20.
Les détails sont vagues et ne risquent guère de se clarifier. Pat Surhoff veut bien m'indiquer que la clinique fait partie de l'hôpital de l'U.S. Army de Fort Carson, mais il serait difficile de le nier. Prudent, il me précise que la clinique est spécialisée dans la MRA – la « modification radicale de l'apparence » – et que plusieurs agences gouvernementales ont recours à ses services. Leurs chirurgiens plastiques comptent parmi les meilleurs ; ils ont travaillé sur quantité de visages qui, faute d'une modification radicale, auraient risqué l'oblitération pure et simple. Je le cuisine, juste pour le voir se trémousser, mais il ne me divulgue pas grand-chose d'autre. Après mon opération, je resterai ici en convalescence deux mois, avant de partir ailleurs.
Mon premier rendez-vous a lieu avec je ne sais quelle psychothérapeute qui veut s'assurer que je suis prêt à traverser pareille expérience : ce changement brutal, de nom et également de tête. Elle est agréable et attentionnée, et je la convaincs aisément de mon impatience d'avancer.
Le deuxième rendez-vous se déroule avec deux médecins, deux hommes, et une infirmière. La femme est indispensable, eu égard à la dimension féminine de ce changement d'apparence. Je ne suis pas bien long à me rendre compte qu'ils sont tous les trois très bons dans ce qu'ils font. Au moyen d'un logiciel sophistiqué, ils sont à même de reproduire mon visage actuel et d'y appliquer à peu près n'importe quel changement. Les yeux sont un élément crucial, me répètent-ils plus d'une fois. Changez les yeux, et vous avez tout changé. Amincir un peu le nez. Ne pas toucher aux lèvres. Un peu de botox dans les plis des joues devrait suffire. Il faut absolument raser la tête. Pendant presque deux heures, nous affinons et nous retouchons le nouveau visage de Max Baldwin.
Entre les mains de chirurgiens moins expérimentés, ce pourrait être une expérience abominable. Ces vingt-cinq dernières années – toute ma vie d'adulte –, j'ai eu fondamentalement la même allure, le même visage, modelé par la génétique, patiné par les ans, et, heureusement, indemne de toute blessure ou cicatrice. C'est un visage agréable, aux traits affirmés, qui m'a bien servi ; m'en défaire subitement n'est pas une mince affaire. Mes nouveaux amis estiment que les modifications radicales sont inutiles – on se contentera de quelques améliorations. Un petit lifting par ici, une petite plastie par là, retendre un peu, et voilà, la nouvelle version sera tout aussi belle, et bien plus sûre. Je leur rappelle que je suis plus inquiet pour ma sécurité que pour mon apparence, ce qu'ils admettent volontiers. Ils ont déjà entendu ce discours. Sur combien d'informateurs, de mouchards et d'espions ont-ils exercé leurs talents ? Des centaines, à en juger par leur travail d'équipe.
Pendant que mon nouveau look prend forme sur le grand écran de l'ordinateur, nous discutons des accessoires ; et dès que l'on place une paire de lunettes à monture ronde en écaille sur le visage de Max, ils semblent tous les trois emballés.
— C'est parfait ! s'exclame l'infirmière, tout émoustillée.
Je dois admettre que notre Max a l'air plus élégant et plus branché. Nous dédions une demi-heure entière à jouer avec diverses formes de moustaches, avant d'abandonner l'idée. Sur la barbe, nous nous opposons à deux voix contre deux, avant de décider d'attendre et de voir. Afin de nous faire une meilleure idée de la chose, je promets de ne pas me raser pendant une semaine.
En raison de la gravité du sujet qui nous occupe, ma petite équipe n'est pas pressée. Nous consacrons la matinée entière à redessiner Max et, quand tout le monde est content, ils impriment un rendu en haute définition de mon nouvel aspect. Je l'emporte dans ma chambre et je le punaise au mur. Une infirmière l'étudie du regard et m'avoue que ça lui plaît assez. Elle me plaît plutôt, elle aussi, mais elle est mariée et guère disposée à flirter. Si seulement elle savait.
Je passe l'après-midi à lire et à me promener dans les zones en accès libre de la base. Ça me rappelle quand je tuais le temps à Frostburg – un endroit lointain, désormais, une distance tant physique que mentale. Je reviens toujours à ma chambre, à ce visage sur le mur : une tête lisse, un nez légèrement pointu, un menton légèrement saillant, des joues amaigries, pas de rides, et les yeux de quelqu'un d'entièrement nouveau. La bouffissure de l'âge mûr a disparu. Les paupières ne sont plus aussi tombantes. Et, surtout, Max me dévisage à travers des verres de lunettes, une monture ronde de créateur ; il l'air drôlement tendance.
Je suppose que c'est aussi simple que cela, que ces médecins sont capables de me procurer un visage qui soit la fidèle réplique de celui de ce Max, là, au mur. Et même s'ils ne font que s'en rapprocher, je m'estimerai déjà heureux. Personne ne reconnaîtra leur nouvelle création, et c'est tout ce qui compte. Je suis trop impliqué pour juger si c'était mieux avant ou si ce sera mieux après, mais la vérité, c'est que ça ne sera pas un mal. La sécurité compte bel et bien davantage que l'apparence.
À 7 heures le lendemain matin, ils me préparent et m'acheminent sur un lit à roulettes dans une petite salle d'opération. L'anesthésiste entame la procédure, et je sombre dans le brouillard, tel un bienheureux.
L'opération dure cinq heures ; d'après les chirurgiens, c'est une complète réussite. Ils n'ont pourtant aucun moyen de le savoir, puisque mon visage est emmailloté comme celui d'une momie. Il faudra des semaines avant que le gonflement des tissus se résorbe complètement et que les nouveaux traits prennent forme.
Quatre jours après son inculpation, Quinn Rucker comparut une première fois devant la cour. Pour l'occasion, on lui laissa la même combinaison orange qu'il portait depuis son arrivée à la prison municipale de Roanoke. Il était menotté, les poignets attachés à la ceinture, et les chevilles entravées de chaînes. Il portait un gilet pare-balles sanglé aux épaules et autour du torse, et pas moins d'une dizaine de gardes armés, d'agents et d'adjoints judiciaires l'avaient escorté hors de la prison vers un 4 × 4 Chevrolet à l'épreuve des balles. Aucune menace de mort n'avait été proférée à son encontre et on le conduirait au tribunal fédéral en empruntant un itinéraire secret, cependant les autorités n'entendaient courir aucun risque.
À l'intérieur de la salle d'audience, journalistes et spectateurs occupèrent les bancs bien avant l'horaire prévu pour la comparution de Rucker, à 10 heures. Son arrestation et son inculpation constituaient des nouvelles importantes, et aucune fusillade, aucune rupture d'un couple de célébrités ne vint lui voler la vedette. Devant la salle d'audience, on lui retira ses entraves et son gilet pare-balles, et il y pénétra désenchaîné. Étant la seule personne présente en combinaison orange de détenu et pratiquement le seul Noir de la salle, il avait évidemment des allures de coupable. Il prit place à une table en compagnie de Dusty Shiver et de l'un de ses associés. De l'autre côté de l'allée centrale, Stanley Mumphrey et sa brigade d'adjoints manipulaient des dossiers en prenant des airs importants, comme s'ils se préparaient à argumenter devant la Cour suprême.
Par respect pour leur collègue disparu, les onze autres juges du district sud s'étaient récusés dans cette affaire. Cette première comparution aurait lieu devant Ken Konover, magistrat fédéral. Konover ouvrit la séance et appela l'ordre du jour. Il débita quelques propos préliminaires, sans s'attarder, puis demanda si le prévenu avait eu connaissance de l'acte d'accusation.
— Il en a eu connaissance, confirma Dusty Shiver, et nous ne souhaitons pas en recevoir de lecture formelle.
— Je vous remercie, répondit Konover.
Dee Ray Rucker était assis au premier rang, derrière la table de la défense, habillé à la dernière mode, comme toujours, et visiblement inquiet.
— Le prévenu veut-il d'ores et déjà exposer sa position eu égard aux charges qui pèsent contre lui ?
Réagissant aussitôt, Dusty Shiver se leva, eut un signe de tête vers son client, qui l'imita, mal à l'aise, avant de répondre :
— Oui, monsieur le président. Non coupable.
— Très bien, nous enregistrons donc votre déclaration de non-culpabilité.
Dusty et Quinn se rassirent.
— J'ai ici une demande de remise en liberté sous caution, monsieur Shiver, fit Konover. Voulez-vous être entendu à ce sujet ?
Le ton qu'il adopta ne laissait aucun doute : rien de ce que Dusty Shiver pourrait avancer ne convaincrait la cour d'accorder au prévenu une remise en liberté moyennant une caution raisonnable. Sentant venir l'inévitable, et préférant éviter de se placer dans une position gênante, l'avocat refusa.
— Non, Votre Honneur, la requête est assez éloquente en soi.
— Monsieur Mumphrey ?
Le procureur se leva et se rendit au pupitre. Il s'éclaircit la gorge.
— Votre Honneur, le prévenu a été inculpé du meurtre d'un juge fédéral. La position du ministère public est fermement arrêtée : il doit être maintenu en détention, sans libération sous caution.
— Je suis d'accord, acquiesça aussitôt Konover. Rien d'autre, monsieur Mumphrey ?
— Non, monsieur le président, pas pour le moment.
— Monsieur Shiver ?
— Non, votre Honneur.
— Le prévenu sera donc renvoyé en détention, sous la garde des U.S. marshals.
Konover frappa de son maillet, se leva et quitta le banc des juges. Cette première comparution avait duré moins de dix minutes.
Dee Ray Rucker était à Roanoke depuis trois jours et il était fatigué de l'endroit. Il fit pression sur Dusty Shiver, qui fit pression sur un ami, en prison, et une rapide entrevue fut organisée avec l'accusé. Comme les visites avec la famille étaient limitées au week-end, celle-ci aurait lieu à titre officieux, dans une salle qui servait à soumettre les conducteurs en état d'ivresse à des tests d'alcoolémie. Le contenu de cette visite ne serait consigné dans aucun registre. Les frères ne suspectaient pas qu'ils étaient écoutés. Le FBI enregistra leur conversation, notamment cette partie :
QUINN : Je suis ici à cause de Malcolm Bannister, Dee, tu comprends ce que je veux dire, là ?
DEE RAY : J'ai pigé, j'ai pigé, et on s'occupera de ça plus tard. Pour le moment il faut que tu me racontes ce qui s'est passé.
QUINN : Il s'est rien passé. Je n'ai tué personne. Ils m'ont piégé pour me tirer des aveux, comme j'ai dit. Je veux qu'on se charge de Bannister.
DEE RAY : Il est en prison, exact ?
QUINN : Je ne pense pas. Connaissant Bannister, il s'est sans doute servi de l'article 35 pour sortir de taule.
DEE RAY : L'article 35 ?
QUINN : Ici, tout le monde connaît l'article 35. Aucune importance, pour le moment. Il est sorti et il faut me le trouver.
Un long temps de silence.
DEE RAY : Ça va demander beaucoup de temps et beaucoup d'argent.
QUINN : Écoute, petit frère, ne me parle pas du temps. Les fédés ont rien contre moi. Je veux dire rien de rien. Ça signifie pas qu'ils peuvent pas me coincer. Si cette histoire va devant un tribunal, dans un an ou même plus, Bannister risque d'être leur témoin principal. Tu saisis ce que je te raconte, là ?
DEE RAY : Et qu'est-ce qu'il va leur déclarer ?
QUINN : Il leur déclarera ce qu'il faut, il s'en fout. Il est sorti, mon vieux, il a conclu un marché. Il leur dira qu'on a discuté du juge Fawcett en prison. Voilà ce qu'il leur dira.
DEE RAY : Et tu as causé du juge avec lui ?
Un autre long silence.
QUINN : Ouais, on n'a pas arrêté. On a su qu'il gardait du liquide.
Un silence.
QUINN : Faut que tu chopes Bannister, Dee Ray. OK ?
DEE RAY : OK. Laisse-moi causer avec Tall Man.