9.

Je suis de retour dans le bureau du directeur, et il se trame quelque chose. Il porte un costume sombre, une chemise blanche empesée, une cravate à motif cachemire, et ses bottes de cowboy à bout pointu sont cirées de frais. Il a toujours son air supérieur, pourtant je le sens fébrile.

— Je ne sais pas ce que vous leur avez raconté, Bannister, me déclare-t-il, mais votre histoire leur a plu. J'ai horreur de me répéter, pourtant s'il s'agit d'une plaisanterie de votre part, vous le paierez cher.

— Ce n'est pas une plaisanterie, monsieur.

Je le soupçonne d'avoir écouté depuis la pièce voisine et de savoir exactement ce que je leur ai dit.

— Ils ont envoyé quatre agents ici, il y a deux jours. Ils ont fouiné partout, ils voulaient savoir avec qui vous traînez, de quels dossiers juridiques vous vous chargez et pour qui, avec qui vous jouez aux dames, où vous travaillez, avec qui vous mangez, avec qui vous vous douchez, avec qui vous partagez votre cellule, et ainsi de suite.

— Ma douche, je la prends seul.

— Ils essaient de comprendre qui sont vos camarades de jeu, j'imagine, hein ?

— Je n'en sais rien, monsieur, mais cela ne me surprend pas. Je m'en doutais.

Je n'avais pas vu d'agents dans les parages, en revanche je savais que le FBI était venu fouiner un peu partout dans Frostburg. Les secrets sont extrêmement difficiles à garder, en prison, surtout quand on apprend que des personnages venus de l'extérieur posent des questions. À mon avis, si j'en crois mon expérience, ils ont une façon bien maladroite de fouiller dans mon existence.

— Bon, eh bien, ils vont repasser, m'informe Wade. Ils seront ici à 10 heures et ils m'ont averti que cela risquait de durer.

Il sera 10 heures dans cinq minutes. La même douleur cuisante me tord de nouveau les boyaux, et j'essaie de respirer profondément, sans que cela se voie trop. Je hausse les épaules, comme s'il n'y avait franchement pas de quoi en faire un plat.

— Qui vient ?

— J'en sais foutre rien.

Quelques secondes plus tard, son téléphone sonne, et sa secrétaire lui transmet un message.

 

Nous sommes dans la même pièce attenante au bureau du directeur. Il n'est pas présent, bien sûr. Les agents Hanski et Erardi sont de retour, accompagnés d'un jeune type agressif, un certain Dunleavy, adjoint du procureur, district sud de Virginie, bureau de Roanoke.

Je prends de l'ampleur, je gagne en crédibilité, je suscite la curiosité. Mon petit groupe d'enquêteurs vient encore de s'étoffer.

Dunleavy a beau être le plus jeune des trois, il est procureur fédéral alors que les deux autres sont de simples flics. Il a la prééminence et m'a l'air très imbu de sa personne – une attitude qui n'a rien d'exceptionnel, dans sa position. Il ne doit pas y avoir plus de cinq ans qu'il est sorti de la fac de droit, et je suppose que c'est lui qui va mener les débats.

— À l'évidence, monsieur Bannister, commence-t-il sur un ton d'odieuse condescendance, si nous n'accordions pas un certain intérêt à votre petite histoire, nous ne serions pas ici.

Ma petite histoire. Quel taré !

— Puis-je vous appeler Malcolm ? me demande-t-il.

— Restons-en à monsieur Bannister et monsieur Dunleavy, jusqu'à nouvel ordre, en tout cas. Je suis un détenu, et cela fait des années qu'on ne m'appelle plus « monsieur » Bannister. Ça sonne bien, et ça me plaît.

— Ça roule, acquiesce-t-il de son ton cassant.

Sur ce, il plonge rapidement la main dans sa poche, en sort un enregistreur ultraplat et le pose sur la table, à équidistance de moi et d'eux trois.

— Je souhaiterais enregistrer notre conversation, si vous n'y voyez pas d'inconvénient.

Là, mon affaire accomplit un gigantesque bond en avant. Il y a une semaine, Hanski et Erardi répugnaient à sortir leur stylo et à prendre quelques notes, et maintenant voilà que le gouvernement tient à recueillir chacun de mes propos. Je hausse les épaules.

— Cela m'est égal.

Il appuie sur un bouton.

— Donc, vous prétendez savoir qui a tué le juge Fawcett, et vous voulez échanger cette information contre votre ticket de sortie. En résumé, ce serait la teneur de notre arrangement ?

— Ça roule, dis-je, reprenant sa formule.

— Pourquoi devrions-nous vous croire ?

— Parce que je connais la vérité, et parce que vous, les gars, vous en êtes loin.

— Comment le savez-vous ?

— Je le sais, c'est tout. Si vous aviez un suspect un peu sérieux, vous ne seriez pas ici à causer avec moi.

— Êtes-vous en contact avec le tueur ?

— Je ne répondrai pas à cette question.

— Il faut nous fournir quelque chose, monsieur Bannister, quelque chose qui nous permette de mieux sentir ce petit marché que vous nous proposez, là.

— Je ne le qualifierais pas de « petit » marché.

— Alors nous l'appellerons comme vous voudrez. Et si vous nous expliquiez un peu la chose ? Vous l'envisagez comment, ce grand marché ?

— Bien. D'abord, tout cela doit rester hautement confidentiel. Nous passons un accord écrit, approuvé par les bureaux du procureur fédéral du district nord, où j'ai été jugé et condamné, et du district sud, où l'enquête en cours a lieu. Le juge Slater, qui m'a condamné, devra apposer sa signature au bas de cet accord. Ensuite, une fois que nous nous serons entendus, je vous communiquerai le nom du tueur. Vous le coffrez, vous enquêtez sur lui, et dès que le jury de mise en accusation l'inculpe pour meurtre, je suis transféré dans une autre prison. Sauf que je ne purge plus aucune peine d'emprisonnement. Je pars d'ici comme s'il s'agissait d'un transfert, pour être immédiatement pris en charge dans le cadre d'un programme de protection de témoin. Ma sentence est commuée, mon casier judiciaire effacé, mon nom changé, et je vous demande sans doute de m'organiser une intervention de chirurgie plastique, afin de modifier mon apparence. Je reçois de nouveaux papiers d'identité, j'ai une nouvelle tête, un joli emploi fédéral quelque part et, en plus, je touche l'argent de la récompense.

Trois visages de marbre me toisent. Finalement, Dunleavy réagit.

— C'est tout ?

— C'est tout. Et ce n'est pas négociable.

— Oulah ! marmonne Dunleavy, comme s'il accusait le coup. J'imagine que vous avez pu amplement y réfléchir.

— Bien plus le temps que vous.

— Et si vous vous trompez ? Et si nous ramassons le mauvais numéro ? Si nous aboutissons à une mise en accusation, vous, vous êtes libéré, et que se passe-t-il ensuite si nous ne réussissons pas à prouver sa culpabilité ?

— Ce sera votre problème. Si vous foirez la procédure, c'est votre faute.

— D'accord, mais une fois que nous tenons notre homme, de quelles preuves disposerons-nous ?

— Vous aurez tout le gouvernement fédéral à votre disposition. Une fois que vous tiendrez le tueur, vous serez sûrement en mesure de réunir assez de preuves. Je ne peux pas tout faire à votre place.

Histoire de faire plus dramatique, Dunleavy se lève, s'étire et arpente la pièce en prenant un air torturé, plongé dans ses pensées. Puis il se retourne, vient se rasseoir à sa place, me lance un coup d'œil furibond.

— Nous perdons notre temps, là, annonce-t-il.

Piètre tentative de bluff, jouée de manière pas très convaincante par un jeunot qui ne verrait plus aucun intérêt à sa présence dans cette pièce. Hanski, le vétéran, baisse un peu la tête, cligne des yeux. Dunleavy est tellement mauvais qu'il n'arrive pas à y croire. Erardi ne me quitte pas une seconde du regard, et je le sens désemparé. Je perçois aussi toute la tension qui existe entre le FBI et le bureau du procureur, ce qui n'a rien d'inhabituel.

Je me lève lentement.

— Vous avez raison. Nous perdons notre temps. Et tant qu'on ne m'enverra pas quelqu'un qui soit là pour autre chose que la frime, je n'accepterai plus aucune entrevue. Je vous ai exposé mon marché, et la prochaine fois que nous aurons l'occasion de bavarder, je veux voir autour de la table M. Victor Westlake et un de vos patrons, monsieur Dunleavy. Et si vous êtes présent dans la pièce, moi, j'en sors.

Là-dessus, je m'en vais. En refermant la porte, je jette un coup d'œil derrière moi ; Hanski se masse les tempes.

Ils reviendront.

 

Ils auraient pu programmer cette réunion dans le Hoover Building, sur Pennsylvania Avenue, à Washington. Victor Westlake aurait été heureux de rentrer brièvement chez lui, de voir le patron, de prendre des nouvelles de son équipe et de profiter d'un charmant dîner avec sa famille, entre autres. Seulement voilà, le directeur avait envie de s'offrir une petite escapade. Éprouvant le besoin de s'échapper quelques heures du siège, il s'était embarqué avec tout son entourage à bord d'un jet privé aux lignes racées, l'un des quatre que possède le FBI, et ils avaient décollé pour Roanoke – un vol de quarante minutes.

Il s'appelait George McTavey et était âgé de soixante et un ans. C'était un haut fonctionnaire de carrière, nullement nommé pour des raisons politiques, bien que ses orientations le mettent actuellement en délicatesse avec le président des États-Unis. À en croire le flot intarissable des ragots qui circulaient dans la capitale, le poste de McTavey ne tenait plus qu'à un fil. Le président voulait un nouveau directeur à la tête du FBI ; au bout de quatorze ans, McTavey allait devoir céder la place. Selon la rumeur, dans le Hoover Building, le moral était au plus bas. Et depuis quelques mois McTavey laissait rarement échapper une occasion de quitter Washington, ne serait-ce que pour quelques heures.

En outre, se concentrer sur un bon vieux crime aussi traditionnel qu'un meurtre, voilà qui était rafraîchissant. Il combattait le terrorisme depuis maintenant dix ans, et il n'avait pas encore décelé le moindre indice susceptible de relier la mort de Fawcett à Al-Qaïda ou à des cellules terroristes de l'intérieur. L'époque glorieuse de la lutte contre le crime organisé et de la chasse aux faux-monnayeurs était révolue.

À Roanoke, un 4 × 4 noir attendait au pied de la passerelle de l'avion, et on y fit précipitamment monter McTavey et son équipe, comme si des tireurs embusqués les guettaient. Une minute plus tard, ils s'immobilisaient devant le Congélateur et se ruaient à l'intérieur.

Une visite du directeur sur le terrain visait deux objectifs. Le premier consistait à remonter le moral de la force d'intervention et à faire savoir aux hommes que, en dépit de leur absence de progrès, leur mission conservait la plus haute priorité. Le second consistait à accroître la pression. Après une rapide visite de ces installations de fortune et une tournée de poignées de main à faire pâlir de jalousie un politicien, on conduisit le directeur McTavey à la grande salle de réunion.

 

Il s'installa à côté de Victor Westlake, un vieil ami, et ce fut en mâchant leurs beignets qu'ils écoutèrent l'un des principaux responsables de l'enquête leur faire un exposé laborieux des derniers développements – qui se résumaient à pas grand-chose. McTavey n'avait pas besoin d'être briefé personnellement : depuis le meurtre, il s'était entretenu avec Westlake au moins deux fois par jour.

— Parlons de ce personnage, ce Bannister, proposa McTavey au bout d'une demi-heure d'un ennuyeux laïus qui ne menait nulle part.

Un autre rapport circula autour de la table.

— C'est le tout dernier, expliqua Westlake. Nous avons commencé par les camarades de lycée, avant d'aborder l'université et la faculté de droit, et nous n'avons pas de suspects valables. Aucune information concernant des amis ou de proches connaissances, personne, vraiment, qui ait pu croiser la route du juge Fawcett. Pas de membres de gangs, de dealers ou de criminels chevronnés. Ensuite, nous avons remonté la trace du maximum d'anciens clients, sans succès car nous ne pouvons pas accéder à quantité de ses vieux dossiers. Là encore, personne d'intéressant. Il a fait son boulot d'avocat dans une petite ville pendant à peu près dix ans, en association avec deux avocats afro-américains plus âgés que lui, et leur boutique est absolument nickel.

— A-t-il eu l'occasion de plaider une affaire devant le juge Fawcett ?

— Il n'existe aucun dossier signalant qu'il aurait défendu un client devant le juge. Il n'a pas eu beaucoup à intervenir à l'échelon fédéral, et en plus il dépendait du district nord de Virginie. On peut avancer sans risque que M. Bannister n'était pas un avocat de plaidoirie très recherché.

— Vous considérez donc que Bannister aurait rencontré en prison celui qui a tué le juge Fawcett. À supposer, bien sûr, que nous partions du principe qu'il connaisse la vérité.

— Exact. Il a purgé les vingt-deux premiers mois de sa peine à Louisville, dans le Kentucky, un établissement de moyenne sécurité, avec deux mille autres détenus. Il a eu trois compagnons de cellule différents, et il a travaillé à la blanchisserie et en cuisine. Il a aussi développé ses talents d'avocat taulard et il a effectivement permis l'élargissement d'au moins cinq détenus. Nous disposons d'une première liste d'environ cinquante individus qu'il connaissait probablement assez bien, mais franchement il est impossible d'identifier tous ceux avec lesquels il est entré en contact à Louisville. Et il en est de même à Frostburg. Il y est depuis trois ans, et il a purgé sa peine au contact d'un millier d'autres prisonniers.

— Votre liste complète est longue ? demanda McTavey.

— Nous avons à peu près cent dix noms, mais aucun de ces types ne nous paraît intéressant.

— Combien ont été condamnés par Fawcett ?

— Six.

— Il n'y a donc aucun suspect évident dans l'historique carcéral de Bannister ?

— Pas encore. Nous continuons de fouiner. N'oubliez pas, il s'agit là de notre seconde théorie, qui part du principe que celui qui a tué le juge lui gardait rancune en raison d'une décision malheureuse rendue sous sa juridiction. Notre première théorie considère qu'il s'agit d'un meurtre classique assorti d'un cambriolage.

— Et votre troisième théorie ?

— L'ex-mari jaloux de la défunte secrétaire.

— Peu crédible, exact ?

— Exact.

— Et vous en avez une quatrième ?

— Non, pas pour le moment.

Le directeur McTavey but une gorgée de son café.

— Il est infect, ce jus.

À l'autre bout de la salle, deux larbins, le doigt sur la couture du pantalon, disparurent précipitamment pour se mettre en quête d'un breuvage plus acceptable.

— Désolé, fit Westlake.

Il était de notoriété publique que le directeur était un très grand amateur de café et qu'il était extrêmement déplacé de lui servir un vulgaire jus de chaussette.

— Rappelez-moi donc les faits concernant Bannister, reprit McTavey.

— Dix ans, un délit tombant sous le coup de la loi RICO, s'est fait prendre dans la débâcle Barry Rafko, il y a de cela quelques années. Il ne figurait pas parmi les gros joueurs. Il avait traité quelques affaires foncières pour Barry et s'est retrouvé mis en accusation.

— Donc il n'a jamais couché avec ces mineures de seize ans ?

— Oh non, les coucheries ne concernaient que nos parlementaires. Bannister semble être un type bien, un ancien marine et tout, il a juste choisi le mauvais client.

— Était-il coupable ou non ?

— C'était le sentiment du jury. Et celui du juge. On n'écope pas de dix ans sans avoir merdé quelque part.

On déposa une autre tasse de café devant le directeur, qui le huma avant d'en avaler une gorgée. Tout le monde retint son souffle. Il en but une autre gorgée. Tout le monde respira.

— Qu'est-ce qui nous pousse à croire Bannister ? demanda McTavey.

— Hanski.

L'agent Chris Hanski se tenait sur le qui-vive. Il s'éclaircit la gorge et se lança :

— Eh bien, je ne sais pas au juste ce qui nous amène à croire Bannister, mais il nous a fait bonne impression. Je l'ai interrogé à deux reprises, je l'ai observé attentivement, et je n'ai pas décelé de signes de mystification. Il est intelligent, habile, et n'a rien à gagner à nous mentir. Au bout de cinq ans de détention, il est très possible qu'il soit tombé sur un individu qui aurait voulu dégommer le juge Fawcett ou le dévaliser.

— Et nous n'avons vraiment aucune idée de qui pourrait être cet individu ? Exact ?

Hanski consulta Victor Westlake du regard.

— Jusqu'à présent, c'est exact, fit ce dernier. Nous continuons de creuser.

— Cela ne me plaît guère, que nos chances de découvrir l'identité du tueur reposent sur notre capacité à découvrir qui ce M. Bannister aurait pu croiser en prison, lâcha McTavey, ce qui était un raisonnement parfaitement logique. Nous risquons de multiplier les impasses pour les dix prochaines années. Mais quel inconvénient y aurait-il à conclure un marché avec Bannister ? Ce type est un escroc en col blanc qui a déjà tiré cinq ans pour des activités criminelles relativement anodines eu égard au contexte. Vous ne trouvez pas, Vic ?

Vic acquiesça avec gravité. McTavey poursuivit :

— Donc, ce type sort de prison. Et ce n'est pas comme si nous relâchions un tueur en série ou un prédateur sexuel. S'il dit vrai, cette affaire est résolue et nous pouvons rentrer chez nous. Si le gaillard nous arnaque, est-ce un drame ?

À cet instant, personne autour de la table ne voulait envisager un drame quelconque.

— Qui pourrait soulever une objection ? ajouta-t-il.

— Le bureau du procureur n'est pas dans le coup, observa Westlake.

— Rien de surprenant. Je rencontre le ministre de la Justice demain après-midi. Je peux neutraliser le procureur. D'autres inquiétudes ?

Hanski se racla de nouveau la gorge.

— Eh bien, monsieur, ce Bannister nous a prévenus : il ne nous fournira aucun nom tant qu'un juge fédéral n'aura pas signé un arrêt de commutation de peine. Je ne sais pas au juste comment cela fonctionne, mais la commutation deviendra automatique quand le jury de mise en accusation aura inculpé notre mystérieux tueur.

McTavey écarta l'objection d'un revers de main.

— Nous avons des avocats capables de gérer cela. Bannister en a-t-il un ?

— Pas que je sache.

— Lui en faut-il un ?

— Je lui poserai volontiers la question, fit Hanski.

— Bouclons cet accord, vu ? s'impatienta McTavey. J'y vois un gros avantage et un inconvénient minime. Étant donné nos progrès jusqu'à présent, il est plus que temps de trouver une ouverture.