlake était dans sa pièce de travail, debout derrière son bureau, comme toujours, quand les agents Hanski et Erardi entrèrent. Leur patron étant debout, ils le restèrent eux aussi. Westlake jugeait malsain, et même mortel, de rester assis des heures derrière une table.
— Bien, j'écoute, aboya-t-il en claquant des doigts.
Hanski lui répondit aussitôt :
— Le type s'appelle Malcolm Bannister. Noir, âgé de quarante-trois ans, sous les verrous pour dix ans suite à des infractions à la loi RICO contre le racket et la corruption, jugé par un tribunal fédéral à Washington, ancien avocat de Winchester, en Virginie. Prétend pouvoir nous livrer le nom du tueur, et son mobile, mais, évidemment, il veut sortir de prison.
Erardi ajouta une précision :
— Sortir immédiatement et recevoir une protection.
— Quelle surprise ! Un taulard qui veut être libéré. Il est crédible ?
Hanski haussa les épaules.
— Pour un taulard, oui, je suppose. D'après le directeur, le type n'est pas du genre à raconter des conneries et son dossier carcéral est ultra propre. Selon lui, on devrait écouter ce qu'il a à nous dire.
— Qu'est-ce qu'il vous a donné ?
— Absolument rien. Le type est assez futé. Il pourrait effectivement savoir quelque chose et, si c'est le cas, cela pourrait bien être sa seule chance de sortir de taule.
Westlake se mit à faire les cent pas derrière son bureau, arpentant le sol de béton luisant jusqu'à un mur au pied duquel un petit tas de sciure récente s'était accumulé. Il revint à son bureau.
— Quel genre d'avocat était-ce ? Affaires pénales ? Dealers de drogue ?
Hanski répondit :
— Cabinet généraliste, dans une petite ville, un peu d'expérience pénale, pas beaucoup d'affaires effectivement plaidées. Un ancien marine.
Étant lui-même un ancien marine, Westlake appréciait.
— Son dossier militaire ?
— Quatre ans, libéré du service avec les honneurs, a combattu dans la première guerre du Golfe. Son père était marine et il a été dans la police d'État de Virginie.
— Il est tombé pour quoi ?
— Vous n'allez pas y croire. Barry le Bakchich.
Westlake se rembrunit et sourit en même temps.
— Allez...
— Sérieux. Il a traité des transactions immobilières pour Barry et il s'est fait prendre dans la tourmente. Vous vous en souvenez, le jury les a coincés pour infraction à la loi RICO et pour association de malfaiteurs. Je crois qu'ils étaient huit à être jugés en même temps. Bannister était un petit poisson qui s'est fait prendre dans le grand filet.
— Un lien avec Fawcett ?
— Pas encore. Nous n'avons son nom que depuis trois heures.
— Vous avez un plan ?
— Plus ou moins, acquiesça Hanski. Si nous partons du principe que Bannister connaît le tueur, alors on peut raisonnablement considérer qu'ils se sont rencontrés en prison. Douteux qu'il ait pu croiser ce type dans les rues tranquilles de Winchester. Bien plus probable que leurs routes se soient croisées en prison. Bannister est au trou depuis cinq ans, il a passé les vingt-deux premiers mois à Louisville, dans le Kentucky, un établissement de moyenne sécurité avec une population de deux mille détenus. Depuis, il est à Frostburg, un camp de détention, avec six cents autres détenus.
— Ça fait du monde. En plus, les prisonniers vont et viennent, observa Westlake.
— Exact, nous allons donc commencer par le plus logique. Procurons-nous son dossier carcéral, les noms de ses compagnons de cellule ou, le cas échéant, celui de ses voisins de dortoir. Nous irons dans les deux prisons nous entretenir avec les directeurs, les chefs de quartier, les SP, parler à quiconque saurait quelque chose sur Bannister et ses amis. Nous allons commencer par recueillir des noms, et nous verrons combien ils sont à avoir croisé Fawcett.
— Il soutient que le tueur a des amis assez malfaisants, ajouta Erardi, d'où son souhait d'une protection. Ça m'a tout l'air d'une espèce de gang. Quand on aura réuni un certain nombre de noms, on se concentrera sur ceux qui auraient des liens avec des gangs.
Un temps de silence. Puis Westlake intervint, sur un ton dubitatif.
— C'est tout ?
— C'est ce qu'on a de mieux pour le moment.
Westlake claqua des talons, creusa les reins, croisa les mains derrière la nuque, et inspira profondément. Il s'étira, respira, s'étira encore.
— D'accord. Vous récupérez les dossiers carcéraux et vous vous y collez. Il vous faut combien de monde ?
— Vous auriez deux hommes en trop ?
— Non, mais vous les aurez. Allez. En route.
Barry le Bakchich. Le client que je n'ai jamais rencontré, jusqu'à ce qu'on nous traîne devant une cour de justice fédérale, par une matinée grise, et nous lise l'entièreté de l'acte d'accusation à voix haute.
Dans un cabinet d'avocats de base, une boutique de plain-pied comme la nôtre, vous apprenez les rudiments de quantité de tâches juridiques ordinaires, mais il est difficile de se spécialiser. J'essayais d'éviter les divorces et les faillites, et je n'ai jamais apprécié l'immobilier, néanmoins, pour survivre j'ai souvent dû accepter de prendre tout ce qui (et tous ceux qui) se présentait. Curieusement, ce serait l'immobilier qui précipiterait ma chute.
La recommandation venait d'un ancien camarade de la fac de droit qui travaillait pour un cabinet de taille moyenne, dans le centre du district de Columbia. Ce cabinet avait un client qui souhaitait s'acheter un pavillon de chasse dans le comté de Shenandoah, sur les contreforts des Alleghenies, à environ une heure au sud-est de Winchester. Ce client tenait à préserver la plus grande confidentialité et il exigeait l'anonymat, ce qui aurait dû constituer autant de signaux d'alarme. Le prix d'acquisition était de quatre millions de dollars et, après un peu de marchandage, j'ai obtenu pour Copeland, Reed & Bannister une commission forfaitaire de cent mille dollars, en paiement de leur intervention dans ce dossier. Une telle commission, c'était du jamais-vu, tant pour moi que pour mes associés, et nous étions surexcités – au début. J'ai mis mes autres dossiers de côté et je me suis lancé dans des recherches sur le cadastre du comté de Shenandoah.
Le pavillon de chasse devait avoir environ vingt ans et il avait été construit par des médecins qui aimaient la chasse à la grouse ; malheureusement, comme il arrive souvent dans ce genre d'entreprises, un différend avait fini par naître entre les associés. Un différend de taille, impliquant des avocats et des procédures, et avec même une ou deux faillites à la clef. Au bout de deux semaines, j'avais réglé la situation ; rédiger un avis de constitution de titre de propriété dans les règles pour mon client, toujours aussi anonyme, ne poserait aucun problème. Une date de clôture fut fixée et je préparai tous les contrats et les actes nécessaires. Il y avait quantité de papiers administratifs à remplir, mais, là encore, nous toucherions des honoraires assez rondelets.
La clôture de l'opération fut retardée d'un mois, et j'ai réclamé cinquante mille dollars à mon copain de la fac de droit, soit la moitié des honoraires réservés aux avocats. Cela n'avait rien d'exceptionnel, et comme, à ce stade, j'y avais investi une centaine d'heures, j'avais envie d'être payé. Il m'a rappelé pour m'avertir que le client refusait. Pas grave, me suis-je dit. Dans une transaction immobilière standard, les avocats ne sont pas rémunérés tant que l'opération n'est pas clôturée. J'ai été informé que mon client – une entreprise – avait changé de nom. J'ai rectifié les documents et j'ai attendu. La date de la signature a encore été reportée, et les vendeurs ont fini par menacer de se retirer.
À cette période, j'avais vaguement connaissance du nom et de la réputation d'un intermédiaire de la Beltway, un certain Barry Rafko, plus connu sous le nom de Barry le Bakchich. Il avait à peu près la cinquantaine et il avait passé la quasi-totalité de sa vie d'adulte à sillonner le district de Columbia, à la recherche d'un moyen de gagner quelques dollars sans trop se fatiguer. Il avait été consultant, stratégiste, analyste, collecteur de fonds et porte-parole ; il avait travaillé tout en bas de l'échelle pour les campagnes électorales de parlementaires ou de sénateurs, tant démocrates que républicains. Pour Barry, peu importait. Tant qu'il était payé, rien ne l'empêchait de jouer les stratégistes et les analystes pour les deux bords.
Il trouva son rythme de croisière quand un associé et lui ouvrirent un salon-bar à proximité du Capitole. Barry engagea de jeunes prostituées pour tenir le bar en minijupe et, du jour au lendemain, l'endroit devint le lieu de drague préféré des légions d'assistants parlementaires qui grouillaient au Capitole. Des parlementaires de niveau médiocre et des cadres administratifs du milieu du panier découvrirent l'endroit, et la réputation de Barry fut faite. Les poches bien remplies, il monta un restaurant huppé à deux rues de son salon-bar. Il y recevait des lobbyistes, servait de la viande de qualité et des vins à des prix raisonnables, et des sénateurs ne tardèrent pas à y avoir leur table attitrée. Barry adorait le sport et achetait tout un tas de billets pour toutes sortes d'équipes – les Redskins, les Capitals, les Wizards, les Georgetown Hoyas – qu'il offrait à ses amis. Ensuite, il fonda son propre cabinet de « relations gouvernementales », qui connut une croissance rapide.
Son associé et lui finirent par se disputer, et Barry lui racheta ses parts. Seul, riche et poussé par l'ambition, il décida de viser les sommets de sa profession. Ne s'encombrant guère de considérations éthiques, il se transforma en l'un des pourvoyeurs d'influence les plus agressifs de Washington. Si un client fortuné voulait obtenir l'aménagement d'une nouvelle niche fiscale, Barry était capable d'enrôler une plume pour rédiger une proposition de loi, de l'inscrire dans le circuit, de convaincre ses amis de la soutenir, tout en parvenant à camoufler l'opération avec maestria. Si un riche client avait besoin d'agrandir une usine dans son État d'origine, Barry pouvait arranger une transaction au terme de laquelle le parlementaire s'assurerait de l'affectation des fonds, enverrait la subvention à l'usine, et empocherait un chèque substantiel destiné à financer ses efforts pour être réélu. Et tout le monde était content.
Dès ses premiers démêlés avec la justice, on l'accusa d'avoir versé une somme en liquide à un conseiller d'un sénateur. L'accusation ne tint pas, mais le sobriquet – Barry le Bakchich –, si.
Opérant sur le versant le plus nauséabond d'un secteur déjà souvent nauséabond, Barry connaissait tout du pouvoir de l'argent et du sexe. Son yacht sur le Potomac abritait de véritables croisières de charme, réputées pour leurs folles soirées et leurs cohortes de jeunes femmes. Il possédait un parcours de golf en Caroline du Sud, où il emmenait des membres du Congrès pour de longs week-ends, en général sans leurs épouses.
Cependant, plus Barry devenait puissant, plus il était enclin à prendre des risques. De vieux amis s'éloignèrent, effrayés par des écueils qui paraissaient inévitables. Son nom fut mentionné dans une enquête sur des manquements à l'éthique conduite par la Chambre des représentants. Le Washington Post flaira là une piste, et Barry Rafko, un homme qui avait toujours voulu attirer l'attention, fut à cet égard plus que comblé.
N'ayant aucun véritable moyen de le savoir, j'ignorais complètement que ce pavillon de chasse figurait parmi ses projets.
Le nom de la société avait encore changé ; il avait fallu modifier les documents. Une autre date de signature fut reportée, puis il y eut une nouvelle proposition : mon client voulait louer le pavillon pour un an, au tarif de deux cent mille dollars mensuels, et toutes les dépenses locatives seraient affectées au prix de cession. Cela entraîna une semaine de vifs accrochages, puis, finalement, on parvint à un accord. Je dus rédiger une ixième version des contrats, et j'insistai pour que mon cabinet perçoive la moitié de nos honoraires. Ce qui fut fait ; MM. Copeland et Reed en furent quelque peu soulagés.
Une fois les contrats signés, j'avais pour client une société offshore opérant sur le minuscule îlot de Saint Kitts, et je n'avais toujours aucune idée de qui était derrière. Les contrats avaient été paraphés dans les Caraïbes par un représentant invisible de la société, puis expédiés dans la nuit à mon bureau. En vertu de notre accord, mon client virerait sur le compte en fidéicommis de notre cabinet d'avocats la somme d'environ quatre cent cinquante mille dollars, suffisante pour couvrir le paiement des deux premiers mois de loyer, plus le reliquat de nos honoraires, plus quelques dépenses diverses. Je devais établir à mon tour un chèque de deux cent mille dollars à l'ordre des vendeurs, pour chacun des deux premiers mois ; ensuite, mon client réapprovisionnerait le compte. Au bout de douze mois de ce régime, le loyer serait converti en une cession, et il était convenu que notre petit cabinet perçoive encore un autre montant d'honoraires assez confortable.
Dès que les fonds ont été virés, le banquier m'a informé que notre compte en fidéicommis avait été crédité de quatre millions cinq cent mille dollars, et non pas de quatre cent cinquante mille. Je me suis imaginé que quelqu'un avait dérapé sur le nombre de zéros ; en outre, avoir beaucoup trop d'argent en banque, comme souci, il y avait pire. Pourtant, quelque chose ne collait pas. J'ai essayé de contacter à Saint Kitts la société-écran qui était théoriquement ma cliente, mais on m'a envoyé balader. J'ai téléphoné à mon copain de la faculté de droit qui m'avait recommandé dans cette affaire, et il m'a promis d'examiner la question. J'ai acquitté le premier mois de loyer et versé la commission due à notre cabinet, puis j'ai attendu des instructions pour virer l'excédent. Les jours se sont écoulés, puis les semaines. Un mois plus tard, le banquier m'appelait pour m'avertir que trois autres millions de dollars venaient d'arriver sur notre compte en fidéicommis.
À ce stade, M. Reed et M. Copeland étaient profondément perturbés. J'ai donné instruction à mon banquier de se débarrasser de cet argent – de retourner le virement à la source d'où il émanait, et vite fait. Il s'est attelé au problème pendant deux jours, pour simplement découvrir que le compte à Saint Kitts avait été clôturé. Enfin, mon copain de la fac de droit m'a envoyé par e-mail des instructions de virement de la moitié de l'argent vers un compte à Grand Cayman et de l'autre moitié vers un compte au Panamá.
En tant qu'avocat de petite envergure, j'avais une expérience nulle en matière de virement de capitaux vers des comptes numérotés, mais quelques minutes de recherches sur Google me révélèrent que j'évoluais à l'aveuglette dans l'un des paradis fiscaux les plus notoires de la planète. J'aurais préféré n'avoir jamais accepté de travailler pour ce client anonyme, malgré l'argent.
Le virement vers le Panamá – à peu près trois millions cinq cent mille dollars – nous est revenu. J'ai passé un savon à mon copain de la fac de droit, qui s'en est pris à quelqu'un d'autre en amont dans le circuit. L'argent est resté là deux mois sans que personne y touche, produisant des intérêts, alors que, d'un point de vue éthique, nous ne pouvions rien garder. L'éthique m'imposait également d'effectuer toutes les démarches nécessaires pour protéger cet argent indésirable. Il n'était pas à moi, je n'avais évidemment fait valoir aucune revendication à cet égard, néanmoins je devais en assurer la sauvegarde.
Innocemment, ou peut-être stupidement, j'ai permis à l'argent sale de Barry le Bakchich d'être placé sous le contrôle de Copeland, Reed & Bannister.
Après être entré en possession du pavillon de chasse, Barry procéda à une rapide rénovation, l'arrangea un peu, fit construire un spa et le dota d'un héliport. Il loua un hélicoptère Sikorsky S-76, et il lui fallait à peu près vingt minutes pour acheminer une dizaine de ses meilleurs amis du district de Columbia vers son pavillon. Par un vendredi après-midi ordinaire on effectuait plusieurs navettes, et la fête commençait. À ce stade de sa carrière, il avait écarté la plupart des hauts fonctionnaires et des lobbyistes et s'était concentré sur les parlementaires et leurs chefs de cabinet. Au pavillon, tout était accessible : cuisine et vins somptueux, cigares cubains, drogues, whisky de trente ans d'âge et femmes de vingt. De temps à autre, on organisait une chasse à la grouse, mais les invités étaient généralement plus captivés par la stupéfiante collection de grandes blondes à leur disposition.
La fille venait d'Ukraine. Pendant le procès – mon procès –, son maquereau expliqua, avec un fort accent, que, pour cette fille, il avait été rémunéré cent mille dollars en espèces ; en échange, on l'avait conduite au pavillon et installée dans une chambre. La somme en liquide avait été remise par une petite frappe, un témoin de l'accusation, qui, lors de sa déposition sous serment, se présenta comme l'un des nombreux « livreurs » de Barry.
La fille mourut. L'autopsie révéla une overdose, après une longue nuit de fête avec Barry et ses amis de Washington. Selon les rumeurs, elle aurait été au lit avec un parlementaire – la chose ne sera pas prouvée – et elle ne se serait plus réveillée. Bien avant l'arrivée des autorités sur la scène, Barry organisa un front défensif : on ne révélerait jamais avec qui la fille avait couché durant sa dernière nuit.
L'incident déclencha une tempête médiatique autour de Barry, de ses affaires, de ses amis, de ses jets, yachts, hélicoptères, restaurants, stations balnéaires, de l'ampleur et de la profondeur d'un pouvoir d'influence aussi sordide. Dès que la presse se rua sur lui, ses copains et ses clients détalèrent. Et des membres scandalisés du Congrès rameutèrent la presse et réclamèrent audiences et enquêtes.
L'histoire prit un tour plus saumâtre encore quand on réussit à localiser la mère de la jeune femme, à Kiev. Elle produisit un certificat de naissance montrant que sa défunte fille n'avait que seize ans. Une esclave sexuelle de seize ans faisant la fête avec des élus du Congrès dans un pavillon de chasse des Alleghenies, à deux heures à peine de la capitale fédérale et du Capitole...
L'acte d'accusation initial couvrait une centaine de pages et citait quatorze prévenus pour une panoplie stupéfiante de crimes. J'étais l'un des quatorze, et mon prétendu crime correspondait à ce que l'on appelle communément le blanchiment d'argent sale. En permettant à l'une des entités anonymes de Barry Rafko de planquer de l'argent sur le compte en fidéicommis de mon cabinet, je l'avais censément aidé à canaliser des liquidités qu'il soutirait à des clients, à nettoyer un peu ces capitaux sur des comptes offshore, puis à les convertir dans un actif de valeur – le pavillon de chasse. J'étais également accusé d'avoir aidé Barry à dissimuler de l'argent au FBI et à l'administration fiscale, entre autres.
Les manœuvres d'avant procès éliminèrent quelques accusés ; plusieurs d'entre eux furent autorisés à faire cavalier seul, soit en coopérant avec le gouvernement, soit en obtenant d'être jugés dans le cadre d'une procédure distincte. Mon avocat et moi déposâmes vingt-deux requêtes, depuis le jour de mon inculpation jusqu'au début de mon procès, et la cour les repoussa toutes, sauf une, qu'il jugea recevable. Et c'était là une victoire inutile.
Le département de la Justice, à travers le FBI et le bureau du procureur du district de Columbia, balança tout ce qu'il avait contre Barry Rafko et ses complices, y compris un membre du Congrès et l'un de ses assistants parlementaires. Peu importait que deux d'entre nous puissent être innocents, et peu importait que notre version de la vérité ait été déformée par le gouvernement.
Moi, j'étais là, assis dans une salle d'audience bondée, avec sept autres prévenus, parmi lesquels l'affairiste politique le plus frelaté que Washington ait engendré depuis des décennies. J'étais coupable, en effet. Coupable de stupidité de m'être laissé entraîner dans un pareil guêpier.
Après la sélection des jurés, le procureur fédéral me proposa un dernier marché : plaider coupable d'infraction à l'une des dispositions de la loi RICO, verser une amende de dix mille dollars, et purger deux années d'emprisonnement.
Une fois encore, je lui ai répété d'aller au diable. J'étais innocent.