17.
L'agent Hanski m'attend avec un nouveau joueur, qui fait son entrée dans la partie : Pat Surhoff, un U.S. marshal. Après les présentations, nous nous installons autour d'une petite table, dans le couloir, non loin du bureau du directeur. Ce dernier, naturellement, n'est pas dans les locaux, pas un dimanche, et qui pourrait le lui reprocher ?
D'un geste rapide, Hanski sort un document qu'il pousse dans ma direction.
— Voici l'acte d'accusation, m'annonce-t-il. Il est tombé vendredi après-midi, à Roanoke, et est encore confidentiel. Il sera communiqué à la presse à la première heure demain matin.
Je le tiens comme un lingot d'or, et j'ai du mal à me concentrer sur ces quelques mots. « États-Unis d'Amérique contre Quinn Rucker. » C'est imprimé dans le coin supérieur droit, avec la date de vendredi dernier à l'encre bleue.
Je réussis tout de même à leur objecter, alors que ce qui s'est passé paraît assez évident :
— Le Washington Post avait annoncé que le jury de mise en accusation se réunissait dans la matinée,
— Nous jouons avec la presse, réplique Hanski d'un air supérieur.
Supérieur, mais le type cherche à se rendre sympathique, cette fois-ci. Les rôles ont changé du tout au tout. J'étais un taulard au regard fuyant cherchant à conclure un marché et sans doute à truander le système. Maintenant, c'est l'inverse, je suis un golden boy sur le point de sortir d'ici avec de l'argent en poche.
Je hoche la tête.
— Je ne trouve pas mes mots, les gars. Aidez-moi, là.
Hanski saute sur l'occasion.
— Voilà ce que j'ai en tête, monsieur Bannister.
— Et si vous m'appeliez Malcolm, maintenant ?
— Parfait. Alors, moi, c'est Chris, et lui, c'est Pat.
— Entendu.
— Le Bureau des prisons vient de vous réaffecter à l'établissement de moyenne sécurité de Fort Wayne, dans l'Indiana. Motif inconnu ou non communiqué. Une infraction quelconque au règlement qui a foutu les grands chefs en rogne. Pas de visiteurs pendant six mois. Isolement cellulaire. Les curieux pourront vous trouver en ligne grâce au service de localisation des détenus, mais ils se heurteront vite à un mur. Au bout de deux mois à Fort Wayne, vous serez de nouveau réaffecté. Le but est de vous faire circuler dans le système, qu'on vous oublie.
— Je suis sûr que, pour le Bureau, ce ne sera pas compliqué, dis-je, et cela les fait tous les deux rire.
Eh bien, mon vieux ! on m'accueille dans l'équipe adverse ou quoi ?
— D'ici quelques minutes, nous allons passer à la procédure des menottes et des chaînes aux pieds, puis vous faire sortir d'ici comme pour un transfert ordinaire. Vous aurez droit à un fourgon banalisé avec Pat et un autre marshal. Ils vous conduiront dans l'Ouest, en direction de Fort Wayne. Je vous suivrai. Dans une centaine de kilomètres, à l'entrée de Morgantown, nous nous arrêterons dans un motel où nous avons loué quelques chambres. Vous vous changerez, vous déjeunerez, et nous parlerons de l'avenir.
— Dans quelques minutes ? dis-je, sous le choc.
— C'est le plan. Y a-t-il quelque chose dans votre cellule dont vous ne pouvez vous passer ?
— Oui. J'ai des affaires personnelles, des papiers et autres.
— D'accord. Nous demanderons à la prison de tout mettre dans un carton, demain, et nous vous l'apporterons. Il vaut mieux que vous ne retourniez pas là-bas. Si quelqu'un vous voit rassembler vos affaires, il risque de poser des questions. Tant que vous ne serez pas parti, nous tenons à ce que personne ici ne sache que vous vous en allez.
— Pigé.
— Pas question de faire vos adieux ou ce genre de bêtises, compris ?
— D'accord.
L'espace d'une seconde, je songe à mes amis, ici, à Frostburg, puis je laisse vite tomber. Pour eux tous aussi ce jour-là finira par arriver et, une fois que vous êtes libre, vous ne revenez plus sur le passé. Je doute fortement que des amitiés nouées en prison puissent se prolonger une fois dehors. Et, dans mon cas, jamais je ne réussirai à prendre des nouvelles des vieux potes et à échanger des souvenirs. Je suis sur le point de devenir un autre.
— Vous avez soixante-dix-huit dollars sur votre compte de prisonnier. Nous vous les virerons à Fort Wayne, et ils se perdront dans le système.
— Baisé par le gouvernement fédéral une fois de plus, dis-je, et, là encore, ils trouvent ça drôle.
— Des questions ? me demande Hanski.
— Bien sûr. Comment l'avez-vous amené à avouer ? Il est trop malin pour ça.
— Franchement, ça nous a surpris. Nous avons eu recours à deux de nos enquêteurs les plus chevronnés, et ils ont leurs méthodes. Il a mentionné un avocat à deux reprises, avant de faire marche arrière. Il avait envie de parler, et il avait l'air accablé de s'être fait prendre, non pas tant à cause de son évasion que pour ce meurtre. Il voulait connaître l'étendue de nos informations, alors nous avons continué de discuter. Pendant dix heures. Toute la nuit, jusqu'au petit matin. Il n'avait pas envie de sortir de là et de se retrouver en prison, donc il est resté dans cette salle. Une fois qu'il a été convaincu que nous savions, il a craqué. Quand nous avons évoqué la possibilité d'inculper sa famille, ainsi que la quasi-totalité de son gang, il a voulu conclure un marché. Il a fini par tout nous livrer.
— Par « tout », vous voulez dire... ?
— Son histoire correspond grosso modo à ce que vous nous avez raconté. Pour sauver son neveu, il a graissé la patte du juge Fawcett, à hauteur de cinq cent mille dollars. Le juge l'a entubé : il a gardé l'argent et il a envoyé le gamin en taule. Dans le monde de Quinn Rucker, c'est un crime impardonnable dont il faut se venger. Il a pisté le juge Fawcett, il l'a suivi jusqu'à son bungalow, il est entré par effraction, il est tombé sur le juge et la secrétaire, et il a eu sa vengeance.
— Combien d'argent restait-il ?
— À peu près la moitié. Quinn prétend avoir forcé l'appartement du juge à Roanoke, il a tout fouillé et il n'a pas trouvé l'argent. Il suspectait le juge de l'avoir caché ailleurs, dans un endroit plus sûr. C'est pour ça qu'il l'a suivi jusqu'au bungalow. Il a maîtrisé le juge, qui se trouvait sous sa véranda, et il est entré. Il n'était pas sûr que l'argent soit bien là, mais il était déterminé à le trouver. Il a torturé la secrétaire et il a forcé le juge à lui sortir le magot. Ce qui explique le coffre caché. Dans l'esprit de Quinn, cette somme lui appartenait.
— Et il a estimé devoir les tuer ?
— Oh, bien sûr. Il ne pouvait pas laisser deux témoins derrière lui. Il n'a aucun remords, Malcolm. Le juge n'a eu que ce qu'il méritait, et la secrétaire s'est juste trouvée sur son chemin. Maintenant, il est sous le coup de deux chefs d'inculpation pour meurtre.
— Il risque donc la peine de mort ?
— Très vraisemblablement. Nous n'avons jamais exécuté personne pour le meurtre d'un juge fédéral, et nous serions ravis de faire de Quinn Rucker notre premier exemple.
— A-t-il mentionné mon nom ? lui demandé-je, certain de la réponse.
— Et comment ! Il vous soupçonne fortement d'être notre source, et il va sans doute mijoter sa vengeance. C'est pour ça que nous sommes ici, prêts à partir.
Je veux m'en aller, mais pas si vite.
— Quinn sait tout de l'article 35. En fait, tous les détenus savent un tas de choses sur ce règlement. Si vous résolvez un crime commis hors de la prison, vous obtenez une commutation de peine. En plus, il me prend pour un brillant avocat. Sa famille et lui sauront que je suis sorti, que je ne suis plus en prison, ni à Fort Wayne ni dans un autre établissement pénitentiaire.
— Exact, mais laissons-les à leurs devinettes. Il est aussi important que votre famille et vos amis vous croient encore sous les verrous.
— Vous vous inquiétez pour ma famille ?
Pat Surhoff s'exprime enfin :
— À un certain niveau, oui. Rien ne nous empêche de leur apporter notre protection, si vous le souhaitez. Évidemment, si nous les protégeons, cela perturbera leur existence.
— Ils n'accepteront jamais. Mon père vous flanquerait un coup de poing, si vous le lui proposiez. C'est un ancien policier de l'État à la retraite, convaincu de pouvoir se débrouiller tout seul. Et mon fils a un nouveau père, une nouvelle vie.
Je n'arrive pas à envisager de donner un coup de fil à Dionne pour l'avertir que Bo risquerait d'être en danger à cause de moi. En outre, quelque part au fond de moi je ne crois pas que Quinn Rucker irait causer du mal à un jeune garçon.
— Nous en discuterons plus tard, si vous le souhaitez, suggère Surhoff.
— Oui, je préfère. Pour le moment j'ai beaucoup trop d'idées qui partent dans tous les sens.
— La liberté vous attend, Malcolm, me rappelle Hanski.
— Allons-nous-en d'ici.
Je les suis dans un autre bâtiment, où nous rejoignons trois SP et le capitaine. Je suis menotté, les chevilles enchaînées, puis escorté jusqu'au trottoir, où un fourgon nous attend. Un observateur non averti se figurerait que l'on me conduit à mon exécution. Un marshal, un dénommé Hitchcock, est au volant. Surhoff fait coulisser la portière derrière moi et s'installe à l'avant, à la droite du chauffeur. Et nous voilà partis.
Je m'abstiens de me retourner pour un dernier regard d'adieu sur Frostburg. J'ai suffisamment d'images pour des années. Je fixe mon attention sur la campagne qui défile et je ne peux réprimer un sourire.
Un peu plus tard, nous nous arrêtons sur le parking d'un centre commercial. Surhoff bondit dehors, ouvre la portière coulissante, déverrouille mes menottes. Puis il me libère les chevilles.
— Félicitations, me fait-il avec chaleur.
Décidément, ce type me plaît ! J'entends une dernière fois le raclement des chaînes, et je me masse les chevilles.
Sans transition, nous fonçons sur l'Interstate 68, en direction de l'ouest. C'est presque le printemps, et les collines vallonnées de l'extrême ouest du Maryland manifestent quelques signes de vie. Ces premiers moments de liberté sont irrésistibles. J'ai rêvé de ce jour depuis cinq ans, et c'est euphorisant. Quantité de pensées se bousculent dans ma tête. Je meurs d'impatience de choisir mes vêtements, d'enfiler un jean. Je meurs d'impatience d'acheter une voiture et de rouler, d'aller où je veux. J'ai envie de sentir le contact d'un corps de femme, le goût d'un steak et d'une bière froide. Je refuse de m'inquiéter de la sécurité de mon fils et de mon père. Il ne leur sera fait aucun mal.
Les marshals ont envie de causer, donc j'écoute. Pat Surhoff prend la parole.
— Bien, maintenant, Malcolm, vous n'êtes plus sous la garde de quiconque. Si vous choisissez d'intégrer le programme de sécurité des témoins, ce que l'on appelle plus communément la protection de témoins, nous, le service des U.S. marshals, nous veillerons sur vous. Nous serons les garants de votre sécurité et de votre santé. Vous recevrez une nouvelle identité, avec des pièces authentiques. On vous octroiera une allocation pour vous loger, pour vos dépenses courantes et vos soins médicaux. Nous vous trouverons un emploi. Une fois que vous aurez pris vos marques, nous ne surveillerons pas vos activités quotidiennes, en revanche nous serons toujours à proximité si vous avez besoin de nous.
Il s'exprime comme s'il lisait une brochure, mais ces mots-là sont de la musique à mes oreilles. Hitchcock intervient :
— Nous avons eu plus de huit mille témoins dans le cadre de ce programme, et il ne leur a jamais été fait le moindre mal.
Je lui pose la question la plus évidente :
— Où vais-je habiter ?
— L'Amérique est un grand pays, Malcolm, me répond Hitchcock. Nous avons réinstallé des témoins à cent kilomètres de chez eux, et d'autres à deux mille kilomètres. L'essentiel, ce n'est pas tant la distance ; cependant, en règle générale, plus on s'éloigne, mieux ça vaut. Vous préférez la chaleur ou la neige ? Les montagnes et les lacs, ou le soleil et les plages ? Les grandes villes ou les petites ? Les bourgades, c'est problématique, et nous recommandons les endroits qui ont une population d'au moins cent mille habitants.
— C'est plus facile de se fondre dans la masse, précise Surhoff.
— Et j'ai le choix ?
— Dans la limite du raisonnable, oui.
— Laissez-moi réfléchir.
Ce que je fais, sur la dizaine de kilomètres qui suit – et ce n'est pas la première fois. J'ai une idée assez claire de là où je veux aller, et pour quelles raisons. Je jette un œil par-dessus mon épaule et j'entrevois un véhicule qui m'est familier.
— Je suppose que c'est le FBI, juste derrière nous.
— Oui, l'agent Haski et un autre type, me confirme Surhoff.
— Combien de temps vont-ils nous suivre ?
— Ils seront repartis dans quelques jours, je suppose, rétorque Surhoff en échangeant un regard avec Hitchcock.
En réalité, ils n'en savent rien, et ce n'est pas moi qui vais leur tirer les vers du nez.
— Est-ce que le FBI maintient systématiquement le contact avec les témoins dans mon genre ?
— Cela dépend, me répond Hitchcock. D'ordinaire, quand un témoin entre dans le cadre de la protection, certaines procédures sont encore en suspens concernant la ou les personnes qu'il a dénoncées. Le témoin peut avoir à retourner devant un tribunal pour effectuer une déposition. En ce cas, le FBI veut garder un lien avec lui. Il le fait par notre intermédiaire. Toujours par notre intermédiaire. Avec le temps, les années passant, le FBI finit plus ou moins par oublier les témoins.
Pat change de sujet.
— L'une des premières choses dont vous aurez à vous occuper, ce sera de changer de nom. En toute légalité, naturellement. Nous avons recours à un juge du comté de Fairfax, dans le nord de la Virginie, qui garde ces dossiers-là sous clef. Il s'agit de pure routine, mais vous allez quand même devoir vous choisir un nouveau nom. Il vaut mieux conserver les mêmes initiales, et rester simple.
— Par exemple ?
— Michael Barnes. Matt Booth. Mark Bridges. Mitch Baldwin.
— Ces noms-là m'évoquent des membres éminents du petit monde de la communauté blanche.
— Oui, en effet. Mais Malcolm Bannister aussi.
— Merci.
Pendant quelques kilomètres, nous discutons du choix de mon nouveau patronyme. Surhoff ouvre un ordinateur portable et tape à toute vitesse.
— De tous les noms qui commencent par la lettre B, quel est le plus courant, dans ce pays ?
— Baker, suggère Hitchcock.
— Celui-là, il vient en numéro deux.
— Bailey, proposé-je.
— Ça, c'est le numéro trois. Le quatrième, c'est Bell. Brooks en numéro cinq. Le vainqueur, c'est Brown, avec deux fois plus de clients que Baker, qui se classe deuxième.
— James Baldwin est l'un de mes écrivains afro-américains préférés, leur dis-je. Je prends.
— OK, fait Surhoff en tapant. Prénom ?
— Pourquoi pas Max ?
Hitchcock approuve d'un hochement de tête. Surhoff saisit ce prénom, Max.
— Ça me plaît, acquiesce Hitchcock comme s'il humait un grand cru.
Surhoff relève les yeux.
— Il existe à peu près vingt-cinq Max Baldwin aux États-Unis, donc ça fonctionne. Un bon nom, solide, pas trop répandu, pas trop exotique ou bizarre. J'aime bien. Étoffons-le un peu. Deuxième prénom ? Qu'est-ce qui fonctionnerait, Max ?
Aucun deuxième prénom ne fonctionne avec Max devant. Puis je pense à M. Reed et à M. Copeland, mes deux anciens associés, et leurs locaux minuscules sur Braddock Street, Winchester. Copeland & Reed, avocats & conseillers juridiques. En leur honneur, je choisis Reed.
— Max Reed Baldwin, répète Surhoff. Ça marche. Maintenant, pour parachever le tout, un petit suffixe, Max ? Junior, III ou IV. Sans trop s'égarer dans le chic non plus.
Hitchcock secoue la tête en signe de désapprobation.
— Restons-en là, tranche-t-il.
— Je suis d'accord, dis-je. Rien au bout.
— Super. Donc, nous avons un nom, Max R. Baldwin. D'accord, Max ?
— Je crois. Accordez-moi encore une heure ou deux, que je laisse un peu reposer ça dans ma tête. J'ai besoin de m'habituer.
— Bien sûr.
Si perturbant que ce soit, le choix d'un nouveau nom, que j'emploierai pour le restant de mes jours, sera l'une de mes décisions les plus faciles. Assez vite, je vais être confronté à des choix bien plus épineux – les yeux, le nez, les lèvres, le menton, une maison, un emploi, une histoire familiale ; le genre d'enfance fictive que j'ai pu vivre ; où je suis allé à l'université et quelles études j'ai effectuées ; pourquoi je suis célibataire et si j'ai été marié ; si j'ai des enfants.
J'en ai la tête qui tourne.