12.
— Il s'appelle Quinn Rucker, c'est un Noir âgé de trente-huit ans, originaire du sud-ouest du district de Columbia, inculpé, il y a deux ans, pour revente de stupéfiants et condamné à sept ans de réclusion. Je l'ai rencontré à Frostburg. Il y a trois mois, il s'est fait la belle et on ne l'a plus revu. Il est issu d'une vaste famille de dealers qui a été active et qui a très bien réussi pendant de nombreuses années. On est loin des dealers de rue. Ce sont des hommes d'affaires, avec des contacts sur toute la côte Est. Ils s'efforcent d'éviter le recours à la violence, sans pour autant la craindre. Ils sont disciplinés, coriaces et pleins de ressources. Plusieurs d'entre eux ont fait un détour par la prison. Plusieurs d'entre eux ont été tués. Pour eux, cela fait juste partie des pertes et profits.
J'observe une pause. La pièce est plongée dans le silence.
Ils sont au moins cinq de ces personnages en costume sombre à prendre des notes. L'un d'eux a un ordinateur portable et il a déjà affiché le dossier de Quinn Rucker – qui a gravi plusieurs échelons et figure désormais dans la liste des cinquante premiers suspects du FBI, surtout à cause de sa peine d'emprisonnement avec moi à Frostburg et de son évasion.
— Comme je vous l'ai dit, j'ai fait la connaissance de Quinn Rucker à Frostburg, et nous sommes devenus amis. Comme beaucoup de détenus, il était convaincu que je serais capable d'introduire une requête pour le faire sortir de là comme par magie, mais dans son cas, c'était peu probable. Il supportait mal d'être enfermé : Frostburg était son premier séjour en taule. C'est ce qui arrive à certains nouveaux qui n'ont pas connu d'autres prisons. Ils n'apprécient pas l'atmosphère du camp. En tout cas, plus sa peine se prolongeait, plus il s'agitait. Il ne s'imaginait pas tenir encore cinq ans. Il avait une femme, deux gosses, des liquidités qui lui venaient de l'activité familiale, et un gros sentiment d'insécurité. Il était convaincu que certains de ses cousins allaient s'en mêler, reprendre ses fonctions, lui voler sa part. J'écoutais une bonne partie de ce qu'il me racontait, mais sans tout gober. Ces types des gangs débitent généralement pas mal de conneries et ils aiment bien exagérer, surtout quand il est question d'argent et de violence. Pourtant, il me plaisait, ce Quinn. À ce jour, c'est sans doute le meilleur ami que je me sois fait en prison. Nous n'avons jamais été en cellule ensemble, mais nous étions proches.
— Savez-vous pourquoi il s'est échappé ? me demande Victor Westlake.
— Je crois. Quinn Rucker vendait de l'herbe et ça marchait bien. Il en fumait aussi beaucoup. Comme vous le savez, le moyen le plus rapide de sortir d'un camp de détention fédéral, c'est de se faire choper avec des drogues ou de l'alcool. Strictement défendu. Quinn Rucker a su par un mouchard que les SP étaient au courant de son trafic et qu'ils étaient sur le point de le faire tomber. Comme la plupart des types qui vendent au marché noir, il cachait son stock dans les espaces collectifs. Il était dans le collimateur, et il savait que, s'il se faisait prendre, on l'enverrait dans un endroit plus pénible. Donc il est parti. Je suis sûr qu'il n'a pas eu à marcher bien loin. Quelqu'un l'attendait sans doute à l'extérieur.
— Savez-vous où il est, maintenant ?
Je hoche la tête, je prends mon temps.
— Il a un cousin, je ne connais pas son nom, qui possède deux clubs de strip-tease à Norfolk, en Virginie, près de la base navale. Trouvez le cousin, et vous trouverez Quinn Rucker.
— Sous quel nom ?
— Je n'en sais rien, mais ce ne sera pas Rucker.
— Comment le savez-vous ?
— Désolé, cela ne vous regarde pas.
À cet instant, Westlake fait un signe de la tête à un agent près de la porte, et celui-ci s'éclipse. La recherche est lancée.
— Parlons du juge Fawcett, suggère Westlake.
— D'accord.
Je ne compte plus le nombre de fois où j'ai vécu ce moment en pensée. Où je me suis répété tout ceci, dans l'obscurité de ma cellule, quand je ne trouvais pas le sommeil. J'en ai rédigé le récit, avant de le détruire. J'ai prononcé ces mots à voix haute tout en effectuant de longues, très longues, promenades le long du périmètre de Frostburg. Que cela se réalise enfin, c'est difficile à croire.
— Une grande partie des affaires du gang consistait à acheminer de la cocaïne de Miami vers les grandes villes de la côte Est, surtout dans la partie sud – Atlanta, Charleston, Raleigh, Charlotte, Richmond et ainsi de suite. L'Interstate 95 était leur route de prédilection, parce qu'elle est extrêmement fréquentée, mais le gang utilisait aussi toutes les routes d'État et de comtés possibles. L'acheminement, c'était le travail des mulets. Les trafiquants payaient un chauffeur cinq mille dollars pour louer une voiture et transporter le contenu d'un coffre rempli de coke vers un centre de distribution – dans n'importe quelle ville. Ce mulet se chargeait de la livraison, puis il faisait demi-tour et rentrait dans le sud de la Floride. Selon Quinn, les neuf dixièmes de la coke sniffée à Manhattan aboutit à New York dans une voiture louée à Miami par un de ces mulets qui prennent la route du nord comme s'il s'agissait d'un boulot tout à fait licite. Ils sont pratiquement impossibles à détecter. Quand un mulet se fait prendre, c'est que quelqu'un a mouchardé. Quoi qu'il en soit, un neveu de Quinn Rucker avait gravi les échelons du commerce familial. Ce gamin faisait le mulet, et la police l'a pincé sur l'Interstate 81, juste à la sortie de Roanoke. Il roulait à bord d'un fourgon de location Avis et il prétendait livrer des meubles d'antiquités à une boutique de Georgetown. Il y avait en effet des meubles dans ce fourgon, mais sa véritable cargaison, c'était de la cocaïne, pour une valeur de revente de cinq millions. Suspectant un coup fourré, le premier policier a demandé du renfort. Le neveu connaissait les réglementations et il avait refusé que l'on fouille le fourgon. Le second policier était un bleu, un vrai garçon consciencieux, et il s'est mis à fouiner un peu dans l'espace de chargement. Il n'avait pas de mandat, pas de présomption légitime et aucune autorisation de fouiller. Quand il a déniché la cocaïne, il a piqué sa crise et tout a basculé.
Je marque une pause, je bois une gorgée d'eau. L'agent à l'ordinateur portable tape à tout va, sans aucun doute pour transmettre des directives sur la côte Est.
— Quel est le nom du neveu ? s'enquiert Westlake.
— Je ne sais pas, mais je ne pense pas qu'il s'appelle Rucker. Dans sa famille, il y a plusieurs patronymes et pas mal de pseudos.
— Et donc l'affaire du neveu a été confiée au juge Fawcett ?
Westlake m'incite à poursuivre, bien que personne ne paraisse trop pressé. Ils boivent chacune de mes paroles et sont très désireux de débusquer Quinn Rucker, mais ils veulent connaître toute l'histoire.
— Oui, et Quinn Rucker a engagé un grand avocat de Roanoke, qui lui a assuré que cette fouille était un acte d'une inconstitutionnalité flagrante. Si cette fouille était rejetée par Fawcett, la preuve le serait aussi. Pas de preuve, pas de procès, pas de condamnation, rien. Quelque part au cours de la procédure, Quinn a compris que le juge Fawcett considérerait le dossier du neveu d'un œil plus favorable si un peu d'argent liquide changeait de mains. Une somme substantielle. Selon Rucker, le marché a été négocié par leur avocat. Et, non, je ne connais pas le nom de l'avocat.
— Combien d'argent liquide ?
— Un demi-million.
Ma réponse est accueillie avec beaucoup de scepticisme, et je n'en suis pas surpris.
— J'ai eu du mal à le croire, moi aussi. Qu'un juge fédéral accepte une enveloppe. Mais j'étais aussi sous le choc le jour où un agent du FBI a été pris en flagrant délit d'espionnage pour le compte des Russes. Je suppose que, pourvu que le contexte s'y prête, un homme est capable de faire à peu près n'importe quoi.
— Ne nous écartons pas de notre sujet, fait Westlake, irrité.
— Entendu... Quinn et la famille ont versé ce pot-de-vin. Fawcett l'a accepté. L'affaire a progressé lentement, jusqu'au jour où s'est tenue l'audience d'examen de la requête du neveu visant à obtenir le rejet des pièces à conviction saisies lors d'une fouille illégale. À la surprise générale, le juge a tranché au détriment du neveu, en faveur du ministère public, et il a ordonné un procès. Faute d'une défense appropriée, le jury a déclaré le gamin coupable, mais l'avocat estimait qu'ils avaient de bonnes chances en appel. L'affaire est encore dans les tuyaux, en deuxième instance. En attendant, le neveu purge une peine de dix-huit ans en Alabama.
— C'est une jolie histoire, monsieur Bannister, ironise Westlake, mais comment savez-vous que Quinn Rucker a tué le juge ?
— Parce qu'il m'a dit qu'il allait le tuer pour se venger et récupérer son argent. Il m'en a souvent parlé. Il savait exactement où vivait le magistrat, où il travaillait et où il aimait passer ses week-ends. Il suspectait que l'argent était caché quelque part dans le bungalow, et il était fermement convaincu de ne pas être le seul à s'être fait filouter par Fawcett. Et, monsieur Westlake, dès que vous l'aurez arrêté, il me prendra pour cible, parce que c'est lui qui m'a confié tout cela. Je sortirai peut-être de prison, mais j'aurai toujours tendance à jeter un coup d'œil par-dessus mon épaule. Ces gens-là sont très intelligents – regardez votre propre enquête : rien, pas un indice. Ils sont très rancuniers et très patients. Rucker a attendu presque trois ans de pouvoir tuer le juge. Pour m'avoir, il attendra vingt ans.
— S'il est si intelligent, pourquoi serait-il allé vous raconter tout ça ? s'étonne Westlake.
— Simple. Comme beaucoup de détenus, Quinn pensait que je serais capable de déposer une requête imparable, de trouver la faille et de le sortir de prison. Il m'a promis de me payer, il m'a juré que je toucherais la moitié de ce qu'il récupérerait chez Fawcett. J'avais déjà entendu ça, avant, et depuis. J'ai examiné le dossier de Quinn Rucker et je lui ai expliqué que, selon moi, il n'y avait rien à faire.
Il faut qu'ils croient que je dis la vérité. Si Quinn Rucker n'est pas inculpé, alors je vais passer ces cinq prochaines années en prison. Nous sommes encore dans deux camps opposés, eux et moi, mais nous nous acheminons lentement vers un terrain d'entente.