14.

Il n'y avait pas de rapport balistique. Le Smith & Wesson .38 était au laboratoire de criminologie du FBI, à Quantico, et serait analysé dès que les techniciens arriveraient à leur poste de travail, à peu près cinq heures plus tard. Le feuillet que Pankovits tenait en main comme une arme était la photocopie d'une note interne sans intérêt.

Delocke et lui possédaient un répertoire entier de coups tordus, tous approuvés par la Cour suprême des États-Unis. L'utilisation qu'ils en feraient dépendrait de Quinn : jusqu'où se laisserait-il faire ? Le problème immédiat, c'était sa remarque au sujet d'un avocat. Si le suspect avait dit clairement et sans équivoque : « Je veux un avocat ! », ou : « Je ne répondrai plus à aucune question tant que je n'aurai pas un avocat ! », ou quelque chose de cet ordre, l'interrogatoire aurait immédiatement pris fin. Mais il avait biaisé, et il avait employé le mot « peut-être ».

En l'occurrence, tout était une question de timing. Pour faire diversion par rapport à cette question de l'avocat, les deux agents s'empressèrent de changer de décor. Delocke se leva.

— J'ai besoin d'aller faire un petit pipi, annonça-t-il.

— Et moi, j'ai besoin d'un autre café. Et vous, Quinn ?

— Non.

Delocke sortit en claquant la porte. Pankovits se leva et se massa le dos. Il était presque 3 heures du matin.

 

Rucker avait deux frères et deux sœurs, âgés de vingt-sept à quarante-deux ans, tous impliqués, à un moment ou à un autre, dans leur gang familial de trafiquants de drogue. Une sœur s'était mise en retrait du trafic et de la revente proprement dits tout en restant engagée dans diverses opérations de blanchiment. L'autre sœur avait quitté l'activité, était partie s'installer ailleurs et évitait la famille. Le plus jeune des frères et sœurs, Dee Ray Rucker, un jeune homme tranquille, étudiait la finance à l'université de Georgetown et savait faire circuler l'argent. Il avait écopé d'une inculpation pour détention d'arme à feu – rien de méchant. Dee Ray n'avait pas assez de cran pour affronter la violence de la rue, et il s'efforçait de rester à l'écart. Il habitait avec sa petite amie dans un modeste immeuble près d'Union Station, et c'était là que le FBI l'épingla, peu après minuit. Il était au lit, sous le coup d'aucun mandat d'arrêt, d'aucune enquête, ignorant tout de ce qui arrivait à Quinn, son cher frère, et profondément endormi, dans une insouciance totale. Il se laissa conduire en garde à vue sans résistance et en râlant énormément. Une fois dans l'immeuble du FBI, sur Pennsylvania Avenue, on le fit entrer sans ménagement dans une pièce où on l'installa sur une chaise, entouré d'agents, tous vêtus d'une parka bleue avec le sigle « FBI » en lettres jaune vif. La scène fut photographiée sous plusieurs angles. Après l'avoir fait mijoter pendant une heure, menotté et sans que quiconque lui adresse la parole, on le raccompagna au fourgon et on le reconduisit chez lui. On le déposa sur le trottoir sans un mot.

Sa petite amie alla lui chercher des comprimés et il finit par se calmer. Il appellerait son avocat dans la matinée et ferait un scandale, puis tout cet épisode serait bientôt oublié.

Dans le commerce de la drogue, la happy end n'est guère de mise.

 

Quand Delocke revint des toilettes, il laissa la porte ouverte un instant. Une secrétaire, mince et jolie, entra avec un plateau de boissons et de biscuits, qu'elle posa au bord de la table. Elle sourit à Quinn, qui était encore debout dans son coin, trop perturbé pour se rendre compte de sa présence. Après son départ, Pankovits fit sauter l'opercule d'une canette de Red Bull et s'en servit un verre, sur un fond de glaçons.

— Vous voulez du Red Bull, Quinn ?

— Non.

Il en servait tous les soirs, au bar, du Red Bull et de la vodka, mais le goût ne lui avait jamais plu. Ce temps mort lui avait laissé un moment pour reprendre son souffle et tenter de remettre de l'ordre dans ses idées. Devait-il continuer, ou fallait-il qu'il reste silencieux et qu'il insiste pour être secondé par un avocat ? Son instinct le poussait vers cette dernière solution, cependant il était extrêmement curieux de comprendre ce que savait au juste le FBI. Ce qu'ils avaient déjà découvert l'avait ébranlé, mais jusqu'où pourraient-ils aller ?

Delocke se servit un Red Bull lui aussi, sur glace, et croqua un cookie.

— Prenez un siège, Quinn, dit-il en lui faisant signe de revenir à la table.

Quinn obtempéra. Pankovits prenait déjà des notes.

— Votre frère aîné, je crois qu'on l'appelle Tall Man, il est toujours dans le secteur du district de Columbia ?

— Quel rapport il aurait avec tout ça ?

— Je remplis juste quelques blancs, là, Rucker. C'est tout. J'aime bien disposer de tous les éléments, le maximum en tout cas. Vous l'avez beaucoup vu, Tall Mann, ces trois derniers mois ?

— Pas de commentaire.

— D'accord. Votre frère cadet, Dee Ray, il est toujours dans le district de Columbia ?

— Je ne sais pas où est Dee Ray.

— Vous l'avez beaucoup vu, ces trois derniers mois ?

— Pas de commentaire.

— Est-ce que Dee Ray est allé à Roanoke avec vous, quand vous avez été arrêté ?

— Pas de commentaire.

— Est-ce que quelqu'un était avec vous quand vous avez été arrêté à Roanoke ?

— J'étais seul.

Exaspéré, Delocke souffla. Pankovits soupira comme si c'était encore un autre mensonge, et comme s'ils le savaient.

— Je jure que j'étais seul, répéta Quinn.

— Que faisiez-vous à Roanoke ?

— Des affaires.

— Du trafic ?

— Roanoke est sur notre territoire. On avait un problème, là-bas, et il fallait que je m'en occupe.

— Quel genre de problème ?

— Pas de commentaire.

Pankovits but une longue gorgée de son Red Bull.

— Vous savez, Quinn, notre problème à nous, pour l'instant, c'est que nous ne croyons pas un mot de ce que vous nous racontez. Vous mentez. Nous savons que vous mentez. Vous admettez même que vous mentez. Nous vous posons une question, vous nous servez un mensonge.

— Nous n'aboutissons nulle part, Rucker, renchérit Delocke. Qu'est-ce que vous faisiez à Roanoke ?

Quinn tendit la main et prit un Oreo. Il retira le dessus, lécha la crème de chocolat blanc, dévisagea Delocke, et finit par répondre :

— On avait là-bas un mulet qu'on soupçonnait d'être un indic. On avait perdu deux chargements dans des circonstances bizarres, et on a compris. Je suis allé voir ce mulet.

— Pour le tuer ?

— Non, c'est pas comme ça qu'on opère. On n'a pas pu le trouver. Apparemment, quelqu'un l'avait tuyauté et il avait décollé. Je suis allé dans un bar, j'ai trop bu, je me suis bagarré, j'ai passé une mauvaise soirée. Le lendemain, un ami m'a parlé d'une bonne affaire sur un Hummer, alors je suis allé le voir.

— Qui était cet ami ?

— Pas de commentaire.

— Vous mentez, répéta Delocke. Vous mentez, et nous savons que vous mentez. Vous n'êtes même pas bon menteur, Quinn, vous le savez, ça ?

— Je m'en fous.

— Pourquoi avez-vous immatriculé le Hummer en Caroline du Nord ? lui demanda Pankovits.

— Parce que j'étais en cavale, vous vous souvenez ? J'étais un évadé, et j'essayais de ne pas trop laisser de trace. Vous pigez, les gars ? Fausse pièce d'identité. Fausse adresse. Faux tout.

— Qui est Jakeel Staley ? lui lança Delocke.

Cherchant le moyen de contourner la question, Quinn hésita avant de répondre nonchalamment :

— Mon neveu.

— Et où est-il maintenant ?

— Quelque part dans un pénitencier fédéral. Je suis sûr que vous, messieurs, vous connaissez la réponse.

— Dans l'Alabama, dix-huit ans de réclusion, lui précisa Pankovits. Jakeel s'est fait choper près de Roanoke avec un fourgon plein de cocaïne, exact ?

— Vous avez son dossier, je suis sûr.

— Avez-vous essayé de venir en aide à Jakeel ?

— Quand ?

Les deux agents eurent une réaction exagérée d'agacement feint. Ils burent tous deux une gorgée de Red Bull. Delocke prit un Oreo. Il en restait une dizaine dans l'assiette, et un pot de café plein. À en juger par leur attitude, ils prévoyaient de rester là toute la nuit.

— Allez, Rucker, arrêtez de jouer à vos petits jeux ! Nous avons pu établir que Jakeel s'était fait serrer à Roanoke avec un tas de cocaïne. Il a un paquet d'années de taule devant lui, et la question est de savoir si vous avez aidé ou non ce garçon.

— Bien sûr. Il fait partie de la famille, partie de nos activités, et il s'est fait choper dans le cadre de son métier. La famille intervient toujours.

— Avez-vous engagé un avocat ?

— Oui.

— Combien avez-vous payé cet avocat ?

Quinn réfléchit un moment, avant de répondre :

— Je ne m'en souviens pas vraiment. C'était un sac d'espèces.

— Vous avez payé l'avocat en liquide ?

— Rien de mal à avoir du liquide, que je sache. On ne se sert pas de comptes en banque, de cartes de crédit, de tous les trucs que les fédés peuvent pister. Rien que du cash.

— Qui vous a fourni les espèces nécessaires pour engager cet avocat ?

— Pas de commentaire.

— Avez-vous reçu du liquide de Dee Ray ?

— Pas de commentaire.

Pankovits tendit lentement la main vers une mince chemise et en retira une feuille de papier.

— Bon, Dee Ray nous a expliqué qu'il vous avait donné tout le liquide dont vous avez eu besoin à Roanoke.

Quinn secoua la tête et leur lâcha un sourire mauvais, manière de leur dire : « Que des conneries. »

Pankovits fit glisser l'agrandissement couleur au format 18 × 24 d'une photographie de Dee Ray entouré d'agents du FBI, menotté, la bouche ouverte, l'air fâché.

— Nous avons ramassé Dee Ray dans le district de Columbia, environ une heure après vous avoir amené ici. Il aime bien parler. En fait, il parle beaucoup plus que vous.

Quinn resta en arrêt devant la photo ; il était sans voix.

 

Le Congélateur, 4 heures du matin. Victor Westlake se leva de nouveau et marcha dans la pièce. Il avait besoin de bouger, pour lutter contre le sommeil. Les quatre autres agents étaient encore éveillés, leur organisme bourré d'amphétamines (cachets en vente libre), de Red Bull et de café.

— Bon Dieu, ces types sont d'une lenteur ! se plaignit l'un d'eux.

— Ils sont méthodiques, lui répliqua un autre. Ils l'usent. Le fait qu'il cause encore au bout de sept heures, c'est incroyable.

— Il n'a pas envie de finir dans la prison du comté.

— Ça, je ne peux pas lui en vouloir.

— Je pense qu'il est curieux. Il joue au chat et à la souris. Qu'est-ce qu'on sait, en réalité ?

— Ils ne le piégeront pas. Il est trop malin.

— Ils savent ce qu'ils font, trancha Westlake en se versant une énième tasse de café.

 

À Norfolk, Pankovits se servit un peu de café.

— Qui vous a conduit à Roanoke ? demanda-t-il.

— Personne. Je me suis conduit tout seul.

— Quel type de voiture ?

— Je ne me souviens pas.

— Vous mentez, Rucker. Quelqu'un vous a conduit à Roanoke la semaine précédant le 7 février. Vous étiez deux. Nous avons des témoins.

— Alors vos témoins mentent. Vous mentez. Tout le monde ment.

— Vous avez acheté ce Hummer le 9 février, payé en liquide, et il n'y a pas eu de reprise d'un autre véhicule. Comment êtes-vous arrivé sur le parking de ce vendeur de véhicules d'occasion, le jour où vous avez acheté le Hummer ? Qui vous a conduit ?

— Je ne me rappelle pas.

— Vous ne vous rappelez pas qui vous a conduit là-bas ?

— Je ne me souviens de rien. J'avais la gueule de bois et j'étais encore à moitié saoul.

— Allons, Rucker ! insista Delocke. Ces mensonges deviennent ridicules. Qu'est-ce que vous avez à cacher ? Vous ne mentiriez pas autant si vous ne cachiez rien.

Quinn leva les mains en l'air.

— Qu'est-ce que vous voulez savoir, exactement ?

— Où avez-vous eu tout cet argent liquide, Quinn ?

— Je suis dealer de drogue. J'ai été dealer quasiment toute ma vie. Si j'ai passé du temps en prison, c'est parce que je suis dealer. Du cash, on en brûle. Du cash, on en bouffe. Vous comprenez pas ça ?

Pankovits secouait la tête.

— D'après votre version des événements, Rucker, vous n'avez pas beaucoup travaillé pour la famille, après votre évasion. Ils avaient peur de vous, exact ? J'ai pas raison, là-dessus ? lui demanda-t-il, avec un regard à Delocke, qui lui confirma rapidement que, oui, là-dessus, son équipier avait raison.

— La famille vous a évité, poursuivit Delocke, donc vous vous êtes mis à multiplier ces livraisons, ces allers-retours dans le Sud. Vous prétendez avoir gagné quarante-six mille dollars, et nous savons que c'est un mensonge, parce que vous en avez dépensé vingt-quatre pour le Hummer et que nous en avons trouvé quarante et un mille autres dans votre espace de stockage.

— Vous êtes tombé sur un sacré paquet de fric, Quinn, renchérit Pankovits. Qu'est-ce que vous cachez ?

— Rien.

— Alors pourquoi mentez-vous ?

— Tout le monde ment. Je croyais qu'on était tous d'accord là-dessus.

Delocke tapota sur la table.

— Revenons quelques années en arrière, Rucker. Votre neveu Jakeel Staley est en prison, ici, à Roanoke, en attente de son procès. Vous avez versé à son avocat une certaine somme en espèces pour ses services juridiques, exact ?

— Exact.

— Y en avait-il encore plus, de ces liquidités ? Un petit supplément pour contribuer à huiler le système ? Un pot-de-vin, peut-être, pour que le tribunal n'ait pas la main trop lourde avec ce jeune ? Rien de ce style, Quinn ?

— Non.

— Vous êtes sûr ?

— Évidemment que je suis sûr.

— Allons, Quinn !

— J'ai versé du cash à l'avocat. Je suppose qu'il a gardé l'argent en paiement de ses honoraires. C'est tout ce que je sais.

— Qui était ce juge ?

— Je ne m'en souviens pas.

— Est-ce que le nom de juge Fawcett vous rappelle quelque chose ?

Quinn haussa les épaules.

— Ça se peut.

— Étiez-vous au tribunal avec Jakeel ?

— J'étais là quand il a été condamné à dix-huit ans.

— Avez-vous été surpris qu'il écope de dix-huit années ?

— Oui, ça m'a surpris.

— Il était censé en prendre beaucoup moins, non ?

— D'après son avocat, oui.

— Et vous étiez au tribunal, donc vous avez bien vu à quoi ressemblait le juge Fawcett, hein ?

— J'étais au tribunal avec mon neveu. C'est tout.

Le tandem marqua une pause. Delocke but une gorgée de son Red Bull.

— J'ai besoin d'aller aux toilettes, annonça Pankovits. Ça va, Rucker ?

Quinn se pinça le front à deux doigts.

— Bien sûr.

— Je vous rapporte quelque chose à boire ?

— Un Sprite, si vous avez.

— C'est comme si c'était fait.

Pankovits prit son temps. Quinn but une gorgée. À 4 h 30, l'interrogatoire recommença, avec cette question posée par Delocke :

— Alors, Quinn, avez-vous suivi les infos, ces trois derniers mois ? Lu la presse ? Vous étiez sûrement curieux de vous informer sur votre propre évasion, non ?

— Pas vraiment.

— Vous avez entendu parler du juge Fawcett ?

— Nan. Qu'est-ce qu'il a ?

— Assassiné, deux balles dans la nuque.

Aucune réaction de Quinn. Aucune surprise. Aucune pitié. Rien.

— Vous ne le saviez pas, Quinn ? lui lança Pankovits.

— Non.

— Deux projectiles à pointe creuse, tirés par un pistolet de calibre .38 identique à celui que nous avons trouvé dans votre mobile-home. Le rapport balistique préliminaire indique qu'il y a quatre-vingt-dix pour cent de chances pour que votre arme ait servi à tuer le juge.

Quinn sourit en hochant la tête.

— Là, je comprends ! Tout ça, c'est par rapport au juge qui est mort. Alors, vous, les gars, vous croyez que j'ai tué le juge Fawcett, juste ?

— Juste.

— Super ! Alors on a passé, quoi, sept heures en conneries ? Vous me faites perdre mon temps, vous perdez le vôtre, le temps de Dee Ray, le temps de tout le monde. J'ai tué personne.

— Êtes-vous allé à Ripplemead, en Virginie, population de cinq cents habitants, assez loin dans les montagnes à l'ouest de Roanoke ?

— Non.

— C'est le patelin le plus proche d'un petit lac, là où le juge a été assassiné. Il n'y a pas de Noirs, à Ripplemead, et quand il y en a un qui se pointe là-bas, on le remarque. La veille du jour où le juge a été assassiné, un homme noir correspondant à votre description était en ville, selon le gérant d'une station-service.

— Une identification formelle ou juste une supposition ?

— Un peu des deux. Nous allons lui montrer une meilleure photo de vous, demain.

— J'en suis convaincu, et je parie que la mémoire va drôlement lui revenir.

— En général, c'est le cas, admit Delocke. À six kilomètres à l'ouest de Ripplemead, on arrive au bout du monde. La route asphaltée s'arrête, et une succession de chemins gravillonnés s'enfoncent dans les montagnes. Il y a un vieux commerce de campagne qui s'appelle Peacock's, et M. Peacock voit tout. Il nous a indiqué que, la veille du meurtre, un homme, un Noir, s'est arrêté pour lui demander son chemin. M. Peacock n'a pas souvenir d'avoir jamais vu d'homme noir dans cette partie du monde. Il nous a fourni une description. Qui vous correspond très bien.

Quinn haussa les épaules.

— Je ne suis pas si stupide.

— Vraiment ? Alors pourquoi avez-vous conservé ce Smith & Wesson ? Quand nous aurons le rapport balistique définitif, vous serez mort, Quinn.

— Le pistolet volé, hein ? Les pistolets volés, ça tourne. Je l'ai acheté chez un prêteur sur gages à Lynchburg, il y a deux semaines. Rien que cette année, il a sûrement changé de mains une dizaine de fois.

Un argument judicieux, qu'ils n'avaient aucun moyen de contredire, du moins pas tant que les tests balistiques ne seraient pas terminés. Quand ils détiendraient cette preuve, en revanche, aucun jury ne croirait l'histoire de Quinn, celle du pistolet volé.

— Nous avons trouvé une paire de rangers dans votre espace de stockage. Une paire bon marché de faux surplus de l'armée de terre, en toile, couleur camouflage, ce genre de souliers merdiques. Elles sont quasi neuves et n'ont pas beaucoup servi. Pourquoi avez-vous besoin de rangers, Rucker ?

— J'ai les chevilles fragiles.

— Bravo. Combien de fois les avez-vous portées ?

— Pas souvent, si elles étaient au stockage. Je les ai essayées, elles m'ont fait une ampoule, j'ai laissé tomber. C'est quoi, la question ?

— La question, c'est qu'elles correspondent à l'empreinte que nous avons relevée dans la terre à proximité du bungalow où le juge Fawcett a été assassiné, répliqua Pankovits, qui mentait, mais qui mentait avec efficacité. Une correspondance, Quinn. Une correspondance qui vous situe sur la scène de crime.

Quinn baissa la tête et se frotta les yeux. Ils étaient fatigués et injectés de sang.

— Quelle heure est-il ?

— Cinq heures moins dix, lui répondit Delocke.

— J'ai besoin de dormir un peu.

— Eh bien, ça risque d'être compliqué, Quinn. Nous avons vérifié avec la prison du comté, et votre cellule est complètement pleine. Huit hommes, quatre couchettes. Si vous trouvez de la place au sol, vous aurez de la chance.

— Je ne crois pas que je vais me plaire, dans cette prison. On pourrait essayer dans une autre ?

— Navré, Rucker. Attendez un peu de voir le couloir de la mort.

— Je vais pas y aller, dans le couloir de la mort, parce que je n'ai tué personne.

— Voici où nous en sommes, Quinn, reprit Pankovits. Deux témoins vous situent dans le voisinage au moment du meurtre, et ce voisinage, ce n'est pas précisément un coin de rue très fréquenté. Vous étiez là, on vous a remarqué et on se souvient de vous. La balistique va vous coincer. L'empreinte de ranger, c'est la cerise sur le gâteau. Ça, c'est pour la scène de crime. Après le crime, c'est encore mieux, ou encore pire, selon le point de vue. Vous étiez à Roanoke le lendemain du jour où les corps ont été découverts, le mardi 8 février, de votre propre aveu et si l'on se fie au rapport de la prison municipale et au rôle des causes du tribunal. Et, subitement, vous avez une sacoche de pleine de billets. Vous avez versé votre caution, payé vingt-quatre mille dollars pour le Hummer, ensuite vous en avez lâché encore plus, et quand on vous a finalement rattrapé, vous en aviez encore un paquet supplémentaire caché dans le garde-meubles. Le mobile ? Les mobiles, ce n'est pas ce qui manque. Vous aviez un accord avec le juge Fawcett pour qu'il tranche en faveur de Jakeel Staley. Vous lui avez remis une enveloppe, de l'ordre de cinq cent mille dollars, et une fois qu'il a touché cette somme, il a oublié votre accord. Il a collé le maximum à Jakeel, et vous avez juré de vous venger. Finalement, vous l'avez eue, votre vengeance. Malheureusement, sa secrétaire était là, elle aussi.

— C'est un acte qui mérite la peine de mort, Rucker, ça fait pas un pli. La peine de mort, au niveau fédéral.

Quinn ferma les yeux. Son corps se ratatina, sa respiration s'accéléra, il avait le front moite de sueur, juste au-dessus des sourcils. Il s'écoula une minute, puis une autre. Subitement, le gros dur avait disparu. Celui qui le remplaçait reprit la parole d'une voix faiblarde :

— Vous avez pas le bon client.

Pankovits s'esclaffa.

— Vous n'auriez pas mieux que ça ? s'écria Delocke avec un sourire sarcastique.

— Vous n'avez pas chopé le bon client, répéta Quinn, avec déjà moins de conviction.

— Ça me paraît un peu vaseux, Rucker. Et ça paraîtra encore plus vaseux devant un tribunal.

Quinn regarda fixement ses mains. Une minute supplémentaire s'écoula.

— Si vous en savez tellement, vous, les gars, dit-il enfin, qu'est-ce que vous voulez de plus ?

— Il subsiste quelques zones d'ombre. Vous avez agi seul ? Comment avez-vous ouvert le coffre ? Pourquoi avez-vous supprimé la secrétaire ? Qu'est devenu le reste de l'argent ?

— Là, je peux pas vous aider. Je sais rien.

— Vous savez tout, Rucker, et vous ne partirez pas d'ici tant que vous n'aurez pas clarifié ces points-là.

— Alors j'imagine qu'on est parti pour rester ici un bout de temps, répliqua Quinn.

Il se pencha et posa la tête contre la table.

— Je vais m'accorder une sieste.

Les deux agents se levèrent, réunirent leurs dossiers et leurs carnets.

— On va faire une pause, Quinn. On sera de retour dans une demi-heure.